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Article de revue

La restauration des tourbières en Wallonie : bilan du projet LIFE nature « plateau des Tailles »

Pages 32 à 35

Le plateau des Tailles, une grande richesse naturelle

1Avec des altitudes supérieures à 600 mètres, le plateau des Tailles constitue la seconde région la plus élevée de Belgique, après les Hautes-Fagnes (carte 1). Cette situation particulière s’accompagne d’un climat froid et très pluvieux, conditions favorables à l’apparition de milieux naturels d’une grande originalité.

Carte 1

Localisation en Wallonie des quatre principaux ensembles de tourbières : plateau de Saint-Hubert (1), Croix-Scaille (2), plateau des Tailles (3) et plateau des Hautes Fagnes (4)

Carte 1

Localisation en Wallonie des quatre principaux ensembles de tourbières : plateau de Saint-Hubert (1), Croix-Scaille (2), plateau des Tailles (3) et plateau des Hautes Fagnes (4)

Tous sont situés à des altitudes comprises entre 500 et 700 mètres

2Sur les plus hauts sommets, les tourbières et les landes offrent des paysages comparables à ceux rencontrés dans les pays scandinaves. Milieux très acides et continuellement gorgés d’eau, les tourbières constituent de véritables témoignages des glaciations passées. Celles-ci abritent des espèces d’un grand intérêt patrimonial. Parmi les plantes, les sphaignes, mousses responsables de la formation de la tourbe, sont les plus caractéristiques de ces milieux. D’autres plantes plus rares et menacées sont également rencontrées, comme l’andromède, la canneberge, la droséra à feuilles rondes, l’orchis des sphaignes, la trientale, le lycopode sélagine, le trèfle d’eau ou la narthécie ossifrage. La faune des insectes compte également plusieurs espèces boréo-montagnardes, comme le nacré de la canneberge, rare et magnifique papillon. Plusieurs libellules menacées peuplent les mares des tourbières, comme l’agrion hasté, la leucorrhine douteuse ou la cordulie arctique. Les oiseaux nicheurs les plus caractéristiques sont quant à eux la Pie-grièche grise, le Pipit farlouse, le Pipit des Arbres, le Tarier pâtre, la Locustelle tachetée et le Faucon hobereau.

Nature en péril

3Les milieux naturels du plateau des Tailles ont malheureusement eu à subir par le passé une importante dégradation consécutive aux activités humaines.

4Dans une région peu productive où la forêt était surexploitée, la tourbe constituait un combustible apprécié. Les tourbières du plateau des Tailles ont ainsi été exploitées, totalement ou partiellement, comme en témoignent les fronts d’exploitation et les fosses visibles dans différents sites. L’extraction de la tourbe a réduit la surface des tourbières et contribué à leur assèchement, entraînant bien souvent des dégâts importants voire irréversibles, se traduisant par l’arrêt de l’accumulation de la tourbe et la disparition des espèces spécialisées. Cette activité a perduré jusqu’à la moitié du vingtième siècle. De 1870 à 1950, de nombreuses tourbières du plateau ont été massivement plantées d’épicéas après avoir été fortement drainées. Des centaines de kilomètres de fossés ont ainsi été creusés, afin de faciliter l’écoulement de l’eau et de permettre la croissance des épicéas. L’impact négatif de ces plantations, qui ont concerné ici plusieurs centaines d’hectares de tourbières, fut très important.

Le programme LIFE nature de restauration des habitats naturels

5Afin d’enrayer la dégradation alarmante des milieux naturels du plateau des Tailles, les biologistes du Département d’étude du milieu naturel et agricole (DEMNA) de la Région Wallonne ont conçu un ambitieux projet de restauration, s’inscrivant dans un vaste programme régional de conservation des habitats tourbeux. Le Département de la nature et des forêts (DNF), gestionnaire des forêts publiques et des réserves naturelles domaniales concernées, a également été étroitement associé à la mise en place du projet. La concrétisation de celui-ci a été rendue possible grâce à l’obtention d’un financement LIFE Nature de la Commission européenne, assorti d’un cofinancement de la Région Wallonne. Deux partenaires privés ont ensuite été associés au projet, l’association sans but lucratif Natagora et le bureau d’études Bemelmans, respectivement pour leurs compétences en matière de conservation de la nature et de gestion forestière.

6Le programme LIFE « plateau des Tailles », mobilisant un budget de 3 750 000 et une équipe de cinq salariés chargés de la coordination et du suivi du projet, a débuté en 2006 pour se terminer fin 2010. Le périmètre de travail correspondait à quatre sites Natura 2000 des bassins hydrographiques de l’Ourthe orientale et de l’Aisne, soit une surface globale d’environ trois mille hectares. Le projet visait la restauration de trois grands groupes d’habitats naturels, à savoir les milieux tourbeux, les forêts feuillues et les milieux de fonds de vallées. Seul le volet de protection et de restauration des tourbières sera abordé dans le présent article.

