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Article de revue

La Tyrannie des valeurs

[ou : Le chemin de l’enfer est pavé de valeurs]

Pages 5 à 20

Notes

  • [*]
    Sous-titre ajouté à la main par Carl Schmitt sur la réédition du texte, en 1979, par le Lutherisches Verlagshaus de Hambourg (en renvoyant plus loin, p. 18. C’est le texte de cette réédition qui sert de base à cette traduction, mais il est lui-même repris de Säkularisation und Utopie, « Ebracher Studien » (« Mélanges en l’honneur d’Ernst Forsthoff »), Stuttgart, W. Kohlhammer, 1967 (cf. ci-dessus l’avant-propos de l’éditeur du Lutherisches Verlaghaus) (N.d.T.).
  • [1]
    Schmitt semble distinguer entre Wert-System avec un tiret (traduit ici par « système de la valeur ») et Wertsystem sans tiret (traduit par « système des valeurs »), sans oublier System des Wertes (traduit aussi par « système de la valeur »). De même pour d’autres mots composés avec Wert (Wert-Logik et Wertlogik, Wert-Denken et Wertdenken, etc.). Plus généralement, Schmitt joue, tout au long du texte, sur les mots du champ sémantique de Wert (ainsi que sur celui de Geltung, le « valoir », « ce que vaut » quelque chose ou quelqu’un) et nous donnons entre parenthèses, après la première occurrence du mot et encore par la suite, le mot allemand – sans modifier, tout au long, la traduction du même mot, mises à part quelques rares exceptions pour des raisons stylistiques (N.d.T.).
  • [2]
    Stuttgart, 1964, p. 26s (en fr. : « Mutations de l’État de droit. Écrits de droit constitutionnel, 1950-1964 »).
  • [3]
    Bundestag (Parlement) de la République fédérale, Troisième période électorale, imprimé n° 1234.
  • [4]
    Ajouté en marge à la main par C. Schmitt en 1979.
  • [5]
    Cf. la nouvelle traduction établie à l’instigation de l’épiscopat allemand, Herder-Korrespondenz de septembre 1961, p. 551, n° 175/176 : « valeurs supérieures et valeurs suprêmes, valeurs spirituelles, valeur suprême de la vie ». [Pour la traduction française de cette encyclique de Jean XXIII, cf. Le discours social de l’Église catholique de Léon XIII à Jean-Paul II, coll. « Église et société », le Centurion (maintenant Bayard), 1985, p. 247-311. La traduction française met « biens » au § 175 et « valeurs » au § 176 – N.d.T].
  • [6]
    Écrit « valeurs » dans le texte allemand (N.d.T.).
  • [7]
    Verwaltungslehre, t. 7, Stuttgart, 1868, p. 76.
  • [8]
    Superficies solo cedit « : litt. “la surface suit le sol”, c’est-à-dire : la maison a le sort juridique du sol, ou : l’immeuble et ce qui s’y incorpore appartient au propriétaire du terrain (N.d.T.).
  • [9]
    Nous avons repris pour wertfrei la traduction bien connue de Julien Freund, louée plus loin par Carl Schmitt (cf. p. 19).
  • [10]
    Max Scheler, Gesammelte Werke, t. 8 (2e éd.), Berne et Munich, 1960, p. 430s, 481.
  • [11]
    Weber donne l’exemple du cas où un homme dit à sa femme : « Au début nos relations n’étaient que passion, maintenant elles constituent une valeur » (dans l’essai sur le sens de la neutralité axiologique, Gesammelte Ausgabe über Wissenschaftslehre [« Œuvres complètes sur la doctrine de la science »], 1951, p. 492s ; tr. fr. par Julien Freund, Essais sur la théorie de la science, Presses Pocket-Plon, 1965, p. 388.
  • [12]
    Dans le texte de Schmitt, il s’agit bien sûr « du mot allemand Wert ».
  • [13]
    Dans System der Philosophie, partie I, Tübingen, 1921, p. 117.
  • [14]
    Adages donnés les deux fois en français dans le texte.
  • [15]
    Max Scheler, Gesammelte Werke, t. 2 (4e éd.), Berne, 1954, P. 102, 233.
  • [16]
    Max Scheler, id., p. 24.
  • [17]
    Id., t. 2, p. 24. Ortega, qui étudia la philosophie à Marbourg, connaissait bien les néo-kantiens de cette ville et savait qu’il était impossible de trouver chez eux une éthique matérielle des valeurs. Dans la Ethik des reinen Willens (« Éthique de la volonté pure ») de Hermann Cohen (1er éd. en 1904, 2e éd. en 1907, réimpr. en 1921), la valeur apparaît dans la doctrine de la vertu au ch. X, mais avec la claire conscience que « la valeur est la catégorie de la circulation (Verkehr) » et que la valeur d’usage est en train de devenir la valeur d’échange (p. 611 dans l’édition de 1921).
  • [18]
    N° 115, janvier-février 1961.
  • [19]
    Paris, Calmann-Lévy, 1965 (titre fen français dans le texte).
  • [20]
    Titre de collection en français dans le texte.
  • [21]
    En français dans le texte.
  • [22]
    Par le professeur Karl Löwith dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ°) du 24 juin 1960.

1Les réflexions d’un juriste qui sont publiées ci-dessous font partie d’une discussion sur le thème « Vertu et valeur dans la doctrine de l’État », discussion qui a eu lieu le 23 octobre 1959 à Ebrach aussitôt après une conférence du professeur Ernst Forsthoff. Ce dernier faisait remarquer que la vertu gardait encore une place dans la doctrine de l’État des princes absolus, mais que le système de légalité en vigueur dans l’État de droit bourgeois n’aura plus rien à faire d’un mot et d’un concept comme vertu.

