Couverture de SEVE1_065

Article de revue

Focus

Pages 13 à 23

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Union européenne

Lutter contre la pénurie des médicaments : pour un retour à l’indépendance de l’UE ?

1Dans un contexte où la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 a montré avec force les difficultés de pénurie de médicaments et de matériel médical, la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) du Parlement européen recommande, dans un rapport adopté le 14 juillet 2020, le rétablissement de la production pharmaceutique dans l’Union européenne (UE) et la création d’une pharmacie européenne d’urgence.

2Ce rapport rappelle un constat alarmant : la forte dépendance de l’UE de pays tiers pour son approvisionnement pharmaceutique. Ainsi, 40 % des médicaments commercialisés dans l’UE proviennent de pays tiers, 60 à 80 % des ingrédients pharmaceutiques actifs sont fabriqués en Inde ou en Chine, et l’Inde et la Chine produisent 60 % du paracétamol, 90 % de la pénicilline et 50 % de l’ibuprofène dans le monde. Entre 2000 et 2018, les pénuries au sein de l’UE ont été multipliées par 20 touchant particulière- ment les médicaments essentiels, c’est-à-dire ceux qui répondent aux besoins de santé prioritaires d’une population. Les causes sont multiples, systémiques, et dépassent largement les difficultés rencontrées lors de la pandémie de Covid-19 : problèmes de fabrication, quotas industriels, marché de vente parallèle, hausse inattendue de la demande, fixation des prix décidés au niveau national, délocalisation de la production notamment des médicaments génériques.

3Pour faire face à ce constat, le rapport identifie trois domaines prioritaires :

  • un retour à l’indépendance de l’UE pour assurer la disponibilité de médicaments et de matériel médical ;
  • une meilleure coordination au niveau de l’UE pour compléter les mesures nationales afin de garantir l’accès à des services abordables et de qualité ;
  • une meilleure coordination entre les pays de l’UE. À cet effet, la commission ENVI propose plusieurs étapes de mise en œuvre dont identifier les sites potentiels dans l’UE pour une production pharmaceutique, en donnant la priorité aux médicaments essentiels et stratégiques, créer une « réserve pour imprévus » au niveau de l’UE, qui servira de « pharmacie d’urgence européenne » et réduira le risque de pénuries, échanger des bonnes pratiques, garantir la transparence, utiliser de nouveaux outils numériques pour partager les données sur les pénuries, favoriser la circulation de médicaments entre États membres et soutenir les investissements dans la recherche. En particulier, le rapport encourage l’introduction d’incitations financières, conformément aux règles sur les aides d’État, afin de convaincre les producteurs de fabriquer les substances pharmaceutiques actives et les médicaments dans l’UE.

4Selon le rapport, l’ensemble de ces propositions doit s’inscrire dans la future stratégie pharmaceutique pour l’UE initiée par la Commission européenne et attendue d’ici à la fin de l’année. Cette stratégie fait l’objet d’une consultation publique ouverte, pour trois mois, depuis le 16 juin 2020 portant sur des thèmes essentiels : l’autonomie stratégique et la fabrication des médicaments, l’accès à des médicaments abordables, l’innovation, ainsi que la viabilité environnementale et les défis en matière de santé. L’objectif est notamment de réduire la dépendance de l’UE vis-à-vis des importations en provenance de pays tiers tout en garantissant la disponibilité des médicaments, y compris des vaccins, en toutes circonstances.

5Dans ce contexte, la proposition du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 annoncée le 28 mai par la Commission européenne, soutenue par l’Allemagne et la France, comprenant un programme « l’Union européenne pour la santé » doté de 9,4 Md€ semblait aller dans le sens des conclusions du rapport de la commission ENVI. En effet, 1,7 Md€ figurait au budget communautaire et 7,7 Md€ étaient prévus par le plan de relance. Toutefois, les négociations du plan de relance entre États membres au sein du Conseil européen, qui se sont déroulées dans un climat tendu et ont abouti à un compromis le 21 juillet, ont fortement réduit les ambitions sanitaires du plan. En effet, seule la partie budgétaire du programme a été conservée, soit 1,7 Md€. Cette baisse s’explique principalement par l’attitude des pays « frugaux » (Autriche, Danemark, Suède, Pays-Bas) visant à réduire le budget de l’UE, ainsi que par la méfiance des États membres qui préfèrent s’assurer un contrôle plus direct dans l’attribution des fonds.

