Notes
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[1]
Diplômé de géographie à la Sorbonne en 1988, il devient rapidement un collaborateur permanent du mensuel Le Monde diplomatique qu’il quitte définitivement en 2014. À partir de 1996, il dirige le département cartographique d’une unité délocalisée en Norvège du PNUE, le GRID-Arendal, dont un des objectifs est d’évaluer et cartographier les problèmes environnementaux en lien avec les questions de sécurité humaine. Durant une de ses missions dans le Caucase, il participe à la réalisation d’un documentaire, Voyage au centre de la carte, réalisé par Véronique Gauvin, qui a été diffusé sur France 5 en 2009. Intéressé par les rapports entre cartographie, art, science et politique, il collabore depuis 2006 à divers projets artistiques à travers l’Europe. Il mène aussi divers projets liés au mouvement de la « cartographie radicale ». Outre sa participation régulière au Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, il co-anime le site visionscarto.net avec Philippe Rivière.
-
[2]
Cartographie Radicale, février 2013.
-
[3]
Seenthis permet de tenir à jour un blog personnel constitué de billets courts. Il est principalement destiné à la veille d’actualité. Pour cela, il propose de mettre en valeur le référencement de pages Web, la citation d’extraits et le commentaire, grâce à une mise en forme automatique et adaptée des textes. Il est destiné, principalement, à faciliter la recommandation de liens entre pairs. Il est associé à un système de forums publics permettant aux participants d’échanger des idées de manière constructive (conversation publique). Un système de thématisation avancé facilite la constitution de bases documentaires et thématiques.
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[4]
« Affaissement des États, diffusion du djihadisme », Le Monde diplomatique, Philippe Rekacewicz, octobre 2013.
-
[5]
« La carte, un objet graphique », Entretien pour Vacarme, le 21 janvier 2010.
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[6]
Les Nations Unies et Amnesty International accusent les militaires birmans de représailles contre la minorité musulmane Rohingya. Cette crise affaiblit le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, aux affaires depuis avril 2016.
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[7]
La résolution 242 du Conseil de sécurité est adoptée le 22 novembre 1967 à la majorité absolue des 15 membres : « Le Conseil de sécurité, Exprimant l’inquiétude que continue de lui causer la grave situation au Proche-Orient, Soulignant l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre et la nécessité d’œuvrer pour une paix juste et durable permettant à chaque État de la région de vivre en sécurité, Soulignant en outre que tous les États Membres, en acceptant la Charte des Nations Unies, ont contracté l’engagement d’agir conformément à l’Article 2 de la Charte,
1. Affirme que l’accomplissement des principes de la Charte exige l’instauration d’une paix juste et durable au Proche-Orient qui devrait comprendre l’application des deux principes suivants :
a. Retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés au cours du récent conflit ;
b. Fin de toute revendication ou de tout état de belligérance, respect et reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque État de la région et de son droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, à l’abri de menaces ou d’actes de violence ;
2. Affirme d’autre part la nécessité
a. De garantir la liberté de navigation sur les voies d’eau internationales de la région ;
b. De réaliser un juste règlement du problème des réfugiés ;
c. De garantir l’inviolabilité territoriale et l’indépendance politique de chaque État de la région, par des mesures comprenant la création de zones démilitarisées ;
3. Prie le Secrétaire général de désigner un représentant spécial pour se rendre au Proche-Orient afin d’y établir et d’y maintenir des rapports avec les États concernés en vue de favoriser un accord et de seconder les efforts tendant à aboutir à un règlement pacifique et accepté, conformément aux dispositions et aux principes de la présente résolution ;
4. Prie le Secrétaire général de présenter aussitôt que possible au Conseil de sécurité un rapport d’activité sur les efforts du représentant spécial. » -
[8]
On ne dit pas les droits de l’homme car dans notre combat nous avons décidé d’affirmer que 50 % des hommes sont des femmes et cela passe aussi par la terminologie.
