Valse à trois temps
1Par l’heure présente, une montre indique un état du soleil et des planètes tel qu’il a lieu, mais a eu lieu, tout aussi bien, et se reproduira, cela un nombre indéfini de fois. Réversible ou circulaire, ce temps horloger de la mécanique rationnelle classique tourne donc et revient sur soi, de sorte que toute prévision y porte sur l’avenir, certes, mais tout autant sur le passé, indifféremment. Mon poignet porte un petit précis d’astronomie. Ici règne le temps de Newton.
2Par l’office divin des heures ou l’emploi du travail posté, les groupes religieux ou laborieux vivent selon le rythme de ce temps, privé de sens, montré sur la rondeur des cadrans, les pages des almanachs ou les calendriers affichés. La généralisation sociale de cette forme de vie répétitive date, en Occident, de quelques décennies à peine.
3Indépendants de lui et entre eux, il existe deux autres temps, quant à eux irréversibles. Celui du deuxième principe de la thermodynamique, nous avons appris qu’il entraîne les choses du monde, galaxies et roches comme notre corps, cet article même et ses lecteurs vers le désordre et la mort. L’usure arase le relief, rides et fatigue envahissent vite l’organisme qui vieillit ; les étoiles s’effacent dans l’éclat de leur nova ; l’univers va vers le « big crunch ». Ici règne le temps de Boltzmann.
4En revanche, nous admirons sans cesse des merveilles nouvelles, oui, les œuvres du temps, opposé, de la vie évolutive et de l’engendrement, celui de l’élan vital et du renouvellement incessant des espèces. Parents d’enfants plus beaux que nous, il nous arrive parfois de nous trouver les auteurs de pensées inattendues : mort, où est ta victoire ? La vie crée, l’intuition se renouvelle, les genres et l’histoire se complexifient. Ici règne le temps de Darwin.
5Transitoire, l’état de nos connaissances nous représente, écartelés, plongés dans un flux à trois temps sans rapport, dont nous ne savons pas vraiment composer l’entraînement. Comment nouer, en effet, le premier brin, réversible, celui de ma montre newtonienne, à ces deux fils irréversibles et inverses l’un de l’autre, celui de la mort et celui de la renaissance ? Contradictoires entre eux, ces trois temps, pourtant, pontent l’existence de chacun, sa vie ordinaire et la santé de tous. Ainsi soumis à des cycles invariants, sommeil et menstrues, à l’érosion de l’épuisement et à cent sursauts inventifs, exacts aux rendez-vous, nous observons les travaux de nos professions et les fêtes collectives, mais allons bientôt mourir d’accident ou de vieillesse, quoique, à l’inverse, nous aimions, pensions, créions… dans la liesse de ce renouvellement perpétuel.
6Si donc le temps de l’univers ou des vivants paraît incompréhensible, parce que ces trois éléments, mêlés, répugnent à se composer, à quel point celui de l’histoire, dont la somme fédère le chaos et les règles des choses du monde, les multiples évolutions des vivants, les échanges entre groupes, l’imprévisibilité des ouvrages de l’esprit… devient inaccessiblement inextricable et complexe ! On admire la naïveté de philosophes qui, par le passé, ont prétendu exposer le sens de l’histoire et en expliquer les lois.
Chrono et météo : le mélange
7Voilà donc le temps tel quel ; mais voici aussi le mot qui l’exprime. Le mot « temps » dérive en effet, semble-t-il, de l’un ou l’autre de deux verbes grecs, contradictoires, dont l’un, ?????, signifie « couper », d’où nous tirons sans doute nos discontinuités : mesures et datations, millisecondes ou millénaires, et l’autre, ?????, « tendre », dont l’étirement évoque un écoulement continu. Linguistes et grammairiens disputèrent longtemps sur ce choix difficile, lorsqu’intervint une belle intuition d’Émile Benveniste, dont l’une des leçons montre que des composés, complexes, peuvent, paradoxalement, dater d’une ère plus archaïque et conserver des traces plus anciennes que le terme simple lui-même. Courez en Tunisie ou en Nouvelle-Zélande pour y retrouver l’authentique Londres de Victoria ou les boulangers français de votre enfance ; les mélanges lointains conservent mieux l’origine que la source elle-même.
