Couverture de SENSI_009

Article de revue

Pile ou face

Pages 6 à 11

Notes

  • [1]
    Nigel Dodd, The Social Life of Money, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 1-2.
  • [2]
    Utilisée couramment aujourd’hui, cette expression paraphrase le célèbre vers de Gertrude Stein : « A rose is a rose is a rose » (du poème Sacred Emily, écrit en 1913).
  • [3]
  • [4]
    Aristote plaçait la propriété (y compris l’esclavage), l’échange, et l’argent au cœur de sa Politique (livre Ier, chapitres VIII-10), parue au ive siècle av. J.-C. Il répondait en partie à Platon, qui avait souhaité les encadrer, voir les bannir de sa cité idéale dans la République. En 1776, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith écrivait : « Cette division du travail, de laquelle découlent tant d’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat, elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes, qui ne se proposent pas des vues d’utilité aussi étendues : c’est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre » (livre Ier, chapitre 2).
  • [5]
    Carl Menger, « On the Origin of Money », The Economic Journal, vol. 2, n° 6, 1892, p. 239-255.
  • [6]
    Sur les raisons d’être de cette fable, voir Jean-Michel Servet, « La fable du troc », Dix-Huitième siècle, n° 26, 1994, p. 103-115. L’analyse classique du « désencastrement » de l’économie (ou de son autonomisation par rapport au reste de la société) est celle de Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. « Ré-encaster » l’économie dans l’histoire, c’est aussi le défi des travaux comparatifs sur les inégalités économiques de Thomas Piketty, Emmanuel Saez, et Gabriel Zucman entre autres.
  • [7]
    Pour des synthèses récentes de ces travaux, voir Tim di Muzio et Richard H. Robbins, An Anthropology of Money. A Critical Introduction, New York, Routledge, 2017 et Dodd, Social Life of Money, op. cit.
  • [8]
    David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.
  • [9]
    Le texte fondateur de cette approche est Georg Friedrich Knapp, Théorie étatique de la monnaie, publié en 1905. Pour une analyse plus récente, voir Geoffrey Ingham, The Nature of Money, Cambridge, Polity Press, 2004.
  • [10]
    Cette approche a été développée et affinée par Michel Aglietta et André Orléan dans plusieurs ouvrages, dont La violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982 ; La Monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998 ; et La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002. Aglietta et Orléan partent des travaux d’anthropologues et de la théorie mimétique de René Girard (La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972) pour faire de la monnaie un objet profondément ambivalent : « enjeu de pouvoir et source de violence » entre les individus, elle est aussi l’expression d’un lien, un « médium de cohésion et de pacification » (La violence de la monnaie, p. 10).
  • [11]
    Alors que nous avons tendance à opposer don et échange marchand, Marcel Mauss montre qu’ils partagent la même matrice : la réciprocité de l’échange. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1925], Paris, PUF, 2012 ; et « Les origines de la notion de monnaie » [1914], in Œuvres. t. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 14-19.
  • [12]
    Slavoj Žižek, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso Books, 1989, p. 30-33.
  • [13]
    Aglietta et Orléan, La monnaie entre violence et confiance, op. cit., p. 103-106.
  • [14]
    Sur les lettres de change, voir Francesca Trivellato, The Promise and Peril of Credit, Princeton, Princeton University Press, 2019.
  • [15]
    André Orléan, « La communauté bitcoin », Esprit, n° 7, juillet-août 2019, p. 47-58 ; et Nigel Dodd, « The Social Life of Bitcoin », Theory, Culture, Society, vol. 35, n° 3, 2018, p. 35-56.