6Malgré cette baisse, ce budget demeure important au regard des fonds alloués lors du CFP 2014-2020 (450 M€) et de la volonté de réduire drastiquement le programme santé de l’UE avant la crise Covid-19. En effet, principalement une compétence exclusive des États membres, la santé publique devait faire l’objet d’une intégration au sous-programme du fonds social européen, sans existence propre ni visibilité réelle. Néanmoins, cette baisse du financement de l’UE dédié à la santé apparaît comme un frein aux ambitions affichées par la nouvelle commission en la matière (Plan cancer, inégalités de santé, coordination face aux pandémies) et aux propositions du rapport de la commission ENVI qui doivent encore être votées par le Parlement, en session plénière, en septembre.

7Ainsi, ce choix du Conseil européen, résultant d’un compromis politique entre les États membres, risque in fine de limiter la coordination européenne en matière de santé en particulier dans la relocalisation de la production de médicaments au niveau de l’UE. Or il n’est pas certain que la poursuite des négociations relatives au budget communautaire, qui vont débuter au sein du Parlement européen et du Conseil de l’UE en septembre, puissent véritablement inverser la tendance dessinée par les États membres.

8Florian Kastler

OMS

Vaccins contre la Covid-19 : entre Grand Jeu et nationalisme

9Le Grand Jeu fut une expression initialement utilisée pour décrire la rivalité entre la Russie et le Royaume-Uni dans leur quête de domination en Asie au xixe siècle. Par extension, cette expression tend aujourd’hui à désigner, dans le langage des relations internationales, les luttes d’influence entre grandes puissances. Parmi les répliques de la crise sanitaire que nous vivons, le sujet du développement et de l’accès aux futurs vaccins prévenant la Covid-19 ne manque pas de mettre à nouveau à rude épreuve les rapports (déjà passablement dégradés) entre les différents « pôles » mondiaux, sous le regard plutôt impuissant des organisations multilatérales ainsi que du reste de la communauté internationale.

10Le développement d’un vaccin et sa distribution à la population constituent en effet à ce jour la seule véritable opportunité de sortir de manière complète et durable de la pandémie actuelle. Être le premier pays à pouvoir se doter de cet outil de santé publique conférera à son détenteur un avantage inestimable pour son rétablissement économique (sans mentionner le prestige qui en découlera par la même occasion). C’est dans ce contexte que les États-Unis, la Chine et la Russie semblent se livrer ici à une sorte de déclinaison du Grand Jeu.

11Ces dernières semaines, le président américain a multiplié les déclarations fracassantes et a affiché sa conviction qu’un premier vaccin serait prêt d’ici à la fin de l’année 2020 [1] (et, va-t-il sans dire, avant les élections présidentielles à venir). La Chine et la Russie sont allées pour leur part un cran plus loin. Les autorités chinoises ont annoncé en juillet 2020 avoir autorisé l’utilisation du vaccin CanSino Ad5-nCoV, d’abord sur les militaires, mais aussi plus récemment sur plusieurs groupes de populations à risque et ce en l’absence de données issues d’essais cliniques de phase III [2]. Dans le même esprit, en août 2020, l’institut de recherche Gamaleya de Moscou déclara avoir développé un vaccin contre la Covid-19 : le Spoutnik V. Ce dernier aurait reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM) en Russie, là aussi en l’absence de données de phase III.

12Il est très difficile de savoir, dans les faits, ce qu’il en est du développement des vaccins chinois et russes. Peu d’informations tangibles circulent dans la littérature scientifique et la totalité de la communication des autorités concernées s’avère empreinte d’une dose non négligeable de propagande. Ce qui en revanche reste certain, c’est que le développement d’un vaccin est un processus long, coûteux et risqué (au sens d’aléatoire) sur le plan industriel. Au mieux, un tiers des vaccins pour lesquels des essais cliniques sont initiés sont mis sur le marché en bout de ligne, après une période de développement souvent longue, s’étendant en moyenne entre six et neuf ans [3]. La simple possibilité d’imaginer qu’un des candidats actuellement à l’essai puisse être disponible d’ici le milieu de l’année 2021 est en soi presque déraisonnable. Pour autant, les informations disponibles à ce jour nous donnent certaines raisons d’y croire tout de même un peu. En septembre 2020, 37 vaccins étaient testés chez l’humain, dont 5 déjà en phase III, 1 en phase II/III, 3 en phase II et 11 en phase I/II. Ce sont ces candidats qui sont actuellement au centre de toutes les préoccupations de la plupart des grandes économies mondiales, et par la même occasion la source d’importantes tensions diplomatiques.

