Notes
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Prochaska J.O., Di Clemente C.C., DiClimente C.C., The Transtheoretical Approach, Brooks Cole, 1984, 204 p.
Le temps de la rupture
1L’annonce de la mauvaise nouvelle, la survenue d’une maladie que l’on ne peut pas guérir même si on peut la soigner, viennent briser le vécu fluide du temps. Certes, pour tout un chacun, chaque jour passé ne reviendra plus mais chaque nouveau jour n’est qu’une continuité : « jamais plus, mais toujours encore ! » L’irruption du diagnostic de la maladie chronique arrête le mouvement de la chaîne. Ce ne sera jamais plus comme avant, et du coup, ce « jamais plus, pour toujours ! » évoque immanquablement le terme, le « plus rien, à jamais ! » de la mort. C’est pourquoi l’annonce du diagnostic est si importante. Chaque geste, chaque mot se grave définitivement dans la mémoire. Je me rappelle d’un diabétique insulinodépendant âgé de 59 ans, diabétique depuis l’âge de 30 ans, me consultant avec son épouse par ailleurs infirmière. L’épouse témoignait d’une extrême anxiété alors que son mari-patient n’avait aucune complication de son diabète après vingt-neuf ans d’évolution. À la question : « Pourquoi êtes-vous si anxieuse ? », je reçus cette réponse : « Lorsque le diabète de mon mari est apparu, nous étions jeunes, il avait 30 ans. Le professeur B. nous a dit : “Si vous continuez comme cela il n’y aura pas de problème, vous en avez pour trente ans...”. À l’époque, trente ans cela nous paraissait loin, mais c’est l’année prochaine... »
Le temps du deuil
2La maladie chronique vient donc bouleverser la représentation du temps et ne manque pas de soulever l’angoisse de la mort. Elle impose ses contraintes et parfois ses handicaps, elle modifie les rapports aux autres et finalement les rapports à soi. Elle impose donc un travail d’acceptation que l’on peut assimiler au travail de deuil. « Il était si mignon », disait une mère parlant à l’imparfait de son fils d’avant le diabète ! En l’occurrence, l’être aimé perdu c’est le soi d’avant la maladie. Malgré la maladie qu’il n’a aucune raison d’aimer, le malade doit continuer à s’aimer lui-même et à aimer la vie. Pour y arriver, il doit passer par différentes phases psychiques schématiquement décrites dans les traités : le choc, le déni, la révolte, le marchandage, la résignation avant l’acceptation active. Mais de peur de sombrer au cours du chemin, le patient peut être tenté par le raccourci que permet le déni ou la dénégation : « Je ne suis pas malade, en tout cas je me comporterai comme si je n’étais pas malade, je ne changerai rien à mes habitudes, arrivera ce qui doit arriver, cette maladie est une affaire privée dont personne n’a à connaître. » Je me rappelle d’une jeune femme diabétique ayant des complications rénales graves, consultant pour la première fois et déclarant tout de go : « Je dois d’abord vous prévenir, je déteste les diabétologues », puis racontant ses relations avec ses compagnons de vie successifs : « Je ne leur parlais jamais du diabète. Après quelques mois de vie commune, je leur disais : “Je vais te dire quelque chose, tu ne me poseras aucune question, nous n’en parlerons plus jamais : je suis diabétique, point final, c’est fini”. » Une autre jeune femme diabétique faisait l’admiration d’un amphithéâtre de médecins lorsqu’elle déclarait : « Lors de la survenue de mon diabète, le choix pour moi a été clair : entre la vie et le diabète, j’ai choisi la vie ! » Mais cet élan vital qui faisait l’admiration de l’assemblée voulait dire que pour elle, en réalité, le diabète, c’était la mort.
