Notes
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[1]
M. La chance, Capture totale Matrix mythologie de la cyberculture, Laval, P.U.L, 2006, p. 28.
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[2]
Dès 1916, Georges Grosz a peint un tableau intitulé Metropolis : vision négative d’une ville guerrière et dévorante. En 1923, P. Citroën, artiste néerlandais, avait fait un photomontage à l’origine d’une affiche pour l’école du Bauhaus et intitulé Metropolis.
-
[3]
Le dôme de verre des jardins rappelle l’architecture de la République de Weimar : pavillon de verre de l’architecte urbaniste Bruno Taut, construit à Cologne en 1914.
-
[4]
Lotte Eisner, L’Écran démoniaque (1952), Ramsay, 1985. Site : FP Metropolis OK 261011 – La Cinémathèque française, www.cinematheque.fr/data/…/fiche-pedagogiquemetropolis-3, p. 6.
-
[5]
« Quelle enthousiasmante symphonie du mouvement ! Comme chantent les machines au milieu d’admirables transparences… Toutes les cristalleries du monde, décomposées romantiquement en reflets, sont arrivées à se nicher dans les canons modernes de l’écran. Les plus vifs scintillements des aciers, la succession rythmée de roues, de pistons, de formes mécaniques jamais créées, voilà une ode admirable, une poésie toute nouvelle pour nos yeux. La Physique et la Chimie se transforment par miracle en Rythmique. » Luis Buñuel dans Gaceta Literaria, Madrid, 1927-28, id. p. 7.
-
[6]
F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, in F. Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, Une anthologie, Paris, Seuil, 1965, p. 181-191.
-
[7]
J. Vallès, La rue à Londres, Paris, Les éditeurs français réunis, 1951, p. 167.
-
[8]
Ainsi la ville de Rives-sur-Fure en Isère a sa partie haute et sa partie basse : la partie basse regroupait les industries : foulons, scieries, moulins à papier, ateliers de constructions mécaniques, taillanderie – faux et épées – et les habitations ouvrières, sur la partie haute, on trouvait chapelle, église, châteaux, hôtel de ville, école, maisons bourgeoises.
-
[9]
E. Hazan, L’invention de Paris, il n’y a pas de pas perdus. Paris, Seuil, 2002, p. 212-215.
-
[10]
M. Rousseau, « Gouverner la gentrification », Métropoles [En ligne], 7 | 2010, mis en ligne le 8 juillet 2010, consulté le 23 juillet 2015. URL : http://metropoles.revues.org/4257.
-
[11]
Cf. F. Vermoesen et C. Vandermotten, « Structures sociales comparées de l’espace de trois villes européennes : Paris, Bruxelles, Amsterdam » in Espace, populations, sociétés, 1995, Vo. 13, N 3, p. 395-404. Site : www.persee.fr/web/revues/…/espos_0755-7809_1995_num_13_3_1715. À propos de l’extension vers l’ouest les auteurs signalent l’argument des géographes : au vu de l’évidence parisienne et londonienne, les villes ouest-européennes s’expliquant par un déterminisme physique de l’air pur aux vents d’ouest.
-
[12]
C. Grange, « Les classes privilégiées dans l’espace parisien (1903-1987) » in Espace, populations, sociétés, 1993, vo. 11, n° 1, p. 19-20.
-
[13]
Cf. A. Badiou et al. Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, mais on y cite plutôt Platon, bouddhisme, gnosticisme, christianisme et philosophes critiques de la superstition, Spinoza, Nietzsche ou U. Eco.
-
[14]
Ce film est le dernier volet de la quadrilogie du réalisateur : La nuit des morts vivants 1968, Zombie, 1978, Le jour des morts vivants 1985.
-
[15]
« Au xve siècle, Paris n’était pas seulement une belle ville ; c’était une ville homogène, un produit architectural et historique… Le Paris actuel n’a aucune physionomie générale. C’est une collection d’échantillons. » V. Hugo, Notre-Dame de Paris, in F. Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, Une anthologie, Paris, Seuil, 1965, p. 408.
-
[16]
Nom évidemment emprunté au réalisateur de Brazil.
-
[17]
J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Gallimard, Folio/essais, 1964, Li I, § VI, « du pacte social », note p. 183.
-
[18]
P. Bertholon, De la salubrité de l’air des villes, et en particulier des moyens de la procurer, Paris, 1786, cité in S. Barles, La ville délétère, médecins et ingénieurs dans l’espace urbain xviiie-xixe siècles, Seyssel, Collection Champ vallon, 1999, p. 13.