13Le développement d’un vaccin efficace et sûr n’est en effet que la première étape du processus. Une production rapide et en très grande quantité sera nécessaire dès qu’un ou plusieurs candidats auront reçu une AMM. Les gouvernements des pays les plus industrialisés sont donc à couteaux tirés pour s’assurer que les vaccins approuvés puissent être produits sur leur territoire et que la livraison des lots se fera prioritairement pour leur population. La plupart des pays à haut revenu se sont engagés dans des contrats bilatéraux avec les industriels pour sécuriser leur futur approvisionnement, ce en l’absence d’information sur leurs besoins réels à terme, ainsi que sur la véritable stratégie vaccinale à poursuivre. L’Union européenne s’est illustrée en signant notamment un contrat pour 400 millions de doses avec l’industriel britannique Astra Zeneca (le montant total de la transaction n’a pas été révélé). Aux États-Unis, les autorités se sont engagées dans de vastes plans de financement de l’effort de recherche et développement (ainsi que des capacités de production), en échange de la cession des premiers lots pour sa population. L’état fédéral a ainsi financé pour 2 milliards de dollars l’entreprise Moderna développant un vaccin à ARN (mRNA-1273), s’assurant en contrepartie le bénéfice des cent premiers millions de doses du vaccin qu’elle produira si ce dernier était finalement commercialisé. À côté de ces grandes manœuvres, les intérêts du reste du monde semblent réduits à la portion congrue.

14C’est pour tenter d’inverser cette tendance que certaines initiatives multilatérales telles que COVAX ont vu le jour. COVAX est codirigé par l’Alliance Gavi, la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette plateforme, mise en place en août 2020, a notamment pour objectif de mettre en commun les capacités de financement et les besoins des pays à revenu intermédiaire ou faible pour leur permettre de peser dans les négociations sur l’accès aux premiers vaccins. Au total, 80 pays ayant la capacité de s’autofinancer ont présenté une manifestation d’intérêt en vue de participer au projet, venant ainsi s’ajouter aux 92 pays à revenu faible ou intermédiaire qui seront soutenus financièrement directement par l’Alliance Gavi.

15En dépit de certaines initiatives, on constate qu’une fois de plus le multilatéralisme reste le grand perdant de la crise actuelle. La plupart des pays se sont lancés tête baissée dans ce que l’on nomme fréquemment le « nationalisme vaccinal ». Ce phénomène avait déjà été décrit en 2009 durant la pandémie de grippe H1N1. À cette époque, l’Australie, par exemple, empêcha l’exportation des vaccins produits sur son territoire tant que les besoins de sa population ne furent pas entièrement couverts. Le directeur général de l’OMS a récemment alerté sur les dangers pesant sur la sécurité et la prospérité du monde si les mêmes erreurs venaient à être répétées [4]. En effet, si les choses restaient en l’état, il ne serait pas improbable qu’en 2021 on voit de jeunes Européens bien portants vaccinés avant des médecins et infirmiers brésiliens ou sud-africains. Dans la lutte contre cette pandémie, aucun pays, aussi puissant soit-il, n’aura la possibilité de se considérer protégé tant que l’ensemble de la population mondiale ne le sera pas elle aussi. Sans même invoquer des questions d’ordre moral, le principe d’efficacité lui-même suggère que l’accès aux vaccins se fasse suivant un ordre de priorité au sein des populations (par exemple soignants et personnes à risque en premier), mais aussi entre nations (d’abord les pays en situation de transmission non contrôlée et ensuite ceux où l’épidémie serait au moins partiellement sous contrôle). L’absence de coordination internationale pourrait dans les faits maintenir le monde en situation de vulnérabilité pour de longs mois supplémentaires, ceci entraînant un surcoût humain et économique catastrophique.

