Couverture de SESTR_008

Article de revue

Les turbulences de la transition égyptienne

Pages 52 à 64

Notes

  • [1]
    On ne sait pas avec certitude si le Président a ou non donné des instructions en ce sens, même si tout laisse à songer que oui. Il est toutefois permis qu’il a, au minimum, rappelé avec insistance que le devoir de l’armée était de protéger la légalité tout en soulignant qu’elle ne le faisait pas.
  • [2]
    Voir Bakrî, Mustapha : al jaysh wa-l thawra, dâr akhbâr al youm, le Caire 2011, 332 pages, pp 27-8.
  • [3]
    Cela ne signifie pas que ces traits psychologiques communs soient l’unique explication de leur comportement. Ce dernier s’explique aussi par les structures propres à leur groupe, mais il serait trop long de développer ce point.
  • [4]
    La Confrérie, étant à la fois religieuse et politique, comprend quatre degrés de membership. Seuls les deux échelons supérieurs sont considérés comme étant des membres à part entière, ils sont 850/860 000. Il y a environ 2,5 millions de personnes aux deux échelons inférieurs.
  • [5]
    Sayyid Qutb, pendu par le régime Nassérien, en 1966, peut être considéré comme le principal théoricien de l’islamisme radical. Pour lui, Dieu, connaissant ses créatures, leur a dénié le droit de légiférer et se l’est réservé, donnant à l’humanité une Loi, la sharî’a, seule juste, seule parfaite. Les cités qui reconnaissent aux hommes, ou, pis, à un groupe d’hommes, le droit de faire les lois sont impies et perpétuent la jâhiliyya, état d’ignorance et de perdition ante et anti islamique. Il appartient à une avant-garde d’accomplir l’utopie.
  • [6]
    Notamment sur la question de savoir si le diagnostic qutbien implique de déclarer que les hommes qui légifèrent et ceux qui acceptent ces lois humaines sont ou non apostats (devant être mis à mort). Ou encore celle de savoir si ces sociétés sont réformables ou si une révolution est nécessaire.
  • [7]
    Il convient de voir que les opérations de police sont désormais beaucoup plus risquées, puisque les délinquants sont surarmés. À ceux qui reprochent à la police son manque de zèle, les forces de sécurité rappellent que les pertes en vies humaines de la police n’ont jamais été aussi lourdes. Bien sûr, détracteurs et défenseurs ont tous deux raison.
  • [8]
    Le CSFA avait affirmé à des hommes politiques qu’il y avait entre 400 000 et 800 000 baltaguis, ce qui correspond à notre estimation. Cependant, le nouveau ministre de l’Intérieur a affirmé que ces chiffres étaient exagérés, qu’il fallait parler de 110 000 baltaguis – ce qui nous semble être inférieur à la réalité.
  • [9]
    Les revendications et griefs tribaux sont nombreux, puisque l’État central les a toujours considérés avec beaucoup de méfiance, a souvent pratiqué une politique de discrimination à l’égard des fils des tribus. Des contentieux sur les terres existent. Les tribus réclament, entre autres, une plus grande implication de l’armée, un retrait de la police et de certains fonctionnaires coupables d’exactions, la fin des pratiques de sanctions collectives, et un plus grand recours aux coutumes tribales, plutôt qu’au droit positif.
  • [10]
    La question des ONG est trop complexe pour être expliquée en quelques lignes. Mais, dans ce contexte, il suffit de savoir que les ONG ne devaient accepter des financements étrangers qu’à deux raisons : que le donateur et l’ONG aient une existence légale en Égypte, que l’État accorde son autorisation à la transaction. Deux conditions pratiquement impossibles, puisque l’État préférait « tolérer l’illégalité » plutôt qu’« accorder des autorisations et mettre en conformité ». Après la chute de Moubarak, au moins 200 millions USD sont venus financer le secteur associatif, avec au moins une moitié de cas ne remplissant aucune des deux conditions précitées, ce qui a fourni un prétexte commode pour le lancement d’une campagne contre les ONG et autres forces sociales acceptant ces financements.
  • [11]
    Il est certes très difficile de savoir, dans de nombreux cas, la part d’initiatives de zélotes incontrôlables et celle des dirigeants de la branche la plus extrémiste de la nébuleuse : je ne vois pas, par exemple, le leader le plus radical de la mouvance, ordonner à ses troupes de couper une oreille.
  • [12]
    Les conseils locaux sont dissous sur décision de justice.
  • [13]
    Selon des journalistes, les militants jeunes vont jusqu’à affirmer que des officiers de la police militaire leur ont dit considérer Moubarak comme leur commandant en chef.
  • [14]
    Le Wafd a mué. À l’origine, en 1919, ce parti démocratique et plus ou moins laïc incarne la Nation égyptienne et sa quête de l’indépendance nationale. Il disparaît avec la Monarchie, en 1952 - 1953. Il renait en 1977, mais n’est plus que la caricature de ce qu’il a été : il n’est plus le parti de la Nation, mais une force au mieux moyenne. De parti de la synthèse, il devient celui du changement permanent d’opinion et d’alliances.
  • [15]
    Soyons clairs : nul ne croit une seconde à la version de l’armée, qui prétend que les coups de feu mortels n’ont pas été tirés par les forces de maintien de l’ordre. L’interrogation porte sur le caractère prémédité, voulu, de la violence. Je suis très enclin à opter pour la préméditation, au moins en ce qui concerne les affrontements de novembre et de décembre. Pour ceux d’octobre, c’est moins clair, encore que très probable.

1Tout regard porté la situation égyptienne, laquelle est aussi complexe que volatile, nécessite de faire preuve de modestie. Les inconnues sont telles qu’une description précise des évènements survenus est impossible, y compris pour les décideurs ayant accès à plus d’informations que nous autres citoyens et chercheurs et disposant d’équipes d’analystes pour les traiter. Par-delà les querelles de chercheurs et d’analystes, force est de reconnaître qu’il est encore trop tôt pour donner un « sens » certain et ultime au tremblement de terre qui a secoué le pays, ou pour être certain d’évaluer correctement le rapport de forces. Nous tenterons, dans ce cadre, de restituer, au moins partiellement, la pluralité d’analyses et d’appréciations possibles, et de proposer les nôtres, qui seront souvent, mais pas toujours, une « voie médiane ».