-
[19]
CH. Dickens, « A December Vision », 1850 cité in Davis Mike, « La planète bidonville : involution urbaine et prolétariat informel. », Mouvements 3/2005 (no 39-40), p. 7.
-
[20]
Chiffre de l’Observatoire des inégalités (2014).
-
[21]
I. Calvino, Les villes invisibles, Paris, Seuil, 1996, p. VI.
-
[22]
P. Claudel Conversations dans le Loir-et-Cher, cité in R. Damien, Eutopiques, exercices de méditations physiques, Champ Vallon, 2015, p. 104.
-
[23]
R. Damien, Eutopiques, exercices de méditations physiques, op. cit. p. 105.
-
[24]
Concept de R. Sennet « ce qui semble aujourd’hui la plus inhumaine de toutes les réalisations urbaines : la grille, organisation d’éléments répétés et interchangeables » Cité in R. Damien, Eutopiques, exercices de méditations physiques, op. cit. p. 130.
1Habiter, c’est se tenir dans un lieu, occuper un espace ; ceci suppose des données géographiques et topologiques mais aussi temporelles et sociétales, organisationnelles et esthétiques présentes à différents niveaux : domicile, quartier, ville, campagne, région, pays. Elles font également l’objet de représentations : cartographie, architecture, littérature, arts plastiques, cinéma, bandes dessinées et jeux vidéo qui peuvent être objectives ou fictives – futurisme ou reconstitution –, réelles et/ou oniriques.
2Dans le cadre des films de science-fiction, d’anticipation et d’horreur, l’espace urbain comme organisation sociopolitique, économique et symbolique est valorisé. Bien que ces genres cinématographiques soient encore souvent considérés comme mineurs ou peu propices à la réflexion, ils offrent des œuvres « stimulantes intellectuellement. [1] » Combinant plusieurs styles, ils décrivent des réalités urbaines, réactivent des utopies et rendent visibles les effets des évolutions technologiques. En tant que sujet de premier plan, l’image de la ville révèle inquiétudes du passé ou du présent, valeurs ou principes concrétisés par les volontés politiques.
3Metropolis de F. Lang (1926) inspiré par les grandes villes nord-américaines et les tours de Manhattan retravaillées à partir de maquettes, par le roman de Thea von Harbou et par les œuvres de l’architecte E. Mendelsohn (la Tour Einstein à Postdam), est un paradigme du genre. [2] La ville se présente selon un plan vertical hiérarchisé. Au niveau supérieur vit l’élite dans des lieux élaborés : centre de pouvoir occupé par Fredersen qui règne sur Metropolis avec une vue imprenable, appartement de son bras droit avec portail de style japonais et volées d’escaliers. Cet espace lumineux comporte un stade, des jardins éternels – donc une nature contrôlée –, des voies de chemin de fer aériennes, des passages surélevés au-dessus des rues, une grande artère commerciale. Le niveau inférieur est réservé à la salle des machines qui fournit l’énergie à la ville d’en haut ; dans la ville souterraine s’entassent les ouvriers éclairés par la lumière artificielle ; on passe de l’un à l’autre par de gigantesques ascenseurs. Cette architecture de verre [3], de béton et d’acier d’une complexité quasi-labyrinthique a des espaces symboliques :
- un centre de la vie nocturne, lieu de décadence où s’amusent les hommes de la haute société et son symétrique architectural : une cathédrale avec un immense portail de style gothique sur le parvis de laquelle les ouvriers et Fredersen se réconcilieront.
- Une crypte avec une croix évoquant les catacombes des premiers chrétiens où l’ouvrière Maria prêche la patience et rappelle l’histoire de la tour de Babel.
- une petite maison très ancienne au toit en ogive qui semble vouloir toucher le sol, le laboratoire de Rotwang, le savant fou. Ce mélange d’architecture traditionnelle, contemporaine et futuriste compose une ville tentaculaire et monumentale faite de disproportions et de distorsions où l’individu doit lutter pour sa survie, prendre son destin en main dans un chaos où il a perdu son identité et sa liberté. Seul ou collectivement, ce sont les seules manières d’habiter pour l’homme de la ville basse.