2Au titre d’une sorte de substitut se présenta le mot valeur[*]. Dès avant la Première Guerre mondiale avait été tentée une « réhabilitation de la vertu » dans le cadre d’une philosophie des valeurs (Max Scheler, 1913). Après la guerre, des concepts et des raisonnements relevant de la philosophie des valeurs firent leur entrée dans la théorie étatique et constitutionnelle de la Constitution de Weimar (1919-1933), et ils s’efforcèrent de réinterpréter la Constitution et ses droits fondamentaux selon un système de la valeur (Wert-System[1]). À ce moment-là, la jurisprudence était encore en retrait. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que des tribunaux allemands fondèrent fréquemment leurs décisions selon les perspectives d’une philosophie des valeurs.

3D’un point de vue pratique, il s’agit là d’une réinterprétation opportune des droits fondamentaux, de ce qu’on a appelé leur effet tiers et leur valoir (Geltung) immédiat dans le droit privé, ainsi que d’une clarification, lourde de conséquences, du mot social dans l’article 20,28 de la Loi fondamentale de Bonn du 23 mai 1949. Le problème de l’application du droit constitutionnel se posait dans toute son ampleur. Forsthoff a défendu sa position dans plusieurs conférences et articles, réunis aujourd’hui dans son livre intitulé Rechtstaat im Wandel. Verfassungsrechtliche Abhandlungen 1950-1964[2]. Il a définitivement atteint le cœur de l’affaire avec une proposition simple et claire : « La valeur a sa propre logique ».

I

4Les tribunaux de la République fédérale d’Allemagne se sont livrés sans grande réflexion, pour l’explicitation de la loi fondamentale de Bonn, à la logique de la valeur (Logik des Wertes). Il n’est encore pas dit par là que la logique des valeurs (Wertlogik) aurait acquis chez nous force de loi et de droit, en ce sens que sur la voie d’une « technique statutaire obligatoire », en l’occurrence la jurisprudence des plus hauts tribunaux allemands, elle serait devenue un judge made law allemand. En tout cas, le législateur républicain de la République fédérale reste encore en retrait par rapport à cette perspective. En revanche, un juge fonctionnaire de la justice a besoin d’une fondation objective pour ses jugements et ses décisions, et pour ce faire s’offre à lui aujourd’hui une profusion de philosophies des valeurs. La question serait de savoir si une telle profusion est en mesure de fournir les fondations objectives, universellement convaincantes, qu’on souhaite. Il se peut que plus d’un juge de la République fédérale se sente le pionnier de valeurs déterminées ; pourtant, il aurait sans doute des scrupules à exercer son activité au titre de pionnier des forces, des puissances, des buts et des intérêts qui se présentent à lui avec un visa de la philosophie des valeurs. Pour autant, en aucun cas il ne saurait minimiser la question de la logique propre de la valeur comme une querelle de mots. En tant que juriste qui fait des observations pratiques, il fera vite l’expérience que les plus fortes oppositions se soldent au moment décisif comme une querelle de mots. En tant que juriste menant une réflexion théorique, il saisira la différence entre force du droit (Rechtskraft), propriété du droit (Rechtsgut) et valeur du droit (Rechtswert), et il ne l’écartera pas comme une nuance sans importance. Comme juriste formé à l’histoire du droit, il sait que la propriété fut d’abord la chose même (res mea est), qu’elle devint ensuite un « droit sur la chose » et qu’elle doit désormais se ramener à une simple valeur.

5Le législateur aussi, dont les positions écrites (Satzung) sont normalement censées tracer des limites prévisibles à l’exercice d’une pure logique de la valeur, peut succomber, dans son langage fonctionnel, au vocabulaire d’une des nombreuses philosophies des valeurs. C’est ainsi que, par exemple, la fondation d’un projet de « loi sur la réorganisation de la protection de la personnalité et de la réputation en droit civil » [3] commence littéralement par la proposition suivante : « Dans la démocratie libérale, la dignité de l’homme est la valeur suprême. Elle est inviolable ». Elle – la valeur – reste ouverte.

6Peut-être quelque chose de très simple et d’actuel se dit-il dans cette façon de parler : une société multiple, c’est-à-dire d’un pluralisme hypertrophié, qui réalise son intégration [ou sa désintégration [4]] à partir de nombreux groupes hétérogènes, doit transformer l’espace public adéquat pour elle en un champ de manœuvre pour des démonstrations relevant de la logique des valeurs. Les intérêts de groupe entrent alors en lice en tant que valeurs en faisant de catégories essentielles du droit des valeurs-repères (Stellenwerte) de quelque système de la valeur (Wert-System) adéquat pour elles. La transformation en valeurs, la « valor-isation » (Ver-Wertung) rend commensurable l’incommensurable. Des biens, des fins, des idéaux et des intérêts sans lien les uns avec les autres – par exemple d’Églises chrétiennes, de syndicats socialistes, d’associations d’agriculteurs, de médecins, de mutilés, de personnes expulsées, de familles nombreuses, etc. –, deviennent ainsi comparables et susceptibles de compromis, de sorte qu’on peut calculer des quotas pour la distribution du produit social. Cela est très juste tant qu’on reste conscient de la particularité spécifique du concept de valeur et qu’on cherche son sens concret là où il est chez lui, donc dans le domaine de l’économique.

7Une transformation en valeurs, une valor-isation universelle, est aujourd’hui en cours dans tous les domaines de notre existence sociale et elle est attestée jusque dans le langage officiel des sphères les plus hautes. C’est ce que montrent les traductions de Mater et Magistra, l’encyclique sociale du pape Jean-XXIII, du 15 mai 1961 [5]. Le mot latin bonum (« bien ») a été remplacé dans la traduction italienne par valore, dans la traduction allemande par Wert. Souvent ce changement linguistique est justifié par le fait que les termes latins ne seraient plus capables de suivre le rythme des avancées industrielles et techniques modernes. Dans la Déclaration du concile Vatican II sur les « Relations de l’Église avec les religions non chrétiennes » (28 octobre 1965) sont ainsi nommées, après les bona spiritualia et moralia, les valores socio-culturales qui se trouvent aussi chez les adhérents des religions non chrétiennes.

