Couverture de SEVE_011

Article de revue

L'enseignement de la médecine à l'épreuve de la fiction

Pages 55 à 79

Notes

  • [1]
    B. Kahane, « Les conditions de cohérence des récits stratégiques : de la narration à la nar-action », Revue française de gestion, 32, n° 162, 2006.
  • [2]
    Liste des thèmes suivis des textes ou extraits :
    • fin d’un monde : Le roi se meurt (E. Ionesco), Vie et Destin (V. Grossman),
    • cancer : Mars (F. Zorn), Patrimoine (P. Roth),
    • hôpital : A day in the life of an internist (R. Reynolds), Risibles amours (M. Kundera),
    • accouchement, dépression : Une relation dangereuse (D. Kennedy),
    • expérimentations : Don’t touch the heart (L. Altman), Le Cercle de la croix (I. Pears),
    • erreurs : Mistakes (D. Hilfiker), Touching (D. Hellerstein), My own Country (A. Verghese),
    • visites à domicile : House Calls (L. Thomas), The Curse of Eve (Sir Arthur Conan Doyle), A Doctor’s Visit (A. Tchekov), Un médecin de campagne (F. Kafka).
    (NB. Seuls les textes en français ont été utilisés lors de cette première expérience.)
  • [3]
    Canguilhem G., Le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.
  • [4]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Points Seuil, Paris, 1996.
  • [5]
    Allusion au roman homonyme d’Hervé Guibert (Gallimard, 1990), un des premiers à faire le récit de la vie avec le sida.
  • [6]
    Christian Bonah, Enseignement optionnel PCEM2/DCEM1, Cinéma, littérature et médecine, Faculté de Strasbourg.
  • [7]
    Étienne Lepicard, Behavioral Sciences Department, Tel Aviv University, Faculty of Medicine.
  • [8]
    Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine, le principe dialogique, Seuil, Paris, 1981.
  • [9]
    Paul Ricœur, Temps et récit, Points Seuil, Paris, 1991.
English version

1Une grande part de la complexité des problèmes auxquels sont confrontés de manière persistante les médecins et les personnels soignants sont liés à la dimension humaine et non technique de la médecine. Comment se prend en compte la variabilité des individus et leurs réactions face à la maladie ? Comment soignants et malades maintiennent-ils leur individualité et leur intégrité dans le contexte de la maladie au sein d’institutions qui dépersonnalisent ? Comment parviennent-ils à concilier ce qu’ils se doivent à eux-mêmes en tant qu’individus et leurs responsabilités de professionnels de la santé ? Comment se réalisent les arbitrages entre d’une part intérêts et valeurs propres à chacun et d’autre part éthique et exigences d’efficacité qui légitiment au sein de l’univers médical ? Comment se gèrent et se résolvent les conflits inter-individuels tandis qu’il faut accomplir les tâches thérapeutiques ? Comment se gagne la confiance d’un malade et s’effectue la prise en compte de sa souffrance tandis que son corps le trahit ? Comment un malade ressent-il sa perte d’autonomie et de liberté ? Qu’éprouve-t-il face au médecin et/ou à l’hôpital ? Tous ces problèmes et enjeux interviennent dans les décisions, les choix et les actions de manière répétée : ils retiennent sans cesse l’attention et sollicitent moins la partie technique de l’expertise professionnelle que la capacité de jugement personnel et les ressources qui sont liées à celle-ci.

2Il est courant d’entendre que la médecine serait plus un art qu’une science. Ceci sans doute pour rappeler qu’elle a trait à l’humain. De ce fait, elle intègre une part d’inconnu, de variabilité et d’incertitude qui limite l’automaticité de ce que le médecin accomplit tout autant que la manière dont il procède. On sait qu’un enfant, un adulte et un vieillard ne répondent pas de manière équivalente à un traitement, qu’il existe des variabilités ethniques et individuelles et que soigner à l’hôpital, à la ville ou à la campagne impose des contraintes et des impacts différents. Par ailleurs, la médecine est pratiquée par des êtres humains en relation avec d’autres humains dans un contexte de vie, de mort et de souffrance plus ou moins forte. Elle ne peut donc qu’être fortement déterminée par ce qui se joue dans le secret des cœurs et des âmes des protagonistes ainsi que par la nature et la qualité des échanges et des coopérations qui s’établissent.

3La médecine est donc affaire de technique et d’homme et l’abord des problèmes humains fonde une part importante de son efficacité. Dans ce contexte, la fiction littéraire et cinématographique est une ressource exceptionnelle et encore aujourd’hui peu exploitée en médecine pour enseigner aux étudiants et permettre aux praticiens de comprendre et de réfléchir à leurs pratiques. Les romans, les pièces de théâtre et les films ne peuvent se substituer au corpus théorique nécessaire à la démarche médicale d’identification, de compréhension et de traitement de la pathologie. Ils peuvent en revanche nous aider à comprendre les bouleversements engendrés par la maladie dans les différentes dimensions de l’existence, tant du côté de l’équipe médicale que du côté du malade et de ses proches.

4Le propos porte sur le recours à la fiction pour l’enseignement de la médecine. Il relate une expérimentation effectuée à la faculté. Celle-ci nous semble originale et intéressante à la fois dans son contenu, son déroulement et ses potentialités. Cet article présente tout d’abord la mise en œuvre de cette expérience ainsi que l’évaluation formelle qui l’accompagne. Il s’interroge ensuite sur les raisons qui peuvent expliquer l’écho favorable rencontré du point de vue des étudiants et des enseignants et traite de la richesse du corpus sur lequel un tel mode d’enseignement pourrait s’appuyer. Il s’achève sur les spécificités respectives de la littérature et du cinéma et évoque les possibilités et conditions de l’extension éventuelle de ce type d’enseignement.

Naissance et construction d’une histoire

5Pendant au minimum huit ans, un étudiant s’efforce de se préparer au mieux à ce que sera son métier et idéalement aux variabilités et incertitudes intrinsèques à la médecine qui conditionneront sa pratique. Face à ce défi, il est de coutume de s’interroger sur les parts et les intérêts respectifs de l’enseignement à la faculté, des possibilités d’acquisition par mimétisme, échange et prise de responsabilité progressive par le biais des stages hospitaliers ou en cabinet, enfin de l’acquisition sur le terrain une fois le diplôme obtenu. Bien entendu, les comportements que nous avons, les uns et les autres, en tant qu’enseignants, dépendent en partie des caractéristiques de ceux que nous avons eus en tant qu’étudiants, des satisfactions et insatisfactions alors ressenties. Ils sont également influencés par l’« air du temps », le contexte dans lequel nous vivons et les expériences que chacun peut connaître de ce qui se pratique ailleurs.

6L’air du temps s’est trouvé dans ce cas avoir une signification très concrète. Il se manifeste par le souhait d’une faculté de médecine d’élargir ses enseignements. L’introduction de modules offre un espace de liberté pour expérimenter, y compris en faisant appel à des intervenants extérieurs. Il s’exprime également par l’entente instantanée qui se réalise autour de l’enjeu de la fiction pour l’enseignement de la médecine entre trois personnes prises dans des contextes variés. Il se traduit par la découverte ex-post du projet de la revue Sève autour du lien entre médecine et cinéma qui conduira à cet article. Enfin, il s’exprime à nouveau par un cycle de projections-débats organisé sur le thème « Y a-t-il un médecin dans la salle ? » en avril 2006 à la Cité des Sciences.

7Le contexte dans lequel nous vivons est celui d’une intégration et complémentarité croissantes entre le texte, l’image et le son comme en témoigne le terme « multimédia ». Il est également celui d’une interrogation légitime sur ce que différents médias peuvent apporter à l’enseignement. Il est celui d’une individualisation de la personne dans sa subjectivité et de la prise de conscience croissante de l’intérêt à se projeter dans la perspective de l’autre. Il est enfin celui d’une remise en cause des frontières entre fiction et réalité, où la réalité influence et construit la fiction tandis que le recours à la fiction permet de mieux explorer et comprendre le réel. Ainsi, de nombreux écrivains et cinéastes cherchent à explorer des formes renouvelées aptes à relier témoignages et imaginaire pour leur bénéfice et celui de ceux qui les reçoivent.

8Les enseignants circulent d’un pays à l’autre, échangent dans le cadre de conférence ou par le biais de lectures. Ils cherchent à reproduire ou traduire sur leur propre terrain géographique ou disciplinaire ce qui leur paraît intéressant et exploitable. Ils recherchent pour cela au sein de leurs institutions un même dynamisme, couplé à une possibilité et un désir d’expérimenter. Parallèlement, ils construisent les conditions d’une évaluation pour affiner ou remettre en cause les directions prises.