La technique au service de la biodiversité

7La réalisation des travaux de restauration n’a été possible qu’après avoir obtenu l’accord des propriétaires concernés. Un gros travail de prise de contact et de négociation a donc précédé la phase de réalisation des travaux. En définitive, ce sont des centaines de petits propriétaires privés qui ont adhéré au projet, pour la plupart en revendant leurs parcelles à la Région Wallonne ou à l’association Natagora pour constituer de nouvelles réserves naturelles. Quant aux communes, elles ont accepté la restauration et la mise sous statut de réserve naturelle domaniale de plusieurs centaines d’hectares de propriétés communales.

8Dans les zones plantées d’épicéas (photo 1), la restauration a débuté par l’abattage et l’exportation des arbres. Cette opération a fait appel au circuit classique de la filière du bois, la plupart des bois ayant été vendus au profit de leur propriétaire. Afin d’éviter les dégâts aux sols tourbeux et marécageux, les machines étaient le plus souvent équipées de chenilles ou de pneus larges et circulaient sur les branches des épicéas abattus.

Photo 1

Cette vaste tourbière dégradée et plantée d’épicéas à été déboisée et restaurée. Les nombreux plans d’eau seront autant de zones favorables à la formation des futures tourbières

Photo 1

Cette vaste tourbière dégradée et plantée d’épicéas à été déboisée et restaurée. Les nombreux plans d’eau seront autant de zones favorables à la formation des futures tourbières

© LIFE plateau des Tailles

9Dans les zones tourbeuses encore ouvertes quoique dégradées, plusieurs techniques de restauration ont été mises en œuvre. De vastes surfaces de landes envahies par la molinie ont été décapées ou fraisées. Sur la surface de tourbe remise à nu, les graines des plantes typiques des tourbières peuvent à nouveau germer et se développer, qu’elles soient restées enfouies dans la tourbe ou qu’elles soient apportées par le vent après le décapage. Dans certaines zones, nous avons également repiqué des plants de linaigrettes ou semé des fragments de sphaigne pour accélérer la recolonisation par la végétation des tourbières.

10Un large volet du projet consistait à restaurer l’hydrologie des sites, pour la plupart drainés. L’objectif de cette opération consistait à retenir un maximum d’eau sur les sites en neutralisant le réseau de drainage. Cela a été accompli par la mise en place d’innombrables bouchons d’argile sur les drains ainsi que par la construction de digues d’argile ou de tourbe (photo 2). En amont de ces digues, des plans d’eau de faible profondeur se sont formés, dans lesquels se développe maintenant la végétation typique des marais tourbeux, prélude à la formation future de nouvelles tourbières hautes.

Photo 2

La construction de digue a parfois fait appel à des techniques spécialisées : palplanches en PVC, circulation des pelleteuses sur plateaux flottants et transport des matériaux à l’aide de véhicules à très larges chenilles

Photo 2

La construction de digue a parfois fait appel à des techniques spécialisées : palplanches en PVC, circulation des pelleteuses sur plateaux flottants et transport des matériaux à l’aide de véhicules à très larges chenilles

© LIFE plateau des Tailles

11Afin de permettre la gestion ultérieure des zones ouvertes par pâturage, de grands enclos ont été mis en place pour accueillir des vaches rustiques adaptées aux conditions du terrain (la plupart du temps, des vaches écossaises de race « Highland Cattle »). Quant aux surfaces destinées à être fauchées, elles ont également été préalablement travaillées, la plupart du temps par fraisage et aplanissement du sol, opérations pour permettre le passage ultérieur de la faucheuse.

Bilan des réalisations (volet de restauration des tourbières)

12À l’issue du projet, la plupart des objectifs initiaux ont été largement dépassés :

  • restauration de 600 ha de landes et tourbières dont la création de 380 ha de nouvelles réserves naturelles,
  • enlèvement de 325 ha de plantations d’épicéas sur sols tourbeux ou alluviaux,
  • décapage et fraisage de 33 ha de landes à molinie,
  • abattage de 120 ha de surfaces d’épicéas isolés,
  • neutralisation de 340 km de drains,
  • création de 600 nouvelles mares et plans d’eau, pour une surface ennoyée de 18,5 ha,
  • élimination par débroussaillage des semis d’épicéas sur 150 ha,
  • préparation à la gestion ultérieure par fauche de 45 ha de prairies maigres,
  • mise en place d’un pâturage extensif sur 85 ha de landes tourbeuses et sèches pour assurer la gestion future des sites préalablement restaurés,
  • création et aménagement de quatre sentiers didactiques sur les sites restaurés, construction de deux tours d’observation librement accessibles au public,
  • organisation de multiples activités de sensibilisation du grand public et des acteurs locaux : conférences, balades guidées, chantiers bénévoles…

De la nature pour les hommes

13Comme nous l’avons vu, la mise en œuvre du projet était tributaire de l’adhésion des propriétaires des sites, publics ou privés, dont l’accord était requis pour réaliser les travaux de restauration. Pour la plupart de ces propriétaires, la conservation de la biodiversité ne constituait pas leur première préoccupation. Dès lors, les retombées positives indirectes du projet LIFE ont dû être mises en avant et amplifiées afin de susciter l’adhésion des différents acteurs locaux.