16Au final, au-delà de la problématique spécifique d’accès aux vaccins dans le moyen terme, ce que la crise de la Covid-19 nous dit est en pratique beaucoup plus préoccupant qu’il n’y paraît. Depuis le début de cette pandémie, nous n’avons pu que constater la trop grande incapacité de la communauté internationale à répondre collectivement à une menace nous concernant toutes et tous. En situation d’urgence et de tension, nos dirigeants et nous-mêmes avons perdu (ou refoulé) une grande partie de notre sens de la raison et de notre capacité à comprendre plutôt que croire. Si l’on y réfléchit calmement, même si elle a amené son lot de malheurs à notre monde, la Covid-19 reste un avertissement à peu de frais pour nos sociétés. Pour autant, si nous avons tant de mal à sortir de cette séquence par le haut, l’on peut du même coup légitimement se demander comment nous pourrions prétendre résoudre un jour les menaces, beaucoup plus sérieuses, qui pèsent sur notre destinée, à commencer par le dérèglement climatique. Le test qui nous a été donné ici, nous l’avons clairement raté. Puissions-nous tenter de retenir quelque-chose des mois que nous venons de vivre.

17Guillaume Dedet

Droit

Les limites à l’obligation du port du masque en extérieur

18À l’occasion de la pandémie de Covid-19, le masque est devenu un véritable objet politique. Dès le début de la crise sanitaire, la question des stocks de masques a été centrale et, au regard de ces derniers, il a été discuté de l’opportunité d’en recommander l’usage par d’autres personnes que le personnel soignant. Alors que le grand public a d’abord été dissuadé de recourir à ce moyen de protection, le port du masque a par la suite été progressivement rendu obligatoire, dans les transports en commun puis dans tous les lieux publics clos (magasins, banques, marchés couverts…) depuis le 20 juillet. Compte tenu de l’augmentation de la circulation du virus, des arrêtés ont été pris par la suite pour imposer, au niveau des collectivités locales, le port du masque en extérieur, sur une partie ou la totalité des communes. Le 29 août 2020, au lendemain de la généralisation de l’obligation du port du masque à l’ensemble de l’espace public dans Paris par le préfet de Police, une manifestation contre cette décision a réuni 200 à 300 personnes à Paris. Si le mouvement d’opposition au port du masque obligatoire semble peu suivi en France, sur le terrain judiciaire, toutefois, de nombreux recours ont été déposés contestant les arrêtés généralisant l’obligation du port du masque sur la voie publique et dans l’ensemble des lieux ouverts au public d’une commune. Le Conseil d’État a été amené à se prononcer, en référé, sur la légalité de telles décisions et a précisé les contours de l’obligation.

19Le 6 septembre 2020, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité des décisions prises par les préfets du Bas-Rhin et du Rhône (ord. n° 443751 et n° 443750). Par un arrêté du 28 août, la préfète de la région Grand-Est, préfète du Bas-Rhin, a ainsi imposé le port du masque, à compter du 29 août 2020 à 8 heures et jusqu’au 30 septembre 2020 inclus, à tout piéton âgé d’au moins 11 ans, sur la voie publique et dans l’ensemble des lieux ouverts au public, dans les 13 communes du département comptant plus de 10 000 habitants. Seules sont exemptées d’une telle obligation les personnes en situation de handicap munies d’un certificat médical et celles pratiquant une activité artistique, physique ou sportive. Quant aux arrêtés du 31 août 2020 pris par le préfet du Rhône, ils imposaient l’obligation du port du masque pour les personnes de 11 ans ou plus sur la voie publique ou dans les lieux ouverts au public des villes de Lyon et de Villeurbanne. Ces décisions ont été attaquées devant le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg et de Lyon, par deux particuliers dans le Bas-Rhin et par une association dans le Rhône, aux motifs qu’elles porteraient atteinte à la liberté d’aller et venir et au droit de chacun au respect de sa liberté personnelle. Le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg, dans une ordonnance du 2 septembre 2020, estime que les lieux des communes et les périodes horaires qui ne sont pas caractérisés par une forte densité de population ou par des circonstances particulières susceptibles de favoriser la propagation du Covid-19 devraient être exclus de l’obligation de port du masque. De même, le juge des référés du tribunal de Lyon, dans une ordonnance du 4 septembre 2020, juge que les arrêtés devraient exclure de l’obligation de porter le masque les lieux des communes concernées qui ne connaissent pas une forte densité de population ou des circonstances locales susceptibles de favoriser la diffusion du virus ainsi que les périodes horaires lors desquelles il n’existe aucun risque particulier de propagation du virus.