8Tempérer, tempérance, tempérament, tempête, intempérie, température… tous termes de la même famille, désignent, ensemble, en effet, un mélange, dont l’idée précède, associe et fédère les deux sens, chronologique et météorologique, du terme « temps », unique dans les langues latines et correspondant à deux vocables séparés dans les langues germaniques : time ou zeit et weather ou wetter, qui ont oublié ou laissé cette communauté forte. Selon que vous parlez anglais ou italien, allemand ou français, vous disposez donc d’un ou de deux mots pour décrire ce qui se passe sur le chronomètre et le baromètre, dont les cadrans, pourtant, diffèrent puissamment. Associez-vous, dissociez-vous chrono et météo… temps et intempéries, temps et température… time et weather ? Vous croyez penser clair en les séparant alors que vous pensez plus vrai en les unissant.
9Souvenez-vous, en effet, de la vieille scène paysanne : tous les matins, au réveil, avant de décider quel travail entreprendre, le cultivateur, sur la porte de sa ferme, examine et observe le ciel pour tenter d’apprécier, de prévoir, d’évaluer, de peser, lesdites intempéries qui l’attendent, problème qui plonge son tempérament, toucher, vue, odorat, mémoire, dans un mélange formidablement compliqué d’humide et de sec ensemble tempérés, de froid et de chaud, alliés, composant la température, de long et de court, de contenu et de coupé, dont l’actuelle promesse permet d’éviter les méfaits de la tempête ou définit, pour labour, semence, vendange ou fenaison, commencement ou terminaison, ce moment favorable, cette circonstance singulière, ce moment du temps, cette occasion opportune… que la langue grecque appelle kairos, d’un verbe grec, encore, qui signifie « mélanger ».
10Sans devoir devenir érudit dans les langues anciennes ni nous souvenir de notre enfance campagnarde, nous pouvions déjà deviner que le temps de la météorologie se ramenait à des mélanges ; mais celui de la chronologie ? Or, nous venions, tout justement, de découvrir qu’il mêle, au moins, lui aussi, trois éléments contradictoires. Time rejoindrait donc, comme chez nous, weather ?
Bio, 1
11Lorsque je regarde ma montre, je peux y lire au moins deux fois le temps. Sur le cadran, d’abord, les heures et les minutes me donnent celui qui se reproduit et tourne sur soi ; mais l’usure du bracelet dépenaillé, les points de rouille sur l’ancien remontoir, l’épuisement semestriel de sa pile… me signifient le processuel de la dégradation. Sans doute le chronomètre vrai se situe-t-il ainsi hors du cadre de l’horloge, sur l’ensemble de ses vieux supports.
12Ainsi de mon corps. Ne mêle-t-il pas, comme ma montre, des cercles d’éveil et de sommeil profond, de faim et de réplétion, désirs et dégoûts, cycles nycthéméraux de tous ordres, avec la fatigue et le vieillissement, les angoisses et malaises en préliminaire de ma mort, à l’issue incertaine et certaine, donc le temps réversible à la Newton avec celui du second principe ? Mais je sais, aussi bien, que mon phénotype apparent porte, dans le secret du sexe, un paquet de gènes qui, au cours d’un coït suivi d’une conception, se mélange avec un autre ensemble, porté par un phénotype aimé, pour en former un nouveau, inattendu, inespéré, bientôt inoubliable. Égoïste, invisible, le temps de Darwin se glisse et se lance dans les deux premiers.
13Que dire de mon corps, dès lors, sinon qu’il mêle, je ne sais comment, les trois temps ? Que dire de bio, sinon cette polychronie, déjà décrite dans chrono et météo ? Étrange mélange que celui de la santé !