Des origines de la « révolution » à la reconfiguration des forces égyptiennes

Le séisme des 25/28 janvier

2Résumons à grands traits les évènements fondateurs du « printemps égyptien ». Un soulèvement massif et multi classes, au Caire et dans plusieurs grandes villes de province (notamment Alexandrie, Suez et Mansoura) est venu changer la taille et la nature de manifestations organisées par des mouvements d’opposition politique, constitués (par) de (jeunes) militants aux sensibilités différentes, mais tous mus par le refus du régime moubarakien et du « plan de transmission héréditaire » de la magistrature suprême, de Hosni Père à Gamal Fils. Vendredi 28 janvier 2011, la police s’est effondrée sous les coups de boutoir de la population et le Président a dû se résigner à demander à l’armée d’intervenir, la laissant ainsi décider de son sort. Les patrons de l’armée ont décidé de refuser d’ouvrir le feu et de réprimer les manifestations [1]. Ils l’ont fait savoir par un communiqué qui a été diffusé sans que le Président ou son gouvernement n’en aient été avertis [2]. Le régime a alors tenté une double approche : quelques concessions importantes, tout en recourant à des nervis chargés d’attaquer la place Tahrir. La manœuvre a échoué et les Moubaraks ont perdu la face et toute crédibilité. Le mouvement continuant de prendre de l’ampleur, le Président persistant à refuser de confier ses pouvoirs au vice-président qu’il venait de nommer (le général Soliman), le CSFA le contraignit à la démission. Il prit alors les commandes, concentrant entre ses mains les pouvoirs législatifs et exécutifs, et s’engagea à mener à bien une transition démocratique dans les plus brefs délais (à savoir, dans un premier temps, un délai de six mois).

Révolution ou mutation du régime autoritaire ?

3Les observateurs, dont les chercheurs, sont divisés à ce sujet, entre ceux qui ont qualifié l’événement fondateur de « révolution » et ceux qui soutiennent que le régime s’est seulement adapté, faisant montre d’une souplesse remarquable en offrant en pâture un clan présidentiel honni pour sauver l’essentiel. Si nous souscrivons entièrement à la première thèse, la seconde thèse ne comporte pas moins une part certaine de vérité. Je pense que nous sommes confrontés à une révolution, car :

  1. Il y a eu un soulèvement multiclasses, transcendant les courants, ayant réussi, chose jamais vue, à faire tomber Pharaon,
  2. L’enjeu central, unanimement perçu comme tel, est celui d’une redéfinition radicale du pacte politique et des multiples pactes sociaux qui organisent, structurent et sont structurés par le vivre ensemble. Le nombre de groupes sociaux engagés dans la lutte pour cette définition fut et demeure impressionnant et, surtout, sans précédent,
  3. On ne saurait, pour réfuter cela, faire valoir que ces groupes sont, in fine, minoritaires dans le pays. Outre le fait que nous ne sommes pas absolument certains de cela, il ne faut pas oublier que toutes les révolutions sont produites par des minorités actives,
  4. On peut en tout cas parler d’une révolution dans les mentalités et systèmes de représentation. Elle peut être difficile à quantifier, compliquée à expliquer, mais tout observateur la perçoit. De nouveaux thèmes de discussion, de nouveaux modes d’interactions, d’association, de revendications, s’instaurent. Le pouvoir a perdu la capacité de délimiter des lignes rouges, dans ce qui peut être dit et fait – et ce, malgré ses diverses tentatives,
  5. Même s’il est trop tôt pour porter des jugements définitifs, ces changements semblent être là pour durer. Descendre dans la rue pour se faire entendre n’a pas été l’aventure éphémère d’un moment exceptionnel. Le règne des Moubarak a, de par ses défauts, rendu cela possible – mais ces nouvelles pratiques n’ont pas disparu avec leur cause,
  6. Faut-il rappeler que la Révolution française ne s’achève véritablement qu’en 1870 ?

4Il convient néanmoins de ne pas enterrer totalement l’ancien régime. Certes, le parti au pouvoir est défunt et ce n’est pas peu. Si les révolutionnaires n’ont pas réussi à obtenir la privation de droits politiques pour les cadres et caciques de ce parti, l’électorat, lors des récentes élections législatives, les a balayés. Certes, le clan présidentiel est tombé et la population a réussi à arracher à une armée réticente le droit de les traduire en justice. Certes, la police, principal pilier du moubarakisme, a été défaite et le sait. Elle n’ose plus, elle refuse de gérer les manifestations, tâche qui incombe désormais à l’armée. Mais le pouvoir est tenu par l’armée, pilier central de l’appareil d’État et de l’État-Nation, mais aussi, à un moindre degré, de l’ancien régime. Les rouages, cadres intermédiaires et supérieurs, les modes d’action de ce que les analystes appellent le « deep state » (ou littéralement l’État profond, à savoir les réseaux de l’État égyptien, son implantation en province, ses modes de faire) n’ont pas encore été supplantés. La police n’est pas restructurée et rien, pour l’instant, n’est fait pour assurer un bouleversement de son modus operandi, de son recrutement, de sa « culture » et de ses systèmes de représentation.

5Toutefois, les dirigeants de l’armée ont dû faire des concessions majeures, soit l’organisation d’élections libres, et la reconnaissance octroyée aux vainqueurs de celles-ci du droit à la rédaction de la Constitution, même si le CSFA essaie de revenir sur ce dernier point. Il semble donc excessif de parler d’une simple adaptation du régime à de nouvelles circonstances. Son essence est en passe de changer, même s’il n’est pas certain, loin de là, de voir advenir une démocratie apaisée, ou simplement satisfaisante. Si le CSFA s’est impliqué dans la transition démocratique, alors même que les contextes sécuritaires ou insurrectionnels lui auraient fourni des prétextes plausibles pour les annuler, il a néanmoins choisi de freiner, voire de combattre, le processus révolutionnaire : certaines couches politisées souhaitent une redéfinition radicale des rapports sociétaux, des rapports entre État et Société, en d’autres termes, un approfondissement de la révolution. Le CSFA a refusé d’explorer cette voie. Cela peut se comprendre : tout processus révolutionnaire est le fait de minorités qui mettent en danger l’appareil d’État, affaiblissent l’autorité et la crédibilité de ce dernier et menacent la sécurité des biens et des personnes. De surcroît, le CSFA n’a pas d’autre mandat que celui d’assurer la continuité de l’État, en veillant à la cohésion du corps des officiers, en canalisant les aspirations d’une opinion publique très divisée. Dans un tel contexte, il incombe en priorité d’organiser le transfert du pouvoir aux civils afin de les laisser décider de la marche à suivre. Mais la suite des évènements, de février 2011 à janvier 2012, prouve que ce refus traduit une aversion beaucoup plus viscérale vis-à-vis de la révolution.