4Les images représentant des masses sont omniprésentes : masse des volumes et des corps en déplacements. « Les habitants de la ville souterraine sont des automates… leur personne… est accordée au rythme des machines compliquées : leurs bras deviennent les rayons d’une roue immense, leurs corps nichés dans des creux à la surface de la façade de la centrale représentent l’aiguille animée par un mouvement d’horloge. » Au travail, ce sont des « êtres privés de personnalité, aux épaules voûtées, habitués à courber la tête, soumis avant d’avoir lutté, esclaves vêtus de costumes n’appartenant à aucune époque, colonnes marchant d’un pas rythmiquement saccadé » ou « entassés dans les ascenseurs, toujours tête basse, sans existence personnelle. » Leurs habitations sont formées de « cubes des maisons… semblables à des casernes [qui] composent un fond parfaitement adéquat à la distribution mécanique des masses sans individualité. [4] » Mais cet aspect machinique et compact n’a rien de statique : les mouvements des machines telle une « ode admirable [5] », les flux des voies de circulation aérienne, ceux de la foule en révolte ou fuyant l’inondation montrent une ville fiévreuse, oppressante et pleine de bruits. L’aspect géométrique et mécaniste n’en fait donc pas une ville épurée et désincarnée comme celle de Fahrenheit 451 de F. Truffaut (1966) ou de Bienvenue à Gattaca d’A. Niccol (1997) – autre point de vue architectural sur la ville.
5C’est dans les catacombes qu’un groupe guidé par Maria allume le flambeau de la révolte en opposition avec la lumière indifférente et factice des dirigeants. Cette grotte à laquelle on accède par un escalier remplit la fonction d’enveloppe d’une maison : peau et ventre maternel mais aussi intimité – on est à l’abri de la masse suant et souffrant et du bruit des énormes secousses des machines. Dans ce lieu sacré, les discours réconfortants et allégoriques de Maria amèneront l’idée que le cœur est le médiateur entre l’action et la planification, la main et le cerveau. La solution réside dans la collaboration des classes et le sentiment comme remèdes à une ville totalitaire et machinique.
6La structuration de cette ville imaginaire qui reprend des mythes – Golem, Faust, tour de Babel, Babylone – peut se lire comme celle bien réelle de nombreuses villes de la fin du xixe et du début du xxe siècle : triomphe du machinisme et du fordisme, ségrégation socio-spatiale. On pense à The people of the abyss – traduit par Le peuple de l’abîme ou Le peuple d’en bas (1903) – de J. London, à F. Engels qui décrit la misère du quartier de l’East End londonien, ceux de Liverpool et de la petite Irlande à Manchester [6] ou à J. Vallès dénonçant l’« horreur » des workhouses et les « centaines de noyés roulés par la Tamise [7]. » Le binaire haut et bas n’est pas seulement symbolique : villes basses des bords de fleuve ou de la mer où logent mariniers, pêcheurs, ouvriers et commerçants ou petites villes dont les industries nécessitent un cours d’eau [8]. Mais il correspond également aux faubourgs – tradition émeutière du faubourg Saint-Marceau à Paris [9] –, puis aux banlieues opposées au centre-ville. Notons qu’aujourd’hui le retour en centre-ville ou l’investissement de nouveaux quartiers (on pense à celui de Confluence à Lyon) est celui non des classes moyennes mais du capital : la réalisation de profits « par l’existence d’un différentiel de loyer dans la ville [10] » est rendue possible par un retrait de l’État et des politiques urbaines où propriétaires fonciers, banques, promoteurs, investisseurs et agences immobilières exercent une pression sur les autorités locales.
7Ainsi l’appropriation du centre prestigieux de Paris par les classes aisées est due aux travaux d’Haussmann – qui poursuit la pacification de la ville – puis à l’intervention de l’État par la Loi Malraux (années 60) qui encourage la rénovation du centre historique favorisant sa gentrification, et par Chirac, maire de Paris, afin que la droite puisse reconquérir l’est parisien. Ce modèle concentrique s’accroît par une conquête progressive des quartiers populaires de l’est parisien intra-muros [11]. Cependant, les classes défavorisées sont de plus en plus présentes dans des quartiers centraux même si elles restent très présentes dans les banlieues. À Lyon, quatre arrondissements sont au-dessus de la moyenne nationale de 14,3 % : c’est dans les 9e et 8e arrondissements que les pauvres sont les plus nombreux – Balmont (Duchère) atteint 46 %. Le 1er est le troisième arrondissement le plus pauvre (16 %) puis le 7e (15 %), le 3e (13 %), le 5e (11 %), le 2e (10 %), le 4e (9 %) et le 6e (9 %). À Vénissieux 31 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté et à Villeurbanne 19 %.