Couler
14Mais revenons à nos langues courantes. Que disons-nous, vraiment, par exemple, quand, à l’étourdie, nous prétendons que le temps coule ? Par ce verbe, nous croyons décrire un flux ou un fleuve dont le fluide descend, de la source à l’embouchure, par un canal appelé, tout aussi étourdiment, un « couloir », parce que nous voulons qu’un écoulement suive une canalisation, un peu comme la Seine, sage et raisonnable, depuis des millénaires cultivée, descend, docilement, l’encaissement lisse de ses berges en passant sous le Pont Mirabeau : « Vienne la nuit sonne l’heure/Les jours s’en vont je demeure. »
15Par bonheur, notre langue a plus de mémoire que les poètes qui n’ont ja-jamais navigué. De quelle source descend, en effet, ce verbe couler ? Le latin colare ne décrit en aucune manière la descente laminaire qui emmènerait de Charenton, après le confluent de la Marne, vers et sous le Pont Mirabeau, toute l’eau de Paris vers Rouen et la Manche, mais un processus plus compliqué de passage par tamis ou de filtrage par passoire ; aux soirs d’été brûlant, les anciens Romains rafraîchissaient leur vin en le faisant passer par un colum de neige, terme que nous devrions traduire, justement, par couloir, puisque – ô enfance paysanne, encore ! – ce mot même, en français, désignait jadis l’entonnoir, à fond de toile tissée, par où nous filtrions le lait trait de frais ; étamine parsemée d’obstacles et non canal de facilitation.
16Certaines choses traversent la passoire, d’autres pas : voilà, non seulement le sens du verbe couler, mais aussi celui de passer, dont l’unité, dans la marche, se désigne par le pas, lorsque l’avancée se fait positive, mais que, dans le cas contraire, quand cela ne passe pas, nous nommons, non loin de la négation, par le pas du ne… pas. L’unité du temps qui passe doit se dédoubler en cette marche qui avance et cette immobilité, gelée par quelque obstacle qui arrête le progrès.
17Le temps coule comme il passe : toute l’eau qu’Apollinaire ne regarde pas, sous le Pont Mirabeau, n’ira point, obligatoirement, à Rouen et celle qui se jette dans la Manche ne passa pas forcément sous le Pont de ses amours… des contre-courants poussèrent partie du flux à rebrousser vers l’amont, des tourbillons et turbulences en saisirent une autre, sous la pile, au hasard et en cercle, l’évaporation en transforma une autre encore en vapeur… certains éléments passent alors que d’autres remontent ou sont retenus, comme en équilibre cyclique, et d’autres, enfin, annulés. S’il avait jamais navigué sur quelque péniche, s’il avait observé patiemment la Seine couler, aurait-il vu fonctionner clairement l’échangeur des trois temps que tantôt nous préjugions incomposables, mais ici concrètement mêlés : oubli de vieilles amours, surgissement de neuves… pour celui qui demeure ?
18Si l’eau, parfois, reste stable et, d’autres fois, rebrousse chemin, une poche à mémoire se forme-t-elle après le passage de l’arche ? Comprenez-vous, vraiment, ce que signifie le mot « maintenant » ? Retenant, tenant dans la main l’eau qui passe et ne passe pas, cherchant le moment ou l’instant aussi fugitif que cette eau impossible à garder, mais dont la paume, pourtant, conserve quelques gouttes… descendez donc, plutôt, sous la voûte du pont de vos amours, pour mieux les comprendre. Oui, le temps passe, oui, les amours se perdent et reviennent, non, la Seine ni le temps ne coulent… mais ils percolent plutôt.
Percolation
19L’écoulement du temps avait oublié cette percolation qui traduit fidèlement et le latin le plus ancien et la science la plus récente. Quittons maintenant Paris et le poète du Pont.