  • [16]
    Rebecca L. Spang, Stuff and Money in the Time of the French Revolution, Cambridge MA, Harvard University Press, 2015.
  • [17]
    Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre Ier, Paris, PUF, 1993, p. 81.
  • [18]
    Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987, p. 283.
  • [19]
    On oublie souvent qu’Alexis de Tocqueville n’est pas simplement un penseur de la démocratie ; il développe aussi une analyse pénétrante de la monétisation de la société moderne (capitaliste), notamment dans le deuxième volume de De la démocratie en Amérique [1840]. Dans l’avant-propos de L’Ancien Régime et la Révolution [1856] il écrit : « Dans ces sortes de sociétés, où rien n’est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l’ardeur de monter ; et comme l’argent, en même temps qu’il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. Ces passions s’y répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu’à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or, il est de l’essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide ; elles détournent et occupent l’imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur fournir le secret et l’ombre qui mettent la cupidité à l’aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur. Sans lui elles eussent été fortes ; avec lui elles sont régnantes » (L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 51-52).
  • [20]
    Viviana Zelizer, The Social Meaning of Money, New York, Basic Books, 1994. Traduit en français par Albert Gueissaz : La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005. Voir aussi Nina Bandelj, Frederick Wherry, et Viviana Zelizer (dir.), Money Talks : Explaining How Money Really Works, Princeton, Princeton University Press, 2017 ; et Damien de Blic et Jeanne Lazarus, Sociologie de l’argent, Paris, La Découverte, 2021 (nouvelle éd.).
  • [21]
    Viviana Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005 ; et Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, 2020.
  • [22]
    Jennifer Sykes, Katrin Kriz, Kathryn Edin, et Sarah Halpern-Meekin, « Dignity and Dreams : What the Earned Income Tax Credit (EITC) Means to Low-Income Families », American Sociological Review, vol. 80, n° 2, 2015, p. 243-267.
  • [23]
    Ariel Wilkis, Le Pouvoir moral de l’argent. Classes populaires et économie du quotidien, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020.
  • [24]
    Richard Thaler, « Mental Accounting Matters », Journal of Behavioral Decision Making, vol. 12, n° 3, 1999, p. 183-206 ; et, pour une application récente, Jonathan Morduch et Rachel Schneider, The Financial Diaries : How American Families Cope in a World of Uncertaintity, Princeton, Princeton University Press, 2017.
  • [25]
    Jean Tirole, « L’homo œconomicus a vécu », Le Monde, 5 octobre 2018. Sur la genèse et le succès de l’économie « comportementale », voir Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez et Olivier Pilmis, « Comportement correct exigé. Économie comportementale et gouvernement des conduites », La Vie des idées, 20 novembre 2018.
  • [26]
    Mehrsa Baradaran, The Color of Money. Black Banks and the Racial Wealth Gap, Cambridge MA, Harvard University Press, 2019.
  • [27]
    André Gueslin, Les Peurs de l’argent dans la France d’après 1945, Paris, Garnier, 2017.
  • [28]
    Simmel, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 195 ; et Psychologie de l’argent, Paris, Allia, 2019. Voir aussi Michaël Fœssel, « Le désirer toujours, ne l’aimer jamais », Esprit, n° 7, juillet-août 2019, p. 59-69 ; et Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755].
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1Combien y a-t-il d’argent sur Terre ?

