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Article de revue

Le corps en pièces détachées. Enjeux scientifiques, économiques et philosophiques

Pages 37 à 42

English version

1Chaque être humain éprouve l’unité de son corps, quand le fonctionnement de celui-ci est silencieux, discret, voire absent de la conscience, même si l’évidence de sa disponibilité pour effectuer tous les actes de la vie courante ne lui permet pas de s’interroger sur ce qui en fait l’harmonie.

2À peine ressent-on la violence d’un coup, le surgissement d’une douleur dans le ventre, la tête, le cou, les dents, une articulation, que l’attention se focalise soudain sur cette zone qui confisque à son profit toute l’économie du corps. Et cette douleur justifie alors le recours à celui qui est réputé avoir la meilleure réponse adaptée ; avec cette impression que l’unité du corps est menacée par cette irruption soudaine d’une défaillance locale. Simplement, le reste du corps est attentif à ce que la restitution ad integrum du trouble partiel réinsère cette partie dans un tout harmonieux, veillant plus ou moins consciemment à ce que cette attention soudain focalisée à une zone précise ne crée pas de sécession !

3La médecine est venue peu à peu s’immiscer dans ce dialogue et même l’interrompre, au nom de la science qui prédit, met en évidence, rassure ou inquiète. Peu à peu, le « dit » de la médecine remplace le « su » du corps. Ce que révèle la médecine devient plus important que ce que perçoit le corps. Or, la médecine ne peut être qu’analytique et isoler les signes. Elle ne peut pas prendre en compte l’unité, sauf à se mettre à distance ou à transférer ses moyens de connaissance dans une vision globale plus ou moins teintée alors de spiritualité ou de magie. Le paradoxe croissant réside dans cette substitution de l’imagerie et de la biologie à la réalité du corps.

Les aspects scientifiques

4L’éclatement du corps a cru à grande vitesse. À un point tel que le corps lui-même, en dehors de la plaie traumatique ou de l’éruption cutanée, a fini par ne plus intéresser la médecine. La sémiologie médicale, c’est-à-dire l’étude des symptômes et des signes, est à peine enseignée ; si elle l’est, c’est plus en substitut à l’histoire de la médecine que pour son intérêt médical propre. Écouter un malade et surveiller sa plainte est vécu comme du temps perdu. Or, comme un adage médical le dit : « Écoutez le malade, il vous donnera le diagnostic » ; ce temps essentiel est en voie de disparition.

5Examiner complètement un malade, c’est-à-dire lui restituer son unité perdue, est perçu comme un procédure inutile, voire indiscrète et même dérangeante. L’image a remplacé le signe. Parfois de façon caricaturale, quand le médecin s’interroge sur une image mammographique étrange qui n’est qu’un petit abcès du sein qui aurait été vu si on avait simplement regardé ce sein avec l’œil et pas seulement la machine…

6Peu à peu le corps n’est vécu par la médecine que comme un ensemble de pièces détachées dont chacune a son autonomie ou plutôt dont chacune est envisagée comme telle. Et le corps est prié de se conformer à cette vision médicale. Les viscères et organes ont acquis désormais une visibilité par l’échographie, le scanner et l’IRM. Ces images virtuelles sont à la source d’une nouvelle réalité du corps. Les personnes parlent d’ailleurs de leur « écho » hépatique et non de leur foie, de leur scanner cérébral et non de leur cerveau, de leur IRM vertébrale et non de leur rachis, de leur mammographie et non de leur sein ! Le corps est ainsi devenu un lieu d’images, un chantier qui focalise d’autant plus l’attention que la notion d’image normale est de plus en plus sujette à interrogation. Un foie stéatosique (c’est-à-dire un peu infiltré de graisse) est-il réellement un foie anormal ? La présence de « kystes biliaires », une dilatation ventriculaire cérébrale, une surrénale un peu grosse, images pourtant assez banales ne prêtant pas à conséquence, inquiètent inutilement le porteur de ces images ; chacune d’entre elles focalise sur elle-même une angoisse existentielle.