9En 2005, Jacques Blacher, praticien hospitalier temps plein à l’Hôtel-Dieu de Paris, spécialiste de médecine cardiovasculaire, se voit offrir l’opportunité de construire un enseignement optionnel destiné à des étudiants de cinquième année de médecine. Il a l’ambition d’enseigner le sujet qu’il considérait comme étant celui qui avait été, de son point de vue, le plus mal enseigné dans sa propre faculté de médecine pendant ses études – en l’occurrence les biostatistiques, la méthodologie des essais thérapeutiques ou encore la lecture critique de la littérature médicale. Il construit donc un enseignement optionnel de ce type qu’il choisit d’intituler « Déterminants de la décision thérapeutique ». Celui-ci comporte des enseignements de statistiques, de méthodologie des essais thérapeutiques, de hiérarchisation des éléments des décisions médicales ou encore de lecture critique de la littérature médicale. Son désir est aussi d’appréhender, au-delà de leur composante scientifique, d’autres déterminants de la décision thérapeutique. Dans cette perspective, il souhaite rendre possible l’étude de déterminants plus subjectifs, dépendant des personnalités respectives des soignants et des soignés, de la relation s’établissant dans le cadre du colloque singulier, ou encore des caractéristiques socio-économiques du médecin ou du patient.

10De leur côté, Michèle Levy-Soussan et Bernard Kahane, chacun pour des raisons et dans des contextes différents, s’intéressent à la narration comme mode de transmission et de communication. Michèle Levy-Soussan est chargée au sein d’un hôpital d’assister médicalement les malades atteints de maladies incurables et les collègues qui prennent en charge leurs pathologies. Elle est donc au cœur d’une des parties les plus humaines de la médecine. Que faire et comment face à la mort et à l’absence de possibilités de guérison ? Elle est également au quotidien amenée à intervenir dans des contextes où la prise en charge réclame l’interaction, d’une part avec des collègues au sein d’une institution, d’autre part avec un malade et sa famille. Parallèlement, elle aide un groupe d’étudiants au sein de son hôpital à mettre en œuvre des séances de ciné-club centrées sur la médecine, ce qui la prédestine à l’enseignement que nous avons envisagé. Ajoutons qu’elle souhaite développer cet enseignement dans sa propre faculté. Bernard Kahane pour sa part est un médecin qui ne pratique plus et qui dans un autre contexte, celui de la gestion et de la stratégie, s’intéresse à la narration comme moyen d’énoncer ses buts et de les atteindre. Autour de cette proposition dont il a exploré les potentialités et conséquences, il a écrit sa thèse de gestion ainsi que plusieurs articles [1]. Il a par ailleurs travaillé à l’élaboration et à la mise en œuvre de stratégies en milieu hospitalier avant de centrer son activité sur les stratégies de recherche et d’innovation, que ce soit en médecine ou dans d’autres domaines. Sa pratique d’enseignement se déroule dans les écoles de gestion où le recours à l’innovation pédagogique, à la méthode des cas et à des simulations est pratique courante et légitimée.

11Nous nous sommes souvent demandés comment et en quoi les perceptions influaient sur le réel et comment les concordances ou discordances qui pouvaient s’établir entre ces deux composantes intervenaient dans la performance d’un traitement, d’une décision ou d’une action. Sans être d’esprit exagérément philosophique, nous étions donc tous deux enclins à nous retrouver dans l’argument qui considère que « la perception est la réalité » et qu’ainsi que le proclame Shakespeare, « le monde est une scène ». La médecine, tout autant que le théâtre, serait-elle en droit d’exprimer cette revendication de manière légitime ? Si l’on estime que les représentations se combinent étroitement au réel au point de rendre l’une et l’autre indissociables, alors narration et fiction offrent une voie originale pour influer sur les capacités d’interaction et de communication entre protagonistes susceptibles d’augmenter l’efficacité thérapeutique. Nous souhaitions donc, si possible ensemble, mettre en œuvre et tester dans l’univers médical un enseignement mettant l’accent sur la narration et s’appuyant sur la fiction. Il nous semblait en effet, compte tenu des hypothèses précédentes, que les fictions (littéraires ou cinématographiques), parce qu’elles racontent et mettent en scène patients et thérapeutes, pouvaient constituer un support possible et utile pour enseigner les déterminants humains de la décision thérapeutique ainsi que le souhaitait Jacques Blacher. Se réalisait donc l’une de ces situations typiques où un problème à la recherche d’une solution rencontre une solution à la recherche d’un problème et où, comme il se doit dans le meilleur des mondes, tous deux s’agencent au bénéfice de tous.

Mise en scène d’une histoire

12Les étudiants, au nombre d’une trentaine, ont été prévenus du caractère expérimental de la session, tant pour eux que pour les enseignants. Ils n’en savent pas beaucoup plus sur celle-ci lorsqu’elle débute. À leur entrée en salle, le document suivant leur est remis :

« Nous faisons l’hypothèse que la fiction, sous ses différentes formes de représentation (texte littéraire, texte théâtral, film, tableau) peut servir de vecteur dans l’enseignement de la médecine. Les domaines concernés sont non seulement ceux de l’éthique mais tout autant les aspects techniques, sociaux, organisationnels, relationnels et humains dans lesquels s’inscrit la pratique médicale. Cette approche est également mise en œuvre sous différentes formes dans différents pays.
« Nous avons préparé pour vous un film ainsi qu’une série de textes et/ou d’extraits de textes que nous avons classés par thème[2]. Les extraits du film seront projetés à tous et discutés ensemble. Pour les textes, il vous appartiendra, par groupe de cinq à six étudiants, de prendre en charge un thème, de lire les documents fournis et de préparer à partir de ceux-ci une présentation de quinze minutes pour les autres étudiants et nous-mêmes. Vous êtes libres dans votre manière de procéder, soit en lisant tous l’ensemble des textes qui vous sont confiés sur le thème qui est le vôtre, soit en en lisant chacun une partie et en essayant ensuite de combiner les morceaux pour la présentation. Vous disposez de quarante minutes pour lire les textes et préparer celle-ci. Nous vous conseillons de garder au moins vingt minutes pour la phase de préparation. Rappelez-vous également que les étudiants qui vous écouteront n’auront pas lu les textes auxquels vous ferez référence et qu’il s’agit de les intéresser à ce que vous aurez à dire. Enfin, n’oubliez pas qu’il s’agit d’une expérimentation tout autant pour vous que pour nous. Nous serons donc très attentifs à ce que vous raconterez et à vos réactions. Pour vous aider dans votre tâche, nous vous proposons une trame de questions :
  • quelle est la situation évoquée dans les textes ? comment se déroule-t-elle ?
  • quelles sont les positions respectives du médecin et du malade dans ces textes ?
  • que nous disent-elles par rapport à la pratique de la médecine ?
  • quelle est la position du narrateur et quels sont les autres personnages qui entrent en jeu ?
  • en quoi ces textes vous apprennent-ils quelque chose ou vous font-il réfléchir ?
  • en quoi confortent-ils ou infirment-ils ce que vous pensiez jusque-là ? »
Les étudiants sont aussitôt informés qu’afin de disposer d’un temps plus important pour l’analyse et la discussion, seuls quelques extraits d’un même film (Haut les cœurs) et quatre textes (Une relation dangereuse, Patrimoine, Vie et Destin, Risibles amours) sur huit ont finalement été retenus pour la séance. Le film et ces textes ont été choisis pour leur qualité mais aussi parce qu’ils offrent des éclairages différents sur le contexte et la décision thérapeutique. Pour chaque œuvre, littéraire ou cinématographique, quinze à vingt minutes permettent aux étudiants de prendre connaissance du matériel. Pour les textes, les étudiants se répartissent en groupe de cinq ou six, chaque groupe prenant en charge l’une des œuvres pour la lire, la discuter avant de la présenter collectivement au reste des étudiants. Il est demandé à chaque groupe de raconter ce qui est dans le texte pour que les étudiants des autres groupes sachent de quoi il s’agit et pour leur donner « envie de le lire ». Il incombe de faire savoir en quoi ce texte a intéressé, en quoi il se rattache à la médecine, à ce que les étudiants ont rencontré dans leur pratique ou s’imaginent rencontrer plus tard. Au bout de quarante minutes de lecture et de préparation menées en parallèle au sein de chaque groupe, quatre présentations d’une dizaine de minutes sont organisées, suivies à chaque fois d’une vingtaine de minutes d’échanges et discussions avec l’ensemble des étudiants. Pour le cinéma, quatre extraits de quelques minutes du film Haut les cœurs ont été retenus, centrés sur les enjeux de l’annonce d’une maladie grave. Chaque extrait est suivi d’un échange au cours duquel les étudiants se mettent spontanément en situation. Pour sa partie cinématographique, la séance se déroule donc dans un contexte d’homogénéité puisque tous les extraits sont issus d’une même œuvre tandis que le matériel littéraire provient de plusieurs sources. Par ailleurs, tous les étudiants visualisent le film tandis que les œuvres littéraires ont été réparties entre les différents groupes. Nous présentons ci-dessous, par un résumé accompagné d’une restitution des échanges auxquels elle a donné lieu, chacune des œuvres utilisées en séance.