2On ne le sait pas vraiment, mais les estimations parlent désormais de quadrillions de dollars (cela fait quinze « 0 »). Cet argent n’est pas du genre à se cacher sous le matelas ou dans un coffre-fort. Il s’agit pour la plupart d’argent virtuel, de crédit ou de dette (en fonction du point de vue), qui se déplace à la vitesse de la lumière d’un « portefeuille » à l’autre, se métamorphosant au besoin, croissant et diminuant, s’évaporant même au paradis, pour réapparaître magiquement au purgatoire d’une guerre ou d’une pandémie. À ce propos, sachez qu’un virus, cela coûte cher : 424 milliards d’euros si vous êtes en France, 16 mille milliards de dollars aux États-Unis. Le prix du soutien d’une économie, de l’achat d’un vaccin, mais aussi de rêves brisés et de vies perdues.

3En principe, cet argent (cette dette) pourrait croître à l’infini depuis que nous nous sommes débarrassés, au siècle dernier, de l’étalon or et de la nécessité fastidieuse d’en stocker beaucoup, de l’or, sous forme de lingots (plus besoin, d’ailleurs, de coloniser les pays qui en ont, caché dans le sol, mais pas question non plus de le leur rendre – après tout, ils ont eux aussi une belle dette à rembourser, et payer ses dettes, c’est important, une question morale !). Heureusement, la cryptomonnaie Bitcoin vient mettre un peu de clarté et de finitude dans tout cela, étant émise (« minée » en jargon – décidément) de manière mécanique et dégressive jusqu’à un maximum de 21 millions d’unités en 2140. Espérons seulement être encore tous là en 2140, car la production de Bitcoins par de super-ordinateurs se révèle extrêmement énergivore, et donc polluante – ce qui fait bondir un entrepreneur multimilliardaire de l’automobile électrique, dont un seul tweet semble pouvoir faire flamber et chuter le cours de la cryptomonnaie, de 10 000 à 60 000 puis à 30 000 dollars, en quelques semaines. Finalement, mieux vaudrait peut-être faire comme les Grecs qui, en 2011, cachaient leurs euros dans le congélateur après avoir retiré quelque 72 milliards de leurs comptes courants, par peur que le pays ne s’effondre suite à la cure d’austérité imposée par leurs partenaires européens (à la même époque, la Banque centrale européenne prêtait des centaines de milliards par semaine pour « sauver » les banques… [1]). Quand on pense que la monnaie unique, avec son grand brassage de symboles nationaux, devait forger un sentiment d’adhésion à une nouvelle identité européenne… Dommage. Peut-être devrions-nous cesser de vouloir être modernes à tout prix : pendant la première ère de la monnaie-crédit, il y a 4 000 ans, on mesurait la grandeur des gouvernants babyloniens non seulement aux taxes et amendes qu’il fallait leur payer, mais aussi à leur décision d’annuler la dette lorsqu’elle devenait impayable. L’argent est roi, qu’il s’entasse ou s’efface.

4Tous ces chiffres donnent le tournis et nous feraient presque oublier que, tout ça, c’est de l’argent au même titre que les pièces « sonnantes et trébuchantes » dont on aime, tel Georges Duroy dans Bel-Ami, palper le renflement, sentir le poids dans sa poche. Mais quel est donc le rapport entre ces pièces bien tangibles et ces chiffres complètement abstraits ? Peut-on vraiment dire qu’« un dollar c’est un dollar c’est un dollar [2] », peu importe combien il y en a, qui s’en sert, quand, comment et pourquoi ? Payer en espèce, par transfert Western Union, ou avec une carte de crédit, est-ce vraiment la même chose ? Sommes-nous tous égaux devant ce que les économistes appellent la monnaie, devant ce miroir où tout se réfléchit pour afficher un prix de vente ? Et si le miroir ne nous disait pas toute la vérité ? Difficile, à vrai dire, de trouver un objet de notre quotidien qui soit à la fois aussi évident et mystérieux que l’argent. Ce n’est pas pour rien qu’il a souvent été comparé à un dieu… Nous souhaiterions, plus modestement, le mettre, lui, face au miroir, pour saisir quelques-uns de ses multiples reflets.

5Mais au fait, qu’est-ce que l’argent et d’où vient-il ?

