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Article de revue

Entretien avec Régis Sauder

Retour à Forbach Ich bin ein Forbachois

Pages 115 à 118

Notes

  • [1]
    Né à Forbach en 1971, Régis Sauder signe Retour à Forbach, sorti en avril 2017. Dans cette ancienne ville minière frontalière, il filme d’où il vient et se demande où on va. Réalisateur de Nous, princesses de Clèves tourné à Marseille en 2011 et Être là, Régis Sauder présente un territoire en héritage.
  • [2]
    Les Houillères de Lorraine, également appelées Houillères du Bassin de Lorraine ou HBL, sont des mines de charbon situées dans le nord-est de la France.
  • [3]
    On peut aussi relire l’article d’Olivier Milot et Pascal Bastien nommé : « A Forbach, ville minée » publié dans Télérama à l’occasion des élections municipales au mois de mars 2014 : « Mineurs, dirigeants, élus de droite ou de gauche, on ne trouve personne ici pour soutenir que la reconversion industrielle du bassin houiller soit un succès. Quant au pacte charbonnier, mis en place par le plus libéral des ministres de l’Industrie d’après-guerre, Gérard Longuet, il a permis d’acheter la paix sociale, mais à quel prix ? Des milliers de mineurs ont arrêté de travailler à 45 ans en conservant 80 % de leur revenu. Certains ont bien vécu cette précoce inactivité forcée, d’autres moins, naviguant entre alcoolisme et dépression, divorce et suicide pour les plus fragiles. À la faillite d’une mono-industrie, il a fallu ajouter une banqueroute existentielle. Avec la fin de la mine, cette région n’a pas perdu que des emplois, témoigne Yves Paysant, désormais guide au musée de la mine. Elle a aussi perdu son âme et les gens, leur identité. »
  • [4]
    Emmanuel Macron est arrivé en tête à Forbach dimanche 7 mai. Il a décroché 58 % des suffrages exprimés contre 42,5 % pour la candidate d’extrême droite, Marine Le Pen. Emmanuel Macron a malgré cela réalisé un moins bon résultat à Forbach que dans l’ensemble de la France (66 % des suffrages). La participation au second tour de la présidentielle s’établit à 61,98 %, soit une participation moins importante à Forbach que pour l’ensemble de l’Hexagone.
  • [5]
    « Dans les années 1960, on comptait jusqu’à quarante nationalités dans la région. Stiring qui jouxte Forbach, était alors appelée, Klein Varsovie », raconte l’historien local Jean-Claude Flauss op-cit.

1« Je filme pour me souvenir » déclare Régis Sauder. On peut penser que le souvenir intentionnel veut résister à la tentation de l’oubli et qu’au fond ce serait bien mieux si on pouvait tout effacer. La mémoire est une clef dans Retour à Forbach où on se demande notamment comment on passe des traumatismes de l’occupation allemande à la tentation du vote frontiste. À cette question, Régis Sauder répond de manière extrêmement simple : en réalité personne ne construit le lien, le passé ne passe pas. Faire ce film c’est donc tenter de faire cette liaison : écrire une histoire pour soi-même (l’enfant Régis Sauder) et n’importe quel autre.

2Régis Sauder permet à l’intime de se questionner parce qu’il l’interroge en chacun de nous. Au fond nous sommes tous des Forbachois : comment nous avons honte de notre milieu, comment nous en assumons la pauvreté et l’humiliation qui va avec et comment nous avons pu nous aussi avoir envie de quitter « Forbach »…

3Sens-Dessous : Votre documentaire « Retour à Forbach » croise deux histoires, celle d’un territoire, d’une ville particulière, et la vôtre pour qui le retour a d’abord lieu dans le pavillon de votre enfance. Il semble capital pour vous d’évoquer la vie dans ce quartier ?

4R.-S. : C’est important oui. Le pavillon que mes parents ont acheté leur a permis de quitter la cité populaire mais non pas d’accéder à un statut de propriétaire bourgeois. Nous habitions un quartier pavillonnaire et l’expression est assez significative. Toutes les maisons se ressemblaient. Plus tard, mes parents ont fait ajouter un toit. Nous n’étions pas pauvres. Mes parents étaient fonctionnaires et j’allais à l’école dans le haut de la ville plus favorisé. Nous formions la classe « moyenne ».