Les forces de la société égyptienne en transformation

6Ce printemps égyptien a fait naître un nombre important de forces politiques ou sociales qui comptent et reconfigurent pour partie la société égyptienne.

Une jeunesse mobilisée

7Les mouvements de jeunesse qui ont été à l’origine de l’explosion sont la première de ces forces. Ils sont mal connus. On peut dire qu’il y a d’une part, des mouvements « politiques » mais suprapartisans, verticaux sans véritable structure horizontale. Ils regroupent des jeunes de sensibilités très différentes : marxistes, gauchistes, anarchistes, socialistes révolutionnaires, trotskystes, libéraux, islamistes ne se reconnaissant dans aucune mouvance spécifique, Frères Musulmans ou salafistes rejetant l’autoritarisme des aînés, nassériens, coptes…. Ils proviennent des classes moyennes ou de la petite bourgeoisie. D’autre part, il y a les groupes de supporters de clubs de football, les « ultras ». Peu politisés, ils détestent la police, l’État policier (et Israël), maîtrisent les techniques du combat de rues. Leur force de frappe a été décisive lors des affrontements avec la police ou avec les nervis de Moubarak.

8Ces deux types de mouvement, et surtout les premiers, peuvent légitimement se considérer comme les « pères » de la révolution bien qu’il soit évident que leurs manifestations ne sont devenues « révolution » que grâce à l’intervention massive de la foule. Ils (surtout les politisés) donnent parfois l’impression d’être dans une quête désespérée du Père idéal, et à d’autres moments de rechercher la mise à mort permanente de l’autorité paternelle. Idéalistes, courageux, créatifs, ils sont aussi, comme beaucoup d’intelligentsias, murés dans la cité des nuées, sans le sens du possible ou sans beaucoup de flair politique [3].

L’heure des Frères Musulmans ?

9La Confrérie islamiste compte en son sein des millions d’adhérents [4]. Elle est double : d’une part, son appareil est contrôlé par des qutbiens, des disciples de Sayyid Qutb [5]. Mais leur lecture de Qutb peut différer d’un membre à l’autre [6]. D’autre part, elle est aussi un mouvement de masse, qui accueille en son sein tout ce que l’islam peut accueillir et donc se révéler très syncrétique de par sa composition. Un militant frère musulman peut être très conservateur comme il peut être révolutionnaire. Il peut être guidé par des préoccupations politiques autant qu’être mu par des passions religieuses. Il peut être libéral et serrer la main aux femmes ou bien être « salafisé ». Il peut être démocrate, théocrate, ou les deux en même temps. Tout ce monde se réunit plus ou moins autour du diagnostic suivant : une société qui n’applique pas les règles de la Shari’a, à commencer par les peines pénales corporelles et l’interdiction de la consommation d’alcool, n’est pas entièrement, parfaitement musulmane. À notre sens, beaucoup plus que les querelles d’écoles ou de sensibilités qui font le délice des spécialistes, les principales sources de friction tiennent à l’autoritarisme de la direction et le manque de transparence financière – et ce, alors que les militants donnent à la Confrérie de 7 à 10 % de leur salaire. Il est également permis de penser, en étant prudent car les choses sont floues, que le qutbisme de l’appareil ne « cadre pas bien » avec le profil des militants. Ces derniers sont généralement issus des classes moyennes provinciales, souvent – mais pas toujours – plus conservatrices que révolutionnaires (c’est probablement moins vrai pour la jeunesse, mais cette dernière ne fait pas partie des deux échelons supérieurs de membership).

10La Confrérie n’a pas véritablement anticipé l’explosion sociale de janvier 2011. Quelques jours avant le 25 janvier, les responsables de la Sécurité d’État et des services de renseignements ont multiplié les mises en garde à l’endroit de la Confrérie et sa direction, les menaçant de représailles s’ils participaient aux manifestations prévues par les mouvements de jeunesse. La direction a alors fait savoir qu’elle ne prenait pas part aux manifestations, mais qu’elle autorisait ses membres qui souhaitaient le faire à y aller, sans engager la Confrérie. Sans avoir d’indications précises sur le nombre de ceux qui ont alors franchi le pas, on peut penser qu’ils ont été plus nombreux qu’à l’accoutumée. Le 27 janvier (troisième jour), comprenant l’ampleur du séisme social, la Confrérie décide alors de jeter ses forces dans la balance dès le lendemain. Sa contribution au succès de la Révolution est importante, peut être décisive : son service d’ordre, sa logistique, ses réseaux de médecins, ses militants seront d’une importance cruciale. Après la chute de Moubarak, les dirigeants et militants emprisonnés sont relâchés et la Confrérie crée un parti, qui est reconnu par les autorités. En revanche, elle voit des centaines de jeunes militants de la Confrérie s’en aller pour fonder leurs propres structures partisanes. Au moins à court terme, la perte est plus importante qualitativement que quantitativement. La contestation interne reprend de plus belle, les militants acceptant mal la combinaison de l’exigence d’une discipline de fer avec des déficiences de démocratie interne et de transparence. Si le navire tangue fortement, il ne coule pas et avance ; les troupes sont, malgré tout, en ordre de marche, sentant que l’heure est historique et le pouvoir à prendre.

L’effondrement de la police et la montée de l’insécurité

11La police est le grand perdant. Son comportement et ses pratiques ont été une des principales causes de la Révolution. Elle s’est effondrée le 28 janvier et est discréditée depuis lors. La peur a changé de camp : elle craint la population – et non l’inverse. Elle est haïe, ce n’est pas nouveau, mais elle n’est plus crainte. Elle a perdu plus de 3000 véhicules, blindés ou non. Plus de cent centres de police ont été incendiés, plus de 11 000 armes à feu ont disparu. Pis, elle est traversée par une crise de confiance sans précédent : elle a été défaite. Par des ennemis. De surcroît, telles que les choses évoluent, le pouvoir va être transmis à son ennemi historique, qu’elle guerroie depuis 1948 : les Frères Musulmans. Par ailleurs, dans les systèmes de représentation de son personnel, la réalité est décryptée ainsi : ceux qui ont accompli leurs devoirs, obéi aux instructions, ouvert le feu sur les manifestants ou sur les assaillants des centres de police, sont considérés comme des traitres, des criminels, qui risquent la peine capitale. Ceux qui ont pris la fuite, qui se sont retirés, ont eu raison de le faire.