8Notons également que le terme de « masse » qui signifie une grande quantité au sens propre et le commun des hommes au sens figuré est ordinairement employé pour une population défavorisée. Mais des aires géographiques et une densification existent également pour les classes aisées : ainsi « la frontière entre un Paris des « beaux quartiers » délimité par le quartier de la Plaine Monceau, les quartiers ouest du IXe arrondissement, les vie et xve arrondissements et un Paris du commun reste une réalité pour les catégories privilégiées aujourd’hui. [12] »
9Le gigantisme de constructions verticales prospère, les engins volants sous forme de téléphériques urbains ou de transports par câble représentent des solutions pour les villes contemporaines mais les pouvoirs bureaucratiques et la surconsommation que dénonce T. Gilliam dans son film Brazil (1985) sont également d’actualité.
10La ville qu’il nous présente a une densité oppressante et les habitants sont soumis au pouvoir totalitaire du Ministère de l’information. Les logements reprennent la distinction de ceux de Metropolis : vaste maison au décor surchargé et d’un style baroque contre appartements insalubres et délabrés, ou voués à la robotisation. Les immeubles officiels d’une architecture sobre de type hitlérien, aux longs couloirs et aux bureaux exigus sont militarisés et surveillés par des robots-œil.
11L’intérieur de l’appartement du héros est vu comme un antre organique où les tuyaux s’entremêlent dans un fantasme intestinal : cette métaphore organiciste qui date des physiocrates du xviiie accentue un effet futuriste et de gadget mais aussi écrasant – de même, les papiers qui, en s’envolant, font disparaître le chauffagiste Tuttle. L’individu est enveloppé par ces structures bureaucratiques, de contrôle permanent et de chasse à l’homme, à l’instar de 1984 d’Orwell dont s’inspire ce film.
12Cette ville-machine, dense et polluée (le réalisateur a visité en 1977 une petite ville industrielle du pays de Galles) est le royaume d’une administration où tout est classé et numéroté. Les classes aisées n’échappent pas à une vie artificielle et uniformisée : chirurgie esthétique, magasins avec haute nef et restaurants où la nourriture est en bouillie. Il n’y a plus trace de la nature sinon des lieux désolés ou soumis à une lumière artificielle. Ici, ce n’est pas la masse qui est mise en valeur mais plutôt le rapport densité/verticalité avec ses modes de transports collectifs à la fois horizontaux et verticaux ainsi que l’industrialisation à outrance. Quant à la rébellion, elle n’aboutit plus à une alliance de classes mais à des actions dites terroristes et le rêve d’évasion du héros qui seront broyés par la réalité : il n’y a plus d’ailleurs d’utopie. La ville qui est aussi le monde car il n’y a rien en dehors d’elle n’est plus un lieu habitable mais fonctionnel : elle régule les déplacements et les messages – en dehors de la propagande, il n’y a aucune image sur les tours.
13L’étape ultérieure de cette vision est celle de la ville de Matrix des réalisateurs L. et A. Wachowski (1999) totalement virtuelle et à la topologie illusoire. La peur du contrôle change d’aspect : elle devient celle de l’inflation des simulacres des mondes virtuels, des jeux vidéo et des programmations de l’intelligence artificielle. Ce qui est réel, c’est ce qu’on perçoit sans savoir qu’on le perçoit – un retour à Berkeley [13] ?
14Le film Land of the Dead (2005) [14] de G. Romero montre une ville, au pouvoir d’un homme richissime, entourée de morts-vivants. Là encore, l’architecture de la ville reprend les codes classiques : les morts-vivants arpentent les faubourgs, à l’intérieur de la ville les classes défavorisées habitent de petits immeubles, l’élite, la plus haute tour. On retrouve une verticalité hiérarchisée : en bas, lieux sales et vétustes occupés par les plus nombreux, en haut ceux luxueux habités par les happy few. La ville (Pittsburgh) délimitée par deux fleuves, des barbelés, des murs d’enceinte, des douves et des ponts-levis est une forteresse défendue par des soldats et des milices paramilitaires. Un tank surarmé appelé « l’éclaireur de la mort » mitraille les morts-vivants terroristes (effet du 11 septembre). Mais sauf un garage et quelques commerces, la ville est peu détaillée : sans physionomie générale [15] ni ordre centré ou non, elle n’est guère identifiable en tant que telle.