II

8De fait, dans les langues romanes le mot latin valor a gardé bien plus fortement le sens de force, courage et vertu (au sens de virtus) que le mot allemand Wert. Les valeurs[6] ont leur sens esthétique dans la peinture et la musique ; là elles peuvent aussi être « dé-liées », i.e. devenir absolues, comme une couleur riche qui n’est plus liée à un support ou comme une musique qui n’est plus liée à la parole. En allemand, cent ans d’industrialisation rapide ont fait de la valeur une catégorie essentiellement économique.

9Pour la conscience universelle, valeur est si fortement livré à l’économie et au commerce qu’il est impossible de revenir de cette imprégnation, du moins en un temps de progrès industriel, de richesse accrue et de redistribution constante. Une doctrine scientifique de la valeur fait partie des sciences économiques. Là une logique de la valeur est à sa place. On la voit à l’œuvre dans le droit au dédommagement. Le principe du dédommagement repose, comme le dit Lorenz von Stein, « sur la séparation entre bien et valeur, qui n’est possible qu’à travers des concepts de l’économie nationale » [7]. L’économie, le marché et la bourse sont devenus de la sorte le terrain de tout ce qu’on appelle spécifiquement une valeur. Sur ce terrain économique, toutes les « valeurs » non économiques, si hautes soient-elles, n’ont plus qu’une valeur (gelten) de superstructure, qui est prise dans la loi du sol. Superficies solo cedit [8]. Ce n’est pas du « marxisme », mais seulement une réalité sur laquelle le marxisme peut embrayer avec succès.

10L’économisation irrésistible n’est pas seulement une sorte de pure conséquence ou un simple effet secondaire du capitalisme qui a tout transformé, même le travail humain, en marchandise, en valeur et en prix, un capitalisme pour lequel l’argent est « la valeur universelle, constituée pour elle-même, de toute chose » et qui « vole sa valeur propre » à tout le reste, homme et nature. Une philosophie du travail absolument anti-capitaliste œuvre dans la même direction en prenant le capitalisme au mot avec sa propre logique pour le mener à son terme. Le travail de l’homme ne doit pas être traité comme une marchandise. Mais qu’en résulte-t-il si à la place on le traite comme une valeur pour accroître son prix ? Le travail seul crée la véritable valeur. Soit. S’il en est ainsi, la valeur appartient de fait en premier lieu au domaine économique, c’est là qu’elle a son terrain et sa patrie pour autant qu’on puisse encore parler ici en général de terrain et de patrie sans transformer même le terrain et la patrie en valeur et en marchandise.

11Et voilà qu’il faut même ajouter un mot comme plus-value ! Avec le développement industriel et technique, la plus-value prend des dimensions fantastiques. Le produit social croît d’année en année. Qui est maintenant le véritable créateur de cette plus-value qui s’accroît de façon monstrueuse, totalement surdimensionnée ? Qui peut s’attribuer le mérite d’avoir produit cette richesse immense et d’avoir obtenu ces séries de miracles économiques selon la causalité adéquate ? Pour parler concrètement : qui est le distributeur légitime du produit social et qui évalue in concreto les taux ? Toutes les questions de ce genre doivent sans nul doute être posées d’abord comme des questions économiques dès lors qu’on s’interroge ici sur la valeur.

III

12La logique du concept économique de valeur comporte donc un domaine raisonnable de l’échange équitable, de la justitia commutativa, et elle peut s’y déployer de façon sensée avec le présupposé d’une monnaie stable. Dans la science juridique, c’est le domaine du droit des obligations et du droit commercial, du dédommagement pour les atteintes aux biens, du droit fiscal et du droit domestique, de manière spéciale aussi du droit de l’assurance. Du point de vue de l’histoire des idées et de la sociologie de la connaissance, l’assurance est une source de représentations de valeurs qui ne se déploient pas seulement dans l’économie de marché. Même les sommes d’argent symboliques payées pour l’honneur blessé, pour les valeurs d’imagination et d’affection sont des cas qui ne peuvent être jugés que dans le cadre de l’ordre concret au sein duquel ils prennent leur sens. Les taxes pour le prix du sang dans les droits pénaux anciens évaluent (bewerten) le corps et la vie d’hommes nobles ou libres en argent (en argent substance, et non pas en argent symbole). Mais tout cela n’a rien à voir avec une philosophie des valeurs, qui doit sauver le Bien, le Vrai et le Beau de la pensée causaliste d’une science de la nature axiologiquement neutre (wertfrei[9]).

IV

13Aujourd’hui, tout emploi du mot « valeur » est transféré fatalement vers l’économique, de manière consciente ou inconsciente, à partir de deux bords opposés : celui du capitalisme et – dans un sens polémique mais non moins effectif – celui du socialisme anti-capitaliste. À partir d’un troisième bord, en apparence orienté tout autrement, le même processus est même involontairement accéléré. Depuis 1848, il existe une simultanéité aussi remarquable que surprenante, une osmose et une symbiose entre philosophie des valeurs et philosophie de la vie. Il importe de ne pas penser exclusivement ici à des évènements académiques et relevant purement de l’histoire de la philosophie, comme la fondation de la philosophie de la vie par le grand Wilhelm Dilthey. Nous intéresse plutôt le fait d’une contemporanéité historique entre des mots et des concepts, qui dépasse le conflit entre les écoles et les opinions doctrinales et qui est capable d’opérer une orientation d’idées et de tendances opposées, voire ennemies, vers des objectifs communs.

14Pour toute philosophie de la vie, la vie est sinon la valeur la plus haute, du moins une valeur plus haute. Le couple jumeau vie-valeur / valeur-vie se présente depuis plus de cent ans dans une contemporanéité étroitement imbriquée et figure depuis lors sur des livres allemands dans une série hétéroclite de titres involontairement symptomatiques, souvent tout à fait naïfs, venus de bords opposés. La série s’étend par exemple de La valeur de la vie (1865), d’Eugène Dühring jusqu’à La valeur de la vie selon l’histoire du droit (1947), de Heinrich Mittei. Dans le système de valeurs et le vocabulaire de la vision du monde raciale, valeur et vie apparaissent, intimement liées, à la place la plus élevée. Hitler déclarait (devant la presse, le 10 novembre 1938) que l’homme, en l’occurrence l’homme allemand, était une « valeur incomparable » ; le peuple allemand était la « valeur la plus haute qui puisse exister en général sur cette terre ». Dans « le service des plus hautes valeurs », Alfred Rosenberg distinguait le « sceau du génie véritable ».