12Cette crise se traduit par un manque de zèle, un refus de se montrer [7], qui aggrave l’insécurité, déjà grande. Des milliers de détenus se sont évadés, avec ou sans l’aide de leurs geôliers ; 500 000 nervis [8], les baltaguis, qui étaient recrutés/cooptés/payés/neutralisés par la police ou par les cadres du parti au pouvoir, pour toutes sortes de besognes, agissent désormais en mercenaires et doivent se servir ailleurs ; enfin, quelques mois plus tard, la crise libyenne transforme ce pays limitrophe en gigantesque supermarché d’armes. Le pays connaît une prolifération d’armes de petits et gros calibres. Beaucoup de membres des classes moyennes, marqués par l’insécurité ambiante de la fin janvier/début février 2011, craignant un énième tour révolutionnaire qui serait « l’irruption des plus défavorisés et des affamés », achètent des armes (fusils, mitrailleuses). Des grandes familles rurales vont jusqu’à acheter des missiles anti-char. Les gangs, forts de cette nouvelle ressource, montent en puissance dans certaines zones. La situation dans le Sinaï, jamais très brillante, se détériore considérablement, avec une recrudescence des activités terroristes et de la contestation tribale [9]. Une organisation jihâdiste tente d’y affirmer son emprise et proclame un émirat (cela tournera court). Sur l’ensemble du territoire, une épidémie de vols de voitures (revendues ensuite à Gaza) est un problème majeur. Le développement, dans certaines villes (notamment Port-Saïd), du kidnapping contre rançon et un trafic florissant d’antiquités complètent un tableau évocateur. Ce contexte d’extrême insécurité constitue une très bonne raison de remettre en marche la police plutôt que de la restructurer en profondeur. La priorité portera sur la redéfinition de ses missions et non sur la reformulation de son modus operandi. Enfin, il convient de voir que, dans l’esprit des décideurs, les financements étrangers de forces politiques et d’ONG, qui proviennent du Golfe, d’Europe Occidentale, et des États-Unis, sont autant de signes d’une perte de contrôle par les autorités égyptiennes de la situation sécuritaire [10].

13Les revendications sociales, qui avaient explosé fin 2006/début 2007, pour ne plus s’apaiser, franchissent un nouveau seuil. Depuis début 2011, des syndicats se créent et les mouvements ouvriers tentent de s’organiser. Médecins, instituteurs, sous-officiers de police, ouvriers du textile, personnel des régies de transport public, entre autres, multiplient les grèves. Le CSFA les accuse de paralyser la « machine économique » du pays, mais il semble que cela ne soit pas exact : celle-ci tourne. Le problème tient à l’effondrement du tourisme, du fait de l’insécurité et des exactions des salafistes [11]. Parmi ces exactions, citons l’organisation des manifestations contre la nomination d’un gouverneur copte, des incendies d’églises, l’application sauvage de peines corporelles, du reste souvent non coraniques (aucun crime n’est puni par le découpage d’une oreille !), ou bien encore l’établissement d’une milice chargée de commander le bien et de pourchasser le mal. Les chefs de file du secteur touristique affirment que les chiffres officiels, qui parlent d’une baisse de 33% des revenus, sous-estiment considérablement l’ampleur du désastre.

14Les salafistes constituent une demi-surprise dans l’après-Moubarak. On connaissait leur existence : pendant les dernières années de la présidence Moubarak, les généraux de la Sécurité d’État affirmaient qu’une démocratisation ne bénéficierait pas aux forces politiques non islamistes, mais aux salafistes (et aux jihâdistes). Un analyste, Târiq Osman, était allé jusqu’à affirmer en 2009 qu’ils étaient la première force sociale du pays – ce qui n’est exact que si on inclut les salafistes qui sont chez les Frères Musulmans. Mais beaucoup les croyaient apolitiques, sans voir que dans leur conception de la société musulmane idéale, la « commanderie du bien et le pourchas du mal » était une dimension essentielle, à réactiver dès que cela serait possible. Cette réactivation a souvent été désordonnée, indisciplinée et a souvent été une protection contre les délinquants et les voyous ; elle a aussi fréquemment pris la forme d’exactions anticoptes ou encore d’atteintes à l’ordre public et aux libertés. Le caractère odieux et nauséabond du discours des plus réactionnaires de cette mouvance, qui semblent obsédés par le désir d’humilier les Coptes (et les femmes), ne doit pas faire oublier le remarquable travail de présence et d’aide caritative qui est celui de la totalité de l’organisation islamiste (et vice versa). Le fait que leur électorat provienne en grande partie des couches les plus défavorisées de la population ne doit pas occulter le fait que cette mouvance transcende les classes : il y a un salafisme des classes moyennes comme il y a un salafisme des défavorisés. Sans doute plus fins politiciens qu’ils ne le disent, les salafistes (non-inscrits chez les Frères) ont vite fondé plusieurs partis, qui se sont coalisés pour constituer une liste commune.

Le CSFA à l’épreuve du pouvoir

15Après la chute de Moubarak, la première réaction du CSFA fut de tenter d’amorcer un dialogue avec les mouvements de jeunesse. Mais face à leur désorganisation (pas de commandement, pas de porte-parole, diversité et radicalité de certaines demandes, ton comminatoire), le CSFA va rapidement se lasser et se tourner vers les acteurs qu’il perçoit comme plus modérés, plus disciplinés, plus structurés et qui ont un intérêt objectif à stabiliser la situation pour privilégier la feuille de route « démocratique » et tenir des élections libres : les Frères Musulmans.

16Ensemble, ces deux acteurs vont définir une feuille de route qui, sans être parfaite, est beaucoup plus défendable que d’autres. Elle prévoit une séquence se déroulant ainsi : organisation d’élections législatives en septembre 2011, le Parlement élu nommera une Constituante, laquelle rédigera un projet, qui sera ensuite soumis à référendum. En fin de parcours, des élections présidentielles seront organisées. Cette feuille de route, soumise en mars 2011 à référendum, est approuvée à 77 % avec l’appui de l’armée et des islamistes. Les Frères Musulmans affirmaient alors ne pas vouloir briguer la majorité à l’Assemblée et se contenter d’un quart ou d’un tiers des sièges, tandis que les forces non-islamistes et l’Église copte ont recommandé le non (sachant qu’une Constitution adoptée par référendum consacrerait la mainmise des islamistes). Le discours islamiste a lamentablement érigé le camp du non comme celui des ennemis de l’islam voire des apostats, argument d’autant plus abject qu’il n’était probablement pas nécessaire : la feuille de route qu’ils défendaient était beaucoup plus cohérente et démocratique que celle du camp non islamiste. Une posture islamiste que l’on retrouvera tout au long de la campagne des législatives en novembre-décembre, où sur fond de propos haineux, les débats politiques ont été transformés en profession de foi religieuse. Le camp non islamiste a été dépeint comme un camp de « croisés », de chrétiens, d’apostats, etc. Les Frères Musulmans ont, par exemple, affirmé que le très libéral et musulman très pratiquant ‘Amr al Shoubaki était un chrétien. On peut parler de pratique systématique.