-
[9]
Le Dessous des cartes (Mit offenen Karten en allemand, littéralement Avec des cartes ouvertes) est une émission éducative hebdomadaire créée en 1990 et diffusée sans interruption sur La Sept puis sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte depuis 1992. Elle a pour but de traiter un sujet de géopolitique et de géographie principalement par le biais de cartes géographiques. Elle est présentée par le géographe et géopolitologue Jean-Christophe Victor (fils de l’explorateur Paul-Émile Victor), qui en préparait le contenu avec l’aide du Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (LEPAC), dont il était le fondateur. Jean Christophe Victor est mort le 28 décembre 2016 à l’âge de 69 ans.
1En 2013, pour le journal Le Monde diplomatique au sein duquel il a travaillé presque 30 ans jusqu’en 2014, Philippe Rekacewicz [1] commentait : « Depuis des décennies, la cartographie traditionnelle revendique le statut de science exacte s’appuyant sur des données fiables. Elle se targue de fournir une image neutre et fidèle de la réalité. Mais une telle approche fait l’impasse sur l’utilisation politique et sociale de la carte, et sur son rôle tant de propagande que de contestation.
2Depuis le début des années 2000, et dans le désordre, émerge une pratique cartographique qui se dit « radicale » (on parle aussi de « cartographie critique » ou de « contre-cartographie »), riche combinaison revendiquée d’art, de sciences, de géographie, de politique et de militantisme social ». En filigrane apparaît l’idée complexe de « cartographie radicale » : représenter le monde est affirmer des valeurs, en dire quelque chose. Pour Philippe Rekacewicz les cartes doivent rendre lisibles les injustices, condition nécessaire et première à la lutte ! [2]
3Sens-Dessous : Pouvez-vous revenir sur la création du site visionscarto.net que vous co-animez avec Philippe Rivière et qui paraît être un peu comme la représentation numérique de votre engagement ?
4Philippe Rekacewicz : Nous animons ce site sur la base de notre propre passion pour la géographie. Je suis géographe de formation, géopoliticien par extension. Philippe Rivière est un mathématicien, normalien, qui fait du code. Il a été journaliste avec moi au Monde diplomatique pendant deux décennies. Il s’est beaucoup occupé des questions de contrôle, sécurité, justice sociale, violence raciale, etc. Il est toujours sur ce terrain-là. Moi aussi. Mais je travaille davantage les questions de géopolitique : guerres, conflits, réfugiés, frontières, circulations… Le site est assez minimaliste. Nous avons voulu nous émanciper de cette course au « site magnifique » avec des éléments qui traversent l’écran et des trucs dynamiques. Nous avons fait le choix d’un site simple, très pédagogique. Notre idée est de faire travailler les lecteurs. Nous participons aussi à un petit réseau social qui s’appelle seenthis.net [3] où les gens peuvent référencer leurs travaux, faire des revues de presse avec des mots-clés, il y a 2500 inscrits et entre 200 et 300 personnes actives quotidiennement ou hebdomadairement : ce sont des activistes, des géographes, des historiens, des journalistes, des économistes, des statisticiens, etc. Il y a par exemple un groupe féministe très actif composé de personnalités de sensibilité parfois très différentes, ce qui rend les débats riches et passionnants. Nous apprenons beaucoup sur des sujets qui ne nous sont pas forcément très familiers. Ce réseau s’autorégule, il y a très peu de dérapages : c’est tout petit mais complètement ouvert. Je rends publique tous les jours une revue de presse sur le thème qui m’intéresse et il faut imaginer 30 personnes faisant la même chose sur des thèmes qu’elles maîtrisent, cela multiplie considérablement les sources de documentation accessibles. On peut aussi s’abonner aux thèmes qui nous intéressent. Enfin, seenthis.net est un réseau social « autogéré », en quelque sorte, où celles et ceux qui dérapent sont rapidement exclus des discussions. On tient beaucoup à son caractère public et constructif, et au respect mutuel que nous devons nous accorder (ce qui n’empêche pas les débats virulents). Pour revenir au site visionscarto.net : nous avons décidé de ne pas ouvrir de forum de discussion sous les articles que nous publions, car nous n’avons pas la capacité de « gérer » les apports, notamment de « modérer » les propos. Nous savons, par expérience, que c’est un travail moralement très destructif : je me souviens avoir publié il y a quelques années, pour un autre média, un travail sur la « représentation du djihadisme » [4] et avoir ensuite reçu des centaines de messages, insultants, obscènes et sans intérêt pour faire progresser l’analyse. C’était démoralisant.