15Les diverses philosophies de la vie se considérèrent souvent comme un dépassement du matérialisme, ou du moins se présentèrent souvent volontiers ainsi. Cela ne change rien au fait que leurs évaluations (Wertungen), l’usage qu’elles ont fait des valeurs (Verwertungen) et leurs déclarations de non-valeur (Unwert-Erklärungen) ont débouché sur la sécularisation universelle et n’ont fait qu’accélérer dans ce cadre la tendance à une approche scientifique neutralisante. La transformation en une valeur n’est en effet rien d’autre qu’un déplacement dans un système de valeurs-repères. Elle rend possible des réévaluations (Umwertungen) continuelles des systèmes de valeurs comme au sein d’un système de la valeur grâce à des remaniements permanents dans l’échelle des valeurs. S’ouvrent aussi des possibilités imaginaires d’emploi de ce qui est sans valeur (das Wertlose) et d’élimination de ce qui est non-valeur (Unwert).

16La question n’est donc pas que des valeurs religieuses, spirituelles et morales soient insérées comme valeurs supérieures dans l’échelle des valeurs, et que les valeurs vitales (Vital-Werte), comme les nomme Max Scheler, n’ont rang de valeurs supérieures que face aux valeurs matérielles et sont estimées (gelten) de moindre valeur que le spirituel. Ce qui est décisif, c’est que toutes les valeurs, de la plus haute à la plus basse, s’alignent sur les rails de la valeur. La position (Setzung) et la disposition (Besetzung) de repères est d’importance secondaire ; la logique de la valeur fonctionne de manière primaire à partir de la valeur, et seulement de façon secondaire à partir du rang de la valeur. Même la valeur la plus haute se métamorphose, avec le rangement dans un système de valeurs, en une valeur à laquelle est assigné son rang dans le système des valeurs. Elle passe de ce qu’elle est ou était jusque-là à une valeur. Peu importe ce qu’on place au rang de valeur suprême – Dieu ou l’humanité, la personne ou la liberté, le plus grand bonheur du plus grand nombre ou la liberté de la recherche scientifique –, c’est d’abord et avant toute autre chose une valeur, et seulement ensuite la valeur suprême. Si ce n’était pas une valeur, elle ne serait pas même en droit d’apparaître dans l’échelle des valeurs. Aucun système de la valeur ne peut reconnaître une survaleur qui n’est pas une valeur. Ne reste donc que ce qui est non-valeur, qu’il importe d’exclure du système de la valeur parce que l’absolue négation de la non-valeur est une valeur positive. Pour la pensée de la valeur, Dieu peut être la valeur suprême, mais pas non plus davantage. En revanche, dans les systèmes athées de la valeur, qui ne manquent pas non plus, Dieu devient une non-valeur absolue. Pour un pessimiste au sens ontologique tel Eduard von Hartmann, « l’être lui-même devient une non-valeur », comme dit Max Scheler.

17Certains théologiens, philosophes et juristes se promettent, à partir d’une philosophie des valeurs, le sauvetage de leur existence en tant que théologiens, philosophes et juristes – le sauvetage en l’occurrence par rapport à une scientificité de la nature axiologiquement neutre, dont l’avancée est inexorable. Ce sont des espérances vaines. L’universelle valorisation (Verwertung) ne peut qu’accélérer le processus de l’universelle neutralisation en métamorphosant en même temps en valeurs les bases de l’existence des théologiens, des philosophes et des juristes. L’erreur sur laquelle reposent de telles espérances ressemble à celle du noble cavalier qui voit une reconnaissance de son cheval ou une assurance de son existence comme chevalier dans le fait que la technique moderne des énergies compte la puissance en termes de « chevaux ».

18La neutralisation universelle supprime toutes les oppositions reçues, même l’opposition entre science et utopie avec laquelle Frédéric Engels put travailler pour sa part avec tant de succès en écrivant son étude intitulée Le Développement du socialisme de l’utopie à la science (1882). Aujourd’hui la science et l’utopie sont depuis longtemps mutuellement imbriquées. L’utopie devient scientifique : « Quels savants que les poètes ! », s’était déjà exclamé le grand mathématicien Henri Poincaré (mort en 1912), alors qu’il ne pouvait encore avoir la moindre intuition de l’actualité, aujourd’hui, de Jorge Luis Borgès, le prix Nobel 1961. Et la science devient utopique, comme on le voit notamment dans des déclarations de biologistes, de biochimistes et de spécialistes de l’évolution réputés.

19En conséquence, toutes les utopies sociales et biologiques enrôlent à leur service des valeurs de toutes sortes. La valeur et la logique extra-économique de la valeur se révèlent même comme des moteurs de l’utopie. Il était donc logique d’exprimer, dans le cadre d’un thème global comme « sécularisation et utopie », quelques retombées concrètes d’ordre juridique de la logique économique de la valeur, et il allait presque de soi que la contribution au débat sur « la tyrannie des valeurs » dans la version où elle est ici rapportée soit née à la suite de la conférence de Forsthoff sur « Vertu et valeur dans la doctrine de l’État ».