17En mars/avril, des mesures lacunaires sont adoptées, permettant la formation de dizaines de nouvelles formations, ce qui constitue un immense progrès pour la scène politique égyptienne. L’armée, par contre, ne veut pas du procès de Moubarak réclamé par l’opinion, soit par refus de juger un militaire de carrière, qui est plus leur ancien commandant en chef, soit parce qu’elle est sensible aux pressions des Pétro - Monarchies du Golfe. Malgré tout, en avril, elle doit reculer devant la pression de la rue, unanime sur ce point. Dès le mois d’avril, sa gestion de la transition lui attire de sérieux reproches de la part de plusieurs secteurs de la société. Certains estiment que sa gestion des dossiers économiques est catastrophique. D’autres, beaucoup plus nombreux, sont irrités par sa passivité voire sa complaisance face aux désordres semés par les plus extrémistes des salafistes, qui contraste avec la sévérité qui peut être la sienne face aux Coptes et surtout face aux mouvements et rassemblements de jeunes – qu’elle accusera, en juin, d’être dirigés par des agents de l’Occident. Tous sont étonnés par la lenteur de l’Armée à exclure les anciens cadres du Parti National Démocrate ou les administrations des collectivités locales, symboles de la corruption [12]. L’accusation de vouloir en fait sauver l’ancien régime gagne du terrain [13].

18À ce moment, en avril/mai/juin, beaucoup se demandent si l’armée organisera des élections ou si elle gagne du temps pour rester au pouvoir. Ces craintes (ou ces souhaits) paraissent aujourd’hui infondées. La réalité a probablement été plus complexe : le CSFA a, fin mai, opéré un revirement stratégique par rapport à la feuille de route conçue avec les islamistes. D’une part, le CSFA s’aperçoit en effet que les Frères Musulmans brigueront probablement la majorité au Parlement et se profile l’éventualité de voir les islamistes écrire seuls la Constitution, alors que diverses pratiques, déclarations et prises de position permettent de douter de leur « modération ». D’autre part, le CSFA semble aussi avoir réalisé que les non-islamistes avaient les moyens de mobiliser des troupes importantes au lendemain, fin mai, d’une manifestation couronnée de succès. Ce revirement s’explique également par la prise de conscience que la feuille de route était très impopulaire au sein des classes moyennes cairotes, incontournables malgré leur faible poids électoral, ou bien par l’amertume de certaines humiliations subies par le CSFA (il a dû annuler la nomination d’un nouveau gouverneur copte à Qena, Haute Égypte). Quelles que soient les causes de ce revirement, ce dernier va être à l’origine de trois types de démarches ou de mesures, qui vont dominer l’été et l’automne :

19- Le CSFA va tenter d’empêcher les islamistes d’avoir le monopole de la rédaction de la constitution. Tout d’abord en tentant d’obtenir un accord sur des « principes méta- constitutionnels », relatifs à l’état civil, fondé sur la sauvegarde du principe de la citoyenneté (de l’égalité entre citoyens), sur la reconnaissance de certains droits à l’armée (le non-contrôle de son budget par le Parlement, par exemple) et d’un rôle de cette dernière dans la sauvegarde de la Constitution. Ensuite en tentant d’imposer l’idée que le CSFA a le droit de nommer une proportion importante des membres de la Constituante et d’exercer un droit de veto sur le texte préparé par cette dernière. Enfin, en testant l’idée qu’il lui appartient de définir les critères relatifs à la composition de la Constituante. Sur tous ces points, il a dû reculer devant la pression islamiste.

20- Il a tenté de prévenir, ou de limiter la victoire des islamistes aux législatives, en introduisant dans le jeu électoral les anciens barons locaux et autres membres du parti de Moubarak. Un diagnostic, partagé par tous, estimait que ces derniers étaient les seuls à avoir les réseaux locaux, les finances et le savoir-faire permettant limiter voire de prévenir la victoire islamiste. Les Frères Musulmans, les salafistes, et plusieurs mouvements de jeunes réclamaient donc leur privation de droits politiques – ils ne l’ont pas obtenue. D’autres forces – au moins le Wafd [14] et un des nouveaux partis laïcs – ont au contraire tenté d’en recruter certains et ont réussi à le faire. Sur ce point, le CSFA n’a pas reculé, mais son diagnostic, qui était aussi celui des autres forces, s’est avéré complètement erroné. L’électorat a balayé les anciens du PND de la carte.

21- Le CSFA va considérablement prolonger la durée de la transition, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, en ajournant de deux mois le début des élections, en prévoyant une organisation des élections qui s’échelonne sur plusieurs mois, etc. La Transition devait durer entre six et huit mois. Au début de l’automne, elle semble partie pour durer jusqu’au début 2013.