5S-D : En 2010 pour la revue Vacarme vous reveniez en ces termes sur votre travail : « Je n’ai jamais considéré la cartographie comme un défi technologique. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est son lien intime avec le discours politique, avec la transmission du savoir, son lien intime avec l’art. La cartographie est un outil récipiendaire d’une pensée sous une forme dessinée. J’assume le fait de faire de la carte un objet engagé et l’esquisse me permet de le signifier explicitement. J’ai toujours été convaincu qu’il y avait un lien entre l’art et la géographie. Or les géographes ont longtemps refusé l’idée de considérer la cartographie comme un exercice artistique car pour eux cela doit montrer qu’on a beaucoup travaillé. Ils considèrent la carte comme un objet de référencement. L’esquisse est au contraire une manière d’assumer la subjectivité. Ceux qui nous critiquent sont pourtant parfaitement capables d’accepter l’idée que le texte et l’image sont le produit de la subjectivité ! C’est pourquoi j’insiste sur le fait de signer les cartes [5] ». Comment rendre compte de cette complexité ? Comment votre travail de cartographe est-il à la fois objectif et engagé ?
6P-R : Cela reprend tout un développement que j’avais préparé pour une série de conférences que j’ai faites cette année et l’année dernière sur l’aspect paradoxal de la représentation cartographique du monde. On a soutenu pendant relativement longtemps, enfin l’école, et en tout cas l’école française, que la carte devait être une représentation fidèle de la réalité. Elle devait être un objet neutre qui devait dire le réel sans prendre parti. C’est ce à quoi on a été biberonné à l’école de cartographie (qui est en fait un DESS) : ne pas mettre de sentiment dans la carte, ne pas mettre nos opinions politiques, nos orientations, ne pas interpréter mais utiliser un système de sémiologie graphique au service de la neutralité de la carte. On a accepté cette idée jusqu’au moment où l’on s’est rendu compte que ce n’était simplement pas possible. La carte est nécessairement (au sens philosophique du terme) une représentation tronquée de la réalité, donc un mensonge pour le dire autrement. D’abord, parce que l’on ne peut pas inscrire la totalité du territoire sur la carte, il y a des opérations de synthèses qui s’opèrent. Il existe naturellement une intention cartographique quand on choisit une information. Il y a plein de choix : on choisit ce qu’on représente, et par quel moyen, et on choisit aussi ce qu’on ne représente pas. Cela, on ne peut pas le faire de manière neutre. La carte est nécessairement subjective et le résultat cartographique dépend de nos valeurs philosophiques, de nos valeurs éthiques, de nos connaissances. Que connaît-on du monde que l’on cartographie ? On va forcément choisir des pans, des axes, en fonction des connaissances que nous avons. En 1994, pendant la première guerre en Tchétchénie, je ne savais même pas que la Tchétchénie existait. Un peu plus tard, le problème des Rohingya [6] en Birmanie est apparu sur la scène internationale et encore une fois je n’avais aucune idée de leur existence avant. C’est une dimension extrêmement importante de notre travail, comme pour tous ceux qui sont chargés de reproduire le savoir ou de produire un savoir comme les cartographes. On produit un savoir parce qu’on récupère des données, on les transforme en une image spatiale, ou non d’ailleurs, parce que cela peut être des représentations graphiques qui montrent des phénomènes qui vont évoluer dans le temps par exemple. La cartographie implique une évolution dans le temps et dans l’espace. Elle suppose de choisir un cadre et la manière dont on délimite le cadre, donne une impulsion très subjective à la carte. On choisit les couleurs et là aussi cela va influencer la manière dont on va lire la carte, on y met aussi nos émotions, nos sensibilités politiques. De plus, on cartographie en fonction d’un système de valeurs. Pour ma part, je me fonde sur la déclaration universelle des droits humains ainsi que les recommandations des Nations Unies, car ce sont les seuls textes (certes très imparfaits) de niveau international que nous possédions.