6Le ministère français de l’Économie, que l’on imagine volontiers compétent en la matière, a les idées bien claires sur le sujet. Sur son site, l’on apprend que « tout a commencé il y a 11 000 ans », lorsque des tribus se sédentarisent et commencent à échanger entre elles. Après quelques millénaires, elles comprennent que « le troc ne favorise pas le développement des échanges, l’offre ne rencontrant pas toujours sa demande ». Ainsi, « des unités d’échange apparaissent » : d’abord des coquillages, puis des métaux précieux. Au vie siècle av. J.-C., les premières pièces métalliques sont frappées en Lydie (Turquie actuelle), faisant ainsi du roi Crésus « le premier homme le plus riche du monde [3] ». On peut difficilement faire mieux en termes de mythologie, de téléologie et d’idéologie, mais force est de constater que ce récit fantaisiste est largement partagé dans les médias, les manuels scolaires et l’opinion publique. Selon ce discours bien rodé, l’argent serait donc apparu spontanément, comme une solution de bon sens à un problème logique : faciliter l’échange entre les humains. L’idée est déjà présente en filigrane chez Aristote, mais c’est au xviiie siècle qu’elle s’impose, par la plume d’Adam Smith, qui pointe le « penchant naturel » des hommes à échanger des objets entre eux et à se spécialiser dans la production desdits objets. L’argent n’est qu’un outil d’optimisation : un moyen d’échange inventé par et pour le marché [4]. Et peu importe que cette propension supposée naturelle soit étrangement proche de l’esprit capitaliste de l’époque, ou qu’il n’y ait aucune preuve archéologique de sociétés basées exclusivement sur le troc. L’exercice théorique va de pair avec l’idéal de l’homo œconomicus, rationnel et calculateur, que nous serions. Voilà le socle de la théorie économique de la monnaie, dite « mengerienne », du nom de l’économiste autrichien Carl Menger, qui en donna sa formulation classique à la fin du xixe siècle [5].

7Répétons-le : tout, ou presque, est faux dans cette fable utilitariste qui sert pourtant de mythe fondateur à l’économie en tant que domaine (et discipline) imperméable à l’histoire [6]. À l’opposé de cela, des archéologues et anthropologues téméraires déroulent patiemment les fils de l’argent, pour en chercher les origines en Mésopotamie au troisième millénaire av. J.-C. Ce qu’ils trouvent, ce sont surtout des tablettes portant des inscriptions variées : de crédits et de débits, de quantité d’animaux dus en offrande à tel temple ou encore de grain nécessaire à l’utilisation de tel terrain. Ces tablettes (que l’on retrouve plus tard en Égypte et en Grèce) seraient donc utilisées pour calculer toutes sortes d’obligations – dues à un prince ou un dieu – dans les sociétés tribales, avant l’apparition d’un quelconque marché et de jetons d’échange [7]. Bien avant qu’il ne devienne un instrument d’échange et une réserve de valeur, l’argent aurait donc surtout été une unité de compte (les trois fonctions principales de la monnaie aujourd’hui). Selon David Graeber, le métallisme marchand ne serait qu’une parenthèse dans l’histoire longue de la dette et, si troc il y a, c’est surtout à notre époque, là où se produit une pénurie soudaine d’espèce (comme en prison ou dans des pays en proie à une violente crise économique [8]). Aux images du « doux commerce » et de l’argent facilitant les échanges entre peuples, il faut rajouter les réalités, bien plus anciennes, de l’argent comme instrument de pouvoir, comme réincarnation d’une dette « primordiale » à l’égard d’une autorité divine. Selon l’explication dite « chartaliste » (de « charta », « jeton » en latin), la monnaie serait l’apanage de l’État, qui l’impose comme moyen de paiement pour les impôts avec lesquels il finance guerres et conquêtes depuis l’Antiquité (culminant en la colonisation des Amériques par des Européens assoiffés de métaux précieux [9]). L’enchevêtrement entre argent, violence et souveraineté est aussi au cœur de l’approche « institutionnaliste », selon laquelle la monnaie serait surtout un lien social, une institution contractuelle qui rassemble et fédère les individus en une communauté suivant une logique contradictoire d’antagonisme et d’interdépendance [10].

