Couverture de SDES_017

Article de revue

Clochardisation, déracinement, dépersonnalisation

La fin de l’Algérie coloniale

Pages 91 à 102

Notes

  • [1]
    Le harem et les cousins, Paris, Le Seuil, 1966 et Combats de guerre et de paix, Paris, Le Seuil, 2007, p. 421-510.
  • [2]
    Le harem et les cousins, op. cit., p. 81.
  • [3]
    Ibid., p. 168.
  • [4]
    Voir L’Afrique bascule vers l’avenir, dans Combats de guerre et de paix, op. cit.
  • [5]
    Le harem et les cousins, op. cit., p. 7.
  • [6]
    L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., p. 478.
  • [7]
    Ibid., p. 491.
  • [8]
    Ibid., p. 505.
  • [9]
    Le déracinement (écrit en collaboration avec Abdelmalek Sayad), Paris, Les éditions de minuit, 1964.
  • [10]
    Le déracinement, p. 27.
  • [11]
    Ibid., p. 156.
  • [12]
    Ibid., p. 169.
  • [13]
    Ces citations sont extraites du texte « Le syndrome nord-africain », dans F. Fanon, Œuvres, Paris, la découverte, 2011, p. 691-703.
  • [14]
    Lettre au Ministre Résident, Œuvres, op. cit., p. 734.
  • [15]
    Les damnés de la terre, op. cit., p. 625.
  • [16]
    L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 273-298.
  • [17]
    Ibid., p. 276.
  • [18]
    Ibid., p. 294.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 296.
  • [22]
    Ibid., p. 297.
  • [23]
    Le déracinement, op. cit., p. 111.
  • [24]
    Ibid., p. 119.

1En 1960, en Algérie, 2,2 millions de personnes, déplacées de force, vivent dans des camps de regroupement. Environ un million de personnes ont rejoint les villes (en fait, les bidonvilles) dans les années précédentes. Ils sont donc plus de trois millions à avoir été arrachés à leur habitat traditionnel, soit la moitié de la population rurale. Par ailleurs, un homme algérien sur deux a fait l’expérience, souvent très amère, d’un séjour en métropole (d’une durée de 2 à 4 ans en moyenne). Rares sont les sociétés à avoir connu un tel ébranlement, plaçant les individus en situation de désolation : ils hantent et encombrent un monde qu’ils ne peuvent pas habiter, suspendus qu’ils sont entre un passé dont ils ne retiennent que des bribes et un avenir entrevu mais se dérobant toujours.

2La destruction de l’ancien est trop rapide pour que se fasse l’adaptation au nouveau. Si l’individu moderne est partout chez lui dans le monde, l’individu déplacé (lui-même produit de la modernité) est celui qui n’est plus chez lui nulle part. Une autre voie s’offre-t-elle à lui que le morne abandon ou la révolte destructrice et stérile ? C’est en ayant cette question à l’esprit que nous abordons trois regards essentiels sur l’Algérie de la fin des années 50. Ceux de Germaine Tillion, de Pierre Bourdieu et de Frantz Fanon. La première parle de clochardisation, le second de déracinement, le dernier de dépersonnalisation. Trois concepts pour une même réalité.

Germaine Tillion. Condition féminine et clochardisation

3Les écrits de Germaine Tillion [1] sur la société algérienne sont sous-tendus par une double indignation portant d’une part sur la condition féminine et d’autre part sur la clochardisation. La première s’inscrit dans un très long processus de dégradation ; la seconde est récente et brutale. L’analyse de ces deux dénis d’humanité et de leur conjonction a conduit Tillion à être très circonspecte sur l’idée qu’une solution pourrait venir de l’indépendance nationale. Bien qu’elle dénonce sans ambiguïté les injustices du système colonial, ce dernier n’est pas en lui-même à l’origine de ces deux processus.