V

20L’intérêt que la jurisprudence allemande manifesta après la Seconde Guerre mondiale pour une fondation en termes de philosophie des valeurs allait main dans la main avec la reviviscence du droit naturel. Les deux étaient une expression de l’effort général pour dépasser la pure légalité du positivisme juridique et atteindre le socle d’une légitimité reconnue. Pour maint juriste, la philosophie des valeurs avait, en comparaison avec le droit naturel thomiste, le grand avantage de la scientificité et de la modernité. Mais pour le dépassement désiré du positivisme et de la légalité, seule une doctrine matérielle des valeurs était appropriée. La doctrine des valeurs purement formelle de la philosophie néo-kantienne était trop relativiste et subjectiviste pour fournir ce qu’on cherchait, à savoir un substitut scientifique à un droit naturel qui n’apportait plus de légitimité. Ce substitut précisément, l’éthique matérielle des valeurs de Max Scheler, issue de la phénoménologie, l’offrait d’autant plus puissamment que son œuvre principale (datée de 1913-1916) avait déjà annoncé dans son titre ce qu’on cherchait : « Le formalisme dans l’éthique et l’éthique matérielle des valeurs ». Selon Scheler, Max Weber est juriste, nominaliste et démocrate formel ; l’idéal scientifique d’une science axiologiquement neutre « est de fait liée à la démocratie moderne », et c’est précisément ce formalisme que Scheler veut surmonter avec son éthique matérielle des valeurs ; car l’histoire, dit-il, n’avance pas grâce à la démocratie, mais à travers des élites, des minorités, des chefs et des personnes [10]. De fait, Max Weber n’a jamais vu dans la « valeur » le dernier mot ou l’ultime panacée. Pour lui, la pensée des valeurs tombait à pic car elle lui donnait la possibilité scientifique de poursuivre ses réflexions historiques et sociologiques malgré les blocages et les réserves de la pensée « purement causale ». La « valeur » était avant tout pour lui une ressource de son travail scientifique, un outil qui lui laissait la voie libre pour ses « idéaltypes ». Pour le reste, il jugeait tout à fait imaginable qu’on « fasse sans peine fi du mot valeur » dès que les choses deviennent sérieuses et qu’il y va du « cœur le plus concret de l’expérience vécue » [11].

21Une discussion comme celle d’Ebrach, à laquelle participèrent des théologiens, des philosophes et des juristes, ne cesse de se heurter à cette opposition entre doctrine des valeurs formelles et matérielles, et elle ne cessera pas non plus d’invoquer les deux principaux noms de cette opposition : Max Weber et Max Scheler. Avec notre thème jurisprudentiel – réinterprétation des droits fondamentaux et de la Constitution dans le sens d’un système de valeurs, opposabilité des droits fondamentaux et passage de l’application de la Constitution à l’application de valeurs –, il s’agit que l’application de la Constitution passe d’une application de normes et de décisions à une application de la valeur. Aussi devons-nous garder en tête que la logique de la valeur est faussée dès qu’elle délaisse son domaine adéquat de l’économique et de la justice commutative pour transformer en valeurs et faire valoir (verwertet) d’autres objets que des biens, des intérêts, des buts et des idéaux économiques. La valeur suprême justifie alors des prétentions et des déclarations d’infériorité (Minderwertigkeit) surprenantes ; l’application immédiate de la valeur détruit l’application qui a juridiquement du sens, laquelle n’avance que dans des ordres concrets sur la base de propositions solides et de décisions claires. C’est une erreur funeste que de croire que les biens et les intérêts, les buts et les idéaux qui sont en question ici pourraient être sauvés grâce à leur valorisation (Verwertung) par rapport à la neutralité axiologique portée par la science moderne de la nature. Valeurs et doctrines des valeurs sont incapables de fonder une légitimité ; elles ne sont justement toujours qu’en mesure de faire valoir (verwerten).

22La distinction entre fait et droit, factum et jus, constat d’un état de fait d’un côté, estimation, évaluation, recherche du jugement et décision de l’autre, les différences entre exposé et vote, entre constat de faits et motifs de la décision, tout cela est depuis longtemps familier au juriste. Pratique du droit et doctrine du droit travaillent depuis des millénaires avec des degrés et des échelles, des positions et des négations, de la reconnaissance et du rejet. Qu’est-ce qui se passe dès lors et qu’advient-il de neuf quand des légitimations en termes de philosophie des valeurs sont cherchées pour tout cela ?

23Ce qui se passe, c’est la tentative de sortir d’une situation critique, dans laquelle était tombée la prétention à la scientificité des sciences humaines du fait des progrès de la scientificité de la nature au cours du xixe siècle européen ; en d’autres mots : la philosophie des valeurs est une réaction à la crise du nihilisme du xixe siècle. La nouveauté qui s’y ajoute est quelque chose de négatif, mais non pas au sens arithmétique d’un plus ou d’un moins, pas davantage au sens d’une « sursomption » dialectique de ce qui est nié, mais comme un surplus spécifique de dégradation, de discrimination et de justification d’un anéantissement. On n’a plus le droit aujourd’hui de s’illusionner à travers des réminiscences de significations préindustrielles, souvent encore très morales, du mot français « valeur » [12]. Il y va ici de l’exigence de pertinence juridique et de l’application. Ici toute évaluation (Wertung) réalisée à l’extérieur du domaine économique qui lui est adéquat devient négative a priori, et en l’occurrence comme discrimination de ce qui a une moindre valeur (das Minderwertige) ou comme affirmation de non-valeur (Unwert) en vue d’écarter et d’anéantir la non-valeur. Par comparaison avec l’affirmation de la non-valeur, l’affirmation de ce qui est simplement sans valeur (wertlos) laisse ouverte différentes possibilités : elle peut exprimer le caractère totalement désintéressé de celui qui évalue (Wertender) ; elle peut également laisser ouverte la chance d’une autre valorisation (« valorisation du sans valeur ») ; elle peut finalement aussi s’égarer en direction d’une déclaration de non-valeur. Le traitement en tant que « valeur » revêt l’apparence de la réalité, de l’objectivité et de la scientificité tirées du domaine économique qui est celui d’une logique des valeurs adéquate. Cela ne doit pas dissimuler le fait que dans le domaine extra-économique la tentative reste négative et que la logique de la valeur extra-économique supérieure et suprême prend son départ dans la non-valeur.