7La complexité croissante des images radiologiques, échographiques ou endoscopiques a conduit le praticien à se réfugier dans une expertise d’autant plus grande que son terrain d’observation est étroit. Même le cardiologue finit ainsi, comme expert des troubles du rythme, par se distinguer de l’expert des valves ou des fonctions ventriculaires. Le pneumologue de l’asthme n’est pas celui du cancer bronchopulmonaire ni de la bronchite, l’hépatologue n’est plus le gastro-entérologue, le rhumatologue de l’arthrose n’est pas celui de l’inflammation, le chirurgien de l’épaule n’est pas celui du genou, etc. La société participe plus ou moins consciemment à cet éclatement, en demandant, à juste titre, le meilleur technicien de la réparation de la zone malade, comme si le corps déléguait ou prêtait transitoirement une de ses parties à la médecine ou à la chirurgie ; en oubliant qu’une articulation pour fonctionner doit s’intégrer dans l’économie générale du corps. Il ne suffit pas d’une bonne prothèse de hanche en titane pour résoudre la souffrance d’une arthrose de hanche. Il faut des muscles, un poids qui ne soit pas excessif, un équilibre du corps satisfaisant, une volonté de mobiliser toute son énergie vitale, bref, une intelligence du corps entier qui réintègre la hanche dans une totalité.

8Les situations sont fréquentes où la douleur du genou trahit de fait une souffrance de la hanche, une douleur du creux de l’estomac, une souffrance cardiaque d’origine coronarienne, du bas du dos, une maladie digestive, du pancréas en particulier. Mais la topographie de la plainte douloureuse peut induire en erreur et on ne compte plus les malades qui meurent d’infarctus brutal au moment ou après une fibroscopie gastrique, demandée en urgence pour une douleur qui était en fait une douleur cardiaque attribuée à tort à une origine digestive, ou d’un cancer du pancréas se révélant à l’issue d’une IRM du rachis demandée devant un lumbago. Cette confiscation topographique excessive se double d’une confiance démesurée dans des informations fournies par la biologie ou par la génétique. La confusion est fréquente entre le portage d’un gène de susceptibilité à une maladie (HLA B 27 par exemple) et la maladie elle-même. La réduction d’une annonce d’un risque à sa présence finit par faire transférer toute la charge émotive de l’esprit sur un organe précis ; ainsi par exemple, être porteur d’un gène hétérozygote de la mucoviscidose ne signifie en aucune façon l’existence d’un risque de cette maladie. Ce portage signifie simplement que le risque de transmission de cette maladie aux enfants existe, seulement si le conjoint est dans la même disposition génétique. Cette angoisse croissante d’un « dit » de la médecine trouve son acmé dans les situations prénatales. La moindre anomalie de la forme cérébrale fœtale réduit le fœtus à cette image insupportable. La forme d’un organe confisque totalement la vision de l’ensemble du corps. Einstein ne passerait pas la barrière actuelle de l’échographie, en raison de son lobe pariétal gauche un peu développé…

9Les greffes d’organes, rein, foie, poumons, intestin, pancréas, des membres, bras, mains, genoux, ont contribué, par leur succès, à cette conception d’un corps-machine indéfiniment réparable dont les éléments sont interchangeables d’un l’individu à un autre. Si le bras d’un mort peut être greffé sur l’avant-bras d’une personne amputée, cela signifie que ce bras est un instrument et simplement cela. Les débats restent vifs entre ceux qui pensent que le cerveau peut être réinvesti par un foie greffé, l’instrument influençant la commande, et ceux qui restent sceptiques sur cette possibilité réelle.

10Toute cette évolution est irréversible, d’autant qu’elle permet des réparations spectaculaires. Mais elle rend difficile l’abord de symptômes dits « généraux » comme la fatigue, les malaises, les douleurs diffuses, la perte d’appétit, les vertiges, etc., bref, tout ce qui appartient à l’économie générale de l’organisme. Cette difficulté justifie alors le transfert sur la sphère psychiatrique ou psychologique, seule dépositaire désormais de la plainte de l’ensemble du corps non référée à un organe.

11Le médecin généraliste, l’interniste, tentent de résister à cette évolution un peu simpliste de la vision du corps dans son ensemble, en essayant de garder une vision panoramique de celui-ci. Mais il faut se garder de toute nostalgie d’un temps ancien où l’unité du corps préservée se payait d’un prix élevé, lié à l’impuissance thérapeutique ou diagnostique.

12Mais le plus troublant concerne l’aspect économique.