20Sous les hautes latitudes, l’Amour, fleuve quant à lui, le Yukon, le Mackenzie… et le Gange sous de basses altitudes, en fournissent la plus large image. Dans une plaine immense, cinquante à cent lits séparés ou liés se croisent, enchevêtrés par de multiples anastomoses ; tout canal y peut faire obstacle et tout barrage passage. Il gèle ce matin et le cours ne coule pas ou passe peu ; mais vers midi, la débâcle ébranle quatre bras, dont certains, chargés de graves et de sables, forment digue dans tel sens ; parce que les alluvions s’écoulent tout au long du lit du fleuve, le flux de celui-ci ne coule pas ; il passe çà et là et, là et çà, parce qu’il passe, ne passe pas, en s’encombrant soi-même de graves et de glaces. Parmi le chaos des sables et des blocs, les flux se connectent et se déconnectent. Gelé en son cours légal, l’Amour déborde, frémissant, par dix lits mineurs. Cela ne peut-il pas se comprendre en plusieurs langues !
21Comme la Seine, pour laquelle cette complexité se perçoit mieux quand on navigue sur son cours et qu’on prend beaucoup de peine pour descendre les contre-courants que lorsqu’on rêve en haut d’un pont, ces fleuves, spectaculairement, percolent, c’est-à-dire passent dans et par un tel filtrage généralisé. Signifiant, à son origine latine comme pour la physique contemporaine, percoler, le verbe couler se réduit, dans le flux laminaire et simple, à un cas particulier. Ce que nous prenions pour le fil usuel et raisonnable se ramène à une rareté. Sous le Pont Mirabeau coule exceptionnellement la Seine ; certains jours s’en vont, d’autres retournent ou demeurent, pour lesquels seulement sonne l’heure ; oui, nos amours reviennent, parfois, comme ces percolantes eaux.
22Du coup, et dans le même sens, le temps ne coule point ni ne passe, mais percole, c’est-à-dire passe, reste ou ne passe pas, comme un liquide par une passoire ou un filtre. Pour rester fidèle aux choses elles-mêmes, il faut donc se souvenir des sens originaires des verbes passer ou couler, exactement conformes à ceux du terme temps. Par quelles ignorances étranges les philosophes et les poètes exprimant au mieux l’évanouissement fuyant de la durée les avaient-ils oubliés ? Quel filtre avait bloqué les souvenirs de leurs langues ?
23Voici donc les mots en clair : oui, le temps des intempéries tempérées ou de la température coule, c’est-à-dire filtre, passe, traverse, tamise ; en définitive, le temps coule se traduit rigoureusement terme à terme : les mélanges percolent. La chose devient vraie pour le temps qu’il fait comme pour le temps qui passe, pour chrono et météo.
24Le temps coule donc comme la Seine, l’Amour, le Yukon et le Gange, dont le cours avance, ici, s’arrête et revient, là, remonte ailleurs, se connecte et se coupe, çà et là, se mélange partout, comme l’annoncent les vieilles racines agraires, quasi naturelles, du mot. Les paysans et le latin parlaient si bien que leurs mots retrouvent aujourd’hui le savoir de la physique la plus précise. Plus généralement, comme ces fleuves, le monde et la vie percolent, la santé, la maladie percolent, et, sans doute, notre âme, enfin, et l’histoire aussi bien, dont se dessine maintenant le cours, admirablement : une multiplicité inaccessiblement grande d’éléments entretiennent ou non des rapports entre eux. Cet ensemble statistique de relations peut ou non attacher entre elles ce grand nombre d’objets ou d’états de choses qu’il assemble : voilà une bonne définition du temps percolant, c’est-à-dire sans doute la vraie, qui peut nous aider à comprendre l’histoire. Entrelacé, ce modèle du temps de l’histoire me paraît plus probable et plus sage que celui qui nous fait croire qu’elle suit des lois toutes simples et faciles, que nous connaîtrions, sans doute, et dominerions, en prévoyant leur résultat, si elles existaient. Cette juste appréhension du temps fait voir, alors, l’histoire chaotique, au même titre que la météo.