20Le ministre des Solidarités et de la Santé fait appel de ces ordonnances le 5 septembre 2020 et fait valoir que les arrêtés ne peuvent pas être jugés disproportionnés compte tenu des risques sanitaires encourus, dans les circonstances de temps et de lieu de l’espèce. Plus particulièrement, il est mis en avant les difficultés d’application importantes des arrêtés précédents qui n’imposaient le port du masque que dans certaines zones, délimitées rue par rue ; ces dispositions peu compréhensibles ont, semble-t-il, été mal respectées de ce fait.

21Le Conseil d’État doit alors se prononcer sur les contours de l’obligation du port du masque à l’ensemble de l’espace public d’une commune. Cette mesure de police porte-t-elle une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles ? À quelles conditions, peut-elle être, au contraire, justifiée par les risques de contamination et proportionnée à cet objectif sanitaire ?

22Dans un premier temps, le Conseil d’État rappelle que l’Organisation mondiale de la santé et le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) recommandent le port du masque, efficace pour réduire le risque de contamination par le SARS-CoV-2. Plus particulièrement, l’accent est mis sur l’avis rendu le 20 août 2020 par le HCSP à propos « des mesures barrières et au port de masque, dans les lieux clos recevant du public (notamment dans les établissements d’enseignement supérieur), dans le cadre de la pandémie de Covid-19 » ; il y est en effet préconisé “de porter systématiquement un masque en plein air lors de la présence d’une forte densité de personnes ou lorsque que le respect de la distance physique ne peut être garantie (par exemple, rassemblement, regroupement, file d’attente, lieu de forte circulation, etc.”) ». Au regard de ces éléments s’appuyant sur les études épidémiologiques récentes et une revue de la littérature scientifique existante, le Conseil d’État discute du caractère proportionné de la mesure au regard des conséquences pour les personnes et de son efficacité pour atteindre le but d’intérêt général poursuivi. Aussi, les juges administratifs estiment que la simplicité et la lisibilité de la mesure sont indispensables sa mise en œuvre effective par les personnes : le préfet « est en droit de délimiter des zones suffisamment larges pour englober de façon cohérente les points du territoire caractérisés par une forte densité de personnes ou une difficulté à assurer le respect de la distance physique ». De même, les horaires d’application de l’obligation du port du masque peuvent être définis de façon uniforme pour une commune, voire un même département.

23Deux restrictions sont toutefois apportées afin de tenir compte de la contrainte que représente le port systématique du masque pour les habitants des communes concernées. Concernant l’arrêté pris par la préfète du Bas-Rhin, il apparaît que celui-ci pourrait délimiter des zones, notamment le centre-ville de certaines communes, dans lesquelles le port du masque serait obligatoire compte tenu de leur forte densité de personnes ou d’une difficulté à y assurer le respect de la distance physique. Le souci de cohérence assurant l’effectivité de la mesure serait ainsi respecté et, en même temps, l’atteinte aux libertés individuelles serait limitée au strict nécessaire. Concernant les communes de Lyon et de Villeurbanne, de plus de 10 000 habitants par kilomètre carré, il n’est pas jugé nécessaire de limiter l’obligation du port du masque aux seuls lieux qui sont caractérisés par une forte densité de personnes ou par des circonstances locales susceptibles de favoriser la diffusion du virus, ainsi que les périodes horaires durant lesquelles un risque particulier de propagation du virus existe. En revanche, le Conseil d’État reconnaît que l’association requérante est fondée à soutenir que l’obligation du port du masque ne peut manifestement pas être imposée, sur l’ensemble de ces deux communes, aux personnes pratiquant des activités physiques ou sportives.