Une relation dangereuse (Douglas Kennedy)

13Ce roman de 2003 met en scène deux grands reporters ayant couvert des conflits aux quatre coins du monde avant de se rencontrer sur le terrain et de devenir mari et femme. S’ensuit pour ce couple de baroudeurs, d’une part un retour à une vie moins trépidante et exotique au sein de la rédaction à Londres, et d’autre part la conception puis la naissance d’un bébé. La grossesse se révèle pénible dès son début et l’accouchement, sur lequel sont centrés les extraits choisis, tourne à la catastrophe. La mère manque de mourir puis fait une dépression post-partum, le bébé est expédié en soins intensifs, des séquelles sont redoutées. Le roman met en scène en les concentrant un grand nombre des difficultés de la médecine moderne, montrant une médicalisation de l’existence qui chercherait par l’exercice de sa maîtrise à écarter la mort sans néanmoins y parvenir. Le texte permet d’évoquer la naissance (sa souffrance antique, sa médicalisation actuelle, le poids de la technique obstétricale mais aussi la difficile incertitude médicale). Il montre une information et une communication médicale prisonnières d’exigences contemporaines de transparence face à une inquiétude et à un vécu qui rendent cette information inaudible et peut-être contre-productive. Le décalage des attentes entre la patiente enfermée dans ses craintes et sa douleur et la « logique » médicale guidée par son souci d’efficacité est exprimé de manière patente. La compétence et la légitimité du professionnel pour la négociation face à la dépression sont questionnées.

14Le premier groupe d’étudiants effectue une présentation relativement neutre, orientant la discussion vers la relation médecin-malade décrite dans le roman. Des questions sont posées quant à « l’adéquation » du comportement de la patiente et du personnel soignant dans ce contexte particulier. Les échanges orientent ensuite vers la nécessité d’une prévision de la prise en charge des complications post-partum dans un service d’obstétrique (protocoles prédéfinis), celle-ci devant être considérée comme une situation possible et donc prévisible dans un tel contexte. La discussion aborde également les dysfonctionnements des comportements de l’équipe médicale, mettant l’accent sur l’infantilisation, sur les tentatives de masquage de la véritable information, sur son imprécision et sur les attentes, inquiétude, anxiété et énervement ainsi générés chez la patiente. Les éléments précis qui en sont la cause et favorisent la dépression de la jeune femme sont repérés. Deux comportements sont mis en scène et discutés quant à leur impact sur la dynamique qui relie la patiente et l’équipe soignante : l’administration de calmants et l’accompagnement lors des déplacements de la mère entre les différents services de l’hôpital. Le vécu par la patiente de l’expérience des calmants est décrite dans le roman comme une sensation à mi-chemin entre l’absence et la distanciation. Lorsqu’elle reprend pied, certains éléments, plutôt mineurs, font que l’angoisse tombe ou éventuellement reprend. L’accompagnement de la patiente montre l’importance cruciale que peuvent prendre dans ce contexte des gestes et/ou événements anodins. Les étudiants questionnent la légitimité du mari de la patiente à aller dénoncer le comportement « douteux » d’une infirmière à la surveillante mais se demandent également quels type et mode de protection peuvent être offerts à un(e) malade affaibli(e) face à des abus de pouvoir par le personnel soignant. Michèle Levy-Soussan intervient en conclusion par deux remarques à partir de ce qui est décrit dans ce livre. La première pointe l’intérêt de prendre en considération l’incertitude dans la mise en œuvre de la décision médicale. La seconde insiste sur l’intérêt thérapeutique d’une écoute active des impressions et des sensations des patients par l’équipe soignante.

Vie et Destin (Vassili Grossmann)

15Le second groupe d’étudiants a en charge la présentation d’un texte, « La Lettre », qui forme un chapitre de Vie et Destin de Vassili Grossman. De manière paradoxale et exceptionnelle, ce livre, considéré comme le pendant au XXe siècle de Guerre et Paix de Tolstoï, a lui-même eu une vie et un destin : écrit dans les années 1960 lors de la déstalinisation par l’un des plus célèbres correspondants de guerre soviétiques, il fut interdit, ce qui était banal, mais également totalement détruit, ce qui l’était moins. Son auteur a passé la fin de sa vie persuadé que tous les manuscrits et toutes les épreuves (y compris les rubans de machine à écrire utilisés) avait été réduits en cendres par le KGB. Ce n’est que dix ans après la mort de son auteur, et probablement par l’intermédiaire d’Andreï Sakharov, qu’un exemplaire de cette œuvre qu’on croyait anéantie est parvenu de manière stupéfiante en Occident pour y être publié et rencontrer un succès mondial. Depuis, ce livre est devenu un classique de la littérature russe et mondiale du XXe siècle. Par ailleurs, et cela mérite d’être su, par cette lettre qu’une mère médecin écrit à son fils dont elle sait qu’elle ne le reverra plus, Vassili Grossman nous parle de sa propre mère, également médecin. Tout comme le personnage du roman, il demeurera pendant toute la guerre sans nouvelles d’elle, après qu’il a vainement cherché à lui faire quitter la ville avant l’arrivée des nazis. Ce n’est qu’en accompagnant l’Armée rouge dans la reconquête de la ville vers la fin du conflit qu’il apprendra le destin tragique de sa mère dans des conditions probablement similaires à celles qu’il raconte et met en scène. Si nous évoquons ce fait, c’est pour montrer comment réalité et fiction peuvent être intimement mêlées et comment les œuvres de fiction peuvent s’inspirer et rendre compte du réel. Par ailleurs, il est intéressant de noter que « La Lettre » a fait l’objet d’une transposition filmée par Fredereic Wiseman dans laquelle une actrice, sans autre artifice que sa diction, son expression et les jeux de lumière et de caméra du réalisateur, récite le texte. L’image vient ainsi renforcer et réinventer les mots en leur conférant une dimension autre, preuve s’il en est des complémentarités de ces deux médias, texte et image, à éveiller de manière différente notre émotion et notre réflexion.

16Le texte est donc constitué d’une longue lettre qu’une femme juive, médecin, écrit à son fils au loin, alors que l’armée allemande pénètre dans sa ville en Ukraine. Elle raconte l’évolution de la situation au cours des derniers jours et semaines, tant dans ce qui arrive à ceux qui sont autour d’elle qu’à elle-même. Elle raconte comment elle est licenciée de la polyclinique où elle travaille puis mise à la porte de son logement. Il s’agit d’une description quasi clinique dans laquelle elle enregistre son attitude, ses sentiments ainsi que ceux qu’elle rencontre chez les habitants, amis et collègues qu’elle côtoie et a parfois soignés. Elle montre comment une situation extrême révèle le pire tout autant que le meilleur chez l’homme. Elle exprime comment les comportements sont à la fois des confirmations et des surprises qui ne peuvent qu’être difficilement anticipées à partir de ce qui se produisait dans le contexte « normal » du passé. Au travers des yeux de cette femme, nous vivons l’anéantissement progressif des Juifs de la ville, progressivement « ghettoïsés », et nous trouvons l’occasion de ressentir le lien profond qui unit, à ce moment-là, ce médecin à ses patients. Ceci s’exprime par le souvenir et le constat des maladies qu’elle a guéries et qu’elle observe chez eux ainsi que par la communauté de destin liée à l’identité juive qui s’impose brutalement à tous.

