Notes
-
[1]
Pensons à Joseph Pistone alias Donnie Brasco qui s’est fait passer durant plusieurs années pour un criminel endurci alors qu’il était un agent du FBI.
-
[2]
Voir Claude Ménard, L’économie des organisations, Paris, La Découverte, 2012.
-
[3]
On peut d’ailleurs se demander comment la police américaine a pénétré le groupe et est parvenue à l’arrestation de ses membres.
1Diego Gambetta est un sociologue italien connu notamment pour avoir écrit en 1993 un livre qui fait référence en sciences humaines : The sicilian Mafia. The business of private protection, aux presses de l’université d’Harvard (non traduit en français). Il poursuit son analyse du crime organisé à partir d’un nouveau livre, La pègre déchiffrée, en décryptant les stratégies de communication entre les criminels. Comment les délinquants peuvent-ils travailler ensemble, alors même qu’ils ne font confiance a priori à personne ? Comment parviennent-ils à s’associer et à monter des « coups » à plusieurs, alors que tout participant au « coup » peut être un ennemi qui le conduira directement en prison ? Comment se reconnaissent-ils entre eux et écartent-ils les indics et les policiers sous couverture [1] ? Telles sont les questions explorées dans cet ouvrage.
2Ce livre, écrit en 2008 en anglais et traduit en français en 2014, utilise les théories de l’économie de l’information et l’économie des organisations [2] pour comprendre le phénomène mafieux, notamment la question de l’asymétrie informationnelle. L’auteur s’appuie à la fois sur des travaux empiriques qu’il a réalisés en Italie, sur la littérature en sciences humaines qui traite du sujet et enfin sur la presse. Les sources utilisées sont donc très diverses et la fiabilité des informations est examinée au cas par cas. Le champ d’étude n’est pas limité à une zone géographique précise : l’auteur évoque le crime organisé dans une dizaine de pays à travers le monde, même s’il se concentre sur quatre pays pour illustrer son propos : les États-Unis, l’Italie, le Japon et la Russie.
3Gambetta explique que le criminel n’a d’autre choix que d’émettre des signaux en vue d’intégrer une bande organisée ou, inversement, de se baser sur les signaux qu’il reçoit pour recruter des partenaires. Ces signaux sont de deux ordres : les signaux que l’auteur qualifie de « coûteux » et ceux qu’il qualifie de « conventionnels ». Ces deux types de signaux font l’objet des deux premières parties de l’ouvrage.
4Quels sont ces signaux coûteux ? Pour être accepté dans le milieu et ne pas être considéré comme un « tocard » – pour reprendre un terme utilisé par les criminels eux-mêmes –, le prétendant doit prouver sa fiabilité et sa résistance physique. Pour ce faire, il est souvent amené à émettre des signaux visant à informer ses pairs tout en conférant une certaine fiabilité aux informations qu’il transmet. Ces signaux prennent la forme d’actes à haut risque, irréversibles, donc « coûteux » pour celui qui les commet. Tuer une personne, s’automutiler – comme le font les yakusas –, aller en prison ou encore révéler des informations compromettantes sur soi-même sont des actes auxquels les délinquants ont souvent recours pour démontrer leur crédibilité et leur courage aux yeux des autres délinquants, pour être adopté par un groupe criminel et pour monter dans la hiérarchie de l’organisation.
5Gambetta appelle ces actes des « signaux à coût discriminant ». « Tout signal (y compris un signal d’identification), s’il veut être efficace, doit avoir un coût discriminant ; pour qu’un signal puisse persuader un récepteur rationnel que son émetteur est bien un truand, il faut que, au regard du bénéfice escompté, un imitateur rationnel ayant intérêt à passer pour un truand juge trop coûteux à produire ou trop dangereux à émettre. Autrement dit, le signal criminel convaincant est celui que seul un véritable criminel peut se permettre de produire et d’adresser ». Pour expliciter son propos, Gambetta utilise de nombreux exemples. Le plus parlant, et certainement le plus dérangeant, est celui relatif à la bande de pédophiles appelée Wonderland. Ce groupe échangeait sur un site crypté des photos pédopornographiques. Pour en faire partie, chaque nouveau membre devait franchir différentes épreuves, dont l’une consistait à réaliser et à partager au moins dix mille images pédopornographiques. Le coût d’accès à cette organisation apparaît donc particulièrement élevé [3]. Derrière cet exemple, on comprend que celui qui envoie des photos de ce type ne dénoncera pas le groupe puisqu’il se met lui-même en danger en le faisant. L’échange d’informations compromettantes permet la stabilité du jeu entre les membres.