8Ce qui ressort de ce bref détour par l’histoire, c’est que l’argent est tout sauf un agent neutre, un souffle invisible qui fait tourner l’économie. Comme le don maussien, l’argent est un « fait social total » dont on ne saurait évacuer les dimensions politiques, culturelles, affectives, morales etc. [11] Ceci vaut autant pour le pouvoir mystico-religieux du talisman et de la mana échangés entre deux parents d’une tribu polynésienne, que du billet de 10 € « froid et impersonnel » qui passe de main en main dans la France de 2021, manifestant des relations de confiance, du désir, voire de la crainte, ainsi qu’un fétichisme pratique dont nous sommes conscients, mais pas moins dupes (comme le dirait Slavoj Žižek, nous savons tous pertinemment que le billet n’est qu’un morceau de papier coloré et vaguement sécurisé, or nous continuons d’agir comme s’il possédait vraiment sa valeur nominale. Le fétiche est dans la pratique, non pas la théorie [12]). C’est d’autant plus le cas à l’heure du paiement dématérialisé, où un achat effectué par smartphone enclenche un va-et-vient d’informations personnelles entre individus, terminaux informatiques, banques, compagnies de paiement et agences de régulation, en sorte que la transaction « sans contact » est tout sauf quelque chose d’im-personnel ou d’a-social.

9On l’aura compris : l’argent est argent non pas par « volonté » du marché, ni même par ses propriétés intrinsèques, matérielles ou matérialisées (même si celles-ci entrent bien en jeu pour le différencier) ; il ne préexiste pas aux pratiques sociales que nous en faisons, et par lesquelles il nous lie (qu’on l’aime ou pas). Il est donc un objet sensible. Qui dit argent dit nécessairement confiance entre ceux qui s’en servent – confiance que cet argent sera accepté, honoré, rendu etc. (confiance « méthodique », « hiérarchique » et « éthique », selon la terminologie de Michel Aglietta et André Orléan [13]). Ceci vaut, en premier lieu, pour l’État-nation, où la devise et le cours légal de l’argent sanctionnent la légitimité de l’État et l’adhésion des citoyens à l’intérieur de frontières. Mais il en va de même pour les lettres de change dont se servaient les marchands jusqu’au xixe siècle pour régler leurs échanges à très grandes distances, ainsi que pour les devises locales du futur, comme les transferts d’argent par SMS M-Pesa dans les régions rurales du Kenya (où les populations n’ont pas accès aux banques) ou le Chiemgauer bavarois (monnaie « fondante » qui se déprécie si l’on ne s’en sert pas, et « éthique » grâce à un système de prélèvements redistributifs sur les transactions [14]). Même la cryptomonnaie, qui se vante de contourner les garants traditionnels que sont l’État et les banques en reposant uniquement sur la technologie sécurisée et décentralisée de la blockchain, ne peut échapper à la confiance de ses utilisateurs potentiels, comme en témoignent les espoirs utopiques placés en elle, tout autant que la volatilité de son cours [15]. Dans tout cela, pas de confiance, pas d’argent. Demandez-en la preuve aux révolutionnaires de 1789, qui décidèrent d’honorer la dette de l’Ancien Régime en émettant une monnaie fiduciaire, l’assignat, dont les tribulations se soldèrent finalement par un échec fracassant, faute de confiance en ce papier-monnaie, en ceux qui le portaient, et surtout envers les gouvernements censés en garantir le cours [16].

10Mais la confiance n’est pas tout. Bien d’autres affects, normes, vertus, habitudes et partages se reflètent au miroir de l’argent. On serait tenté de dire, avec Marx, que la monnaie est, comme toutes les marchandises, « pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques [17] ». Cependant, il importe aussi de différencier entre « monétisation » et « marchandisation ». L’analyse marxienne de l’argent et son prolongement dans les intuitions de Nietzsche et les grandes théories de la modernité de Tönnies, Weber et surtout Simmel, mettent toutes l’accent sur les effets rationalisant, quantifiant, et dépersonnalisant de la monétisation des rapports sociaux. De par sa fongibilité absolue, la monnaie corrode et lisse, rend tout pareil et interchangeable : elle est « la relativité des choses faite substance [18] ». Elle ne se contente plus de corrompre les âmes, elle réifie le monde entier, transformant l’individualisme en égoïsme (selon l’analyse de Tocqueville [19]).