24Il ressort de ces ordonnances que l’obligation du port du masque en extérieur n’est pas remise en cause mais qu’elle doit toutefois être limitée : d’une part, dans les petites communes, en délimitant uniquement des zones comme les centres-villes et, d’autre part, en excluant les personnes pratiquant des activités physiques ou sportives. Les deux limites sont de nature très différente et ne répondent pas à la même logique. La délimitation de zones dans lesquelles la densité est importante peut paraître justifiée au regard de l’objectif de prévention de la diffusion du virus mais le Conseil d’État estime toutefois qu’il est disproportionné d’imposer une telle obligation sur tout le territoire de la commune, y compris dans des zones plus périphériques et moins fréquentées. La généralisation du port du masque en extérieur est néanmoins discutable au regard des données épidémiologiques. L’avis du HCSP du 20 août 2020 sur lequel s’appuie le Conseil d’État concerne les lieux clos recevant du public (et notamment les établissements d’enseignement supérieur dans la perspective de la rentrée universitaire) ; c’est en considération de ces établissements qu’il y est recommandé de porter le masque y compris dans les espaces extérieurs (parvis, cour intérieure…), comme cela a d’ailleurs été le cas aux alentours des gares, très fréquentés.

25Si la densité de fréquentation d’un lieu peut justifier l’obligation du port du masque en extérieur, il paraît alors paradoxal de limiter cette obligation aux piétons et d’exclure les personnes pratiquant une activité physique. En effet, la pratique d’activité physique, en particulier la course à pied dans des lieux densément fréquentés, semble présenter un risque de contamination : même si les personnes sont moins longtemps en contact à cause de la vitesse de leur déplacement, elles augmentent leur ventilation du fait de l’activité physique pratiquée et par conséquent la diffusion de gouttelettes de salive. C’est d’ailleurs au regard de cet élément ainsi que de la production de chaleur et d’humidité qu’il est déconseillé de porter un masque lors d’un effort physique : non seulement celui-ci gêne la personne qui le porte, mais cette dernière devient en outre moins performante. Au lieu du port du masque, des limitations quant aux lieux et horaires pourraient être imposées aux joggeurs afin d’assurer la distance physique nécessaire. De cette manière, cela permettrait de limiter les risques de contamination sans pour autant réduire la pratique d’activités physiques, indispensables au bien-être et à la santé physique et mentale des personnes. Le port du masque doit indéniablement être promu dans les lieux clos comme une mesure complémentaire aux gestes barrières. Son port peut également se justifier en plein air mais uniquement lorsque la densité de personnes est élevée ou le respect de la distance physique impossible. Il paraît toutefois important de ne pas en généraliser le port au-delà du nécessaire et de ne pas en faire, par des mesures incohérentes ou disproportionnées, un symbole de la réduction, injustifiée, des libertés individuelles.

26Marie Mesnil

Économie

Le confinement : une « expérience naturelle » de rationnement intense du système de soins à analyser en priorité dans le contexte de la stratégie de transformation du système de santé

27La pandémie de la Covid-19 est survenue en France dans le contexte d’une réforme d’ampleur du système de santé portant à la fois sur l’organisation, le financement des soins et la formation des professionnels de santé. Cette réforme ambitieuse et systémique met notamment l’accent sur la structuration des soins de proximité « car c’est de ce levier essentiel que dépendent beaucoup de réponses aux tensions que nous connaissons[5] ». Il s’agit notamment de rééquilibrer les missions, rôles et moyens entre différents niveaux de soins pour mieux répondre à la demande des populations sur les territoires.

28Principalement articulée avec les enjeux d’adaptation du système de santé à la transition épidémiologique et la soutenabilité économique du système de santé universel et solidaire, la réforme doit aujourd’hui composer également avec le risque infectieux épidémique aigu qui se rappelle à nous. Face à l’épidémie, le ministère de la Santé a défini deux doctrines distinctes selon le stade épidémique [6]. En phases I et II de janvier à mars, il s’agit d’endiguer l’épidémie et ce sont principalement les hôpitaux habilités Covid (les centres hospitaliers universitaires [CHU]) qui sont en première ligne avec les Samu et centres 15 et, le cas échéant, la médecine libérale. En phase III (à partir de la mi-mars), il s’agit d’atténuer l’épidémie, et la doctrine n’est plus l’hospitalisation systématique des cas mais la prise en charge en ville de 80 % des malades [7]. Cependant, le manque de moyens de protection individuels, de capacités de test et la dynamique de l’épidémie ont conduit à instaurer un confinement strict maintenant les niveaux secondaires et tertiaires du système de soins dont la réanimation médicale hospitalière en première ligne jusqu’à la sortie du confinement. Depuis le 11 mai, les soins de premier recours sont dès lors effectifs en première ligne avec la stratégie « tester, tracer, isoler ».