5S-D : Le film s’ouvre sur le cambriolage du pavillon et on s’aperçoit que rien n’a été emporté. Il n’y avait donc rien à voler ?

6R.-S. : Les tables en formica ou les tabourets en plastique orange ne valent plus rien. Ces objets sont datés. À Paris, ils seraient peut-être recherchés mais, à Forbach, non. Cela témoigne d’une manière d’habiter. Être dans un lieu et dans un temps sans produire de legs. À l’exception des portraits de notre enfance, le mien et celui de ma sœur, tout va disparaître car rien n’a de valeur en dehors du pavillon.

7S-D : Au bar du centre-ville, non loin de la rue Nationale qui s’appelait la « Adolf-Hitler Strasse » pendant la Seconde Guerre mondiale, vous donnez la parole à Doris qui révèle l’ambiguïté des penchants nationalistes de certains.

8R.-S. : Oui, elle évoque une dimension très enfouie de l’histoire de la ville. Je pense que c’est un peu les racines de la honte, comme une fêlure. De la même façon, Jean-Claude Flauss, l’historien local, rappelle que sur certains monuments aux morts on a renoncé à mettre des noms. Car on ne sait pas avec exactitude qui a été de quel côté tant les choses sont mêlées. On oublie aussi de rappeler que les femmes ont été tondues sur la place où l’on avait fait bon accueil peu de temps avant à l’armée allemande.

9S-D : Vous montrez un centre-ville un peu fantomatique où les commerces ont fermé et où on voit un peu partout des affiches d’un mouvement identitaire.

10R.-S. : Il y a quand même de la vie à Forbach et dans mon documentaire on rencontre aussi des gens ! Mais il est vrai qu’en plus de son passé singulier et de la crise économique qui la touche de plein fouet, Forbach est un peu comme toutes les villes moyennes de France où des zones commerciales fleurissent en périphérie et entraînent la disparition du centre-ville commerçant. Il est vrai aussi que le passé est très présent mais en même temps il n’est pas digéré et c’est comme s’il laissait des traces malgré lui. Cette impression de ville fantôme, c’est sans doute lié au fait que Forbach est une ville qui ne se raconte pas et son histoire n’a pas été mise en récit, et dans les rues vides ce sont les fantômes finalement que nous finissons par rencontrer.

11S-D : À de nombreuses reprises les HBL[2] sont évoquées comme un destin croisé à celui de Forbach. Pouvez-vous l’expliquer ?

12R.-S. : Forbach vivait alors au rythme de l’extraction du charbon et sous le règne des toutes-puissantes Houillères du bassin de Lorraine (HBL). Les mines régentaient tout, les maisons leur appartenaient, les mineurs ne payaient ni loyer ni chauffage et, comme le rappelle Flavia, une amie devenue institutrice et restée à Forbach, beaucoup d’anciens mineurs n’avaient même jamais pensé passer le permis de conduire, se satisfaisant des bus de ramassage prévus par les HBL. Les gens étaient très pauvres mais ils formaient une unité et possédaient une identité qu’il ne faut pas idéaliser mais qui était réelle. Que l’on soit italien, polonais, allemand, marocain, etc. : on était mineur. Les HBL ont produit une communauté.

13S-D : Cette dépendance n’est-elle pas aussi très critiquable ?

14R.-S. : Bien sûr que oui. Au fond, les mineurs étaient totalement exploités et les dirigeants des bassins houillers ont quitté la ville. Comme le rappelle Mohammed – un ancien camarade de collège – les cols blancs sont partis et n’ont pas eu de difficultés à tirer leur « épingle du jeu », là où, pour la plupart des autres, la disparition des mines a été une tragédie [3]. Le sol est lui-même totalement dévasté et de très nombreuses habitations y compris le pavillon de mes parents sont exposées à des dégâts miniers, notamment des affaissements de terrain. Je comprends la colère des gens car l’état de la ville comme celui du sol dépend de choix politiques. On peut, pour le vérifier, comparer la situation sociale et économique de Forbach à celle des villes frontalières du côté allemand. Elles font aussi partie du bassin minier mais elles ont su transformer leur économie et sont florissantes aujourd’hui.