3En vérité, chacun aborde les deuils de la vie et le vieillissement lui-même en fonction de sa propre histoire. Il est ainsi des lois du deuil quasi universelles :
- chaque nouveau deuil ravive tous les deuils antérieurs, comme si le passé faisait retour dans le présent quand l’avenir s’obscurcit,
- chaque deuil non fait interdit tout nouveau deuil, tel ce patient me demandant : « S’il vous plaît docteur, pouvez-vous ne pas me dire que je n’accepte pas ma maladie ? » et me confiant quelques instants plus tard qu’il avait un fils unique et qu’un jour il l’avait trouvé pendu. Lorsqu’un malade déclare qu’il n’arrive pas à « accepter » sa maladie, il suffit de lui demander : « Est-ce qu’il y a d’autres événements importants dans votre vie que vous n’arrivez pas à accepter ? » Bien souvent les patients racontent des traumatismes anciens qui refont surface : « Depuis mon diabète, chaque soir je pense à l’enfant que j’ai perdu à l’âge de trois mois, il y a dix ans », ou « C’est vrai que je n’accepte pas vraiment mon diabète… je n’ai jamais vraiment non plus accepté le mariage de mon frère jumeau », etc.,
- finalement tout travail de deuil n’est jamais complètement et définitivement achevé.
Le temps compté
4D’autres au contraire vont réagir à l’annonce de la maladie chronique en relevant le défi. Puisque la maladie chronique vient en quelque sorte annoncer que la vie sera brève, du moins sera-t-elle intense. Beaucoup de patients fonctionnant à la dénégation ou au défi, trouvent dans la maladie chronique la justification d’une vie aventureuse « à 300 à l’heure ». « Il faut bien que nous en fassions plus que les autres pour être comme les autres ! » Arrivés au stade des complications graves, conséquence de leur refus de la maladie et de ses contraintes thérapeutiques, certains patients parfaitement conscients de leur conduite affirment néanmoins : « Je ne regrette rien, j’ai bien vécu ». En recherchant les sensations fortes, ils choisissent même parfois des conduites à risque souvent sans précautions vis-à-vis de la maladie, comme s’il s’agissait de lui faire un pied de nez et de prouver que le « moi non malade » est plus fort que le « moi malade ». « Quand je suis sur ma moto et que j’accélère, le diabète reste sur le trottoir. » L’affirmation souvent entendue, « Lorsque les complications seront là, je saurai moi-même en finir avec la vie », est une façon de se rassurer ou plutôt de se donner du courage en prenant l’engagement public d’avoir le dernier mot… En réalité, l’usure provoquée par les années et la maladie émousse cette détermination : « Avant, la maladie était derrière moi, un jour je l’ai vue à mes côtés, maintenant elle est devant moi ! »
Le temps de la prévention
5Bien souvent, la maladie chronique implique des changements de comportement pour assurer la prévention des crises ou des complications. Si changer un comportement pour corriger un symptôme désagréable est somme toute naturel, changer des comportements pour assurer une prévention quand il n’y a pas ou peu de symptômes est beaucoup moins évident. Y compris lorsque le malade connaît parfaitement les risques qu’il encourt, car jamais la connaissance ne suffit à changer les comportements. Y compris lorsqu’il est doté d’un fort surmoi, car alors la révolte contre le père autoritaire n’est pas loin. Il est nécessaire bien sûr que le patient soit convaincu que la prévention proposée est efficace. Encore faut-il qu’il se projette dans le temps et qu’il puisse intégrer les projets de soins à ses projets de vie. Le malade doit être convaincu que les contraintes du traitement ne s’opposent pas à ses choix de vie, mais qu’au contraire les contraintes thérapeutiques, si besoin négociées et adaptées, lui permettront de les réaliser. Cependant, cette intégration a peu de sens pour celui qui n’a pas de projet de vie tel le déprimé, ou pour celui dont l’horizon se limite à quelques semaines ou mois, quand ce n’est pas à la journée, comme l’adolescent, le précaire ou l’épicurien. Un malade antillais ayant des complications podologiques sévères de son diabète me confiait entre deux séances de dialyse : « La vie n’a aucun sens. Si nous disons que nous partons aux Antilles dans quinze jours, mon pied va s’ouvrir, on ne pourra pas partir, tandis que si nous disons nous partons, alors nous y allons… ». Un proverbe antillais dit : « Demain c’est un idiot », ce qui signifie que pour s’occuper du lendemain, il faut être idiot. « Ce n’est pas si bête dans un pays de cyclones», me faisait remarquer un autre patient.