L’héritage, la ville et le voile

4La question de la condition féminine doit être comprise à partir de la structure qui s’est mise en place dans le bassin méditerranéen au moment de la révolution néolithique. L’exogamie, qui caractérisait la « république des beaux-frères » des peuples chasseurs-cueilleurs, laisse place à l’endogamie de la « république des cousins », fondée sur l’obsession de la lignée et du patrimoine. Pour éviter la dispersion de celui-ci, les mariages doivent se faire au sein de la famille. « Dans le Maghreb et dans la plus grande partie du Levant, le mariage idéal a lieu avec une parente qui, sans être une sœur, ressemble le plus à une sœur. » [2] La prohibition de l’inceste laisse place à la prohibition de l’échange. S’ensuit une sorte de phobie du voisinage avec les étrangers.

5C’est par rapport à cette structure que l’on peut parler de « révolution coranique » [3] : en imposant de donner aux filles une demi-part d’héritage, l’islam n’entérine nullement la domination masculine. Il contrevient à la logique tribale qui prive purement et simplement les filles d’héritage de manière à éviter la dispersion du patrimoine. La demi-part signifie qu’au pire la femme n’a à subvenir qu’à ses propres besoins, sinon c’est le mari qui y pourvoit. Une telle pratique ne peut que renverser une société paysanne fondée sur l’homogénéité du terroir. Les tribus où l’on a pratiqué la stricte observance religieuse ont purement et simplement cessé d’exister. Et pourtant force est de constater, au regard de la situation cadastrale du Maghreb, que la désobéissance en matière d’héritage a presque partout prévalu. Tillion note l’existence, dans l’Aurès et la petite Kabylie, d’une manière de contourner la loi : le père de famille fait établir un acte notarié stipulant qu’il choisit Dieu comme héritier final (habous). Il est stipulé qu’en attendant que celui-ci prenne possession de son bien, la jouissance en sera exclusivement réservée à la descendance masculine. Toutes les terres des régions nommées étaient couvertes par le habous. On voit que la domination masculine ne s’origine pas d’abord dans l’islam mais dans les structures tribales. Ce sont précisément les résistances de celles-ci à ce qui les menace qui entraînent la dégradation de la condition féminine. Si le mariage endogame est fragilisé il faut alors soustraire les femmes au regard des voisins ou étrangers. C’est pourquoi il est significatif de noter que, dans le Maghreb traditionnel, l’usage du voile correspond aux régions où l’héritage féminin est mis en œuvre. Le voile n’est donc pas l’expression d’une logique islamique mais de la résistance à ce que cette logique pouvait avoir d’émancipateur et de révolutionnaire.

6Le voile est également présent dans les villes. En effet, l’habitat groupé et la rue imposent le contact quotidien avec des voisins et des étrangers de passage. Là encore, il faut soustraire les femmes aux regards, par le voile donc, mais aussi par l’enfermement, le harem.

La clochardisation [4]

7Au moment où Tillion écrit, le voile régresse dans les villes et progresse dans les bourgs : dans les villes, à la faveur des progrès de la scolarisation. L’individualisme se généralise dans certains milieux : le citadin devient citoyen ; dans les bourgs, la sédentarisation récente transforme l’étranger en voisin, avec les conséquences déjà indiquées. Mais le mouvement urbain qui tend vers la « république des citoyens » [5] est d’emblée menacé par l’exode rural massif qui voit les paysans envahir les faubourgs et les bidonvilles : les orgueilleux nomades ou propriétaires terriens deviennent clochards ; les femmes en font les frais selon le processus décrit plus haut.