22Chacune de ces politiques, considérées isolément, peut se comprendre, voire, dans certains cas, être défendue. L’ensemble, combiné à une campagne de dénigrement des ONG des droits de l’homme et des mouvements de jeunes à l’origine de la révolution de janvier, ou aux lenteurs des actions judiciaires entreprises contre les dirigeants de l’ancien régime, produit une impression désastreuse : toutes les forces politiques et une part importante de l’opinion se demandent si le CSFA ne veut pas, en fait, rester au pouvoir et/ou sauver l’ancien régime. Le 9 octobre, la police militaire écrase – dans tous les sens du terme – une manifestation pacifique de Coptes, faisant au moins 25 morts, et ses médias (la télévision officielle, par exemple) ont, à ce moment, un comportement désastreux. Séparément, les deux camps, islamiste et non-islamiste, se mobilisent. Les islamistes organisent ainsi une gigantesque manifestation le 18 novembre. Elle se déroule pacifiquement, s’achève en fin de journée, mais des blessés de la révolution ne quittent pas la place et organisent un sit-in sur la place Tahrir pour protester contre la lenteur du traitement de leurs dossiers. Les forces de l’ordre les dispersent le lendemain avec une grande brutalité. Les militants des mouvements de jeunes et d’autres groupes (par exemple des enfants des rues) accourent, laissent éclater leur frustration, réclament le départ du CSFA. Un second round « révolutionnaire », avec des affrontements meurtriers avec les forces de l’ordre, éclot. Après plusieurs jours de heurts et des dizaines de morts, l’armée consent quelques gestes, chasse le gouvernement, promet d’abréger la transition – le pouvoir sera remis fin juin 2012 – et annonce que les élections (le premier round est prévu pour le 28 novembre) ne seront pas ajournées. De nouveaux affrontements meurtriers opposeront armée et manifestants pendant le processus électoral. Sans que la lumière puisse être faite sur les raisons de cette escalade dans la répression des manifestations (décision réfléchie ou bavure ? [15]), ces évènements ont en tout cas définitivement posé la question de l’impunité des membres du CSFA, ce qui risque de compliquer la transition.

Un paysage politique redessiné au lendemain des législatives

L’ascension des islamistes par les urnes

23Les élections législatives ne sont pas achevées au moment de la rédaction de cet article. Mais elles ont été organisées et le calendrier a, pour l’instant, été respecté. Le fait qu’elles se soient déroulées sans affrontements meurtriers entre partisans et services d’ordre des candidats en lice est, pour ceux au fait de l’histoire parlementaire du pays, un exploit devant être inscrit à l’actif de l’armée. Armée et police ne sont pas intervenues dans le déroulement des opérations électorales. S’il y a eu de nombreuses et consternantes irrégularités (comme toujours en Égypte), si la loi organisant la campagne et « le silence électoral » le jour scrutin a été allègrement bafouée, c’est le fait des forces politiques concurrentes.

24La première des leçons de ce scrutin est le très fort taux de participation, sans précédent dans l’histoire du pays puisque l’on passe de 20 % à plus de 55 voire de 60 %. Cette mobilisation massive s’explique à la fois par le désir de s’exprimer de la majorité de la population et par la crainte d’une forte amende. On sait, le décompte étant pratiquement achevé, que les islamistes disposeront d’une majorité confortable à l’assemblée (deux tiers des sièges à peu près), que la première force politique est les Frères Musulmans (avec sa branche politique, le parti Liberté et Justice), et la seconde la coalition salafiste. Ces deux mouvements sont suivis loin derrière par le Wafd et la coalition laïque dite « le front égyptien », ces deux derniers étant au coude à coude. Les autres forces sont loin derrière et les anciens du parti au pouvoir ont été laminés.

25Les irrégularités vont-elles peser sur le résultat final ? Pas vraiment, sauf à considérer l’utilisation d’arguments religieux et confessionnels comme étant illégale (pour les islamistes, ne pas voter revient à voter contre l’islam, et voter pour eux, c’est montrer sa foi, alors que la coalition laïque et les candidats non-islamistes sont des forces « croisées »). Selon un député nouvellement élu, un tiers voire une moitié des 30 % d’analphabètes (soit entre 10 et 15 % de l’opinion) ne serait pas allé voter sans la menace de l’amende et cette proportion aurait massivement voté pour les islamistes. Le conditionnel s’impose, mais cela signifierait que les islamistes auraient eu, sans cette amende, 58/60 % de voix au lieu de 70 %. Nous croyons qu’en gros le résultat reflète le rapport de forces électoral. Rien de très étonnant à observer un rapport de forces si favorable aux islamistes. En revanche, le rapport de force au sein de chaque mouvance n’a été prévu par personne. Les salafistes font deux voire trois fois mieux que prévu, la coalition pour l’Égypte aura probablement un résultat supérieur à ses espérances. Pour le Wafd, c’est l’inverse.

26Il est prématuré pour développer un discours scientifique sur les causes du vote, sur les motivations des électeurs. Quelques remarques semblent néanmoins s’imposer, quitte à être ensuite démenties par des recherches plus poussées ou par l’actualité :

271/ Le vote en faveur des Frères Musulmans n’est pas un blanc-seing. Beaucoup souhaitent leur donner une chance, manifestent leur désir de fonder l’ordre public sur les préceptes de l’islam, de la Sharî’a et sur ceux de la démocratie, mais ne font pas véritablement confiance à la Confrérie, ou ne sont pas disposés à accepter les conséquences d’une islamisation rigoureuse (sur le tourisme, par exemple). Par ailleurs, les attentes de ces électeurs sont multiples et contradictoires.

282/ Le vote pour les salafistes est clairement un vote antiélitaire ; il est aussi souvent un vote anticopte et un vote des plus défavorisés. Par ailleurs, un tiers voire une moitié des votes pour la « coalition pour l’Égypte » est copte.

293/ Il semble bien qu’une stratégie antiislamiste ait réussi et qu’une autre ait échoué. Attaquer les forces islamistes ou proclamer son attachement à la laïcité est sanctionné par l’électorat qui y voit une marque d’hostilité contre l’Islam. Ignorer et ne pas répondre aux attaques des islamistes pour mieux se concentrer sur des propositions spécifiques affaiblit leurs discours et permet souvent de les battre.

Une reconfiguration des rapports de force ?

30Plus généralement, le rapport de forces entre ce parlement « islamiste » et l’armée, à la suite de ces élections, est difficile à déchiffrer. Les meilleurs observateurs ont des appréciations très différentes. Considérons les deux extrêmes :

31- Pour certains, le CSFA est très affaibli : son bilan politique et sécuritaire est très mauvais, ou est perçu comme tel. Il s’est brouillé avec plusieurs composantes essentielles du mouvement non-islamiste, à commencer par les mouvements des jeunes. Les violentes répressions d’octobre/ novembre/décembre ont choqué des secteurs de l’opinion, même parmi ceux qui n’étaient pas favorables aux manifestations. Sa politique ne fait probablement pas l’unanimité, ni en son sein, ni au sein des forces armées. À chaque fois que les islamistes ont montré les crocs pendant la durée de transition, il a reculé. Or ces derniers sont maintenant beaucoup plus forts, puisqu’ils ont la légitimité des urnes.