14Les forêts ardennaises sont avant tout des lieux de production de bois. Elles soutiennent une filière économique vitale pour la région. Dans ce contexte, le déboisement définitif de plusieurs centaines d’hectares de plantations d’épicéa n’a été possible que parce que ces surfaces n’étaient plus rentables pour le forestier. Elles pouvaient donc être abandonnées sans préjudice économique important. En effet, les sols marécageux des tourbières et des fonds de vallée rendaient l’exploitation du bois laborieuse et coûteuse.

15Les chasses, dont la location constitue une autre source importante de revenus de la forêt, sont également « gagnantes ». Les grandes zones ouvertes créées sont très attractives pour les chasseurs à l’affût. Et elles constitueront par ailleurs une nouvelle source de nourriture pour le gibier et contribueront à diminuer la pression – trop importante – du gibier sur la forêt feuillue. Preuve de ces effets positifs et bien que l’adhésion des chasseurs au projet est restée très frileuse, le prix de location des territoires de chasses incluant les sites LIFE a augmenté.

16Une autre plus-value concerne les ressources locales en eau. Les zones humides du plateau comprennent de nombreux captages qui alimentent en eau potable les villages environnants. La restauration de tourbières, qui jouent à la fois un rôle de filtre et de stockage de l’eau de pluie, contribue à garantir la protection durable de cette précieuse ressource.

17Enfin, le tourisme n’est pas en reste puisque quatre circuits de promenades, jalonnés de panneaux didactiques et de deux tours d’observation ont été créés. Ils traversent des sites restaurés qui ont acquis une grande valeur paysagère.

La réponse de la nature

18Le suivi scientifique des sites restaurés permet déjà d’observer les effets positifs du projet en termes d’accroissement de la biodiversité. La vitesse avec laquelle la végétation colonise les zones de travaux est parfois étonnante. Ainsi, nous nous réjouissons de voir la sphaigne et les autres plantes typiques des tourbières (linaigrettes, laîches…) partir à la conquête des six cents nouveaux plans d’eau. La colonisation des mises à blanc par les plantes des landes, callune en tête, est elle aussi spectaculaire.

19Du côté des insectes, les libellules sont à la fête, et plusieurs espèces rares de libellules des tourbières – leucorrhine douteuse, aeschne des joncs, agrion hasté, orthetrum bleuissant – voient leur populations s’accroître ou coloniser de nouveaux sites. Parmi les papillons, le très rare nacré de la canneberge a colonisé deux nouveaux sites, tout comme le cuivré écarlate.

20Les oiseaux ont été les premiers à réagir aux travaux de restauration. Au printemps, les sites retentissent des chants du Pipit des arbres, du Pipit farlouse et du Tarier pâtre. On ne compte plus les migrateurs, bécassines, chevaliers, sarcelles, grues, busards qui profitent des sites restaurés pour une halte migratoire. Des nicheurs prestigieux, très rarement notés au plateau des Tailles, ont fait leur apparition : Torcol fourmilier, Alouette lulu, Faucon hobereau, Vanneau huppé, Bruant des roseaux.

Et ensuite ?

21L’acquisition du statut de réserve naturelle (domaniale ou agréée) offre d’excellentes garanties quant à la prise en charge future de la gestion des sites. Les sites en RND seront gérés par la Région Wallonne (DNF) tandis que les nouvelles réserves Natagora seront entretenues par cette association.

22Une opération de gestion capitale consistera à éliminer périodiquement les semis spontanés d’épicéas qui viendront dans un premier temps coloniser les zones restaurées.

23D’autres plantes envahissantes devront également être surveillées et limitées au besoin, mais sur des surfaces limitées : fougère aigle, genêt à balais, balsamine de l’Himalaya. Un contrôle de la recolonisation par les arbres feuillus devra être effectué localement.

24Enfin, les gestionnaires veilleront au bon déroulement et à la continuité du pâturage extensif et de la fauche par la dizaine d’agriculteurs avec lesquels des conventions de partenariat ont été conclues. Actuellement, ce ne sont pas moins de 150 ha de zones restaurées qui sont gérées par fauche tardive ou pâturage extensif.

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