15Là aussi les cloisons entre classes sociales sont étanches et quand Cholo, un employé du ravitaillement, déclare qu’il veut habiter le complexe luxueux, on lui répond qu’un comité doit approuver les candidatures, manière de réguler de façon homogène les élus. Son origine sociale mais aussi raciale – il est cubain – sont les motifs de son inaccessibilité à résider dans le même lieu que l’élite. La paix sociale est également garantie des jeux et des vices – jeux du cirque où les paris portent sur quel mort-vivant mangera une femme en cage, trafic, drogue, prostitution. Si un seul noir est présent dans le complexe comme serviteur, le leader de la révolte des morts-vivants qui font tomber les grillages et investissent la ville est également noir.
16Ces derniers communiquent entre eux et savent se servir d’outils : ils sont en progression depuis leur apparition dans le premier film du réalisateur et, excepté leur cannibalisme, ils sont proches des classes défavorisées de la ville et les seuls à se rebeller. S’ils évoquent un sous-prolétariat vivant sur des terrains insalubres à côté de raffineries ou de décharges toxiques entre voies ferrées et autoroutes ou une population ghettoïsée et criminalisée, ils représentent également les immigrants qui, comme eux, escaladent barbelés, murs de séparation, frontières, et traversent non un fleuve mais des mers et des océans. Quant aux terrasses de café et lieux de consommation de luxe, ils sont semblables à ceux de nos actuels centres-villes ou de quartiers réhabilités, sécurisés et aseptisés ou des ensembles résidentiels fermés sous la surveillance de membres de la sécurité.
17Mais le caractère de masse attribué aux classes défavorisées a évolué : si Metropolis et Brazil montrent des prolétaires ou des fonctionnaires dont la vie est structurée par un travail et des lieux spécifiques, Land of the Dead donne à voir des agrégats cosmopolites : foule des morts-vivants errante aux abords de la ville et des habitants ordinaires au statut de survivants dont on voit très peu d’habitations mais aucun intérieur. Les corps ne sont plus robotisés mais en déshérence ; hors le complexe de l’élite, la ville est déstructurée. Il n’y a pas non plus de vision collective d’un vivre ensemble : après la destruction du complexe des élites, on ignore ce que deviennent ses habitants ; les morts-vivants chercheront un coin pour habiter tandis que le leader du ravitaillement ne pense qu’à un salut individualiste : s’enfuir vers le nord. Il n’y a plus d’architecture urbaine réelle et fonctionnelle ni symbolique mais des groupes à la recherche de lieux inhabités.
18Cette ville bunker devient une arche de Noé dans le film Snowpiercer du cinéaste coréen Bong Joonho (2013). En voulant juguler le réchauffement climatique par l’envoi dans l’atmosphère d’un gaz, le CW7, les autorités provoquent une ère glaciaire. Les survivants vivent dans un train, « arche mécanique » dont on ne peut arrêter la course folle autour de la terre. La surpopulation des déclassés et affamés, car nourris avec des barres de substance gélatineuse, s’entasse en queue de train tandis que l’élite et le concepteur du train logent en tête. Des wagons abritent des produits de première nécessité et des services : réserve d’eau, serres, aquarium, usine (pour fabriquer la nourriture des déclassés à partir d’insectes broyés) hôpital, école-embrigadement, coiffeur, restaurant, salon de thé, bar à sushis, spa, boîte de nuit. Des rebelles guidés par un vieil homme (Gilliam [16]) et des messages anonymes, traversent les wagons jusqu’à la tête du train. Mais la répression s’exerce et le concepteur du train (Wilford) propose au chef des rebelles (Curtis) de prendre sa place car trop vieux. Un déraillement met fin à l’histoire et un ours blanc accueille la fille de l’ingénieur asiatique responsable des systèmes de sécurité accompagnée d’un enfant afro-américain : sur l’étendue blanche, la vie est à nouveau possible.
19Cette ville-train est fondée sur le mensonge et la manipulation, une haute société prête à tout pour conserver ses privilèges et des personnages ambigus. Comme Gilliam et Wilford, Curtis est un héros au passé trouble : lors d’un épisode de cannibalisme, il a voulu tuer un bébé mais Gilliam s’est coupé le bras comme nourriture à sa place. S’en est suivi des offres spontanées de membres : autre version du don et contre don ou du sacrifice de soi qu’on retrouve à la fin du film puisqu’à son tour Curtis s’ampute pour sauver un enfant et stopper la machine. L’ingénieur est un junkie mais qui guette les signes d’un réchauffement climatique et sait que la drogue (Kronol) est un produit hautement inflammable et peut donc faire exploser le train ; quant à sa fille, c’est elle aussi une junkie mais qui a des dons de médium. Pas de manichéisme ni d’idéalisation des héros puisqu’ils sont complices du système : le concepteur du train explique à Curtis, que c’est lui qui a guidé leur révolte en accord avec Gilliam – leur objectif étant de liquider 74 % des déclassés pour retrouver un pourcentage compatible avec les ressources disponibles.