8Le mécanisme de la clochardisation est simple et implacable. Il suffit de la construction d’une route et de l’installation de quelques marchands dans une région, pour initier le passage du troc à l’économie monétaire. Le paysan fait quelques menus emprunts. Pour les rembourser, il vend ses produits immédiatement après la récolte, au moment où les cours sont les plus bas. Cinq ou six mois plus tard, il est contraint, pour manger, d’acheter les mêmes produits, mais au cours le plus haut. Avant cela, il va manger une partie des semences de l’année suivante, vendre un peu de bétail, une mule, diminuant ainsi sa capacité productive. Il va à nouveau emprunter de l’argent. Ce glissement vers la misère s’accompagne d’un effondrement de tout ce qui rend le monde habitable : arts, techniques, coutumes… Ainsi, par exemple, « il faut des semaines de travail et sept toisons pour tisser un burnous (chaque toison vaut entre 500 et 1 000 francs) ; il est absurde de consacrer cet argent et ce temps à un vêtement, alors qu’on peut avoir, pour un prix dérisoire, une minable défroque qui, tout de même, protège du froid. Tout le reste est à l’avenant et, dans tous les domaines, le minable, le sordide, va remplacer le noble patrimoine déchu. » [6] La société archaïque ne peut échapper au contact avec la modernité, tout en étant incapable de s’y adapter. « On peut vivre dans un système archaïque ; on peut vivre dans notre système… mais dans le système clochard le malheur est indiscutable et les chances de lui échapper sont à peu près nulles. » Cela vaut aussi dans le domaine de l’éducation : « un enfant scolarisé sur 20, cela suffit à mettre en faillite l’éducation reçue par les 19 autres. » [7] Tout cela est démultiplié par les effets de la démographie galopante. D’où l’impasse politique : le maintien du statu quo colonial avec ses inégalités ne peut que précipiter la catastrophe ; mais d’un autre côté, une indépendance fondée sur une rupture avec la France et l’arrêt de toute aide de cette dernière n’est pas viable ; le nouvel État n’aurait purement et simplement pas les moyens d’assurer seul la mise en œuvre du seul programme souhaitable : la scolarisation de tous les enfants et un métier pour tous les adultes, à quoi il faut bien sûr ajouter les droits politiques. Il faut donc définir avec justesse le mal à combattre.

9« Le plus grand forfait du xviiie siècle semble avoir été la traite des Noirs. Et le colonialisme représente à mes yeux celui du xixe siècle. Mais le crime du xxe siècle sera la clochardisation d’une partie de l’humanité […] L’anti-esclavagisme a été un alibi du colonialisme et je me demande si l’anticolonialisme ne sert pas d’alibi, dans certains cas, à la clochardisation. » [8] Désigner un ennemi ou un système comme le mal absolu risque de rendre les acteurs aveugles et impuissants à lutter contre les formes inédites de déshumanisation qui sont à l’œuvre sous leurs yeux.

Pierre Bourdieu. Domination coloniale et déracinement

10Pierre Bourdieu partage avec Germaine Tillion la plus grande méfiance envers le messianisme révolutionnaire qui voit dans la lutte anticoloniale et dans l’indépendance nationale le remède aux maux du présent. Il est d’accord avec l’idée qu’une masse de « clochards » ne saurait constituer un peuple par la seule vertu de la lutte. Mais il refuse d’imputer l’effondrement du cadre de vie paysan à la seule rencontre avec la modernité. La domination coloniale constitue un facteur essentiel. Il faut comprendre et analyser cela, sous peine de voir les nouvelles équipes dirigeantes mettre en place de nouvelles formes de domination avec des effets tout aussi dévastateurs.

Les centres de regroupement : accomplissement de la logique coloniale

11L’intérêt des analyses de Bourdieu [9] réside en grande partie dans le statut qu’il donne aux centres de regroupement : il ne les voit pas seulement comme un monstrueux dérapage lié à la logique de guerre et aux impasses de cette dernière. Il s’agissait certes au début, dès 1955, d’évacuations forcées liées aux impératifs militaires (couper le FLN de ses assises dans la population rurale). Mais dès janvier 1957, les autorités distinguent les « centres provisoires » (créés pour les besoins militaires) des « centres définitifs » dont la finalité est la création de nouvelles unités d’habitation rurale, en vue de favoriser la modernisation des campagnes algériennes. En 1959-60, on assiste à la systématisation de cet objectif de modernisation (ultime avatar de l’idée de mission civilisatrice) avec le programme des « 1000 villages ». On prétend créer des « unités sociologiques viables » avec maisons en dur et infrastructures modernes dont bénéficieront des populations définitivement ac-culturées. « La politique du regroupement, réponse pathologique à la crise mortelle du système colonial, fait éclater au grand jour l’intention pathologique qui habitait le système colonial. » [10]