24« Le rapport à la négation est le critère que quelque chose appartient au domaine des valeurs ». Heinrich Rickert explique cette proposition [13] en faisant remarquer qu’il n’existe pas d’existence négative, mais certainement des valeurs négatives. L’agressivité (le « point irritant ») de la pensée des valeurs qu’elles recèlent recule en général aux yeux du juriste quand il a affaire à des théories de la valeur rigoureusement formelles, néokantiennes. La subjectivité et la relativité soulignées des doctrines de la valeur purement formelles éveillent même l’apparence, au premier regard, d’une tolérance infinie. Un positivisme juridique et un normativisme affichés excluent une application immédiate des valeurs, outrepassant les statuts fixés. Mais tant que la logique des valeurs est en vigueur, son agressivité immanente est simplement déplacée. Nous n’avons pas besoin d’approfondir ici plus longuement ce point, aussi peu que les deux faces opposées du « comprendre » ne seront discutées ici, un « comprendre » dont le résultat pratique peut être un « tout pardonner » (comprendre, c’est pardonner[14]), mais aussi un « tout détruire » (comprendre, c’est détruire[14]) quand celui qui comprend affirme comprendre celui qui est compris mieux qu’il ne se comprend lui-même.

25Pour notre problème, concernant la science juridique, de l’application des valeurs, nous avons la plupart du temps affaire dans la jurisprudence allemande actuelle à des philosophies des valeurs qui ont surmonté le formalisme et qui proposent des valeurs matérielles, objectivement valables (gültig). C’est pourquoi il suffit d’attester la proposition fondamentale, négative et agressive, de la philosophie des valeurs à travers un renvoi à l’axiomatique de la valeur de Max Scheler, pour corriger l’opinion répandue que tout le mal des doctrines de la valeur ne tient qu’à leur formalisme.

26Max Scheler écrit :

27

Le sens ultime même d’une proposition positive (par exemple, il faut qu’il aille en sorte [es soll sein] que de la justice existe dans le monde ; il faut qu’il aille en sorte que la réparation du dommage soit accomplie) inclut donc toujours et nécessairement la considération d’une non-valeur : la considération, en l’occurrence, du non-être d’une valeur positive.

28C’est donc uniquement par la considération permanente et nécessaire d’une non-valeur que cette doctrine matérielle des valeurs prend son sens. La suite dit ceci : « À plus forte raison, le non devoir être a naturellement pour présupposition la considération de l’être d’une non-valeur ».

29Ce qui vient ensuite mérite aussi d’être cité littéralement : « Le non-être de la valeur positive est une non-valeur. De là il s’ensuit (syllogistiquement) que même les propositions positives sur le devoir (sollen) renvoient à des valeurs négatives ».

30La négativité appartient selon Scheler aux axiomes (« déjà en partie découverts par Franz Brentano ») de toute éthique matérielle des valeurs. Celui qui consulte l’édition des Œuvres complètes[15] de Max Scheler est frappé de ce que, dans l’index on ne peut plus détaillé, la « non-valeur » n’apparaît pas en tant qu’entrée spécifique ni sous le mot « valeur », mais uniquement, en passant, sous le mot « devoir » (sollen). En dépit de tous les efforts de mise au point du texte, l’index si excellent par ailleurs ne fait apparaître nulle part la place centrale de la non-valeur, et c’est la raison pour laquelle nous avons rappelé ici à travers quelques citations ce point important de la topique conceptuelle de la philosophie des valeurs.

31Pour le problème de l’application de la valeur, l’analogie ou le parallèle par lesquels Scheler explique l’autonomie de la valeur matérielle et objective sont eux aussi importants. L’existence des valeurs est pour lui indépendante de choses, de biens et de contenus ; toutes les valeurs sont des qualités matérielles qui ont entre elles une certaine ordonnance de haut en bas, et ce indépendamment de la forme d’existence dans laquelle elles entrent [16]. L’analogie ou le parallèle qu’il avance pour une telle autonomie de la valeur, il les découvre dans l’indépendance de la couleur (par ex. le rouge de la pomme). La peinture moderne pratique effectivement déjà depuis longtemps l’autonomie et l’indépendance de la couleur. Mais cette couleur libérée, qui éclate sur la toile de grands peintres modernes comme Emil Nolde, W. Kandinsky ou E.W. Nay dans le cadre d’un tableau, se manifesterait comme valeur autonome dans la pratique des tribunaux et des autorités administratives et, par exemple, elle entraînerait la collision mutuelle entre valeurs détachées de la pensée de l’État de droit et valeurs de l’État social. Car pour Scheler, tout devoir (Sollen) repose sur la valeur, et nullement la valeur sur le devoir. Mais le devoir « va » constamment vers une non-valeur. Une négation dialectique ne suffit pas à cette logique de la valeur matérielle parce qu’elle ne mène pas à l’anéantissement absolu de la non-valeur par rapport à laquelle cette logique de la valeur prend tout son sens. Le loup qui dévore l’agneau applique la valence supérieure (Höherwertigkeit) de la valeur « nourriture » (Nährwert) que « porte » l’agneau aux yeux du loup, par comparaison avec la valence inférieure de la valeur « vie » (Lebenswert) que « porte » le même agneau par comparaison avec la valeur « vie » du loup. En tout cas, le loup ne nie pas la valeur de nourriture de l’agneau et il ne tue pas l’agneau uniquement pour l’éliminer. Seule la considération de l’agneau comme une non-valeur absolue lui conférerait le sens nécessaire, grâce à un syllogisme de la valeur, pour une élimination qui autrement est insensée.

32En tant que juristes, nous nous souvenons de la dissertation de l’année 1920 intitulée « Autorisation d’anéantir la vie qui ne vaut pas d’être vécue (lebensunwert) » : Karl Binding, le grand pénaliste, ne pouvait en devenir le coéditeur que parce que dans sa confiance intacte, positiviste, en l’État, il avait présupposé que ce dernier était le législateur, le juge et celui qui applique, et qu’il n’avait pas encore pensé du tout à ce moment-là à une application autonome et indépendante de la valeur.