11Loin de nous de vouloir nier la marchandisation effrénée de notre planète, ou l’appauvrissement de nos vies (intellectuelles, sensorielles, même organiques) dès lors qu’elles se plient à la seule logique quantitative monétaire. Mais il convient aussi de saisir l’envers du décor : on y voit beaucoup d’argent, certes, mais surtout beaucoup d’argents différents. À la regarder de près, notre monnaie moderne n’est finalement pas si fongible qu’elle en a l’air. C’est tout du moins ce qu’enseigne l’approche sociologique inaugurée par Viviana Zelizer dans son ouvrage pionnier La Signification sociale de l’argent. Contre l’idée d’une monnaie neutre et incolore, Zelizer étudie les pratiques et la répartition de l’argent au sein des ménages, dans les dons, ou encore les œuvres caritatives, pour montrer que tous les argents ne se ressemblent pas, qu’ils sont « marqués » (earmarked) par tel usage pour signifier telle relation entre les parties engagées [20]. Par exemple, les revenus et les patrimoines de la femme et du mari, sont généralement inégaux non seulement en quantité, mais aussi par leur statut et leur utilisation dans les budgets familiaux [21]. De la même façon un crédit d’impôt récompensant le travail (comme le Earned Income Tax Credit aux États-Unis) est souvent valorisé et réservé à des fins jugées plus nobles (un compte épargne pour l’éducation des enfants, par exemple) que ne le sont des allocations sociales [22]. La matérialité de l’argent entre pleinement en jeu dans ces différentiations, qu’elles soient exclusives (hiérarchiques) ou inclusives : selon la situation, un cadeau en espèce sera approprié ou tabou (auquel cas il faudra plutôt opter pour des bons d’achat). Pour Zelizer et ses disciples, les personnes s’approprient ainsi de l’argent de façon créative, en en faisant un objet moral [23]. Mais ce marquage ne se limite pas aux « usages spéciaux » de l’argent dans les replis de l’intime ; au contraire, il s’étend au marché, aux opérations de « comptabilité mentale » par lesquelles tout acteur économique organise ses ressources selon des logiques qui vont bien au-delà de la simple maximisation du gain [24]. Au xxie siècle, L’homo œconomicus semblerait avoir vécu ; en tout cas, il vibre, conscient de ses « biais » et aiguillonné de petits « nudges[25] ». Son argent n’est plus seulement distribué inégalement à travers la société, il est hiérarchisé, cloisonné, « dédié » qualitativement aussi. Il est « genré », au même titre qu’il existe un argent « de classe » et même un argent « racisé ». Payer son repas avec une Amex ou en bons alimentaires ce n’est pas pareil, tout comme obtenir un prêt étudiant à Marseille, un microcrédit à Delhi, ou un prêt sur salaire à Toronto, ce n’est tout à fait la même chose. « L’inclusion financière » est une aspiration à géométrie variable, où comptent portefeuille, code postal et couleur de la peau [26].

12Si l’argent est ainsi défini par ses pratiques, on pourrait dire qu’il est aussi surdéterminé par ses affects. Il l’a toujours été. Argent « vrai » ou « faux », « bon » ou « mauvais », « sale » ou « blanchi », « facile » ou « mérité », « sacré » ou « décomplexé » – nous ne manquons pas d’adjectifs pour décliner la teneur morale et la gamme d’émotions auxquelles il renvoie. L’argent peut être vertueux (caritatif) ou pécheur ; il fait le bonheur des uns, la misère des autres. L’argent aime être objet d’adoration et convoitise, mais il est aussi sujet à colères et paniques (boursières). Surtout, il porte un fardeau de soupçons et fait peur : des Franciscains à Proudhon et aux antisémites, l’argent, c’est l’ennemi, c’est L’Argent d’Émile Zola, le loup de Wall Street [27]. Toute cette affectivité monétaire, dont les contributions de ce numéro de Sensibilités tentent de déplier l’éventail, nous ramène enfin à Georg Simmel et à son œuvre maîtresse parue en 1900, Philosophie de l’argent. Car si Simmel avait bien observé l’abstraction anonyme de l’argent moderne, il n’en avait pas moins saisi le caractère éminemment social et psychologique. L’argent était pour lui une « assignation sur la société », une forme de médiation fiduciaire faite de droits et devoirs. Placé ainsi au cœur des relations entre individus, l’argent façonne notre psyché et notre vision du monde. De moyen d’échange, il se transforme en fin en soi, en « disposition permanente » et en mesure de soi-même. Rousseau aurait dit que l’amour de soi est devenu amour-propre, narcissique [28]. Nous disons aujourd’hui : Rolex = vie réussie.