12En effet, dès le xixe siècle, une série de lois foncières (cantonnement en 1857, sénatus consulte en 1863 et loi Warnier en 1873) ont combiné spoliation des terres et géométrisation de l’habitat. Le passage imposé de l’indivision à la propriété individuelle se réclamait certes d’une volonté, parfois sincère, de modernisation, mais remplissait en réalité une fonction de dépossession et de désagrégation de la tribu.

13Pour comprendre la spécificité et la violence du phénomène, il faut distinguer acculturation et déculturation. La première fait partie de l’histoire des cultures et est signe de santé : les membres d’une société, confrontés à la transformation de leur cadre de vie, s’adaptent à de nouveaux cadres ou même en inventent. Dans le cas de la déculturation, la rapidité du phénomène et le nombre d’individus touchés en même temps interdit a priori toute forme d’adaptation. Or, précisément, le colonialisme est une force de déculturation (ce que, selon Bourdieu, Tillion ne voit pas, car elle ne distingue pas acculturation et déculturation). Si les centres de regroupement sont des lieux de déculturation, celle-ci a auparavant frappé des régions entières d’Algérie. Les modalités de l’émigration, par exemple, illustrent bien la distinction entre acculturation et déculturation. Dans le premier cas, le groupe contrôle et organise le départ de certains individus qui, par leur contribution financière, lui permettront de se perpétuer. À leur retour, ces individus réintègrent leur place dans la famille et déploient beaucoup de zèle pour montrer qu’ils n’ont pas été transformés par la vie citadine. L’émigration est alors indice d’intégration et moyen d’adaptation. Dans le second cas, l’émigration devient une fin en soi pour les individus dans une sorte de sauve-qui-peut généralisé. Ceux qui partent sont les plus productifs, ce qui accélère la désintégration du groupe. À leur retour, ils affichent des postures et des valeurs citadines, ce qui ébranle encore plus les hiérarchies anciennes.

L’espace inhabitable

14Avec le regroupement, à l’unité clanique, fondée sur la lignée et la parenté, on substitue l’unité villageoise, à base spatiale ; à la famille étendue, on substitue le ménage à l’européenne. Les individus côtoient des inconnus et font l’expérience nouvelle de l’anonymat.

15La réorganisation de l’habitat est totale. La cour, partagée par les familles de plusieurs maisons dans l’habitat rural, est absente : les gourbis donnent directement sur la rue que les gens « ne savent ni nommer ni utiliser ». Elle est alors utilisée tantôt comme passage entre les maisons, tantôt comme cour commune aux familles qui se font face. Les rapports spatiaux hommes/femmes sont complètement déstructurés : l’habitat rural ménageait des itinéraires pour les déplacements des femmes leur permettant de ne pas croiser les hommes. Cela est impossible dans l’espace du regroupement (comme dans celui de la ville d’ailleurs), impossibilité renforcée par le fait que l’inactivité condamne les hommes à rester toute la journée dans les rues. Les femmes, ne pouvant plus sortir, cessent d’accomplir leurs activités traditionnelles hors de la maison. Elles ne peuvent même plus apparaître sur le seuil de la maison sans attirer le déshonneur sur les hommes de la famille. Puisqu’elles ne peuvent porter le voile « sans se renier comme paysannes » elles restent cloîtrées dans la maison, c’est-à-dire dans le gourbi humide et dépourvu de cour où s’étirent leurs journées. « La rue repousse les femmes à l’intérieur et ce sont les regards furtifs de citadines derrière les portes entrebâillées ou les rideaux levés. » [11] Il y a bien là un précipité de la dégradation de la condition de la femme dont parlait Tillion. Les autorités, voulant s’attaquer à cette « barbarie » des hommes maghrébins, vont créer des « cercles féminins », à visée émancipatrice, dans des locaux inaccessibles aux hommes. Peine perdue… les « cercles féminins » resteront presque toujours vides, signe d’une résistance par l’inertie.