Les aspects économiques

13Le transfert technologique croissant du corps créé un besoin constant d’amélioration du matériel. Le paradoxe réside dans cette autonomisation de l’image par rapport au corps de plus en plus absent, image qui revendique son propre statut, ses exigences, au fond assez indifférentes à sa justification. Autrement dit, le perfectionnement de l’image dépend de son utilisation maximale, pas de son fondement. Si les images n’étaient fournies que par une demande rationnelle, le progrès technique tarderait. Il faut que la machine tourne. À ce prix seul, des améliorations permanentes se font jour. L’appareil, par ce principe, créé une offre dans laquelle s’engouffrent médecins et malades, toujours curieux de voir ce qui est caché. Le moindre lumbago suscite un scanner vertébral même s’il est inutile dans 95% des cas. La biologie suit le même parcours : si seuls les examens utiles étaient demandés, les laboratoires de biologie sombreraient. Le paradoxe étrange est que, dans cette vision du corps indéfiniment ausculté, c’est la bonne santé qui finance la maladie.

14Les examens privilégient tel ou tel organe, on pousse au maximum les investigations, restant de fait indifférent aux examens plus généraux. Ainsi, l’endocrinologue demandera les tests biologiques les plus sophistiqués, négligeant peut-être un examen simple du foie ou de la fonction rénale. Plus grave est la construction d’un concept à partir d’un traitement proposé. L’exemple le plus caricatural est celui de la dysfonction de la « fonction érectile », à partir de médicaments qui favorisent l’érection. Dans la mesure où la sexualité est identifiée à une machinerie sexuelle, où la « panne » est corrigée par un stimulant, le marché s’engouffre dans cette voie et suscite un besoin à partir d’une offre. Le marché n’aime pas trop confier son avenir à des objectifs généraux, tous bien hétérogènes. Il faut une cible précise et la meilleure cible est celle que l’on construit. Quand le corps est perçu comme un corps morcelé, où chacun des morceaux justifie des explorations exhaustives au détriment de la vue d’ensemble, le marché, en proposant sans cesse de nouveaux tests avec des objectifs de plus en plus étroits, crée de nouvelles « niches », jugées cependant de plus en plus nécessaires. Ainsi, le morcellement du corps instauré par la médecine satisfait le marché des biotechnologies dont la croissance ne peut être qu’infinie.

Les enjeux anthropo-philosophiques

15Les théories du corps se sont toujours contredites, mais la plupart des civilisations privilégient le corps comme un. Certes, le cœur rassemble l’énergie et les émotions dans la société occidentale, quand le foie joue le même rôle dans la plupart des sociétés asiatiques ; mais il ne s’agit nullement ici d’isoler un organe, il est seulement le siège d’un centre vital, d’une zone d’où irradient des flux vitaux. La plupart des sociétés ne désignent pas un lieu de maladie précis, mais parlent du corps comme « froid », « chaud », parcouru d’« ondes » ou de « souffles ». La maladie est perçue comme une rupture d’harmonie. La thérapeutique vise à reconquérir un équilibre, une beauté intérieure sans laquelle il n’y a pas de vraie santé. L’énergie circule de façon subtile. Cette fluidité incessante est aux antipodes de notre morcellement, d’où les malentendus incessants entre la médecine occidentale et les médecines traditionnelles. Sans sombrer dans une sorte d’ésotérisme ou de complaisance vis-à-vis des médecines alternatives, il paraît certain que celles-ci privilégient de façon infiniment plus efficace l’unité du corps que notre médecine d’un corps éclaté ; mais c’est cet éclatement qui a fait faire ses plus grands progrès à la médecine. Les médecines alternatives restent figées dans une vision idéologique et ne peuvent jamais être soumises à la critique rationnelle.

16Il est cependant avéré que cette perte de l’unité du corps, où la médecine a une grande responsabilité, est une source de perturbations mentales et spirituelles ; dans notre humanité, ce que l’être malade demande, c’est d’être guéri et surtout soigné comme un et non pas comme un ensemble de pièces détachées.

Conclusion

17Le corps en pièces détachées est devenu un paradigme de la médecine contemporaine. La tentation est forte d’accentuer ce morcellement en confiant le corps à la technique qui, par essence, privilégie ce qui lui est accessible, paramétrable, normé, et reste assez indifférente aux influences réciproques des organes les uns sur les autres.

18Cette nouvelle culture médicale irréversible, malgré son efficacité diagnostique et thérapeutique, comporte deux risques : l’un de rompre l’unité inconsciente du corps, l’autre d’être à la source d’une vulnérabilité au marché. Cette lucidité doit être présente, sans cesse en éveil pour ne pas faire de l’homme une machine réparable à l’infini.

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