17Ce texte est présenté de manière très différente par les étudiants de ce groupe qui choisissent d’en lire les passages qu’ils considèrent comme les plus importants. Après lecture, l’étudiant rapporteur resitue le passage dans le texte et l’analyse. Dans un premier temps, la discussion des étudiants se centre sur la possibilité pour un médecin d’être soumis à la même situation que ses patients, d’être également victime ou malade comme peut l’être tout autre individu. Cette situation renvoie pour les étudiants à cette ambivalence du médecin qui un jour a été ou sera confronté à sa propre maladie ou à celle de l’un de ses proches. De ceci, il peut tirer richesse si cette image reste présente à son esprit. Georges Canguilhem est mobilisé : « Il revient au médecin de se représenter qu’il est un malade potentiel et qu’il n’est pas mieux assuré que ne le sont les malades de réussir, le cas échéant, à substituer ses connaissances à son angoisse. » [3] Des éléments sont suggérés, sur les conditions spécifiques qui interviennent quant il s’agit de soigner un confrère ou l’un de ses proches, sur les règles qui régissent ces interactions et leurs raisons d’être. Sont également évoqués l’importance des aspects tacites de l’exercice médical et des réseaux personnels dans le choix d’un circuit et dans les conditions de l’accès à celui-ci. Un médecin peut-il éviter de tirer parti du pouvoir lié à sa connaissance et à sa position ? Quel est le risque qu’il soit amené à favoriser certains malades aux dépens d’autres et comment cela peut-il être régulé si cela doit l’être ? Là encore, les aspects subjectifs et souvent non explicites qui conduisent aux choix sont évoqués pour insister sur la manière dont l’information circule, souvent de manière opaque et non égalitaire. Dans un second temps, Bernard Kahane met en avant la spécificité de la situation rapportée par le médecin dans ce texte et son analogie avec ce qu’une épidémie peut produire. Ces situations sont plus généralement celles de catastrophes, quelle qu’en soit la cause (guerre, terrorisme, épidémie, catastrophe naturelle). Trois éléments marquent ces situations. Tout d’abord, ce n’est pas une personne qui est menacée ou qui meurt mais l’ensemble ou la majorité du groupe qui fonde son univers et sa vie sociale. Même si le patient survit, il est fréquent qu’il soit amené à se retrouver seul dans un monde qui lui sera à tout jamais étranger, voire parfois hostile (cf. les Tutsies devant vivre au Rwanda au milieu de leurs assassins). Le médecin est donc amené à s’interroger sur le sens de ce qu’il accomplit et sur les conséquences que cela entraîne pour le malade. Il est parfois confronté aux soins à délivrer à ceux qui ont eux-mêmes été les acteurs du massacre (cf., toujours au Rwanda, le travail des urgentistes dans les camps de réfugiés hutus lors de l’opération Turquoise). Ensuite, le médecin peut lui-même être partie du groupe menacé et donc se trouver confronté à son propre anéantissement en parallèle à celui de ses patients. Que veut dire cette double dimension de sauveur et de victime qui fait que le médecin éprouve directement dans son âme, son cœur, son esprit et sa chair ce qu’il est amené à prendre en charge chez les autres ? Comment dans un tel contexte se gère l’action thérapeutique et le maintien de l’intégrité personnelle ? Que devient ou peut devenir la distance ou la proximité supposée entre le médecin et son malade ? Autant de questions qui furent discutées et abordées autour de ce texte. Enfin, est évoquée dans les mots que la mère adresse à son fils la nécessité pour ce dernier de se reconstruire sur des bases différentes de celles qui avaient prévalu jusque-là. Ce texte insiste sur les mécanismes qui permettent ou empêchent de se projeter dans cette nouvelle donne, mettant l’accent sur l’importance pour le patient de la prise en charge de sa propre thérapeutique. Ainsi existe un espoir de voir se reconstruire du sens, même si celui-ci doit rester imparfait et insatisfaisant (que veut dire vivre quand l’essentiel de ce qui faisait la vie a disparu ?).

Risibles amours (Milan Kundera)

18Le troisème groupe d’étudiants a en charge la lecture et la présentation, au sein du livre Risibles amours de Milan Kundera, des quatre premiers actes de la partie intitulée « Colloque ». Ce texte a été choisi pour illustrer les relations ambivalentes qui peuvent se tisser au sein d’un groupe de soignants dans le cadre de l’exercice hospitalier. Il s’agit d’un texte destiné au théâtre. Ce qui est en jeu dans cette œuvre, ce sont les codes et les transgressions qui peuvent advenir dans un univers spécifique et inconnu comme le monde hospitalier. Ce texte permet également d’aborder des représentations telles que l’esprit « carabin », également véhiculé dans des films comme Mash. Il nous semblait en effet intéressant de permettre à l’étudiant de réfléchir à ce qui est acceptable, et à ce qui au contraire ne l’est pas. Ceci permettait également d’aborder les raisons d’être des symboles, tabous, rites et routines qui manifestent et structurent une identité. En effet, tout univers un tant soit peu spécifique et opaque (policiers, magistrats, antiquaires, universitaires, journalistes, etc.) produit une vision fantasmée de son fonctionnement et de ses règles. Celle-ci sert souvent de cadre à des fictions permettant au lecteur ou spectateur d’y pénétrer. Ces univers, pour ceux qui y sont extérieurs, ne sont finalement pas moins étranges ou hermétiques que ceux des Papous de Nouvelle-Guinée ou des Indiens d’Amazonie. Ils gagnent donc à être apprivoisés ou du moins anticipés pour se préparer à y vivre d’une manière conforme à ses propres identité, valeurs et priorités. Pour ce qui concerne le monde hospitalier, un folklore et une identité mythique existent sur le fonctionnement, en partie fantasmé et en partie réel, d’êtres humains amenés à vivre dans un contexte où les enjeux de vie, de mort et de souffrance génèrent une tension intense.

19Cette œuvre organise la mise en situation et la confrontation de cinq personnages dans une salle de garde d’un hôpital. Il y a le chef de service (le patron), un de ses adjoints, le Dr Havel, présenté comme un Don Juan, une infirmière de garde (Elisabeth) et une doctoresse, médecin dans un autre service et également maîtresse du patron. Le cinquième protagoniste, Fleischman, est étudiant en médecine. La soirée est fort arrosée et les personnages émettent des considérations sur la vie, l’amour, le sexe, la maladie, la mort. Ils ne s’épargnent pas les uns les autres, témoignant de la forte agressivité mais également de la profonde tendresse qui les unit au sein de leur univers professionnel commun. À un moment donné, après que le Dr Havel a refusé les avances d’Elisabeth, celle-ci se retrouve entre la vie et la mort en raison d’une intoxication au gaz. L’ambiguïté demeure sur le caractère suicidaire ou accidentel de cet événement. Celui-ci donne lieu à des interprétations contradictoires en fonction de la responsabilité, des intérêts et des visions du monde de chacun.

20Le groupe d’étudiants ne trouve pas de valeur formatrice à ce texte dans le cadre de l’étude des relations médecin-malade. Pourtant, selon les enseignants, cette œuvre permet de montrer comment la vie extérieure des soignants se répercute dans le fonctionnement du groupe et dans le comportement professionnel de ses membres vis-à-vis des malades. Il présente une situation où le malade est placé non pas « au cœur du système » mais au contraire quasi totalement à sa périphérie. Il offre l’occasion d’interroger la portée et les limites d’un discours politiquement correct non traduit dans la réalité. Il permet de questionner les places respectives des malades et des soignants ainsi que les formes de légitimation des comportements qui peuvent exister. À travers ce texte, les enseignants abordent l’importance des normes institutionnelles dans lesquelles se déroule la pratique médicale, l’univers socio-éthique dans lequel se valorisent les comportements individuels ainsi que la manière dont peuvent se manifester et se développer des dynamiques de groupe qui échappent à leurs protagonistes. Par les multiples interprétations qui sont données, d’une part sur la mise en danger d’Elisabeth, d’autre part sur la position du médecin envers la médecine, cette œuvre nous aura fourni un cadre favorable pour aborder un autre aspect de la subjectivité en médecine (et donc des déterminants subjectifs de la décision thérapeutique). Celle-ci concerne ici non pas le médecin dans sa relation au malade mais ce qui se produit entre ceux qui ont pour tâche de soigner et qui peut avoir des répercussions pour le malade. Ce texte aura également permis de discuter avec les étudiants l’enjeu du « bon » fonctionnement d’un service médical, l’attribution de la responsabilité vis-à-vis de celui-ci, les problèmes de « gouvernance » et d’usurpation de pouvoirs ainsi que les conséquences qu’ils peuvent entraîner.