Le temps vidé

16Les obstacles objectifs mis à la perpétuation des activités paysannes (destruction du cheptel, distances, interdiction d’accès, tracasseries, contrôles, horaires imposés, etc.) provoquent un désarroi qui se traduit par le renoncement au travail de la terre et/ou l’accomplissement d’activités de substitution dont nul n’ignore l’inanité. Et pourtant, ils ne sauraient, même dans le pire des cas, suffire à déclencher l’abandon de l’identité paysanne.

17Le fellah (paysan) traditionnel s’estime occupé toute la journée. Tous ses faits et gestes et menus travaux s’intègrent dans son être paysan et sont considérés comme travail, y compris ceux qui semblent relever de la contemplation (visite du champ, surveillance à distance). Dans les regroupements, certains continuent à se dire paysans et à se dire occupés toute la journée alors même qu’ils ont les plus grandes difficultés à perpétuer leur activité ancienne. D’autres, alors même qu’ils ont des activités agricoles, préfèrent se dire chômeurs, pensionnés ou retraités. On voit ici à l’œuvre le caractère tragique du déracinement : nous avons d’un côté des individus qui se vivent comme paysans alors même qu’ils n’accomplissent aucune des activités liées à ce statut ; d’un autre côté, nous avons des individus qui pensent leur situation à partir du modèle du salariat alors même qu’ils ne sont salariés de personne. Suspendus entre ce qu’ils ne sont plus (des paysans) et ce qu’il leur est impossible de devenir (des citadins salariés), les déracinés n’ont accès au réel que sur un mode négatif ou perverti : ils découvrent le temps libre par l’ennui, le travail par le chômage, la ville par le bidonville, la résistance par la ruse ou la tricherie avec l’effort. On voit alors se multiplier des pratiques visibles dans tous les bidonvilles du monde : consommation ostentatoire, crédit, petits commerces dérisoires, gargotes où des hommes mangent et boivent seuls, transgressant ainsi le devoir de solidarité familiale.

18Une telle description « ne correspond guère aux projections eschatologiques qui voient dans la paysannerie des pays colonisés la seule classe véritablement révolutionnaire ». Bourdieu ajoute : « La logique de la décolonisation incline la petite bourgeoisie de bureaucrates à nier magiquement, comme des fantômes honteux du colonialisme défunt, les contradictions du réel plutôt qu’à s’efforcer de les surmonter dans une connaissance adéquate […] La croyance en la spontanéité révolutionnaire des masses rurales risque de laisser place à une vision plus pessimiste. » [12] Affirmant cela, il marque bien sa condamnation de la phraséologie du FLN, avant comme après l’indépendance. Plutôt que de saisir la nature de la domination subie par les Algériens, elle consiste à psychologiser les enjeux en ramenant tout à la volonté maléfique du colonisateur. C’est une telle psychologisation que Bourdieu reproche au Fanon des Damnés de la terre.