20Ce train « machine sacrée » dont l’extrémité avant est une roue qui tourne lentement tel un premier moteur immobile aristotélicien jouit d’une mise en scène binaire et asymétrique : rêves des révoltés et exiguïté du cadrage, grands espaces extérieurs et confinement des wagons de queue ainsi qu’un rythme d’un jeu-vidéo. Cette expérience plastique est mise au profit : 1) d’une stricte séparation des classes comme l’explicitent les discours de Mason, bras droit et porte-parole du concepteur du train : on occupe une place prédestinée et seul l’ordre préserve du gel fatal – cf. les slogans : All things in their place. So it ! Keep your place ! La révolte qui cette fois-ci réussit (on voit les corps des premiers révoltés menés par une femme inuit congelés sur la glace) est illusoire : c’est un élément fonctionnel du système totalitaire, un leurre pour assouvir la soif de rébellion. 2) D’un écosystème fermé où tout doit être contrôlé (une employée de l’administration a toujours un mètre dans sa main) qui nécessite un malthusianisme et rend compte de l’entropie. 3) D’une dimension uniquement horizontale : la révolte des insurgés, la hiérarchie ou encore la prison sous forme de casiers d’une morgue sont représentées de manière linéaire – tête et queue du train remplaçant le haut et le bas. L’enfer et le paradis sont sur le même plan et on ne recourt plus à un imaginaire de gratte-ciel défiant ciel et dieux. 4) D’une perte sensorielle : dans le wagon de queue, la sensation d’enfermement est redoublée par l’absence de parois de verre dont jouissent les wagons de tête : ces damnés de la terre ou « queutards » qui ignorent tout du reste du train vivent dans la pénombre sans voir l’infini des espaces glacés, n’ont plus de goût ni d’odorat et rêvent d’un beefsteak ou de l’odeur d’une cigarette.
21Si la foule des déclassés est un melting-pot, une vermine paresseuse juste bonne à faire des enfants selon l’élite éduquée par le système, elle n’est pas enchaînée à un travail sauf les enfants de petite taille qui remplacent les pièces défectueuses de la machine. Il n’y a pas plus du tout de classe moyenne, à l’instar du tissu urbain indifférencié de Land of the Dead, sauf à penser qu’elle est formée par les milices militaires au service de l’élite.
22Oppression, brutalités policières et tortures évoquent l’occupation japonaise de la Corée (1910-1945), les dictatures des xxe et xxie siècles et la répression de conflits sociaux tout en reconduisant un totalitarisme post-apocalyptique. Ce qui est éternel, ce n’est pas un impossible mouvement perpétuel du train mais la machine folle du comportement humain et de son architecture sociale ainsi que de la fuite en avant d’activités humaines irréfléchies. Si l’homme est devenu une menace pour la biosphère, c’est l’organisation sociale qui est son ennemi inéluctable et, sans guide ou État, les hommes se dévorent entre eux. Ce qui signifie qu’une ville est aussi une cité, l’urbs, la civitas, l’astu, la polis – cf. « Le vrai sens de ce mot [cité] s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un citoyen. [17] »
23Si la volonté d’assainir « ces gouffres habités qu’on décore du nom de Villes [18] » correspondait à la diffusion du modèle bourgeois et à la disparition des artisans due à la révolution industrielle, on assiste aujourd’hui à un contrôle social de l’espace avec une diabolisation de l’insécurité. Mais ces films renvoient aussi à une très forte augmentation de la pauvreté urbaine. L’absorption par les centres urbains de l’expansion démographique, la multiplication de mégapoles et de conurbations tentaculaires dégradant l’environnement, l’explosion de bidonvilles, de taudis urbains ou slums, de communautés urbaines marginalisées mais inévitables due en grande partie au FMI et à la banque mondiale qui, dans les années 80, ont créé les programmes d’ajustements structurels (PAS) : les villes d’Afrique et l’Amérique latine ont payé le prix fort. Ces « hôtes innombrables, voués irrémédiablement à l’obscurité, à la saleté, à la pestilence, à l’obscénité, à la misère et à une mort précoce » que contemplait Dickens [19] constituent aujourd’hui le tiers de la population mondiale [20] et le concept de bidonvillisation s’impose. Mais on pense également aux villes-prisons : camps palestiniens du Liban, camps de déplacés internes ou de réfugiés ou auto-établis, camps de travail dans les zones industrielles au Qatar, centres de rétention, bande de Gaza, murs anti-immigrants.