7S-D : Pouvez-vous expliquer concrètement comment l’affirmation de ces valeurs influe sur votre manière de cartographier le monde ?
8P-R : Prenons pour exemple une question qui nous tient à cœur et à propos de laquelle nous débattons beaucoup en ce moment : celle des territoires palestiniens. On part du principe que la communauté palestinienne, le peuple palestinien, a le droit de vivre dans un pays indépendant, autonome et surtout sans discrimination. On s’appuie toujours sur des fondements légaux, ici soutenus par les Nations Unies qui, par sa résolution 242 [7], à la suite de la guerre de 1967, dit que le territoire est occupé. La résolution précise que dans un territoire occupé on ne fait ni construction, ni infrastructure, on respecte la population. Or, l’État Israélien ne respecte pas cette résolution : il colonise, il détruit. Cette colonisation est une violation du droit international. On va donc cartographier, visualiser ces territoires sur la base du droit international et en se fondant sur la déclaration universelle des droits humains [8]. Partant de ce constat, du caractère à la fois illégal et illégitime de l’occupation des territoires palestiniens par Israël, on va nécessairement prendre position : si on produit une carte sur Jérusalem et qu’on doit visualiser des colonies, on ne va pas les légender comme des quartiers juifs. On voit souvent cela : en vert les quartiers arabes et en bleu les quartiers juifs comme s’ils étaient au même niveau, et le lecteur peut se dire que c’est « neutre ». En fait de « quartier juif », il s’agit de « colonies israéliennes illégales » (selon le droit international qui est notre référent). Mais cette représentation n’est pas neutre du tout.
9S-D : Cependant n’est-ce pas un problème de faire de la carte un objet militant ? Comment militer, affirmer un point de vue sans tronquer la réalité ? Comment résister à la tentation de proposer une carte spectaculaire pour « marquer les esprits » ? Il existe d’ailleurs de telles représentations du conflit Israélo-palestinien, n’est-ce pas ?
10P-R : Cette carte est extrêmement subjective, elle est en même temps vraie et en même temps fausse. Je soutiens depuis longtemps que la cartographie est un dialogue permanent, un mélange entre imaginaire et réel. On représente le monde tel qu’il est (qu’il nous semble être) mais peut-être aussi tel que nous voudrions qu’il soit. Or depuis 20 ans la situation en Palestine n’a fait que s’aggraver et l’étau se resserre autour de la population palestinienne. Faire quoi que ce soit sur les territoires palestiniens est un cauchemar, aller à l’Université est un cauchemar, passer un check point c’est prendre le risque d’être tué(e) pour avoir fait un geste un peu déplacé… Mais lorsque l’AFPS sort cette collection de cartes qui montre l’évolution territoriale de la région depuis un siècle, elle omet de « montrer » une réalité qui est que, avant 1947 il y avait des communautés juives en Palestine qui formaient 1/3 de la population pour 2/3 d’arabes. C’est une réalité indéniable qui n’apparaît pas : soit c’est un déni, soit c’est simplement un oubli, et dans ce cas, nous faisons progresser la représentation cartographique en réhabilitant symboliquement la présence des zones de peuplement juif pour la période allant de 1910 à 1950. C’est une information importante, car cela indique que sur ces territoires coexistaient des populations de différentes origines (juives, druzes, palestiniennes…) qui fonctionnaient, comme autour du lac de Tibériade, dans un système qui se jouait des « frontières », et qui était organisé selon des circulations entrecroisées autour pour accéder aux centres urbains, aux marchés, aux points d’eau, etc. Les problèmes sont apparus avec l’établissement des frontières – contrôlées ou fermées – au sens moderne du terme.