Le temps du changement
6Cette attitude extrême du « À chaque jour suffit sa peine », « Demain est un autre jour », est banale pour chacun d’entre nous lorsque nous n’avons pas conscience qu’il existe un problème et qu’en conséquence nous n’avons aucune intention de modifier un comportement dans un avenir proche – ce que Prochaska appelle « la précontemplation » dans son modèle transthéorique [1]. Le changement de comportement va nécessiter un temps de prise de conscience, de réflexion, d’évaluation, d’hésitation… On peut aider à cette maturation mais on ne peut pas la brusquer. Pour changer, il faut que la personne soit convaincue non seulement qu’elle a un risque, mais que le changement en vaut la peine, autrement dit que le rapport bénéfice émotionnel/coût émotionnel, plaisir/déplaisir, est positif ou du moins neutre. En effet, l’individu n’est pas qu’un être de raison régi par des lois normatives tendant à l’universalité, il est aussi un être d’émotion et de relation à l’irréductible singularité, régi d’abord par le principe d’homéostasie thymique. Les conduites humaines sont guidées, si ce n’est par la recherche du plaisir optimal, du moins par l’évitement du déplaisir, en tout cas par le rejet de la douleur physique ou psychique. On ne peut pas proposer à quelqu’un un changement de comportement raisonnable dont il tirera bénéfice ultérieurement, si ce changement lui procure immédiatement une souffrance psychique. Il n’est pas raisonnable mais il est rationnel de continuer à fumer si l’arrêt du tabac provoque une dépression. Aider le malade à changer n’est donc pas lui rappeler les bonnes raisons qu’il a de le faire, mais l’aider à peser le pour et le contre en n’hésitant pas à se faire l’avocat du diable, c’est-à-dire à insister sur tous les arguments qui militent contre le changement.
Le temps de l’angoisse
7Derrière l’absence de symptôme et le défaut de motivation des patients, il y a bien souvent un symptôme plus ou moins enfoui, commun à toutes les maladies chroniques : l’angoisse. Même le malade qui fonctionne au déni ou à l’hyperactivité compensatoire, peut-être même l’hyperoptimiste d’autoconviction, a au tréfonds de lui une angoisse refoulée de l’attente des complications. C’est bien souvent parce que leur survenue lui paraît inexorable qu’il fait comme si elles n’existaient pas. Il « oublie » d’aller à ses rendez-vous d’examen du fond d’œil où on risque de dépister une rétinopathie diabétique, ou de faire les examens complémentaires dont le mauvais résultat ne le surprendra pas mais réveillera l’angoisse. Finalement, les soignants jouent avec le feu. Quelle que soit leur empathie, ils ne font que raviver l’angoisse en rappelant le risque des complications ou de rechute, ou en commentant les résultats insuffisants ou même simplement en rappelant les examens rituels de dépistage. Pour nombre de patients diabétiques, l’HbA1c, qui reflète leur glycémie moyenne, se transforme en note scolaire : « peut mieux faire », « moins bonne que la précédente », « encore un petit effort », « hospitalisation (en retenue) », « valeurs à risque »… En ravivant l’angoisse, les soignants peuvent susciter la motivation pour le changement, mais ils peuvent aussi induire la politique de l’autruche, surtout si leurs propos se doublent d’un jugement moralisateur.
8L’angoisse peut être une force mobilisatrice pour améliorer les comportements de soins. Encore faut-il que le patient ait bien compris les risques qu’il encourt, les objectifs qu’il doit atteindre, la raison des décisions thérapeutiques et surtout qu’il ait pu en vérifier l’efficacité. Le malade ayant confiance en ses capacités, qui atteint les objectifs fixés, fussent-ils mineurs, transforme son angoisse en soulagement, voire en plaisir de contrôler sa santé. Vient alors le temps de la sérénité.