Patrimoine (Philip Roth)

21Ce roman fortement autobiographique met en scène un fils confronté à la mort de son père. Il montre les difficultés d’une décision thérapeutique dans laquelle interviennent différentes parties, chacune avec un regard spécifique et légitime sur ce qui peut et doit être fait. Entre le père, le fils et les médecins consultés, les intérêts et les visions du monde ne sont pas les mêmes et ceci se retrouve dans les priorités mises en avant face à la décision à prendre. Comme l’exprime Philip Roth, « tout est mémoire et la mémoire illumine le monde », constituant ainsi le patrimoine de l’humanité mais aussi de chaque être. Ce patrimoine relie le fils à son père et sa transmission constitue l’enjeu de l’épreuve qu’ils vont tous les deux vivre. Les médecins apparaissent dans le livre comme des étrangers, étanches à la complexité et à la finesse de ce qui a fait sens et guide les comportements des deux hommes. Dans ce contexte d’un patient de 86 ans porteur d’une tumeur cérébrale, deux avis experts de neurochirurgiens et un avis expert « expérimental » d’un membre de la famille, lui-même médecin, se confrontent aux avis non experts du père malade et de son fils. À un moment donné, le patient s’essaye à séduire le médecin afin d’une part de le convaincre que sa vie vaut mieux qu’une autre à sauver, et d’autre part de mieux légitimer à ses yeux ce qu’a été son existence jusque-là. Plus tard, on assiste à la déchéance du corps du malade sous les coups de la tumeur, aux choix qui conduisent à privilégier ce qui peut apparaître comme accessoire (un problème de vue) par rapport à l’enjeu du traitement principal (la tumeur qui métastase). Enfin, le texte montre comment, pour le malade, l’appropriation d’un projet de vie, même banal (assister à un mariage), permet de retrouver une perspective temporelle et un contrôle face à celle-ci, permettant ainsi d’échapper à cette suspension du temps et de l’espace qu’opèrent la maladie et les rituels thérapeutiques qui l’entourent.

22Bernard Kahane insiste sur la position du narrateur dans ce livre, un fils qui considère que son père ne supportera pas une intervention lourde et non pas le père lui-même. Il montre comment l’évaluation risque-bénéfice est dépendante des considérations des différentes personnes parties prenantes et de leur vécu préalable. La discussion se porte sur la mort en tant qu’anéantissement d’un univers, telle qu’elle est présentée et envisagée dans le livre. Le parallèle qu’effectue l’auteur, parlant de la mort comme d’un « travail » qui nécessiterait persévérance et effort comme la vie en demande, retient l’attention des étudiants et focalise les échanges.

Haut les cœurs (Solveig Anspach)

23Ce film permet d’aborder le cinéma comme autre forme de narration fictionnelle et d’en appréhender les ressemblances et différences par rapport à la forme littéraire. Une femme d’une trentaine d’années est informée d’une tumeur du sein à l’occasion d’un examen de suivi de sa première grossesse. Après confirmation de la nature cancéreuse de cette tumeur, le médecin annonce qu’un avortement va devoir être réalisé pour que les traitements anticancéreux puissent être effectués. L’homme du couple, initialement en retrait vis-à-vis de la grossesse en cours, est transformé par ce qui arrive. Ensemble, ils décident de consulter pour un deuxième avis un autre médecin à l’Institut Gustave-Roussy. Ce film permet d’aborder avec les étudiants différents aspects de la maladie : a) « la trajectoire sensible » où la narration montre et permet d’entendre l’aspect subjectif et à ce titre unique de la maladie, b) les multiples bouleversements (physique, psychique, familial, social, etc.) que peut entraîner la maladie pour le patient et ses proches, c) les différents points de vue, fréquemment en décalage, qui s’expriment face aux problèmes et situations rencontrés, d) le « mauvais rôle » qu’est amené à endosser le médecin qui, comme Cassandre, devient l’annonceur et l’incarnation des mauvaises nouvelles.

24Le film de Solveig Anspach permet aux étudiants de pointer le décalage et parfois même le télescopage entre, d’un côté, le temps et l’espace subjectifs du sujet confronté à la maladie au sein de sa propre histoire, et de l’autre, ceux objectifs de la maladie et des décisions qui s’y réfèrent au sein d’une institution et d’un corps à soigner. Les étudiants s’intéressent à la position du médecin et des proches dans ce double mouvement, insistant sur la singularité dans laquelle vient d’entrer le malade tandis que le monde qui l’environne poursuit sa route. Enfin, est discutée la place du récit dans l’annonce d’une maladie grave. Paul Ricœur [4] considère le récit comme ce qui peut nous permettre d’entendre la souffrance du malade. Selon lui, le récit propose un ordre successif mais ne peut cependant se réduire à un pur constat qu’une chose arrive, puis une autre, et puis une autre. À l’intérieur de la séquence des événements, le récit, grâce à l’intrigue qui lui confère du sens et l’organise, ramène à l’histoire de chacun des protagonistes. Dans cette perspective, le médecin peut gagner à être à l’écoute de sa propre subjectivité, à repérer ce que l’histoire de la personne souffrante génère chez lui en résonance avec son vécu. Il peut également chercher à s’inscrire dans une relation intersubjective. Il prend en revanche le risque de s’y perdre s’il ne parvient pas à faire lui-même sens de ce que le malade sait et souhaite partager ou au contraire préfère cacher. Face à cette complexité, les extraits du film montrent comment l’information codifiée de l’avis d’expert ne peut parvenir à épuiser les enjeux relationnels de l’annonce, pour le médecin comme pour le malade.

25En proposant un point de focalisation extérieur dans un univers qui n’est pas tout à fait réel, les œuvres littéraires et cinématographiques mobilisées auront eu pour intérêt et originalité principaux de placer l’étudiant dans une position inhabituelle : visualiser une situation et entendre se dérouler un récit sur lequel ils n’a pas à prendre parti et dont il n’a pas à tirer les conséquences. Face à l’information véhiculée dans ces œuvres, il y a pour l’étudiant un intérêt, mais non une exigence, à décoder un sens médical et à extraire l’information qui permettrait de traduire le contenu narratif dans le registre de l’action. L’ambiguïté et le paradoxe sont permis et considérés comme tels. L’étudiant est libre de ses émotions face aux tests qu’organisent les œuvres proposées quant à ce qu’il croit connaître ou pouvoir imaginer à partir de connaissances techniques qu’il ne maîtrise encore que partiellement. Mais cette perception de l’intérêt de la fiction pour l’enseignement de la médecine est-elle partagée par les étudiants qui se sont prêtés à cette expérimentation ?

Une histoire face à son public

26Expérimenter ne se concevait pas pour les intervenants sans un retour d’évaluation sur l’impact de ce qui avait été entrepris. L’évaluation se voulait double : informelle du point de vue des intervenants quant à ce qu’ils tiraient comme leçon de cette expérimentation, formelle du point de vue des étudiants quant à ce qu’ils avaient pensé de cette séance. Le principal enjeu visait à disposer de suffisamment d’éléments pour pouvoir prendre position par rapport à une éventuelle répétition l’année suivante et aux adaptations souhaitables en cas de réponse positive.

27Nous avions donc conçu un questionnaire (qui pouvait être rendu nominatif lorsque les étudiants le souhaitaient) d’une page comportant une dizaine de questions, certaines ouvertes, d’autres fermées. Le questionnaire fut remis aux étudiants en fin de séance, à charge pour eux de le rendre la semaine suivante. Sur la trentaine d’étudiants présents lors de l’enseignement, dix-neuf évaluations ont été retournées. Les réponses aux questions fermées sont résumées dans le tableau ci-dessus. En complément, des questions ouvertes étaient proposées afin d’identifier et de jauger les principaux points positifs et négatifs de l’enseignement et les raisons pour lesquelles celui-ci avait intéressé (ou pas) les étudiants.

tableau im1
Pas du tout Un peu Moyennement Beaucoup Énormément Cette séance vous a-t-elle intéressé ? Cette séance vous a-t-elle appris quelque chose ? Cette séance a-t-elle sa place dans l’enseignement des déterminants de la décision thérapeutique ? D’une manière plus générale, cette séance a-t-elle sa place dans l’enseignement des études médicales ? 0 0 0 0 0 1 2 0 4 14 3 0 9 4 9 11 6 0 5 8
Tableau.

28De cette partie de l’évaluation, il est ressorti que les étudiants ont apprécié l’approche originale et la mise en situation avec la possibilité de se mettre dans la peau du patient et du médecin, le travail et la réflexion en groupe, l’interactivité, la prise de recul, l’ouverture des discussions, la qualité des intervenants mais aussi les différences entre les deux intervenants, le choix pertinent des textes, l’envie de lire suite aux interventions, la participation active de plusieurs étudiants, l’interface entre la vie privée et la vie professionnelle, l’ouverture à d’autres domaines et à d’autres moyens d’apprendre. Concernant les points négatifs, les quelques réponses ont eu trait à la difficulté de percevoir les objectifs pédagogiques dans le cadre de l’examen national classant (concours de l’internat), l’absence de support écrit, l’impression d’effleurer les domaines sans aller au fond des choses, les problèmes techniques (informatique) qui ont (trop) émaillé la séance lors de la projection des extraits du film, le temps trop court consacré à chaque texte et au film, le choix de textes littéraires trop complexes.