11S-D : On voit bien comment votre regard complexifie la carte.
12P-R : En fait, sur chacun des thèmes sur lesquels nous travaillons, on lit énormément, on croise des données, des connaissances, on s’entretient avec des spécialistes. On a toujours le sentiment que nos cartes sont trop simples. C’est un peu le reproche qui a été fait à Jean-Christophe Victor [9] : son émission était très bien, elle a parfaitement contribué à faire comprendre de nombreuses problématiques à des générations d’élèves, mais certaines simplifications rapides pouvaient apparaître comme dangereuses. Bien souvent sur des enjeux politiques, sur des concurrences régionales, sur la géographie de l’armement, de l’énergie, il y a des subtilités dont on parle rarement mais qui sont aussi importantes pour comprendre la marche du monde. Nous nous trouvons dans une situation où, pour publier sur un thème qui nous intéresse, comme, par exemple, celui des enfants soldats, nous allons vite comprendre qu’il faudra plusieurs mois de recherche pour définir correctement les contours d’une question et publier une contribution qui fait avancer l’analyse, alors que nous pensions au début pouvoir boucler en une semaine. C’est le syndrome de la thèse ! Nous avons définitivement pris le parti de la complexité. Nous essayons de ne pas nous en tenir à la dimension descriptive ; décrire une situation ne nous suffit pas. Par exemple, si l’on parle du transport du pétrole il ne suffit pas de dire d’où partent les bateaux et où ils se rendent, il nous faut comprendre les dessous de ce système d’exploitation, de financement, de transport et de livraison. On s’intéresse aussi aux acteurs qui interagissent dans ce paysage, qu’ils soient visibles ou invisibles. Le journaliste Akram Belkaïd expliquait qu’une cargaison de pétrole pouvait être achetée et revendue des dizaines de fois pendant son transport, par des acheteurs institutionnels aussi bien que par des sociétés offshores dans les paradis fiscaux… On passe ainsi de la géographie descriptive et visible à la géographie systémique qui permet de rendre visible ce qui est invisible. En sortant de la description, on comprend que cette géographie du pétrole s’insère dans un grand système complexe, financier et bancaire, avec de nombreuses interactions industrielles et étatiques qu’il est assez difficile de déchiffrer. C’est une approche intellectuellement inconfortable car nous avons toujours l’impression de « n’être jamais arrivé », et on n’a jamais fini d’interroger un phénomène. On n’est jamais sûr d’avoir bien compris, parce que les ramifications sont nombreuses, toutes les interprétations sont possibles. Voilà, globalement, le contexte dans lequel on fait de la représentation visuelle du monde : les cartes sont vraiment des dialogues entre l’imaginaire et le réel. Elles racontent des faits réels mais sont saupoudrées d’imaginaire. C’est ici que l’interprétation entre en jeu, c’est ici que se confrontent les « visions » cartographiques (en fait territoriales). Je pense au Maroc et à la question du Sahara Occidental : si vous créez une carte en omettant d’inscrire la frontière entre les deux entités et en nommant le Sahara occidental « province saharienne », vous exprimez le seul point de vue acceptable pour Rabat. Si vous tenez compte du droit international, vous devez tracer un trait plein entre ces deux entités, faire apparaître le Sahara occidental comme un territoire encore colonisé (ou « non-autonome » selon la terminologie onusienne) et récuser le nom marocain. Et de facto être censuré au Maroc ! Autre exemple : il existe une bataille terminologique entre la Corée et le Japon pour nommer la mer qui sépare les deux pays : s’agit-il de la mer du Japon ou la mer de Corée ? Les Coréens souhaitent que ce soit la Mer de l’Est… Si on se souvient de la violence de la colonisation japonaise en Corée, on peut comprendre les crispations des Coréens sur la question de la terminologie considérée comme « coloniale » par Séoul. Cela fait écho à une autre problématique étudiée par la géographe Béatrice Collignon à propos de la toponymie coloniale dans les territoires du grand nord canadien, et de l’initiative originale des Inuits pour se réapproprier la carte en tentant d’imposer le retour de la toponymie autochtone en lieu et place de celle imposée par la colonisation britannique.
