Couverture de SENSI_007

Article de revue

Les vibrations du politique

Pages 8 à 9

Notes

  • [1]
    Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 [1983].
  • [2]
    Philippe Braud, L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
  • [3]
    Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
  • [4]
    Clifford Geertz, Negara. The Theatre State in Nineteenth Century Bali, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 124.
  • [5]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [6]
    Lors de la cérémonie des 80 ans du CNRS, qui s’est tenue le 26 novembre 2019 en présence d’Emmanuel Macron, président de la République, le PDG du CNRS, Antoine Petit, a en effet déclaré : « Nous avons besoin d’une grande loi de programmation pluriannuelle de la recherche, une loi ambitieuse, inégalitaire ou différentiante s’il faut faire dans le politiquement correct, vertueuse et darwinienne, qui accompagne les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ».
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1La politique est affaire de partage. D’idées et de valeurs, bien sûr, mais de passions et d’émotions tout autant. Pourtant, le rôle des affects en ce domaine fut longtemps sous-estimé. On n’eut de cesse d’opposer la raison et l’émotion, les intérêts et les passions, au lieu de réfléchir à leur intrication. Comme si l’on voulait non seulement se convaincre du caractère scientifiquement insaisissable des émotions, mais aussi mieux se prémunir de la menace que ces dernières feraient courir à nos démocraties argumentatives. Car, dans ces émotions soudaines et contagieuses, l’on craignait surtout la capacité à transformer un collectif d’êtres supposément rationnels en une foule délirante et incontrôlable. Seulement voilà : à force d’insister sur les stratégies raisonnées de l’acteur en situation, à ne vouloir déchiffrer que les subtiles machinations des partis politiques dans leur convoitise du pouvoir ou encore à trop focaliser l’attention sur la seule dynamique des structures et des engrenages institutionnels, les rationalités affectives des acteurs et les logiques émotionnelles des groupes ont été insuffisamment interrogées, sinon proprement perdues de vue. Un carcan aussi réducteur a produit, on le sait mieux à présent, les nombreux blancs de l’analyse et de la réflexion. Ces anciennes œillères ont empêché, par exemple, l’étude plus serrée de ces « communautés imaginées [1] » que sont la nation, la classe ou la génération comme étant elles-mêmes les fruits de mécanismes collectifs de projection et d’idéalisation, comme étant aussi, et surtout, les lieux privilégiés de nos ancrages identitaires et, par-là, la source de nos plus intenses ferveurs mobilisatrices et des plus puissantes communions sociales [2]. Aujourd’hui, alors que l’on mesure combien la sphère publique est aussi une bulle affective, il en va de l’avenir même de la démocratie.

2Par conséquent, appréhender à leur juste place les émotions dans l’analyse des comportements politiques suppose de s’arrêter aussi longuement que nécessaire sur les phénomènes – individuels et collectifs – d’enthousiasme et de frustration, de compassion et de solidarité, de colère et d’indignation. Dans l’examen du politique, c’est aussi faire toute leur place à l’étude des logiques sociales génératrices d’espoirs et d’amertumes, d’angoisses et de violences, de fidélités et de désenchantements. Traversé par ces flux et reflux émotionnels, le temps insurrectionnel, par exemple, a ceci d’intéressant qu’il procède souvent à une mise à mal des formes communément admises de « partage du sensible [3] ». Souvent de manière très concrète d’ailleurs, comme lorsque les révolutionnaires du xixe siècle brisent les horloges, symbole du temps royal et mesuré, ou lorsque les « sans voix » des sociétés médiévales, par les cris, grondements ou acclamations donnent, précisément, de la voix. Ajoutons que, dans les temps plus ordinaires, les sensibilités sont autant à l’œuvre dans l’expression de la confiance et de la solidarité que dans le dessin de cette frontière du « nous » et du « eux » qui commande les mécanismes de la haine et du rejet – ceux fondés sur la pigmentation de la peau en étant une des plus éclatantes expressions. Ce faisant, elles participent des modalités de la subjectivation et de la politisation comme de la construction sociale des visibilités et des indifférences. Que l’on soit conservateur ou progressiste, de droite ou de gauche, capitaliste ou anticapitaliste, ce ne sont jamais bien sûr les mêmes références, les mêmes registres émotionnels, voire le même rapport au temps, qui sont mobilisés. Ce qui oblige de préciser – point capital – que toutes ces choses se combinent différemment au gré des moments, des lieux et des sociétés. Tout autant que les dramaturgies du pouvoir, les affects qui dynamisent le jeu politique ne sont ni stables, ni invariants [4]. Ils demeurent chaque fois le fruit d’une histoire collective singulière et sont toujours informés par la culture et l’époque. N’oublions pas d’ailleurs combien les corps eux-mêmes (depuis leurs apparences jusque dans leurs tréfonds) sont eux aussi travaillés, investis, façonnés par le politique, par toutes ces formes de micropouvoir [5] qui, de plus en plus invisibles, distribuent places, légitimités, attitudes autorisées, espaces de l’aise et du malaise.

3C’est donc à l’exploration, ou plus exactement à la rencontre, de cette « chair du politique » que convie le présent numéro de Sensibilités. Qu’il paraisse dans un contexte particulier de contestation sociale et politique n’est évidemment pas anodin. D’un côté, celui-ci s’avère durable si l’on tient compte du malaise qui s’exprime, depuis une vingtaine d’années au bas mot, dans nombre de nos démocraties libérales. De l’autre, il est aussi spécifique et situé, si l’on considère l’actuel et puissant rejet de la réforme des retraites et, dans le domaine du savoir, de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Sans surprise, et après les mondes du droit, de la santé et de l’éducation, il est aujourd’hui question de distinguer les rôles dans le monde de la recherche pour les atomiser, les affronter les uns aux autres, et ériger ainsi de nouvelles frontières entre établis et marginaux, vieux et jeunes, titulaires et précaires, excellents et médiocres… La brutalité consiste en outre à imposer un modèle de management unique, assorti d’une exigence de rentabilité assumée comme « darwinienne » [6], et dont les principes sont aux antipodes des valeurs humanistes et critiques qui fondent le nécessaire exercice de la production du savoir comme celui de la transmission des connaissances. À plusieurs reprises, dans ses précédents numéros, parce qu’attentive à l’historicité et à l’infinie variété des formes de la vie sociale, la revue Sensibilités a pris position contre ces tentatives de naturalisation des places, d’amputation de la vie affective ou de réduction de toutes les formes de créativité. Soyons-en persuadés : l’insensibilité et la promotion de l’insensibilité sont politiques. À quoi, sans relâche, il faut et faudra opposer la défense d’une conception exigeante, joyeuse, généreuse, commune et égalitaire du savoir, de l’art et de l’éducation.

4La rédaction

Notes

  • [1]
    Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 [1983].
  • [2]
    Philippe Braud, L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
  • [3]
    Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
  • [4]
    Clifford Geertz, Negara. The Theatre State in Nineteenth Century Bali, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 124.
  • [5]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [6]
    Lors de la cérémonie des 80 ans du CNRS, qui s’est tenue le 26 novembre 2019 en présence d’Emmanuel Macron, président de la République, le PDG du CNRS, Antoine Petit, a en effet déclaré : « Nous avons besoin d’une grande loi de programmation pluriannuelle de la recherche, une loi ambitieuse, inégalitaire ou différentiante s’il faut faire dans le politiquement correct, vertueuse et darwinienne, qui accompagne les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ».
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