VI

33À la discussion d’Ebrach du 23 octobre 1959 participèrent des théologiens, des philosophes et des juristes. L’expression-clef « tyrannie des valeurs » tomba aussitôt après les contributions à la discussion de Joachim Ritter (Münster) et Konrad Huber (Fribourg). Ritter fit remarquer que le concept de valeur intervenait en proportion exacte de la destruction du concept de nature par les sciences de la nature modernes ; les valeurs sont rapportées et imposées à la nature devenue vide. Huber distingua entre éthique de la vertu, éthique de la valeur et éthique de la loi ; il rappela que Max Scheler était à proprement parler le représentant de l’éthique de la valeur et, faisant allusion au célèbre mot des Jacobins, cité aussi par Forsthoff dans sa conférence, sur la vertu qui doit régner par la terreur, il opina que Max Scheler ne se laissait pas terroriser par le mot terreur.

34Les deux contributions à la discussion, celle de Joachim Ritter comme celle de Konrad Huber, renfermaient quantité d’idées qui ne sont nullement restituées de façon exhaustive avec des mots-clefs comme « rapporté », « imposé » et « terreur ». Mais ce sont eux qui donnèrent le coup d’envoi pour reprendre le mot sur la tyrannie des valeurs et pour les réflexions qui suivent, où le lecteur attentif retrouvera ce coup d’envoi. Des expressions comme « rapporter » ou « imposer des concepts philosophiques » devaient nécessairement susciter l’attention des juristes, car la conférence de Forsthoff contenait en soi, comme prestation juridique, plus de bonne philosophie que n’importe quelle philosophie n’a coutume d’apporter avec elle de bonne jurisprudence – si méthodologiquement pure soit encore cette philosophie au regard de l’activité scientifique actuelle et de sa division du travail. Et le mot des Jacobins sur la « terreur » devait nécessairement reconvoquer la formule de Nicolaï Hartmann sur la tyrannie des valeurs.

35Malgré tout, il était à craindre que la discussion ne se fixe sur un va-et-vient stérile entre le subjectif et l’objectif, le formel et le matériel, le néokantisme et la phénoménologie, la théorie de la connaissance et la vision des essences, Max Weber et Max Scheler, et que le thème juridique concret soit oublié. Dès 1923, Ortega y Gasset avait joué la phénoménologie contre la théorie kantienne de la connaissance et loué avec enthousiasme l’éthique matérielle de Scheler comme une science nouvelle, rigoureuse, d’une évidence quasi mathématique, alors qu’il écartait la philosophie des valeurs néokantienne comme dénuée d’intérêt. Scheler a enregistré cette « allégeance » d’Ortega avec satisfaction [17]. Mais l’on put parer au danger de telles complicités entre écoles philosophiques – le mieux en prenant en compte le jugement aussi informé que péremptoire de Martin Heidegger sur « le discours sur les valeurs et la pensée en valeurs ». Car Heidegger – considéré dans le cadre de discussions de ce genre comme un philosophe de l’Université – venait justement de la phénoménologie et non du néokantisme (cf. l’article « Néokantisme », de Hermann Lübbe, dans la sixième édition du Lexique de l’État de la Görres-Gesellschaft, Fribourg, 1960, surtout p. 1005-1012).

VII

36C’est ainsi que les réflexions, ici reprises, d’un juriste sur la tyrannie des valeurs virent le jour comme contribution à la discussion ; elles ont été retravaillées et distribuées aux participants et à quelques amis sous la forme d’une édition à compte d’auteur de 16 pages imprimées, reproduite à 200 exemplaires. Le sous-titre souligne qu’il s’agit de « réflexions d’un juriste sur la philosophie des valeurs ». La dédicace « Aux participants d’Ebrach de l’année 1959 » confirme que les réflexions ne veulent pas déborder le cadre de la discussion.

37En Espagne, la Revista de Estudios Politicos[18] a publié une version retravaillée de cette édition privée, qui embraye sur la réception enthousiaste, évoquée ci-dessus, de la philosophie phénoménologique des valeurs par Ortega y Gasset. Une fois de plus il est alors apparu qu’une discussion internationale du problème de la philosophie des valeurs se heurte à des difficultés linguistiques pratiquement insurmontables. En France, Julien Freund, professeur à Strasbourg, auteur du grand ouvrage sur l’Essence du politique[19], a publié quatre essais de Max Weber sur la théorie de la science dans la collection « Recherches en Sciences humaines » (n° 19) [20], avec une introduction très instructive à la fin de laquelle il se réfère à l’édition à compte d’auteur. Il a totalement maîtrisé les difficultés linguistiques qui s’accroissent encore lors de controverses sur la méthode et la théorie des sciences, et ce faisant il a aussi fait prendre conscience plus clairement des problèmes concrets. Au titre d’exemple significatif, on évoquera ici la traduction de Wertfreiheit, un mot que J. Freund rend par l’expression « neutralité axiologique [21] ». Raymond Aron avait parlé d’une « indifférence aux valeurs [21] ».

38En Allemagne, l’édition à compte d’auteur a connu un destin particulier. Elle fut reprise subitement quatre ans plus tard et impliquée dans une polémique par un quotidien international [22]. Ce qui avait été dit dans un cercle d’environ 40 auditeurs et publié ensuite à titre privé pour tout au plus 200 lecteurs – toujours dans le cadre d’une discussion sur la vertu et la valeur dans la théorie de l’État –, se trouvait désormais cité dans le haut-parleur d’un tout autre genre de forum, celui d’une centaine de milliers de lecteurs, sans que ces lecteurs reçoivent une information fût-elle minimale sur le sens et le contexte de la discussion. Mon modeste véhicule, d’un format pour ainsi dire antique, fut subitement rattrapé par une machine énorme qui allait aussi vite que le son. On franchit un mur du son. Mais le bruit qui se produit lors d’un tel événement ne pouvait apporter la moindre contribution pour éclairer le thème compliqué : l’application de la Constitution dans l’État de droit. On eut seulement la démonstration à nouveaux frais que la valeur possédait de fait sa logique propre.