6Dans cette partie, le sociologue évoque longuement la place de la prison dans le parcours criminel. Pour faire partie d’un clan, le délinquant a intérêt à y aller au moins une fois et à s’y imposer (Gambetta parle de « filtre carcéral »). Les prisons étant des lieux dangereux, le faible y vit un enfer. L’individu doit donc user de différentes techniques violentes (bagarre, automutilation, viol …) pour se faire respecter des autres criminels emprisonnés et se ménager une vie certes désagréable mais supportable. Le lecteur pourra trouver ces pages sur les prisons quelque peu éprouvantes.
7La deuxième partie, plus légère, s’intéresse aux signaux « conventionnels », c’est-à-dire au langage et aux autres signes symboliques utilisés par les criminels pour communiquer avec leur entourage. Comme tout un chacun, les criminels emploient des signaux pour se repérer les uns les autres quand ils ne se connaissent pas et pour valoriser ce qu’ils ont à proposer. Cette communication peut passer par des gestes secrets, des messages codés, un vocabulaire codé, des surnoms, des tatouages … Alors que les signaux à coût discriminant permettent au récepteur de déduire que l’émetteur possède une qualité particulière, les signaux conventionnels procèdent par induction. Ils n’informent pas directement sur les propriétés de l’émetteur. Là encore, Gambetta fournit de nombreux exemples. Ainsi apprend-on qu’à Hong Kong, les triades bien organisées possèdent chacune un poème spécifique. Cependant, les signaux conventionnels peuvent être plus facilement contrefaits. « L’émergence de signaux conventionnels obéit à des règles et requiert des conditions qui n’offrent aucune garantie de coordination solide » (p. 231), obligeant parfois les délinquants à mixer signaux conventionnels et signaux à coût discriminant. Il en est ainsi du tatouage très particulier qui signale l’appartenance à la mafia japonaise des yakuza : « ces dessins très complexes, qui recouvrent les deux côtés du torse et des cuisses, sont tracés au moyen d’aiguilles en bois ; ce procédé traditionnel est extrêmement lent et douloureux. Un tatouage complet, même réalisé avec une aiguille électrique, représente parfois une année de travail » (p. 247).
8Autre signal conventionnel, appartenir à une marque : la « Mafia ». La Mafia est une marque commerciale comme une autre. Les personnes de l’entreprise peuvent disparaître, la marque reste. Signaler la qualité en signalant l’identité : telle est la fonction de la marque commerciale. Si tout individu pense qu’il existe quelque part une entité menaçante nommée « Mafia », les nouvelles générations de délinquants ont intérêt à passer pour les dépositaires légitimes de cette appellation. Ainsi, si le mot mafia porte une connotation de danger, alors le simple fait d’affirmer « nous sommes la véritable mafia » présente, pour Diego Gambetta, « une valeur économique aussi forte qu’efficace ». Par ailleurs, l’appartenance à la mafia s’accompagne d’une série d’attributs qui, si on les additionne, limitent les risques d’imposture, même quand il s’agit de tromper les non-membres. Par exemple, selon l’auteur, un mafieux est nécessairement un sicilien. L’origine sicilienne semble un gage de qualité pour les organisations qui ont recours à leurs services : « les Colombiens, les Boliviens, les Turcs et autres trafiquants doivent d’abord montrer l’argent aux transporteurs – pas les Siciliens ». La « sicilianité » semble jouir d’un prestige fort.
9La troisième et dernière partie aborde les relations entre la pègre et le cinéma. Si le crime organisé a naturellement influencé le cinéma, l’inverse est aussi vrai. Les codes des groupes criminels ont souvent emprunté au cinéma. Ainsi, Le Parrain a fortement influencé le milieu : « si les criminels ont besoin de signaux conventionnels pour communiquer entre eux et avec le monde extérieur, il leur est difficile de déterminer quels seront ces signaux et comment les établir de manière crédible. Faute d’une autorité centrale qui se chargerait de la coordination et de la normalisation, ils doivent agir dans l’ombre […]. À ces problèmes-là, le cinéma peut apporter des solutions de manière fortuite. Il offre un savoir partagé qui pourra constituer les bases d’une certaine coordination » (p. 340).
10En résumé, voici un livre qui aborde une des questions centrales de l’économie contemporaine, celle de la coordination entre agents économiques, dans le cadre spécifique du crime organisé. Il démontre que la coordination entre les agents est possible, même dans un contexte où la méfiance est de rigueur. Conjuguant habilement théorie, analyses et exemples, l’ouvrage intéressera aussi bien l’économiste ou le criminologue que toute personne curieuse de comprendre le fonctionnement du crime organisé.
Notes
-
[1]
Pensons à Joseph Pistone alias Donnie Brasco qui s’est fait passer durant plusieurs années pour un criminel endurci alors qu’il était un agent du FBI.
-
[2]
Voir Claude Ménard, L’économie des organisations, Paris, La Découverte, 2012.
-
[3]
On peut d’ailleurs se demander comment la police américaine a pénétré le groupe et est parvenue à l’arrestation de ses membres.