15S-D : À plusieurs reprises il est question d’humiliation. Notamment, Flavia l’institutrice explique : « Quand on est pauvre, on se sent nul ». R.-S. : De mon point de vue, ce qui est transmis de génération en génération à Forbach, c’est la honte. La honte est en quelque sorte le fil rouge. Elle naît des silences, de ce qu’on ne dit pas. Flavia évoque les conditions de vie difficiles de son enfance, le fait de ne pas avoir toujours l’électricité par exemple et les angoisses que cela génère. Mais elle est aussi très attachée à la ville comme un autre témoin, Sandrine, qui donne des cours d’alphabétisation. Elles partagent toutes les deux le même désir d’être utiles, ici, à Forbach, en luttant contre le désenchantement.

16S-D : Est-ce de ce sentiment que se nourrit le Front National ?

17R.-S. : Oui car plutôt que de faire le récit de l’histoire de la ville dans toute sa complexité, Florian Philippot, par exemple, semble laver les Forbachois de toute honte : il efface tout. Au sens propre, le Front National conforte l’amnésie chronique de cette ville. En même temps ce sont surtout les petits villages alentour, comme encore aux dernières élections présidentielles, qui ont voté Front National [4]. En réalité, l’histoire de Forbach lui donne naturellement une dimension multiculturelle, le bassin minier s’est nourri tour à tour des Polonais arrivés les premiers dès le milieu du xixe siècle, puis des Italiens, des Allemands fuyant le nazisme, plus tard des Maghrébins. D’autres encore [5].

18S-D : De plus, Forbach est en quelque sorte au centre de l’Europe occidentale : n’est-ce pas une chance d’y être né ?

19R.-S. : Je ne sais pas. Mais je pense que Forbach trouvera son sens dans sa nature de ville frontalière et l’hospitalité dont elle a toujours témoigné. Je pense que ce sont les nouveaux arrivés qui feront une nouvelle ville à la mesure de son histoire en quelque sorte. Ce n’est qu’en faisant le récit sans complaisance du passé mais en ayant confiance en l’avenir que la honte peut se dépasser.


Date de mise en ligne : 18/04/2018

https://doi.org/10.3917/sdes.021.0115

Notes

  • [1]
    Né à Forbach en 1971, Régis Sauder signe Retour à Forbach, sorti en avril 2017. Dans cette ancienne ville minière frontalière, il filme d’où il vient et se demande où on va. Réalisateur de Nous, princesses de Clèves tourné à Marseille en 2011 et Être là, Régis Sauder présente un territoire en héritage.
  • [2]
    Les Houillères de Lorraine, également appelées Houillères du Bassin de Lorraine ou HBL, sont des mines de charbon situées dans le nord-est de la France.
  • [3]
    On peut aussi relire l’article d’Olivier Milot et Pascal Bastien nommé : « A Forbach, ville minée » publié dans Télérama à l’occasion des élections municipales au mois de mars 2014 : « Mineurs, dirigeants, élus de droite ou de gauche, on ne trouve personne ici pour soutenir que la reconversion industrielle du bassin houiller soit un succès. Quant au pacte charbonnier, mis en place par le plus libéral des ministres de l’Industrie d’après-guerre, Gérard Longuet, il a permis d’acheter la paix sociale, mais à quel prix ? Des milliers de mineurs ont arrêté de travailler à 45 ans en conservant 80 % de leur revenu. Certains ont bien vécu cette précoce inactivité forcée, d’autres moins, naviguant entre alcoolisme et dépression, divorce et suicide pour les plus fragiles. À la faillite d’une mono-industrie, il a fallu ajouter une banqueroute existentielle. Avec la fin de la mine, cette région n’a pas perdu que des emplois, témoigne Yves Paysant, désormais guide au musée de la mine. Elle a aussi perdu son âme et les gens, leur identité. »
  • [4]
    Emmanuel Macron est arrivé en tête à Forbach dimanche 7 mai. Il a décroché 58 % des suffrages exprimés contre 42,5 % pour la candidate d’extrême droite, Marine Le Pen. Emmanuel Macron a malgré cela réalisé un moins bon résultat à Forbach que dans l’ensemble de la France (66 % des suffrages). La participation au second tour de la présidentielle s’établit à 61,98 %, soit une participation moins importante à Forbach que pour l’ensemble de l’Hexagone.
  • [5]
    « Dans les années 1960, on comptait jusqu’à quarante nationalités dans la région. Stiring qui jouxte Forbach, était alors appelée, Klein Varsovie », raconte l’historien local Jean-Claude Flauss op-cit.

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