Frantz Fanon. La dépersonnalisation

Le syndrome nord-africain

19Frantz Fanon, avant d’être nommé médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, avait déjà rencontré des Algériens déracinés, clochardisés, alors qu’il était interne à Lyon. Il lui arrivait d’être appelé, la nuit, au chevet de patients se tordant de douleurs abdominales, semblant à l’article de la mort. Au matin, les symptômes avaient complètement disparu. On parlait alors de « syndrome nord-africain », manière dont un corps médical moliéresque désignait ces cas fréquents chez les immigrés. Le syllogisme était simple : il n’y a pas de symptôme sans lésion, or la lésion est introuvable, donc l’Arabe est un malade imaginaire. Le corps médical regarde le corps – et pas l’homme – et dans ce cas précis, il ne voit rien. Aveuglement d’autant plus paradoxal qu’il a affaire à des hommes réduits à leur corps. Ne rien voir, ne pas voir cette réduction, c’est comme un ultime coup porté à leur humanité. Ce que le médecin ne voit pas, c’est qu’il a affaire à des hommes privés de monde : des hommes sans relation avec ce qu’on pourrait appeler un entourage. « Entourage ? Relations ? Il n’y a pas de contact, il n’y a que des heurts ». Il est occupé à travailler, à aller au travail, à rentrer du travail et ne saurait avoir de préoccupations. « Sa sexualité ? Les prostituées […] Menacé dans son affectivité, menacé dans son activité sociale, menacé dans son appartenance à la cité, le Nord-Africain réunit toutes les conditions qui font un homme malade ». Cette mort sociale rend pathologique le rapport à soi et introduit la mort dans la vie. « Une mort dans le tram, une mort à la consultation, une mort avec les prostituées, une mort au chantier, une mort au cinéma, une mort multiple dans les journaux, une mort dans la crainte de tous les honnêtes gens de sortir après minuit […] et qu’y a-t-il de plus pathétique que cet homme aux muscles robustes qui nous dit de sa voix véritablement cassée : docteur je vais mourir. » [13] Ce qui est à l’œuvre ici c’est un processus de dépersonnalisation. Le sujet se vit comme un spectre entouré d’ombres.

20La défaillance du diagnostic purement physiologique impose de passer au « diagnostic de situation », ce qui implique d’éprouver le lien entre médecine et politique puisque la « situation », la condition faite aux immigrés est éminemment politique. Le médecin qui ne voit rien n’est pas innocent, il est un agent de la violence faite à ces hommes. Cette violence est celle d’un pouvoir qui les sépare du monde et d’eux-mêmes.

Psychiatrie et politique

21Si le pouvoir est ce qui sépare, alors la résistance doit consister à relier. C’est ainsi que Fanon conçoit son travail de psychiatre, et c’est l’impossibilité de le mener à bien dans un contexte colonial qui déterminera son engagement dans la guerre de libération. Il est, à cet égard, significatif qu’il écrive quasiment la même chose dans sa lettre de démission adressée à Robert Lacoste en 1956 et dans Les damnés de la terre.

22« Si la psychiatrie est la technique médicale permettant à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. » [14] (lettre au ministre résident).

23« Dans différents travaux scientifiques, nous avons depuis 1954 attiré l’attention sur la difficulté qu’il y avait à « guérir » correctement un colonisé, c’est-à-dire à le rendre homogène de part en part à un milieu social de type colonial. » [15]

24Il a pourtant essayé de mettre en œuvre des méthodes inspirées de la psychothérapie institutionnelle (à laquelle il avait été formé par son fondateur, François Tosquelles). Il avait constaté que les patientes algériennes, assistant en général de manière passive et contrainte aux séances de musique, réagissaient avec enthousiasme lorsqu’il faisait venir un groupe de musiciens locaux, et manifestaient cet enthousiasme par les you-you traditionnels ; manifestation ici joyeuse mais qui peu de temps plus tard, frapperait de terreurs les conscrits français chargés de contrôler les foules. Il entreprit, sans avoir le temps d’aboutir, des recherches pour élaborer des tests d’aperception thématique (TAT) adaptés à l’horizon culturel de ses patients algériens. Ces TAT consistent à présenter au patient des cartes représentant un ou des personnages dans des situations ambiguës, à charge pour lui de construire une histoire à partir de là. Les patientes algériennes au lieu d’élaborer une histoire décrivaient des morceaux d’images, se trompant d’ailleurs souvent dans l’identification des objets. Les tenants de la médecine coloniale y auraient vu la confirmation de leur thèse sur la « personnalité algérienne », là où Fanon comprit qu’il fallait élaborer des tests correspondant à l’univers culturel des patientes. Il alla jusqu’à fournir des outils de jardinage à ses patientes, outils qui devenaient traditionnellement des armes lors des révoltes paysannes.