Intermède musical
25Mieux qu’elle ne passe et coule, la musique percole. Toujours aussi sage dans son archaïsme, mais assez savante pour rejoindre nos techniques avancées, notre langue nomme mosaïque un manteau d’Arlequin de morceaux, dessins, formes et couleurs, divers et séparés, mais dont les teintes et le motif peuvent enjamber ou non les frontières entre pièces, répandre à travers elles leur envahissement, de sorte que cet art, à la fois digital et continu, s’expanse ou se tend sans déchirure et se coupe au sens de la fracture : justement, le mélange se dit, aussi, coupage. Il reste équivalent de dire : mêler ou couper le vin d’eau. Or, le terme mosaïque répète, presque homophoniquement, le mot musique, sa racine.
26Non, celle-ci ne s’écoule point le long d’un couloir, mais envahit le volume spatial de son éclatement parfois relié, souvent dispersé : flux connexes et déconnectés composant l’entraînement irrésistible, ritournelles et da capo, tenues stables où flambe le maintenant. Voilà, retrouvées, en musique ou mosaïque, les plus anciennes racines du mot temps, ?????, ????, couper en petites facettes, et ?????, ????, tendre continûment.
27Dites la vie, maintenant : entraîné dans le flux tenu ou fractal d’intuitions globales et finement locales, mosaïste et musicien, celui qui vit, aime, pense, invente, se souvient, dialogue, travaille ou compose, produit ce temps ou s’y baigne. Il plonge dans un chaos de pièces éparses, faites de plaisir et de douleur, d’enthousiasmes et de dépressions, de malaises et de santé.
Inutiles facultés de l’âme
28La durée, physique, où plongent le corps et le monde, celle dont l’âme flambe et qui vivifie l’esprit, coulent donc en mosaïque ou percolent en musique, mêlées, tigrées, nuées, zébrées, arlequines, composites, connectées de mille flux qui passent et ne passent pas.
29Pourquoi la psychologie eut-elle à inventer des facultés, imagination ou mémoire, inconscientes ou conscientes, ou, pis encore, un sujet, ce revenant du pathologique, cet absent de la santé ? Parce qu’elle refusa, comme la philosophie, de penser le mélange, qu’elle ignora l’écoulement réel du temps, dont se souviennent, au contraire, le conservatoire objectif de nos langues et les conduites paysannes, mémoire que nos sciences retrouvent en leurs plus récentes avancées. Car le monde, les flux de tous ordres, la vie des organismes ou des milieux, tant les objets que l’intimité, l’amour… en général, le temps percolent, et la plus enchevêtrée de toutes les mêlées, l’histoire, percole, plus encore.
30La mémoire dort dans les bras morts et les méandres délaissés ; les souvenirs s’éveillent aux retours brusques des contre-courants ; la contradiction entre l’être et le non-être, irrésolue pour la conscience, puisqu’elle n’est que ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est, trouve sa solution – le meilleur des mots possible – dans les mélanges et les tourbillons, aux changements de phase et de temps. La durée fait la pâte ou la matière de ces facultés imaginaires.
Chrono et bio, 2 : des intempéties au tempérament
31Lorsque, dans la récente préhistoire, nous traversions l’Atlantique en paquebot, du Havre à New York, en passant par Southampton, nous prenions le temps de danser follement. Le premier soir de ma première croisière, quand minuit sonna, je m’avançai vers une cavalière élue pour lui proposer une valse, un tango ou un paso doble, je ne sais lequel des trois : « Regardez l’horloge, lui dis-je ; voulez-vous que nous restions ensemble deux ou trois minutes ? » Je mentais honteusement, car l’aiguille s’arrêtait, à ce moment-là, une heure par jour, pour absorber le décalage, que nos corps ne sentaient pas. Je tins parole à la belle et notre tango dura soixante-trois minutes que nos corps sentirent délicieusement.
32Nous volons, aujourd’hui, de Tahiti à Singapour ou de Paris à Tokyo, en douze ou treize heures. Alors que notre organisme vit dans un espace-temps, nous pontons l’espace avec brutalité en coupant les ponts du temps. Plongées dans nos organes, nos tissus et nos cellules, nos protéines aussi, je crois, des dizaines d’horloges dans notre corps s’affolent. Prises de vertige, elles mettent plusieurs jours à retrouver la cadence et leur synchronisme. On ne peut pas demander à notre chronobiologie de recaler aussi vite ses altos et ses bassons, toute la mosaïque orchestrale.