39Dans ce qui suit, la contribution à la discussion d’Ebrach sur la tyrannie des valeurs est publiée sans changement comme un document, d’après l’édition à compte d’auteur de 1960. Le lecteur attentif ne manquera pas de remarquer que les linéaments pour prolonger les idées ici exposées sont déjà reconnaissables et qu’on peut les tirer d’une question présente dans le texte proposé : celle de la valeur-repère (Stellen-Wert) qu’occupe la neutralité axiologique (Wert-Freiheit). Une philosophie de la valeur (Wert-Philosophie) conséquente en faveur de la liberté ne peut se contenter de proclamer que la liberté est la valeur la plus haute ; elle doit au contraire comprendre que pour la philosophie des valeurs, ce n’est pas seulement la liberté qui est la valeur la plus haute, mais que la neutralité axiologique aussi est la liberté la plus haute.

40La valeur possède sa propre logique. C’est à la lumière de l’application de la Constitution dans l’État de droit qu’on le reconnaît le plus clairement.

Notes

  • [*]
    Sous-titre ajouté à la main par Carl Schmitt sur la réédition du texte, en 1979, par le Lutherisches Verlagshaus de Hambourg (en renvoyant plus loin, p. 18. C’est le texte de cette réédition qui sert de base à cette traduction, mais il est lui-même repris de Säkularisation und Utopie, « Ebracher Studien » (« Mélanges en l’honneur d’Ernst Forsthoff »), Stuttgart, W. Kohlhammer, 1967 (cf. ci-dessus l’avant-propos de l’éditeur du Lutherisches Verlaghaus) (N.d.T.).
  • [1]
    Schmitt semble distinguer entre Wert-System avec un tiret (traduit ici par « système de la valeur ») et Wertsystem sans tiret (traduit par « système des valeurs »), sans oublier System des Wertes (traduit aussi par « système de la valeur »). De même pour d’autres mots composés avec Wert (Wert-Logik et Wertlogik, Wert-Denken et Wertdenken, etc.). Plus généralement, Schmitt joue, tout au long du texte, sur les mots du champ sémantique de Wert (ainsi que sur celui de Geltung, le « valoir », « ce que vaut » quelque chose ou quelqu’un) et nous donnons entre parenthèses, après la première occurrence du mot et encore par la suite, le mot allemand – sans modifier, tout au long, la traduction du même mot, mises à part quelques rares exceptions pour des raisons stylistiques (N.d.T.).
  • [2]
    Stuttgart, 1964, p. 26s (en fr. : « Mutations de l’État de droit. Écrits de droit constitutionnel, 1950-1964 »).
  • [3]
    Bundestag (Parlement) de la République fédérale, Troisième période électorale, imprimé n° 1234.
  • [4]
    Ajouté en marge à la main par C. Schmitt en 1979.
  • [5]
    Cf. la nouvelle traduction établie à l’instigation de l’épiscopat allemand, Herder-Korrespondenz de septembre 1961, p. 551, n° 175/176 : « valeurs supérieures et valeurs suprêmes, valeurs spirituelles, valeur suprême de la vie ». [Pour la traduction française de cette encyclique de Jean XXIII, cf. Le discours social de l’Église catholique de Léon XIII à Jean-Paul II, coll. « Église et société », le Centurion (maintenant Bayard), 1985, p. 247-311. La traduction française met « biens » au § 175 et « valeurs » au § 176 – N.d.T].
  • [6]
    Écrit « valeurs » dans le texte allemand (N.d.T.).
  • [7]
    Verwaltungslehre, t. 7, Stuttgart, 1868, p. 76.
  • [8]
    Superficies solo cedit « : litt. “la surface suit le sol”, c’est-à-dire : la maison a le sort juridique du sol, ou : l’immeuble et ce qui s’y incorpore appartient au propriétaire du terrain (N.d.T.).
  • [9]
    Nous avons repris pour wertfrei la traduction bien connue de Julien Freund, louée plus loin par Carl Schmitt (cf. p. 19).
  • [10]
    Max Scheler, Gesammelte Werke, t. 8 (2e éd.), Berne et Munich, 1960, p. 430s, 481.
  • [11]
    Weber donne l’exemple du cas où un homme dit à sa femme : « Au début nos relations n’étaient que passion, maintenant elles constituent une valeur » (dans l’essai sur le sens de la neutralité axiologique, Gesammelte Ausgabe über Wissenschaftslehre [« Œuvres complètes sur la doctrine de la science »], 1951, p. 492s ; tr. fr. par Julien Freund, Essais sur la théorie de la science, Presses Pocket-Plon, 1965, p. 388.
  • [12]
    Dans le texte de Schmitt, il s’agit bien sûr « du mot allemand Wert ».
  • [13]
    Dans System der Philosophie, partie I, Tübingen, 1921, p. 117.
  • [14]
    Adages donnés les deux fois en français dans le texte.
  • [15]
    Max Scheler, Gesammelte Werke, t. 2 (4e éd.), Berne, 1954, P. 102, 233.
  • [16]
    Max Scheler, id., p. 24.
  • [17]
    Id., t. 2, p. 24. Ortega, qui étudia la philosophie à Marbourg, connaissait bien les néo-kantiens de cette ville et savait qu’il était impossible de trouver chez eux une éthique matérielle des valeurs. Dans la Ethik des reinen Willens (« Éthique de la volonté pure ») de Hermann Cohen (1er éd. en 1904, 2e éd. en 1907, réimpr. en 1921), la valeur apparaît dans la doctrine de la vertu au ch. X, mais avec la claire conscience que « la valeur est la catégorie de la circulation (Verkehr) » et que la valeur d’usage est en train de devenir la valeur d’échange (p. 611 dans l’édition de 1921).
  • [18]
    N° 115, janvier-février 1961.
  • [19]
    Paris, Calmann-Lévy, 1965 (titre fen français dans le texte).
  • [20]
    Titre de collection en français dans le texte.
  • [21]
    En français dans le texte.
  • [22]
    Par le professeur Karl Löwith dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ°) du 24 juin 1960.
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