25On voit comment la culture traditionnelle, quand bien même elle est à l’agonie sous les coups de la modernisation et du colonialisme, possède une force de réunification de soi du colonisé et constitue une ressource vivante de résistance : le you-you festif qui devient bruit de fond de l’insurrection, l’outil de jardinage qui se mue en arme. Cette force de réunification ne saurait être réduite à ce que Bourdieu appelait un traditionalisme du désespoir.

Que faire avec le voile ?

26Un exemple spectaculaire de la politisation de l’existence par Fanon est offert par ses analyses sur le voile dans l’An V de la révolution algérienne (l’Algérie se dévoile) [16]. Après avoir rappelé que le voile est quasiment absent des campagnes et ne concerne quasiment pas les femmes kabyles, il précise qu’il ne s’inscrit pas dans une démarche anthropologique ou historique, mais sur le plan des représentations, des « modifications psychologiques » et de leur signification politique. Le voile, « élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire algérien », est pourtant devenu l’identifiant central et presque exclusif de la société féminine algérienne. S’il fut un temps possible de « faire suer le burnous » (identifiant vestimentaire masculin, avec une métonymie que l’on ne retrouve pas pour le voile : l’homme est son burnous. La femme est cachée par le voile), le pouvoir s’évertua en vain à dévoiler les femmes. Le combat s’engage dans les années 30 : « ayons les femmes et le reste suivra ». Tel semble être le mot d’ordre des responsables de l’administration qui donnent à leur entreprise la légitimité d’une démarche émancipatrice : officiellement, il s’agit de défendre la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée. L’homme algérien transformerait sa femme en objet. « Des meutes d’assistantes sociales et d’animatrices d’œuvres de bienfaisance » [17] entourent d’une ferme sollicitude les femmes indigentes et affamées. Chaque kilo de semoule distribué s’accompagne de conseils pratiques et d’injonctions.

27Dans le regard de l’Européen, il y a une grande ambivalence : d’un côté la fascination pour un exotisme sensuel, de l’autre un mouvement violent contre celle qui voit sans être vue et donc frustre le désir de voir. Fanon, s’appuyant sur le « matériel onirique » livré par ses patients européens, souligne la prégnance de l’image du voile déchiré. L’évocation du voile a un « fumet de viol ». C’est cet acharnement à vouloir dévoiler l’Algérienne qui va faire du voile un enjeu de résistance.

28À cet égard, l’engagement des femmes dans la guerre d’indépendance, par les transgressions qu’il implique, constitue un exemple d’appropriation de soi par l’appropriation de l’espace interdit. Le système colonial est un pouvoir qui sépare. Cela se voit notamment dans l’espace urbain fondé sur la séparation de la ville européenne et de la ville arabe. Les premières pages des Damnés de la terre sont édifiantes sur ce point. Mais la tradition également sépare les femmes et les hommes. L’engagement dans la lutte va remettre en cause ces séparations : l’Algérienne engagée apprend à la fois d’instinct son rôle de femme seule dans la rue et sa mission révolutionnaire. Cela se fait en trois moments : les premières missions ont pour cadre la ville arabe ; la femme est encore voilée. Lorsque le théâtre des opérations se déplace vers la ville européenne, elle est lancée à découvert dans ces quartiers où, à part les femmes de ménage, les Algériennes ne s’aventurent presque jamais (de même, d’ailleurs, qu’elles se déplacent très peu dans les rues de la ville arabe). Chaque entrée, dévoilée, dans la ville européenne, est une victoire sur soi et contre la séparation. Faisant le guet au coin d’une rue, elles seront perçues comme faisant le trottoir. Lorsque, à partir de 1956, elles portent des armes et autres objets compromettants, il leur faut se muer en Européennes à l’aise dans leur corps. Elles ne rasent plus les murs comme avant la révolution. Il faut mesurer la mutation que cela représente : « le corps de la jeune Algérienne dans la société traditionnelle lui est révélé par la nubilité et le voile » [18]. Fanon, là encore, utilise sa matière clinique pour montrer comment, pour l’Algérienne, « le corps dévoilé paraît s’échapper, s’en aller en morceaux. » [19] L’absence du voile, accompagnée d’un fort sentiment d’incomplétude, altère le schéma corporel. L’Algérienne, seule et comme nue dans la rue européenne, « réapprend son corps, le réinstalle de manière révolutionnaire » [20]. Par ailleurs, si l’on apprend à son père qu’elle a été vue sans voile, « la vieille peur du déshonneur sera balayée par la peur de la mort au combat et de la torture de la jeune fille ». Des femmes, non activement engagées dans la lutte, abandonnent à leur tour le voile. Mais, nouvelle étape, en 1957, le voile réapparaît car il est maintenant connu que des femmes européanisées sont actives dans la lutte. « Le haïk protecteur peut à nouveau dissimuler des paquets. Il faut non seulement se voiler, mais se faire une tête de Fatma tout en donnant l’impression d’avoir les mains libres. » [21] Désormais toute femme voilée est suspecte. D’où la spectaculaire « journée du dévoilement », orchestrée le 16 mai 1958 (dans la foulée du 13 mai) par les Européens, où l’on vit des Algériennes retirer en public leur voile sous les vivats d’une foule en liesse. Les quelques photos de l’événement ne sont guère probantes quant à la spontanéité et au nombre des dévoilements. « Devant cette nouvelle offense, sans mot d’ordre, les femmes algériennes reprirent le haïk, affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général De Gaulle. » [22]