24Pour conjurer ce pessimisme sur le présent et le futur des villes, faut-il recourir à l’art et comme I. Calvino rêver à des villes imaginaires ? « Nous nous approchons peut-être d’un moment de crise de la vie urbaine, et les Villes invisibles sont un rêve qui naît au cœur des villes invivables. [21] » Ou à celui de l’anarchitecte R. Greaves dont les cabanes-sculptures construites à l’aide de matériaux provenant de granges abandonnées, défiant les principes de construction et la loi de la pesanteur seraient le modèle délirant d’un habitat radicalement non consumériste ?
25Faut-il prendre à la lettre les modèles sociaux que semblent proposer ces dystopies : idéal naïf d’un amour fraternel entre classes sociales (F. Lang), destruction de la ville et renversement de son système mais où les survivants partent chacun de leur côté vers un avenir incertain (G. Romero) ou bien affrontent un éternel recommencement de l’humanité et du vivant (Bong Joon-ho), vision pessimiste et cauchemardesque d’une ville vouée à la bureaucratie et qui a le dernier mot sur les rêves fantasmatiques de super-héros ou l’activisme militant (T. Gilliam) ?
26Ces films sont-ils un appel pour une prise de conscience des effets d’une société de surconsommation et d’une économie néo-libérale, du règne de la violence et de la corruption, de la technologie et de la fragilité des écosystèmes qui gangrènent les conditions de l’habiter urbain ? Une incitation à trouver des solutions architecturales pour améliorer le rapport entre densité de population et individus au sein d’une ville et donc aussi pour réduire les phénomènes d’incommunication ?
27Les villes sont-elles condamnées à n’être que des espaces monstrueux et chaotiques où l’âme s’égare contrairement à la campagne de l’agriculteur et du résident secondaire ou du désert du moine et de celui du randonneur en quête de nourritures spirituelles ? Ou bien sont-elles un lieu d’échanges où tout « habitant d’une ville communie dans quelque chose de général [22] » ? Sans aller jusqu’à faire des villes un « équivalent de l’Eglise », un « foyer… où s’exalte la passion des fraternités chorales… [23] », peut-on encore les concevoir comme un vivre ensemble harmonieux alors que leurs transformations répondant à une logique « de grille [24] les rendent interchangeables », qu’elles se ferment sur un espace contrôlé – cf. dispositifs anti-SDF : pics sur le sol devant des banques parisiennes ou à Londres, plans inclinés devant les vitrines ou bancs coupés par accoudoirs –, que les espaces publics deviennent de simples lieux de circulation et que leur mise en compétition économique provoque des fractures urbaines et des inégalités spatiales défavorables à une cohésion et à une mixité sociales ?
28Reste une dernière interrogation : la ville qui a un passé historique et un futur imprévisible, quel sens a-t-elle pour l’individu ordinaire aujourd’hui ?
Notes
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[1]
M. La chance, Capture totale Matrix mythologie de la cyberculture, Laval, P.U.L, 2006, p. 28.
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[2]
Dès 1916, Georges Grosz a peint un tableau intitulé Metropolis : vision négative d’une ville guerrière et dévorante. En 1923, P. Citroën, artiste néerlandais, avait fait un photomontage à l’origine d’une affiche pour l’école du Bauhaus et intitulé Metropolis.
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[3]
Le dôme de verre des jardins rappelle l’architecture de la République de Weimar : pavillon de verre de l’architecte urbaniste Bruno Taut, construit à Cologne en 1914.
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[4]
Lotte Eisner, L’Écran démoniaque (1952), Ramsay, 1985. Site : FP Metropolis OK 261011 – La Cinémathèque française, www.cinematheque.fr/data/…/fiche-pedagogiquemetropolis-3, p. 6.