13À notre époque du paiement « sans contact », des chiffres qui s’affolent et du « quoi qu’il en coûte », nul doute : il nous faut nous rapprocher de l’argent, le mettre sous la loupe, nous familiariser à nouveau avec lui pour mieux le défamiliariser. Miroir magique au mur, parle ! Est-ce pile ou face ?

Notes

  • [1]
    Nigel Dodd, The Social Life of Money, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 1-2.
  • [2]
    Utilisée couramment aujourd’hui, cette expression paraphrase le célèbre vers de Gertrude Stein : « A rose is a rose is a rose » (du poème Sacred Emily, écrit en 1913).
  • [3]
  • [4]
    Aristote plaçait la propriété (y compris l’esclavage), l’échange, et l’argent au cœur de sa Politique (livre Ier, chapitres VIII-10), parue au ive siècle av. J.-C. Il répondait en partie à Platon, qui avait souhaité les encadrer, voir les bannir de sa cité idéale dans la République. En 1776, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith écrivait : « Cette division du travail, de laquelle découlent tant d’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat, elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes, qui ne se proposent pas des vues d’utilité aussi étendues : c’est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre » (livre Ier, chapitre 2).
  • [5]
    Carl Menger, « On the Origin of Money », The Economic Journal, vol. 2, n° 6, 1892, p. 239-255.
  • [6]
    Sur les raisons d’être de cette fable, voir Jean-Michel Servet, « La fable du troc », Dix-Huitième siècle, n° 26, 1994, p. 103-115. L’analyse classique du « désencastrement » de l’économie (ou de son autonomisation par rapport au reste de la société) est celle de Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. « Ré-encaster » l’économie dans l’histoire, c’est aussi le défi des travaux comparatifs sur les inégalités économiques de Thomas Piketty, Emmanuel Saez, et Gabriel Zucman entre autres.
  • [7]
    Pour des synthèses récentes de ces travaux, voir Tim di Muzio et Richard H. Robbins, An Anthropology of Money. A Critical Introduction, New York, Routledge, 2017 et Dodd, Social Life of Money, op. cit.
  • [8]
    David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.
  • [9]
    Le texte fondateur de cette approche est Georg Friedrich Knapp, Théorie étatique de la monnaie, publié en 1905. Pour une analyse plus récente, voir Geoffrey Ingham, The Nature of Money, Cambridge, Polity Press, 2004.
  • [10]
    Cette approche a été développée et affinée par Michel Aglietta et André Orléan dans plusieurs ouvrages, dont La violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982 ; La Monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998 ; et La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002. Aglietta et Orléan partent des travaux d’anthropologues et de la théorie mimétique de René Girard (La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972) pour faire de la monnaie un objet profondément ambivalent : « enjeu de pouvoir et source de violence » entre les individus, elle est aussi l’expression d’un lien, un « médium de cohésion et de pacification » (La violence de la monnaie, p. 10).
  • [11]
    Alors que nous avons tendance à opposer don et échange marchand, Marcel Mauss montre qu’ils partagent la même matrice : la réciprocité de l’échange. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1925], Paris, PUF, 2012 ; et « Les origines de la notion de monnaie » [1914], in Œuvres. t. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 14-19.
  • [12]
    Slavoj Žižek, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso Books, 1989, p. 30-33.
  • [13]
    Aglietta et Orléan, La monnaie entre violence et confiance, op. cit., p. 103-106.
  • [14]
    Sur les lettres de change, voir Francesca Trivellato, The Promise and Peril of Credit, Princeton, Princeton University Press, 2019.
  • [15]