29Une question concernait les suggestions quant à une éventuelle amélioration. Parmi les rares suggestions proposées, on notait une synthèse en fin de séance, l’utilisation de textes littéraires plus courts, la réduction du nombre de textes, la nécessité d’un support papier résumant les différents axes de réflexion, une répartition plus égalitaire entre les films et les livres. Trois étudiants ont proposé d’autres séances, une dédiée aux écrits, une autre aux films, de travailler sur des enregistrements de consultation médecin-malade. Deux étudiants proposaient de faire intervenir un patient racontant son expérience de consultation, d’hospitalisation. Deux étudiants proposaient de travailler sur la série télévisuelle Urgences et deux de travailler sur des extraits de La Maladie de Sachs de Martin Winckler.

L’enseignement de la médecine au risque de la fiction

30Si la médecine, art tout autant que science et pratique, s’accompagne d’une importante production d’œuvres littéraires et cinématographiques, c’est sans doute d’abord par ce qu’elle le mérite. Et si de nombreux auteurs de qualité ont choisi ce thème, c’est sans doute parce qu’à leurs yeux aussi la médecine valait bien un récit, et parce qu’ils estimaient qu’on pourrait y trouver matière à enseignement. Il paraît d’autant plus légitime de penser qu’il en sera ainsi si ce lecteur est lui-même médecin ou se prépare à le devenir.

31Rien d’étonnant à cela. Premièrement, toute maladie a et est une histoire, avec un passé et un contexte au sein duquel elle est née et a évolué, mais également un avenir, soit pour les personnes concernées, soit pour d’autres qui pourraient être confrontées et en vivre une forme approchante. Deuxièmement, toute histoire qui pourrait se reproduire et qui met en jeu la vie et la mort gagne à être racontée. Raconter, c’est se donner la possibilité de réfléchir et d’apprendre par rapport à ce qui a été et de mieux anticiper et intervenir par rapport à ce qui adviendra. Troisièmement, tout récit mêle, dans des proportions variables, réalité et imaginaire, comme en témoignent les frontières de plus en plus imprécises qui lient reportage et fiction (voir par exemple Vie et Destin, mais également l’essor récent du « docufiction », etc.). Quatrièmement, toute fiction offre une capacité d’identification et de projection à celui qui la reçoit. En reliant l’intention et l’imaginaire de l’auteur à ceux du lecteur ou du spectateur, la fiction offre une simulation pour anticiper la manière dont on pourrait ou voudrait se comporter si on se trouvait confronté à une situation similaire.

32Selon nous, littérature et cinéma mettent à disposition de l’enseignement médical un corpus et registre exceptionnels. Ils brassent et mobilisent la fiction construite à partir du réel en même temps qu’ils subvertissent les frontières du temps et de l’espace. Mobiliser ces œuvres pour enseigner, c’est à notre sens mettre la fiction au service du réel dans l’intérêt du malade et du médecin à venir. L’auteur a construit sa fiction en partant du réel. Nous pensons qu’en partant de la fiction, enseignants et étudiants ont capacité à construire du réel.

La médecine au pays de Rashomon : une histoire à trois composantes

33Au-delà d’œuvres qui mettent directement en scène la médecine, d’autres textes et films paraissent également mobilisables dans le contexte qui est le nôtre. C’est le cas de Rashomon. Ce roman japonais célèbre, adapté à l’écran par Akira Kurosawa, offre tout d’abord l’occasion de questionner comme nous le ferons plus bas les potentialités et limites respectives du texte et de l’image dans le cadre de l’enseignement de la médecine. Cette œuvre raconte par ailleurs une même histoire exprimée successivement du point de vue de plusieurs protagonistes. En médecine, comme dans l’univers de Rashomon, trois perspectives se croisent dans l’histoire d’une rencontre qui lient médecin et malade dans le contexte d’une maladie. Dans Rashomon, chaque récit fournit une interprétation spécifique du même événement, en partie similaire et en partie différente. Le point de vue du spectateur évolue au fur et à mesure qu’il redécouvre l’histoire et l’enrichit des multiples interprétations qui en sont données. Rien n’est fondamentalement faux mais rien n’est non plus totalement vrai. Ce procédé aujourd’hui classique (mais néanmoins complexe) a été notamment repris dans d’autres œuvres d’importance comme Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durell et Le Cercle de la croix de Ian Pears. Rashomon, même s’il ne traite pas de la médecine, a un sens pour l’enseignement de la médecine (et pour celui des déteminants de la décision thérapeutique) puisqu’il permet de s’interroger sur les interprétations subjectives, en partie contradictoires, que peuvent avoir soignants, malade, famille, amis et collègues par rapport à une même situation de maladie. Chacune de ces composantes est elle-même prise dans un contexte qui lui est propre et dont rend compte le schéma ci-dessous :

figure im2

34Ce triangle peut se lire de deux manières : par les sommets qui le composent mais aussi par les lignes qui les unissent. Dans ce second cas, on met l’accent sur trois types d’histoires. Une première histoire qui lie le médecin et le malade. Une seconde qui concerne le malade face à sa maladie. Une troisième qui rattache le médecin à la maladie qu’il doit affronter. Enseigner la médecine, c’est, dans la perspective de Rashomon, s’intéresser à ces trois histoires qui constituent chacune un support potentiel et par ailleurs exploité par la fiction. Voici donc un premier cadre conceptuel à partir duquel envisager le choix d’œuvres cinématographiques et littéraires pour enseigner la médecine.

35Mais, ainsi que le rapporte ce schéma, il est également possible de procéder à une décomposition au niveau de chacun des sommets afin d’enrichir ce premier cadre conceptuel. En effet, malade, médecin et maladie sont eux-mêmes respectivement pris dans un contexte qui leur est propre et chacune de ces dimensions peut à son tour constituer un axe de sélection pour des œuvres de fiction aptes à servir de support pour l’enseignement de la médecine :

  • le médecin intervient en relation avec d’autres soignants au sein d’un contexte d’action qui permet et conditionne la thérapeutique et ses possibilités de succès. Dans ce contexte, il y a d’abord le médecin avec sa propre histoire et ses compétences plus ou moins fortes. Il y a ensuite les autres soignants avec lesquels il faut interagir au mieux de l’intérêt du malade. Il y a enfin l’ensemble des possibilités et contraintes techniques, institutionnelles, économiques et réglementaires qui déterminent l’espace dans lequel le médecin peut intervenir ;
  • le malade vit en relation avec une famille d’une part, avec des amis, un travail et un environnement économique d’autre part. Les premiers peuvent participer de manière importante à la prise en charge de la maladie, non seulement de manière évidente pour des enfants mais également pour d’autres proches si la gravité et/ou le risque mortel augmentent. Le malade peut souhaiter envers ces personnes une transparence et une implication plus ou moins forte. Autant de sources d’accords ou de conflits potentiels qui peuvent influer sur le déroulement de la maladie et sa prise en charge. Le sida a montré comment le tissu social proche et lointain pouvait s’inviter dans la chambre du malade tout autant que dans les essais cliniques. Face à « l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » [5], différentes attitudes du malade et des proches sont possibles qui peuvent faciliter ou compliquer la relation entre médecin, malade et maladie. Les contraintes économiques sont également souvent présentes, soit parce qu’un arrêt de travail peut se révéler impossible du point de vue du malade compte tenu de son contexte de travail, soit qu’au contraire la poursuite du travail ou de la vie en situation entraîne par elle-même le déclenchement ou l’aggravation de la maladie. Nul n’a oublié, pour prendre des cas extrêmes, la silicose des mineurs ou plus récemment l’amiante et ses conséquences en termes de santé publique ;
  • enfin, la maladie elle-même existe en fonction des possibilités thérapeutiques permettant de la contrer et souvent en relation avec d’autres maladies qu’elle précède, suit ou accompagne. En ce sens, une maladie a donc une histoire qui lui est propre et que certains se chargent d’étudier. Et cette histoire peut avoir un sens pour nous rappeler ce qui n’est plus mais peut être demain. Lire ou voir à l’écran une épidémie et les réactions d’une population ou d’un corps médical face à celle-ci, c’est offrir du matériel permettant de se rappeler ce qui a permis hier de la soigner. C’est également se donner des moyens d’appréhender comment réagissent des médecins et des malades dans un contexte de crise où les repères et les règles sont remis en cause ou abolis.
Au total, nous proposons donc, en se servant de ce cadre d’analyse pour guider le choix et en phase avec la demande des étudiants, d’étendre cet enseignement sur un nombre de séances plus conséquent ainsi que cela existe déjà à l’université de Strasbourg [6] et à l’étranger, que ce soit dans des pays anglo-saxons ou en Israel [7]. Il convient d’ailleurs de noter que d’autres types de formations aux besoins et exigences similaires, en relation avec la composante humaine du métier auquel elles destinent, expérimentent également la mobilisation de la fiction pour l’enseignement.