13S-D : D’une manière plus « locale » nous sortons aujourd’hui d’une période de sur-sollicitation des cartographes, je pense, bien sûr, aux fameuses cartes électorales. Que pensez-vous de cet exercice ?
14P-R : Je réfléchis à une manière moins spectaculaire de représenter les résultats des élections présidentielles en intégrant par exemple les votants, les votes blancs et nuls et pas seulement les suffrages exprimés, pour avoir une image un peu plus distanciée et moins contrastée de ce qui s’est passé. Parce qu’il y a une simplification trompeuse : si par exemple, on représente en noir tous les départements ou toutes les circonscriptions où le Front national est arrivé en tête avec 25 %, que l’autre candidat fait 20 %, et qu’il y a 55 % d’abstention, l’image que l’on obtiendra sera sans doute spectaculaire mais ne tiendra pas compte de la réalité politique.
15S-D : La carte est donc un objet polémique ?
16P-R : Sauf à considérer une carte comme un livre ou un journal, elle est éminemment subjective et témoigne d’un point de vue. La cartographie est un puissant outil de propagande, de manipulation, mais aussi de résistance. Elle est utilisée autant par les spéculateurs, les pouvoirs (politiques, économiques ou financiers) que par des activistes ou des organisations qui luttent pour la justice sociale, pour soutenir un discours ou dénoncer des inégalités et les injustices. L’image cartographique est puissante, son pouvoir de persuasion est indéniable, d’autant qu’on peut l’interpréter de diverses manières.
17La cartographie migratoire que j’ai produite tout au long de ma carrière pour dénoncer la fermeture des frontières, le traitement inhumain que les pays riches réservent aux migrants et aux réfugiés – personnes vulnérables en besoin immédiat d’assistance – qui tentent de rejoindre des pays sûrs, a aussi été utilisée par la « fachosphère » pour dénoncer l’invasion migratoire et justifier leur position de rejet de cette population migrante. C’était une sorte de « détournement cartographique » qu’il a fallu contrer. Nous sommes revenus sur les chiffres pour montrer que la circulation migratoire ne représentait que 0,5 % de la population européenne et qu’il était donc absolument possible « d’absorber » cette population sans risque pour notre « civilisation ». Mais cette analyse aussi sérieuse soit-elle n’arrive pas à convaincre face à la vision que nous offrent les médias, télévision en tête, avec des cadrages très resserrés sur des frontières noires de réfugiés qui s’agrippent aux grillages… Dans ce contexte, la perception est forcément tronquée et il est important d’en neutraliser la dimension spectaculaire, et de prendre de la distance en considérant mieux le contexte.
Notes
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Diplômé de géographie à la Sorbonne en 1988, il devient rapidement un collaborateur permanent du mensuel Le Monde diplomatique qu’il quitte définitivement en 2014. À partir de 1996, il dirige le département cartographique d’une unité délocalisée en Norvège du PNUE, le GRID-Arendal, dont un des objectifs est d’évaluer et cartographier les problèmes environnementaux en lien avec les questions de sécurité humaine. Durant une de ses missions dans le Caucase, il participe à la réalisation d’un documentaire, Voyage au centre de la carte, réalisé par Véronique Gauvin, qui a été diffusé sur France 5 en 2009. Intéressé par les rapports entre cartographie, art, science et politique, il collabore depuis 2006 à divers projets artistiques à travers l’Europe. Il mène aussi divers projets liés au mouvement de la « cartographie radicale ». Outre sa participation régulière au Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, il co-anime le site visionscarto.net avec Philippe Rivière.