32- Pour d’autres analystes, il ne s’agit que d’une illusion d’optique : l’armée demeure le détenteur de la force légitime. Ses réseaux, au sein du « deep State », du sommet de la bureaucratie d’État et des collectivités locales, sont intacts. Rien ne dit qu’entre les islamistes et l’armée, les non-islamistes choisiront toujours les premiers, comme ils semblent le faire aujourd’hui. L’armée a montré qu’elle était capable d’organiser des élections et de maintenir l’ordre pendant ces dernières : sa « puissance physique » est intacte et l’électorat lui est reconnaissant d’avoir joué le jeu démocratique. Indépendamment des multiples divisions, somme toute naturelles, en son sein, et des affinités électives différentes de ses membres avec les uns et les autres, tout le CSFA sait qu’in fine les « Frères » veulent tout le pouvoir et les exclure définitivement du jeu politique. En d’autres termes, l’armée sait que, sur le long terme, les islamistes sont plus dangereux pour les intérêts de l’armée que les autres forces.

33Considérons maintenant le dilemme de la force politique la plus puissante, les Frères Musulmans. Même s’ils réussissent à obtenir la moitié ou davantage des sièges de l’Assemblée, ils ont intérêt à constituer un gouvernement de coalition et à trouver un accord – le plus favorable qui soit – avec le CSFA. Qui choisir comme partenaire à l’Assemblée ? Peut-on envisager de voter avec les uns sur tel sujet, avec les autres sur tel autre ? Une grande inconnue plane autour de la lecture que font les Frères Musulmans du score des salafistes. Celui-ci les affaiblit-il ou les renforce-t-il ? Considèrent-ils les électeurs salafistes comme irrémédiablement perdus, ou au contraire comme ayant été « volés » et pouvant être « récupérés » ? (le second terme de l’alternative est le plus probable). Est-il préférable d’avoir les salafistes « avec soi » dans la majorité au pouvoir, ou, au contraire, leur présence les forcera à aller trop vite et trop loin ? Outre le fait que l’on ne sait pas si le pragmatisme des Frères Musulmans sera assez fort pour dépasser leurs convictions idéologiques (qui prônent l’instauration immédiate d’un État islamique appliquant une version particulièrement rigoureuse de la Sharî’a), outre le fait que l’ère où les états-majors n’avaient pas à tenir compte des souhaits de leur base ou de leur électorat est révolue, les réponses ne dépendent pas que de la direction et de la base des Frères, mais aussi des choix que feront les différentes forces politiques. Ceux-ci sont difficiles à prévoir, à un moment où les polarisations s’accentuent, les acteurs se multiplient et les paramètres à intégrer se complexifient. Pour ne mentionner qu’un point : comment empêcher une ou toutes les forces, y compris celles exclues du parlement (les jeunes), d’avoir recours à la politique du pire ?

34Le scénario que souhaitent les chancelleries occidentales et de nombreux observateurs est le suivant :

351/ une coalition centriste entre Frères Musulmans et certaines (voire toutes) des forces non-islamistes, excluant les salafistes ou ne les incluant que s’ils revoient à la baisse leurs prétentions.

362/ Un accord entre cette coalition et l’armée, pour la rédaction d’une nouvelle Constitution consensuelle et un partage du pouvoir.

373/ La mise en route d’un programme économique ressemblant au libéralisme qui était celui de Gamal Moubarak, la corruption et la mauvaise gouvernance en moins, une politique de redistribution plus sérieuse en plus.

38Le caractère souhaitable d’un tel scénario est indiscutable au regard de la configuration politique. Ceci étant, il est permis d’émettre des doutes sur sa faisabilité ou sur sa viabilité. Il est clair qu’un partage du pouvoir entre armée et civils est souhaitable et qu’il n’est pas impossible, ou que, sur certains dossiers, un accord puisse être facilement trouvé. À titre d’exemple, la plupart des acteurs semblent accepter l’exigence exprimée par l’armée de ne pas voir son budget discuté par l’assemblée (reste à savoir si l’empire économique de l’armée sera inclus ou non dans cette transaction). Mais, sans mentionner l’absence totale de confiance entre les différents interlocuteurs, un certain nombre de problèmes restent sans réponse : qui s’occupera de la politique étrangère ? Qui aura la mainmise sur la police ? Le ministère de l’Intérieur est-il disposé à tout accepter ? Les questions relatives à la police sont d’autant plus complexes à régler qu’un partenariat, non exclusif de tensions, s’est instauré entre la police et l’armée en ce qui concerne le maintien de l’ordre. Que faire de la presse officielle ? Quid des quelque 90 000 conseillers de cabinets ministériels ou du personnel dirigeant les entreprises publiques ? Une politique de pardon et de réconciliation est-elle possible ? Peut-on arriver à un consensus sur l’immunité du CSFA ?

39En ce qui concerne la rédaction de la Constitution, certains accords semblent possibles entre Frères et non-islamistes. On semble s’orienter vers une solution consistant à ne pas toucher aux quatre premiers chapitres de la Constitution de 1971. Ces derniers, entre autres, affirment à la fois que l’Égypte est un État fondé sur les principes de la citoyenneté et que les principes de la Sharî’a sont la source principale de la législation. (Bien entendu, ces principes seront interprétés différemment par les différents acteurs). Le cinquième chapitre, relatif au mode de gouvernement, sera en revanche radicalement réécrit. Les Frères, qui préfèrent clairement une république parlementaire, ont fait savoir qu’ils acceptaient le principe d’un régime mixte, pour prendre en compte la réalité du terrain (la présence de l’armée et ses souhaits) et la tradition politique du pays (fortement présidentielle, voire pharaonique). Cette acceptation a alimenté les rumeurs d’un accord secret avec le CSFA, laissant aux Frères le Parlement et à l’armée la Présidence. Il est permis de douter d’un tel accord, mais dans tous les cas il reste à définir les prérogatives respectives du Parlement et du Président. En outre, l’achèvement du processus de rédaction de la Constitution ne signifiera pas la fin des conflits entre les parties en présence.

Conclusion

40La victoire des islamistes pose un sérieux défi économique à l’État égyptien. Il y a en effet une forte incompatibilité entre les impératifs du développement économique et les conceptions de l’État et de la société véhiculées par les islamistes. Certes, les Frères sont, en un sens, les partisans et les représentants des PME, qui sont le plus grand employeur du pays. Leur politique économique sera probablement orientée en faveur de ces PME et, en tant que telle, bénéfique pour l’économie. Mais réussiront-ils à éviter la tentation d’une islamisation du secteur bancaire ? Ou d’adopter des mesures qui détruiraient l’industrie touristique ? S’ils adoptent une posture libérale, maintenant le statu quo, que feront-ils si certains salafistes ou Frères déçus revendiquent une ligne plus rigoriste ? S’ils décident au contraire d’islamiser la société, que feront-ils s’il y a des résistances ou si l’économie en pâtit ?