33Il manqua aux grands penseurs qui méditèrent sur le temps, Newton, Boltzmann ou Darwin, d’avoir pris, comme nous, quelque aéronef rapide pour souffrir intensément du décalage horaire. Ils auraient alors compris que chacun ne détenait qu’une part de vérité. Qu’il fallait mêler ces parts ensemble pour accéder au réel. Si Kant avait ressenti une telle douleur, il n’eût pas commis la bévue de dire que le temps se compte comme la série des nombres ; Bergson n’eût pas dit la durée continue. Je sens souvent des blancs dans mon temps. Bref, notre corps mêle et ponte tant de montres dont la diversité mesure tant de tempos différents que nous ne savons pas encore comment il s’y prend. Dans ce continuum spatio-temporel de notre chair, une soudure trop brusque sur la nappe de l’espace doit étirer gravement quelques fils sur celle, inconnue, du temps, pour déterminer aussitôt leur déchirure. Cette césure provoque une douleur qu’aucune théorie dite par ces génies, qui n’avaient, ainsi, rien appris à leur dépens, ne prévoit et dont ils ne pouvaient se douter. Nous ne vivons pas plongés dans cet espace-temps comme un pilote en son navire ou un colis dans un avion, nos fibres mêmes nous y attachent. Nous les arrachons.
34Revenu hier de San Francisco, j’écris ces lignes à deux heures du matin, hagard, insomnieux, irrité plus qu’éveillé, articulations et squelette douloureux, muscles raidis, légèrement nauséeux, l’esprit aussi brouillé que l’estomac, digestion et pensée suspendues, sexe perdu, vertigineux, sachant que, cet après-midi je regarderai mon visiteur comme un fantôme et bredouillerai devant lui, en guise de réponse, quatre borborygmes creux. Global, ce malaise s’analyse en fonctions élémentaires troublées, dont chacune s’affole en même temps que son horloge. Normalement, toutes se synchronisent, mélangées sans doute en un centre dont nul ne sait la place et en un nœud dont nous ignorons les ganses, boucles et torons. Dénoués, les fils individuels s’agitent et s’intriquent. Sans chef d’orchestre, chacun prend son temps. L’un suit-il Newton, l’autre Boltzmann, le troisième Darwin ? Je ne sais, mais je sens que chaque instrument joue à part sa partition. Abandonné, chaque organe reprend sa licence. La symphonie laisse place au bruit de fond. Ma souffrance fait entendre cette clameur blanche. Épars, mes membres se dispersent dans une durée chaotique sans cohérence. Je souffre de la dispersion chronique de mes fonctions. La douleur se résout-elle en cet anachronisme ? J’expérimente, là, que la santé vit, inversement, dans la durée polychrone dont je viens de décrire le mélange et dont j’entends le tonus silencieux. Santé synchrone, dyschronique maladie. La durée que nous prenons pour celle, unique, de l’organisme intègre mais harmonise, assemble mais noue, une pluralité de temps différents. De fait, pourquoi une même durée règlerait telle molécule, minuscule, et tel organe, géant ? Face à cette multiplicité de temps divers et mêlés, il faut bien qu’il existe, en nous, quelque pont par où ils passent tous et se synchronisent, par un enjambement, dont nous ignorons la forme, de plusieurs échelles de grandeur. Le décalage horaire débande l’orchestre, délie le nœud, détaille l’intégrale, disperse les échelles, coupe ce pont.
35À penser dans son mélange le temps qui percole – chrono –, nous comprenons mieux le chaos du temps qu’il fait – météo – et, dans cet environnement capricieux, la vie dont je me réjouis ou le malaise dont je souffre – bio. Si je savais, si je pouvais accéder au point ou au lieu – s’ils existent – où s’assemble ce tempérament, où s’harmonise cette musique bien tempérée, si j’entendais le tonus de cette orchestration, je pourrais, enfin, déchiffrer ce que tait le silence de la santé.