29Cette période intense et notamment la période de confinement interrogent dès lors le processus de réforme engagé par la loi de 2019. Les transformations engagées pour prendre soin des malades chroniques en augmentation doivent-elles être ajustées pour faire face en même temps à une épidémie virale qui menace particulièrement les malades chroniques et les plus âgés ? Faut-il continuer à renforcer, voire accélérer la structuration des soins de proximité et, si oui, comment ? Peut-on continuer à miser sur les dynamiques professionnelles sans clarifier la gouvernance, les rôles des différentes tutelles et partenaires locaux ? Faut-il poursuivre, voire accélérer la gradation des soins hospitaliers et la clarification les modalités d’accès aux soins entre premier recours, urgences hospitalières et centre 15 ? À quelles conditions les technologies de l’information peuvent-elles être utiles ? Quelles sont les compétences et ressources nécessaires en administration de la santé ? Enfin, quelles sont les acteurs et fonctions de soins incontournables et qui doivent être soutenus en priorité ? L’analyse des effets du confinement sur les pratiques et organisations de soins comme le recours aux soins et ses impacts sur la population peut nous aider à répondre à ces questions.

Une situation « expérimentale » qui a modifié les comportements des patients comme des professionnels

30Le confinement de la France entière a constitué un choc intense sur la population et le système de santé. Les malades plus ou moins isolés, craignant d’être contaminés en recourant aux soins ou soucieux de ne pas surcharger les professionnels de santé ont hiérarchisé leurs priorités de recours aux soins avec des effets variables parfois délétères. Les professionnels de santé de ville ont réagi de façons diverses. Certains groupes sur injonctions de leurs ordres ou syndicats ou de leur propre initiative se sont retirés, ne maintenant que les soins d’urgence (dentistes, kinés…), alors que d’autres ont maintenu leur activité (soignants et intervenants au domicile comme en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [EHPAD] notamment). Les solutions ont varié selon les contextes locaux (maisons, centres de santé, projets de communautés professionnelles territoriales de santé [CPTS], villes santé, contrats locaux de santé…) et les partenariats préexistants (élus locaux, caisses primaires d’assurance maladie [CPAM], agences régionales de santé [ARS], hôpitaux…). Les établissements de santé quant à eux, mieux préparés aux situations de crise, ont reporté leur activité programmée et se sont réorganisés pour prendre en charge les patients atteints de la Covid-19 et hiérarchiser les priorités selon leur caractère urgent.

31Dans les faits, le renoncement aux soins courants de ville comme hospitaliers a été massif et brutal sur l’ensemble du territoire. Très mobilisés au début du confinement pour se préparer à accueillir de nombreux patients atteints de la Covid-19 et maintenir la continuité des soins, les professionnels de ville de première ligne mais également hospitaliers se sont rapidement étonnés de constater une chute brutale de leur activité. Hormis dans les zones ou le virus a beaucoup circulé, le tsunami épidémique attendu a plutôt été une dépression d’activité. La mise en place rapide d’une tarification adaptée et d’un assouplissement des conditions de réalisation de téléconsultations (par téléphone, tarifs alignés sur les actes cliniques…) a amoindri la baisse du recours aux soins.

Documenter et mesurer les effets de ce rationnement : un enjeu prioritaire

32L’exploitation rapide des données du Système national inter-régimes de l’assurance maladie (SNIIRAM) a permis de mesurer le renoncement aux soins en médecine de ville. Selon la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) [8], la baisse d’activité pendant la période de confinement comparée à l’activité en 2019 sur la même période a été rapide, importante et diverse selon les professions. Moins 80 % pour les dentistes et moins 70 % pour les kinésithérapeutes, moins 30 % pour les médecins généralistes (43 % si la téléconsultation n’avait pas été facilitée) et les sages-femmes, moins 51 % pour les médecins spécialistes (60 % pour leur activité en cabinet) avec de grandes différences selon les spécialités et, fait marquant seulement, moins 1 % de baisse d’activité pour les infirmières libérales qui interviennent essentiellement au domicile. Les témoignages qui émanent de l’hôpital sur cette période évoquent une baisse de l’activité de diagnostic, ainsi qu’une chute importante de l’activité aux urgences, voire même du centre 15 dans les semaines qui ont suivi le confinement.