41Plus généralement, le jeu politique est vicié par l’exclusion des mouvements de jeunes, lesquels pourraient être tentés de jouer leur propre partition, et il n’est pas certain que la population ne les appuie pas. Le pari qui a consisté à construire la démocratie comme un antidote antirévolutionnaire semble pour l’instant avoir réussi. Reste à savoir ce qu’il adviendra si les résultats, comme c’est probable, ne sont pas au rendez-vous. Les électeurs qui ont voté pour les Frères ont tous dit la même chose : s’ils font des bêtises, nous retournerons à Tahrîr. La découverte par le peuple de sa propre puissance a, pour l’instant, fait le jeu des islamistes : entre le désir de voir un ordre islamique et la crainte de voir les islamistes faire des bêtises, une grande majorité a tranché, précisément parce qu’elle pense pouvoir faire tomber tout gouvernement.

Notes

  • [1]
    On ne sait pas avec certitude si le Président a ou non donné des instructions en ce sens, même si tout laisse à songer que oui. Il est toutefois permis qu’il a, au minimum, rappelé avec insistance que le devoir de l’armée était de protéger la légalité tout en soulignant qu’elle ne le faisait pas.
  • [2]
    Voir Bakrî, Mustapha : al jaysh wa-l thawra, dâr akhbâr al youm, le Caire 2011, 332 pages, pp 27-8.
  • [3]
    Cela ne signifie pas que ces traits psychologiques communs soient l’unique explication de leur comportement. Ce dernier s’explique aussi par les structures propres à leur groupe, mais il serait trop long de développer ce point.
  • [4]
    La Confrérie, étant à la fois religieuse et politique, comprend quatre degrés de membership. Seuls les deux échelons supérieurs sont considérés comme étant des membres à part entière, ils sont 850/860 000. Il y a environ 2,5 millions de personnes aux deux échelons inférieurs.
  • [5]
    Sayyid Qutb, pendu par le régime Nassérien, en 1966, peut être considéré comme le principal théoricien de l’islamisme radical. Pour lui, Dieu, connaissant ses créatures, leur a dénié le droit de légiférer et se l’est réservé, donnant à l’humanité une Loi, la sharî’a, seule juste, seule parfaite. Les cités qui reconnaissent aux hommes, ou, pis, à un groupe d’hommes, le droit de faire les lois sont impies et perpétuent la jâhiliyya, état d’ignorance et de perdition ante et anti islamique. Il appartient à une avant-garde d’accomplir l’utopie.
  • [6]
    Notamment sur la question de savoir si le diagnostic qutbien implique de déclarer que les hommes qui légifèrent et ceux qui acceptent ces lois humaines sont ou non apostats (devant être mis à mort). Ou encore celle de savoir si ces sociétés sont réformables ou si une révolution est nécessaire.
  • [7]
    Il convient de voir que les opérations de police sont désormais beaucoup plus risquées, puisque les délinquants sont surarmés. À ceux qui reprochent à la police son manque de zèle, les forces de sécurité rappellent que les pertes en vies humaines de la police n’ont jamais été aussi lourdes. Bien sûr, détracteurs et défenseurs ont tous deux raison.
  • [8]
    Le CSFA avait affirmé à des hommes politiques qu’il y avait entre 400 000 et 800 000 baltaguis, ce qui correspond à notre estimation. Cependant, le nouveau ministre de l’Intérieur a affirmé que ces chiffres étaient exagérés, qu’il fallait parler de 110 000 baltaguis – ce qui nous semble être inférieur à la réalité.
  • [9]
    Les revendications et griefs tribaux sont nombreux, puisque l’État central les a toujours considérés avec beaucoup de méfiance, a souvent pratiqué une politique de discrimination à l’égard des fils des tribus. Des contentieux sur les terres existent. Les tribus réclament, entre autres, une plus grande implication de l’armée, un retrait de la police et de certains fonctionnaires coupables d’exactions, la fin des pratiques de sanctions collectives, et un plus grand recours aux coutumes tribales, plutôt qu’au droit positif.
  • [10]
    La question des ONG est trop complexe pour être expliquée en quelques lignes. Mais, dans ce contexte, il suffit de savoir que les ONG ne devaient accepter des financements étrangers qu’à deux raisons : que le donateur et l’ONG aient une existence légale en Égypte, que l’État accorde son autorisation à la transaction. Deux conditions pratiquement impossibles, puisque l’État préférait « tolérer l’illégalité » plutôt qu’« accorder des autorisations et mettre en conformité ». Après la chute de Moubarak, au moins 200 millions USD sont venus financer le secteur associatif, avec au moins une moitié de cas ne remplissant aucune des deux conditions précitées, ce qui a fourni un prétexte commode pour le lancement d’une campagne contre les ONG et autres forces sociales acceptant ces financements.
  • [11]
    Il est certes très difficile de savoir, dans de nombreux cas, la part d’initiatives de zélotes incontrôlables et celle des dirigeants de la branche la plus extrémiste de la nébuleuse : je ne vois pas, par exemple, le leader le plus radical de la mouvance, ordonner à ses troupes de couper une oreille.
  • [12]
    Les conseils locaux sont dissous sur décision de justice.
  • [13]
    Selon des journalistes, les militants jeunes vont jusqu’à affirmer que des officiers de la police militaire leur ont dit considérer Moubarak comme leur commandant en chef.
  • [14]
    Le Wafd a mué. À l’origine, en 1919, ce parti démocratique et plus ou moins laïc incarne la Nation égyptienne et sa quête de l’indépendance nationale. Il disparaît avec la Monarchie, en 1952 - 1953. Il renait en 1977, mais n’est plus que la caricature de ce qu’il a été : il n’est plus le parti de la Nation, mais une force au mieux moyenne. De parti de la synthèse, il devient celui du changement permanent d’opinion et d’alliances.
  • [15]
    Soyons clairs : nul ne croit une seconde à la version de l’armée, qui prétend que les coups de feu mortels n’ont pas été tirés par les forces de maintien de l’ordre. L’interrogation porte sur le caractère prémédité, voulu, de la violence. Je suis très enclin à opter pour la préméditation, au moins en ce qui concerne les affrontements de novembre et de décembre. Pour ceux d’octobre, c’est moins clair, encore que très probable.
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