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Cartographie Radicale, février 2013.
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Seenthis permet de tenir à jour un blog personnel constitué de billets courts. Il est principalement destiné à la veille d’actualité. Pour cela, il propose de mettre en valeur le référencement de pages Web, la citation d’extraits et le commentaire, grâce à une mise en forme automatique et adaptée des textes. Il est destiné, principalement, à faciliter la recommandation de liens entre pairs. Il est associé à un système de forums publics permettant aux participants d’échanger des idées de manière constructive (conversation publique). Un système de thématisation avancé facilite la constitution de bases documentaires et thématiques.
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« Affaissement des États, diffusion du djihadisme », Le Monde diplomatique, Philippe Rekacewicz, octobre 2013.
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« La carte, un objet graphique », Entretien pour Vacarme, le 21 janvier 2010.
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Les Nations Unies et Amnesty International accusent les militaires birmans de représailles contre la minorité musulmane Rohingya. Cette crise affaiblit le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, aux affaires depuis avril 2016.
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La résolution 242 du Conseil de sécurité est adoptée le 22 novembre 1967 à la majorité absolue des 15 membres : « Le Conseil de sécurité, Exprimant l’inquiétude que continue de lui causer la grave situation au Proche-Orient, Soulignant l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre et la nécessité d’œuvrer pour une paix juste et durable permettant à chaque État de la région de vivre en sécurité, Soulignant en outre que tous les États Membres, en acceptant la Charte des Nations Unies, ont contracté l’engagement d’agir conformément à l’Article 2 de la Charte,
1. Affirme que l’accomplissement des principes de la Charte exige l’instauration d’une paix juste et durable au Proche-Orient qui devrait comprendre l’application des deux principes suivants :
a. Retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés au cours du récent conflit ;
b. Fin de toute revendication ou de tout état de belligérance, respect et reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque État de la région et de son droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, à l’abri de menaces ou d’actes de violence ;
2. Affirme d’autre part la nécessité
a. De garantir la liberté de navigation sur les voies d’eau internationales de la région ;
b. De réaliser un juste règlement du problème des réfugiés ;
c. De garantir l’inviolabilité territoriale et l’indépendance politique de chaque État de la région, par des mesures comprenant la création de zones démilitarisées ;
3. Prie le Secrétaire général de désigner un représentant spécial pour se rendre au Proche-Orient afin d’y établir et d’y maintenir des rapports avec les États concernés en vue de favoriser un accord et de seconder les efforts tendant à aboutir à un règlement pacifique et accepté, conformément aux dispositions et aux principes de la présente résolution ;
4. Prie le Secrétaire général de présenter aussitôt que possible au Conseil de sécurité un rapport d’activité sur les efforts du représentant spécial. » -
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On ne dit pas les droits de l’homme car dans notre combat nous avons décidé d’affirmer que 50 % des hommes sont des femmes et cela passe aussi par la terminologie.
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Le Dessous des cartes (Mit offenen Karten en allemand, littéralement Avec des cartes ouvertes) est une émission éducative hebdomadaire créée en 1990 et diffusée sans interruption sur La Sept puis sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte depuis 1992. Elle a pour but de traiter un sujet de géopolitique et de géographie principalement par le biais de cartes géographiques. Elle est présentée par le géographe et géopolitologue Jean-Christophe Victor (fils de l’explorateur Paul-Émile Victor), qui en préparait le contenu avec l’aide du Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (LEPAC), dont il était le fondateur. Jean Christophe Victor est mort le 28 décembre 2016 à l’âge de 69 ans.