33Comment chiffrer précisément ces informations ? Comment interpréter cette baisse de la consommation de soins ? Quel a été son effet non seulement sur la santé mais également sur les dépenses et les services de soins ? Quelles ont été les pertes de chance ? On pense notamment :

  • aux pathologies graves aiguës non traitées pouvant conduire au décès (comme les accidents vasculaires cérébraux, les infarctus du myocarde non pris en charge ou tardivement) ;
  • aux retards de diagnostic et de traitement de pathologies graves évolutives comme le cancer qui peuvent diminuer l’espérance de vie ;
  • au déséquilibre de pathologies chroniques (troubles psychiatriques, problèmes métaboliques, insuffisances cardiaques…) induit par un moindre recours aux soins associé aux effets du confinement.

34Mais on peut également penser que la baisse de certaines activités de soins n’a pas eu d’effets négatifs, ces activités n’étant pas pertinentes en routine : explorations systématiques, certaines interventions, recours aux urgences pour des soins non programmés et autres recours aux soins en général.

35Enfin, quelles ont été les conséquences selon le statut socio-économique des patients, les caractéristiques des territoires de résidence et l’accessibilité des équipements ? Dans la perspective d’un renforcement à venir des contraintes économiques et du risque de l’accès aux soins toujours réduit par l’épidémie en cours, une étude systématique, par secteurs d’activité, selon le modèle cible d’organisation défini par le projet de transformation du système de santé (niveaux de soins, organisation territoriale, soins de proximité, contribution du numérique…) peut nous aider à redéfinir la hiérarchie des actions ainsi que des rôles des différents acteurs dans le système de santé et le caractère plus ou moins incontournable de leur mission.

De réelles possibilités d’observation et d’analyse : une opportunité de collaboration collective

36L’observation et l’analyse de la période épidémique sont d’ores et déjà engagées avec l’exploitation du Système national des données de santé (données de remboursement, données du programme de médicalisation des systèmes d’information [PMSI], statistiques de mortalité) mais également les informations collectées en population générale auprès des cohortes existantes [SAPRIS] [9]) qui se ont mobilisées comme les opérations spécifiques d’enquêtes qui se sont montées de façon ad hoc (Epicov [10]) pour ne citer que les plus importantes. Il s’agit également d’identifier les zones d’ombre qui nécessitent d’être outillées à l’avenir comme la faible connaissance de la morbidité en médecine de ville et en EHPAD. Ces premières analyses globales nationales pourront être affinées, enrichies et surtout territorialisées comme cela a été mené dans la région Pays de la Loire [11].

37Au stade actuel de l’épidémie, dont il est bien difficile de prédire l’évolution, le recours aux soins reste complexe et probablement encore inférieur à ce qu’il était auparavant du fait des mesures de protection nécessaires. La prévention et la gestion du risque épidémique se rajoute aux raisons qui ont motivé le projet de transformation du système de santé pour les cinquante années à venir. La mise en œuvre de la réorganisation est difficile et délicate dans la mesure où elle questionne les rôles, positions et enjeux économiques des acteurs. L’exigence de preuve scientifique qui caractérise la recherche sur le médicament ou le vaccin est très élevée pour orienter les décisions publiques en santé. Dans le domaine de la recherche sur les services de santé et en économie de la santé, l’essai clinique randomisé n’est pas ou très peu applicable. L’épidémie de Covid-19 et le confinement ont révélé des priorités, des utilités mais également l’efficacité de certains modèles d’organisation et de décision. L’étude approfondie, collective et partagée de cette « expérience naturelle » est une opportunité à ne pas manquer pour avancer dans la connaissance objective de ce qui « marche » ou « ne marche pas », ce qui doit être soutenu ou adapté dans le processus difficile de réforme en cours.

38Yann Bourgueil

Notes

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