Le temps perdu
9Le but ultime est de transformer les contraintes du traitement en routine, en les rendant quasi automatiques, « sous-corticales », c’est-à-dire en les limitant au temps objectif qu’elles prennent, finalement en supprimant la représentation mentale du temps. Ce temps du traitement est différemment vécu par les patients selon leurs « styles cognitifs ». Tel patient trouve que la rapidité des lecteurs glycémiques est un immense progrès : « Quinze secondes en moins pour le diabète c’est très important docteur ! » Tel autre, de style rapide ou impulsif, accepte de faire quatre, cinq voire six injections d’insuline par jour mais ne supporte pas le temps du contrôle de la glycémie capillaire, qui suppose de se piquer le bout du doigt, d’attendre le résultat, de l’analyser, de calculer la dose d’insuline, puis de prendre la décision de l’injection. À l’inverse, le patient diabétique lent, minutieux, passe son temps à analyser les rapports entre ses glycémies, ses décisions thérapeutiques et ses moindres faits et gestes quotidiens en notant scrupuleusement le tout sur ses carnets, relevés détaillés d’un temps émietté.
La discordance des temps
10Bien souvent, il existe une discordance des temps entre le temps du médecin et le temps du malade. Le temps du malade, c’est ce temps de travail d’acceptation qui peut demander plusieurs années, c’est le temps des changements comportementaux qui ne se font pas sur commande mais arrivent à des moments précis de l’histoire de la maladie et de la vie : changement de métier, mariage, naissance, décès d’un proche, survenue des complications, annonce de la nécessité d’un nouveau traitement, rencontre avec d’autres patients, lecture d’un livre ou d’un journal, émission de télé, changement de médecin… Le médecin, lui, fonctionne sur un autre tempo. Il connaît l’histoire de la maladie et veut assurer la prévention des complications. Il estime qu’une course de vitesse est engagée avec la maladie et qu’il n’y a pas de temps à perdre. En tout cas il est pressé car il a beaucoup de patients, et souvent de plus graves… Ainsi, après une longue attente en consultation, le patient sent bien « qu’il fait perdre son temps » au médecin et parfois s’en excuse, si bien qu’on n’aborde pas l’essentiel : les difficultés à suivre le traitement, les raisons de ces difficultés qui en général renvoient à d’autres difficultés psychologiques ou sociales qu’il faut essayer de résoudre, ou à des croyances qu’il faut essayer prudemment de déconstruire. Le malentendu s’installe. Dans la maladie, chronique, il est essentiel de savoir perdre du temps pour en gagner. Il faut être à l’affût des moments clefs que sont les moments d’angoisse ou d’émotion, propices aux changements. À l’opposé, le médecin subit (en même temps qu’il participe à) la marchandisation de la maladie, qui transforme le temps en argent. Perdre du temps, c’est perdre de l’argent. Tel est le message qu’envoie la réforme du système de santé, en particulier la réforme hospitalière, dont le modèle est la maladie aiguë et plus précisément l’acte chirurgical : « gains de productivité », « optimisation de l’organisation », « travail à flux tendu », tels sont les mots clefs de cette réforme visant à transformer l’hôpital en entreprise, le médecin en « offreur de soins », le malade en client et les soins en marchandises. Le jour où la prise d’un comprimé ou une stimulation magnétique cérébrale pourra déterminer la motivation et entraîner l’observance du traitement, la maladie chronique trouvera place dans le temps robotisé rêvé par nos économistes de santé et nos « managers ». Les temps « post-modernes » seront alors des temps déshumanisés.
Notes
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[1]
Prochaska J.O., Di Clemente C.C., DiClimente C.C., The Transtheoretical Approach, Brooks Cole, 1984, 204 p.