29Ce jour-là, nous dit Fanon, le voile a définitivement cessé d’être un élément simplement traditionnel. On voit donc que même si la révolte ne suffit pas à faire une révolution (et sur ce point Bourdieu a raison), elle permet néanmoins une réappropriation de soi des individus et à ce titre il serait absurde de la condamner comme stérile. D’ailleurs, Bourdieu lui-même en était convaincu lorsqu’il écrivait : « Indice d’intégration, la révolte est aussi force d’intégration, parce qu’elle unit les individus dans le refus et l’espoir […] La résistance passive et le contact continu avec l’ALN renforcent en chaque individu l’estime de soi. » [23] Il ajoutait par ailleurs : « L’influence dissolvante de la situation des bidonvilles et la précarité des conditions d’habitat tendent à affaiblir les liens coutumiers et déterminent l’apparition de solidarités d’un nouveau type, fondées sur le voisinage et, avant tout, sur l’identité des conditions d’existence. » [24]

Notes

  • [1]
    Le harem et les cousins, Paris, Le Seuil, 1966 et Combats de guerre et de paix, Paris, Le Seuil, 2007, p. 421-510.
  • [2]
    Le harem et les cousins, op. cit., p. 81.
  • [3]
    Ibid., p. 168.
  • [4]
    Voir L’Afrique bascule vers l’avenir, dans Combats de guerre et de paix, op. cit.
  • [5]
    Le harem et les cousins, op. cit., p. 7.
  • [6]
    L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., p. 478.
  • [7]
    Ibid., p. 491.
  • [8]
    Ibid., p. 505.
  • [9]
    Le déracinement (écrit en collaboration avec Abdelmalek Sayad), Paris, Les éditions de minuit, 1964.
  • [10]
    Le déracinement, p. 27.
  • [11]
    Ibid., p. 156.
  • [12]
    Ibid., p. 169.
  • [13]
    Ces citations sont extraites du texte « Le syndrome nord-africain », dans F. Fanon, Œuvres, Paris, la découverte, 2011, p. 691-703.
  • [14]
    Lettre au Ministre Résident, Œuvres, op. cit., p. 734.
  • [15]
    Les damnés de la terre, op. cit., p. 625.
  • [16]
    L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 273-298.
  • [17]
    Ibid., p. 276.
  • [18]
    Ibid., p. 294.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 296.
  • [22]
    Ibid., p. 297.
  • [23]
    Le déracinement, op. cit., p. 111.
  • [24]
    Ibid., p. 119.
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