    André Orléan, « La communauté bitcoin », Esprit, n° 7, juillet-août 2019, p. 47-58 ; et Nigel Dodd, « The Social Life of Bitcoin », Theory, Culture, Society, vol. 35, n° 3, 2018, p. 35-56.
  • [16]
    Rebecca L. Spang, Stuff and Money in the Time of the French Revolution, Cambridge MA, Harvard University Press, 2015.
  • [17]
    Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre Ier, Paris, PUF, 1993, p. 81.
  • [18]
    Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987, p. 283.
  • [19]
    On oublie souvent qu’Alexis de Tocqueville n’est pas simplement un penseur de la démocratie ; il développe aussi une analyse pénétrante de la monétisation de la société moderne (capitaliste), notamment dans le deuxième volume de De la démocratie en Amérique [1840]. Dans l’avant-propos de L’Ancien Régime et la Révolution [1856] il écrit : « Dans ces sortes de sociétés, où rien n’est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l’ardeur de monter ; et comme l’argent, en même temps qu’il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. Ces passions s’y répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu’à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or, il est de l’essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide ; elles détournent et occupent l’imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur fournir le secret et l’ombre qui mettent la cupidité à l’aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur. Sans lui elles eussent été fortes ; avec lui elles sont régnantes » (L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 51-52).
  • [20]
    Viviana Zelizer, The Social Meaning of Money, New York, Basic Books, 1994. Traduit en français par Albert Gueissaz : La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005. Voir aussi Nina Bandelj, Frederick Wherry, et Viviana Zelizer (dir.), Money Talks : Explaining How Money Really Works, Princeton, Princeton University Press, 2017 ; et Damien de Blic et Jeanne Lazarus, Sociologie de l’argent, Paris, La Découverte, 2021 (nouvelle éd.).
  • [21]
    Viviana Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005 ; et Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, 2020.
  • [22]
    Jennifer Sykes, Katrin Kriz, Kathryn Edin, et Sarah Halpern-Meekin, « Dignity and Dreams : What the Earned Income Tax Credit (EITC) Means to Low-Income Families », American Sociological Review, vol. 80, n° 2, 2015, p. 243-267.
  • [23]
    Ariel Wilkis, Le Pouvoir moral de l’argent. Classes populaires et économie du quotidien, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020.
  • [24]
    Richard Thaler, « Mental Accounting Matters », Journal of Behavioral Decision Making, vol. 12, n° 3, 1999, p. 183-206 ; et, pour une application récente, Jonathan Morduch et Rachel Schneider, The Financial Diaries : How American Families Cope in a World of Uncertaintity, Princeton, Princeton University Press, 2017.
  • [25]
    Jean Tirole, « L’homo œconomicus a vécu », Le Monde, 5 octobre 2018. Sur la genèse et le succès de l’économie « comportementale », voir Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez et Olivier Pilmis, « Comportement correct exigé. Économie comportementale et gouvernement des conduites », La Vie des idées, 20 novembre 2018.
  • [26]
    Mehrsa Baradaran, The Color of Money. Black Banks and the Racial Wealth Gap, Cambridge MA, Harvard University Press, 2019.
  • [27]
    André Gueslin, Les Peurs de l’argent dans la France d’après 1945, Paris, Garnier, 2017.
  • [28]
    Simmel, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 195 ; et Psychologie de l’argent, Paris, Allia, 2019. Voir aussi Michaël Fœssel, « Le désirer toujours, ne l’aimer jamais », Esprit, n° 7, juillet-août 2019, p. 59-69 ; et Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755].
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