Littérature, cinéma: quel support pour la fiction ?

36Qui sont ces personnages qui peuplent les romans et les films qui traitent de la vie dans le contexte de la médecine ? Des gens exceptionnels pour sûr. Parmi les œuvres que nous avions initialement sélectionnées et pour certaines exploitées, on trouve un fils confronté au cancer de son père et aux multiples options que leur présentent les médecins qu’ils consultent, un être humain qui vit les renoncements marquant la fin de sa vie comme la destruction du royaume dans lequel il a vécu, un médecin qui accompagne dans la mort ceux qu’elle a toujours cotoyés alors que se produit leur anéantissement ainsi que celui de leur univers et de sa normalité, des médecins qui s’opposent à une famille en ce qui concerne le traitement d’un malade, d’autres qui hésitent et parfois se trompent dans un diagnostic ou un traitement, certains qui expérimentent des traitements sur eux-mêmes pour ouvrir une nouvelle voie thérapeutique, d’autres enfin dont les enjeux de pouvoir et de sexe entrent en compétition avec ceux de fonctionnement de l’institution de soins. Mais le registre des œuvres à mobiliser est bien plus large ainsi qu’en témoignent le cycle de projection organisé à la Cité des Sciences, les réactions et commentaires des étudiants, les multiples œuvres littéraires et cinématographiques que nous avons rencontrées ou dont nous avons entendu parler depuis que nous avons lancé cette expérimentation.

37En lisant les romans ou en regardant vivre à l’écran médecins, malades et entourage, nous avons l’impression de les connaître et de les comprendre intimement, de rentrer dans le secret de leurs cœurs et de leurs esprits. Ils ne sont plus de simples êtres de fiction issus du croisement de notre imagination et de celle de leurs créateurs. Ils nous mobilisent en tant qu’individus, soignants et malades car ils ont été conçus et créés pour exprimer, solliciter et renvoyer à ce que nous pourrions imaginer dire et faire dans des contextes et circonstances similaires. À chaque fois que ces personnages entrent en scène, les distinctions artificielles entre les faits et la fiction s’effacent, le monde imaginaire et le monde réel se confondent et les frontières qui les séparent se dissolvent.

38Cinéma et littérature, deux formes qui permettent toutes deux d’exprimer une narration mais qui posent d’emblée une double question : ne faudrait-il pas préférer le reportage, le document authentique à la fiction ? quel support privilégier entre le texte et l’image dynamique et sonore pour l’enseignement de la médecine ?

39Le premier choix concerne la mise en perspective entre la médecine et sa représentation. Si la médecine est un art, sa représentation sous forme artistique conduit à analyser son rapport au réel. À ce sujet, deux approches nous semblent se compléter entre lesquelles il peut y avoir matière à choix. Sommes-nous à la recherche d’un vecteur qui se charge d’enregistrer ce qui se passe réellement ou s’est produit ou bien nous orientons-nous vers ce qui s’appuie sur le réel mais pour se projeter au-delà ? Dans le premier cas, nous nous situons du côté du documentaire, du journalisme, du témoignage et l’auteur s’efface derrière la vérité et les contraintes de son sujet. Dans le second, nous serons du côté du roman, du film, de la fiction dans lesquels l’auteur se doit de respecter une véracité qui autorise un détour par rapport au réel. Notre désir commun de s’appuyer sur la fiction va nous fournir la réponse à cette question. Il nous semblait que la fiction permettait de bénéficier à la fois de la force de l’imaginaire de ceux qui ont fait œuvre de création et d’une liberté relative par rapport aux contraintes de l’accès et de la fiabilité du réel. En effet, la fiction conduit à une relation au réel qui ne se limite pas à la puissance du réel mais se complète de celle de l’imaginaire. Ce choix de la fiction permettait également à notre corpus de s’appuyer sur l’ensemble des œuvres de création élaborées et transmises au cours des siècles, des civilisations et des cultures.

40Le second choix concerne le vecteur de la narration. En fait, entre le roman et le film, nul choix ne parviendra à s’imposer tant chacun emprunte des manières différentes et apporte des éléments complémentaires. Littérature tout autant que cinéma nous permettent de nous projeter dans les personnages qui les peuplent, de nous identifier à eux et d’imaginer dans une quasi-simulation comment nous réagirions nous-mêmes dans une situation ou un cadre similaire. Mais les perspectives que ces deux formes de narration offrent sur les êtres qui vivent et trépassent dans ces fictions ainsi que dans notre réalité ne sont pas les mêmes. Le texte focalise l’attention par le mot qu’il utilise mais en même temps offre un espace plus grand à l’imaginaire pour construire autour de ce qui centre l’action. En ce sens, entre ce que veut dire l’écrivain et ce que construit le lecteur dans son cœur et son esprit, il y a un espace immense. Comme l’a théorisé Bakhtine [8] et développé Ricœur [9], cet entre-deux fonde un imaginaire qui n’est ni totalement celui de l’écrivain ni totalement celui du lecteur. Il se situe à la rencontre de leurs deux perspectives. Quand le médecin entre en scène et rencontre le malade, nous ne connaissons pas le détail de ce qui les entoure, nous ne les voyons pas. Nous ne faisons que les imaginer. En revanche, le romancier nous relate ce qui se passe dans le secret de leur âme respective, nous dévoile leurs pensées et nous décrit leurs sentiments. En ce sens, il réalise une « autopsie » de l’être vivant, il met sous son scalpel, en fonction de ses souhaits et de ce qu’il a choisi de mettre en avant, le détail de ce qui se déroule pour chacun des protagonistes et entre ceux-ci. À l’inverse, le cinéma nous offre l’image mais également le cadre et le hors-cadre par lesquels se régule la relation à l’imaginaire. L’image donne à voir tout ce qu’il nous était possible d’imaginer ou d’ignorer lorsque nous lisions un roman. En un instant, nous enregistrons une quantité de détails qu’un roman ne pourrait parvenir à épuiser. Mais nous suivons les visages et les gestes comme le ferait un projecteur et nous n’entendons les personnages que par ce qu’ils disent (ou à la rigueur lorsqu’une voix off parle pour eux). Pour le reste, il nous appartient de deviner et d’interpréter à partir de ce que le réalisateur et l’acteur ont cherché à nous faire percevoir ou deviner.

41Par ailleurs, toute œuvre nécessite un abord qui réclame un investissement et des conditions d’accès plus ou moins difficiles. L’image a l’avantage de son caractère immédiat et global. Elle offre également, par le biais de la projection, la possibilité d’une perception simultanée et collective par plusieurs personnes, ce qui peut avoir un intérêt dans des situations d’enseignement (l’enseignant est certain que tout le monde a regardé la même chose au même moment). Par contre, elle affronte une double difficulté. Tout d’abord, un film ne se parcourt pas comme un livre. Lorsque le lecteur feuillette et saute des pages ou des chapitres, il lui est possible de passer rapidement et facilement d’un endroit de la narration à un autre, de se faire une idée partielle de ce qui a été éclipsé pour tenter de rétablir la continuité du récit. Cela est moins aisé avec les DVD et impossible avec la projection en salle. Comme nous l’avons aussi expérimenté, il n’est également pas si facile pour le profane d’indexer précisément une séquence particulière pour y revenir aisément. Ensuite, à ce jour et dans l’attente de l’extension à venir du téléchargement de films à volonté, le cinéma pose un problème de logistique pour organiser sa projection. Les DVD existent mais pas forcément pour les œuvres souhaitées. Les ciné-clubs sont difficiles à mettre en œuvre. Les sorties en salle ne sont pas sous contrôle de l’audience mais bien sous celui des distributeurs. Les droits d’utilisation, même non commerciale, sont un domaine complexe en évolution constante. Bref, le cinéma est une économie de l’offre et non de la demande. Enfin, nos difficultés réelles à mobiliser pour cette séance un ordinateur, un vidéoprojecteur ainsi qu’à transférer les séquences sur un support adéquat montre le chemin qui reste à parcourir en termes d’organisation pour rendre aisé ce type d’enseignement au sein des facultés.