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[5]
« Quelle enthousiasmante symphonie du mouvement ! Comme chantent les machines au milieu d’admirables transparences… Toutes les cristalleries du monde, décomposées romantiquement en reflets, sont arrivées à se nicher dans les canons modernes de l’écran. Les plus vifs scintillements des aciers, la succession rythmée de roues, de pistons, de formes mécaniques jamais créées, voilà une ode admirable, une poésie toute nouvelle pour nos yeux. La Physique et la Chimie se transforment par miracle en Rythmique. » Luis Buñuel dans Gaceta Literaria, Madrid, 1927-28, id. p. 7.
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[6]
F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, in F. Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, Une anthologie, Paris, Seuil, 1965, p. 181-191.
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[7]
J. Vallès, La rue à Londres, Paris, Les éditeurs français réunis, 1951, p. 167.
-
[8]
Ainsi la ville de Rives-sur-Fure en Isère a sa partie haute et sa partie basse : la partie basse regroupait les industries : foulons, scieries, moulins à papier, ateliers de constructions mécaniques, taillanderie – faux et épées – et les habitations ouvrières, sur la partie haute, on trouvait chapelle, église, châteaux, hôtel de ville, école, maisons bourgeoises.
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[9]
E. Hazan, L’invention de Paris, il n’y a pas de pas perdus. Paris, Seuil, 2002, p. 212-215.
-
[10]
M. Rousseau, « Gouverner la gentrification », Métropoles [En ligne], 7 | 2010, mis en ligne le 8 juillet 2010, consulté le 23 juillet 2015. URL : http://metropoles.revues.org/4257.
-
[11]
Cf. F. Vermoesen et C. Vandermotten, « Structures sociales comparées de l’espace de trois villes européennes : Paris, Bruxelles, Amsterdam » in Espace, populations, sociétés, 1995, Vo. 13, N 3, p. 395-404. Site : www.persee.fr/web/revues/…/espos_0755-7809_1995_num_13_3_1715. À propos de l’extension vers l’ouest les auteurs signalent l’argument des géographes : au vu de l’évidence parisienne et londonienne, les villes ouest-européennes s’expliquant par un déterminisme physique de l’air pur aux vents d’ouest.
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[12]
C. Grange, « Les classes privilégiées dans l’espace parisien (1903-1987) » in Espace, populations, sociétés, 1993, vo. 11, n° 1, p. 19-20.
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[13]
Cf. A. Badiou et al. Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, mais on y cite plutôt Platon, bouddhisme, gnosticisme, christianisme et philosophes critiques de la superstition, Spinoza, Nietzsche ou U. Eco.
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[14]
Ce film est le dernier volet de la quadrilogie du réalisateur : La nuit des morts vivants 1968, Zombie, 1978, Le jour des morts vivants 1985.
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[15]
« Au xve siècle, Paris n’était pas seulement une belle ville ; c’était une ville homogène, un produit architectural et historique… Le Paris actuel n’a aucune physionomie générale. C’est une collection d’échantillons. » V. Hugo, Notre-Dame de Paris, in F. Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, Une anthologie, Paris, Seuil, 1965, p. 408.
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[16]
Nom évidemment emprunté au réalisateur de Brazil.
-
[17]
J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Gallimard, Folio/essais, 1964, Li I, § VI, « du pacte social », note p. 183.
-
[18]
P. Bertholon, De la salubrité de l’air des villes, et en particulier des moyens de la procurer, Paris, 1786, cité in S. Barles, La ville délétère, médecins et ingénieurs dans l’espace urbain xviiie-xixe siècles, Seyssel, Collection Champ vallon, 1999, p. 13.
-
[19]
CH. Dickens, « A December Vision », 1850 cité in Davis Mike, « La planète bidonville : involution urbaine et prolétariat informel. », Mouvements 3/2005 (no 39-40), p. 7.
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[20]
Chiffre de l’Observatoire des inégalités (2014).
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[21]
I. Calvino, Les villes invisibles, Paris, Seuil, 1996, p. VI.
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[22]
P. Claudel Conversations dans le Loir-et-Cher, cité in R. Damien, Eutopiques, exercices de méditations physiques, Champ Vallon, 2015, p. 104.
-
[23]
R. Damien, Eutopiques, exercices de méditations physiques, op. cit. p. 105.
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[24]
Concept de R. Sennet « ce qui semble aujourd’hui la plus inhumaine de toutes les réalisations urbaines : la grille, organisation d’éléments répétés et interchangeables » Cité in R. Damien, Eutopiques, exercices de méditations physiques, op. cit. p. 130.