42Le livre pose d’autres problèmes. La lecture préalable des textes dans le contexte qui était le nôtre semble un vœu pieu et ne fut pas tenté (il en serait peut-être différemment si plusieurs séances successives dans un esprit similaire avaient été organisées). Il y a donc eu nécessité de consacrer un temps important de la séance à cette simple acquisition de l’information textuelle qui a ensuite nécessité d’être mise en commun. Par ailleurs, il semble y avoir à l’origine pour certains étudiants, compte tenu de la quantité de documents scientifiques et techniques à mémoriser pour les autres matières, une réticence à rentrer dans des œuvres qui proposent un autre type de texte que celui des polycopiés et conférences d’internat. Ceci semble manifeste pour les textes littéraires qui pourraient être en anglais car non traduits en français. Par contre, les œuvres sont plus facilement accessibles, les romans publiés étant souvent disponibles gratuitement dans les bibliothèques ou à un coût minime en librairie. Enfin, une fois le livre ou l’extrait entre les mains des étudiants, les difficultés techniques n’existent plus, à la différence du cinéma.

43Au total, images et textes ont chacun leurs avantages et leurs défauts, tant du point de vue de l’enseignant que du point de vue de l’étudiant. Littérature et cinéma, deux vecteurs et donc deux moyens de transmettre l’information et l’émotion de manière différente. Pour chacun et selon chacun une sensibilité et un intérêt plus ou moins fort qui cependant nous semblent parfaitement complémentaires. Même si ils parlent tous deux par le biais de la narration et de la fiction, ils n’en représentent pas moins deux formes complémentaires pour mobiliser nos sens et notre intelligence dans le cadre de l’enseignement de la médecine. En abandonner une au profit de l’autre nous semblerait constituer une erreur dommageable et en tout cas injustifiable. Il convient enfin de noter que si aujourd’hui la littérature offre une liberté plus grande que le cinéma en termes de coût et d’accès, cet avantage devrait se réduire de lui-même quand les ordinateurs portables se généraliseront chez les étudiants et que la diffusion de nombreux contenus à distance deviendra la règle plus que l’exception.

Conclusion : une fiction en quête de réalité

44Les auteurs et réalisateurs démontrent dans leurs œuvres comment ces aspects fondamentaux qui nous conduisent en tant qu’individus influencent nos attitudes, comportements et décisions en tant que soignants. Ils nous confrontent également aux conséquences probables que peuvent avoir nos actions. La compréhension que les écrivains et réalisateurs nous fournissent nous apporte un bénéfice réel. En effet, il semble que d’une part nous sommes souvent incapables de voir au-delà du moment exact de la situation à laquelle nous sommes confrontés, et d’autre part nous avons le plus souvent de réelles difficultés à prendre en charge et résoudre des problèmes humains dans le lieu et le contexte d’une pratique guidée par un besoin d’efficacité.

45L’immersion dans l’imaginaire de la littérature et du cinéma n’a évidemment que peu à voir de manière directe avec l’exactitude d’un traitement, avec la détection d’un signe clinique ou le repérage d’une anomalie diagnostique. Par contre, selon nous, les valeurs et la compréhension que nous pouvons tirer de la littérature et du cinéma de qualité nous sensibilisent à nous-mêmes. Par extension, elles nous confrontent aux problèmes des autres ainsi qu’à la complexité et à la difficulté de la relation médecin-malade d’une part, des interactions avec une famille et au sein d’une équipe de soignants d’autre part. Une œuvre célèbre a vocation et potentialité à constituer une référence et un point d’ancrage pour la mémoire, les émotions et les comportements.Selon nous, des êtres intelligents et sensibles peuvent profiter autant de la lecture et de la vision d’œuvres produites par des auteurs de qualité qui ont pris la médecine comme sujet qu’ils le pourraient de recettes ou de règlements qui expliqueraient comment se comporter face au malade, à la famille ou à des collègues.

46À notre sens, la fiction narrative apporte donc à l’enseignement de la médecine un supplément d’âme qui lui fait actuellement défaut. Au-delà de la composante technique de la médecine, elle permet de traiter des problèmes humains dont la prise en compte et la résolution conditionnent les capacités et les effets thérapeutiques. Elle permet également d’envisager autrement des enseignements de sciences humaines, dont nombreux sont ceux qui en reconnaissent l’importance, sans pour autant savoir comment le transmettre de manière contextualisée. Par ailleurs, face à un enseignement dont certains disent qu’ils souffrent d’un excès de mémorisation et d’enfermement sur lui-même, la fiction narrative permet une prise de distance et une ouverture sur le monde environnant. Nous pensons qu’un passage par la narration et la fiction peut avoir un impact à long terme pour l’étudiant et qu’il est également source d’enrichissement non seulement pour la pratique mais également pour la vie. Rien n’empêche d’ailleurs que des étudiants se mettent eux-mêmes à écrire ou filmer des fictions, enrichissant ainsi les perspectives sur le matériel dont ils se dotent et sur celui qu’ils ont étudié. Ceci constituerait une forme supplémentaire et complémentaire d’enseignement de la médecine par la fiction. Au-delà de cette proposition, notre souhait est d’aller vers l’extension et la généralisation de la forme d’enseignement que nous avons expérimentée. Ceci pourrait se traduire en trois types d’action : a) offre d’un espace de réalisation tel que cela a été le cas dans l’institution qui a servi de cadre à cette expérimentation (avec probablement selon la recommandation des étudiants la possibilité d’organiser au sein d’un module une série de séances (et non une séance unique) où chacune serait l’occasion d’étudier de manière spécifique et approfondie une œuvre unique), b) constitution d’une communauté d’enseignants intéressés à cette mise en œuvre, à l’échange et à la constitution de matériels pédagogiques à cette fin (cf. demande des étudiants de disposer de synthèse formelle en fin de séance et nécessité d’échanger dans le cadre d’un enseignement en cours de construction), c) constitution d’une banque de support cinématographique et littéraire de référence pouvant être aisément mobilisée pour les enseignements de chacun (avec pour le cinéma, le besoin d’une mise en œuvre technique et légale spécifique au sein de chaque établissement compte tenu des problèmes de coûts, de convergence et de réglementation habituels en termes de contenus, d’ordinateur, de logiciels et de rétroprojecteurs). À ces trois conditions, rien ne s’opposera à ce que l’utilisation de la fiction dans l’enseignement de la médecine ne devienne réalité. La réalité aura alors rejoint la fiction.

Notes

  • [1]
    B. Kahane, « Les conditions de cohérence des récits stratégiques : de la narration à la nar-action », Revue française de gestion, 32, n° 162, 2006.
  • [2]
    Liste des thèmes suivis des textes ou extraits :
    • fin d’un monde : Le roi se meurt (E. Ionesco), Vie et Destin (V. Grossman),
    • cancer : Mars (F. Zorn), Patrimoine (P. Roth),
    • hôpital : A day in the life of an internist (R. Reynolds), Risibles amours (M. Kundera),
    • accouchement, dépression : Une relation dangereuse (D. Kennedy),
    • expérimentations : Don’t touch the heart (L. Altman), Le Cercle de la croix (I. Pears),
    • erreurs : Mistakes (D. Hilfiker), Touching (D. Hellerstein), My own Country (A. Verghese),
    • visites à domicile : House Calls (L. Thomas), The Curse of Eve (Sir Arthur Conan Doyle), A Doctor’s Visit (A. Tchekov), Un médecin de campagne (F. Kafka).
    (NB. Seuls les textes en français ont été utilisés lors de cette première expérience.)
  • [3]
    Canguilhem G., Le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.
  • [4]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Points Seuil, Paris, 1996.
  • [5]
    Allusion au roman homonyme d’Hervé Guibert (Gallimard, 1990), un des premiers à faire le récit de la vie avec le sida.
  • [6]
    Christian Bonah, Enseignement optionnel PCEM2/DCEM1, Cinéma, littérature et médecine, Faculté de Strasbourg.
  • [7]
    Étienne Lepicard, Behavioral Sciences Department, Tel Aviv University, Faculty of Medicine.
  • [8]
    Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine, le principe dialogique, Seuil, Paris, 1981.
  • [9]
    Paul Ricœur, Temps et récit, Points Seuil, Paris, 1991.
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