Couverture de SDES_013

Article de revue

La place des enfants placés

Pages 59 à 70

Notes

  • [1]
    Cadoret Anne, Parenté plurielle. Anthropologie du placement familial, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 204-205.
  • [2]
    Bianco Jean-Louis, Lamy Pascal, L’Aide à l’Enfance demain, Paris, Ministère de la santé et de la sécurité sociale, Coll. « Études et documents », 1979.
  • [3]
    Cadoret Anne, « Enfants placés, parents suppléants : filiation et affiliation », Informations sociales, n° 131, avril 2006, p. 120-121.
  • [4]
    Neyrand Gérard, « Évolution de la famille et rapport à l’enfant », Enfances et PSY, n° 34, 2007/1, p. 144-156, p. 187.
  • [5]
    Winter Jean-Pierre, « Des liens innommables » in THERY Irène, Recomposer une famille, des rôles et des sentiments, Paris, Collection Textuel, 1995, p. 55-68, p. 62.
  • [6]
    Différentes variables rentrent en compte dans l’emploi du mot « maman » : l’âge de l’assistante familiale, la date du placement, l’âge de l’enfant au moment du placement, la présence dans la famille d’accueil d’autres enfants accueillis ou d’enfants de famille, les liens avec la famille d’origine.
  • [7]
    Cadoret Anne, Le devenir des enfants placés dans la Nièvre ou le jeu de la reproduction familiale, rapport final de recherche, Rennes, IRTS, 1989, p. 112.
  • [8]
    Quand les situations familiales ne correspondent pas aux formes traditionnelles, la présentation de soi devient plus complexe. Aude Poittevin en s’intéressant aux fratries recomposées parle de simplification des termes de parents. « […] la simplification des termes de parenté est de rigueur. Ce raccourci est en usage pour les personnes extérieures à la famille ; il est aussi un moyen pour simplifier l’image familiale. Moins en dire permet d’éviter les questionnements. » Poittevin Aude, Enfants de familles recomposées. Sociologie des nouveaux liens fraternels, Rennes, PUR, 2006, p. 40.
  • [9]
    Cadoret Anne, « Placement d’enfants et appartenance familiale : une pluriparentalité nécessaire », in Le Gall Didier, Bettahar Yamina (sous la dir. de), La pluriparentalité, Paris, PUF, 2001, p. 95-112, p. 109-110.
  • [10]
    Ici nous parlons quasi exclusivement des familles d’accueil même si d’autres chercheurs ont pu montrer que le référent adulte en foyer peut également tenir une place auprès de l’enfant, de parent, notre enquête montre plutôt que les liens entretenus entre les enfants et les travailleurs sociaux restent professionnels.
  • [11]
    Weber Florence, Le sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique, Paris, Éditions Aux lieux d’être, 2005, p. 242.
« Est sale celui qui, par accident, ne reste pas dans sa parenté.
[...]
Mais la propre parenté, la propre famille n’est pas toujours la vraie, l’unique famille. » [1]

1Les enfants qui connaissent une mesure de placement peuvent faire l’expérience de parcours contrastés selon l’âge auquel ils entrent dans la mesure, selon la durée de leur placement – ou du moins ce que chacun anticipe comme parcours à faire ensemble –, selon le type de lieu d’accueil... Cet article présente le cheminement qui balise l’expérience du placement du point de vue de l’enfant et s’intéresse à une catégorie d’enfants qui connaît des placements à un âge précoce et qui font l’expérience d’un lieu d’accueil familial stable dans le parcours de prise en charge.

Placés ailleurs

2Intégré dans un autre fonctionnement familial que son milieu d’origine, assuré de la continuité de la prise en charge, investi des aspirations de sa famille d’accueil, l’enfant développe un parcours de placement qu’il juge de manière positive. Les parents existent mais les liens ont fluctué au cours du parcours et, même s’ils persistent, les liens du quotidien ont pris le pas sur les liens du sang et les liens de droit, sans pour autant se substituer les uns aux autres. La caractéristique de ces enfants est d’avoir trouvé une place ailleurs que dans leur milieu d’origine. Ils sont pleinement « placés ». Une des questions centrales soulevées par ce type de parcours concerne la filiation et ses remaniements à partir du placement. Qu’est-ce qu’être parent ? Est-ce que l’enfant est en droit de faire un choix entre sa parenté d’accueil et sa parenté d’origine ? Qu’est-ce qui autorise l’enfant à reconnaître comme ses propres parents ses parents d’accueil ? Comment se construisent les liens de parenté ? A-t-on le droit de choisir ses parents ?

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La question de la famille, des familles

3Deux types de prises en charge en famille d’accueil peuvent être distingués dans l’histoire de la Protection de l’enfance en France. Le premier type se situe avant la remise du rapport Bianco-Lamy [2] (1980), le second, après. L’avant est caractérisé par la rupture entre l’enfant placé et sa famille d’origine, sans que l’enfant soit pour autant inscrit dans une autre forme d’appartenance familiale. L’après définit l’enfant comme assigné à sa seule famille d’origine. « Est en partie oubliée la nécessaire mise en scène quotidienne de la filiation, sont oblitérés les effets de l’introduction d’une autre famille – la famille d’accueil –, d’une vie familiale partagée. Est oubliée la manière dont se construit l’identité de l’enfant. » [3] L’idée centrale défendue par Anne Cadoret est celle de la reconnaissance d’une pluriparenté, qui compose l’identité sociale de l’enfant entre parents d’origine et parents du quotidien, entre compétence éducative, transmission généalogique et histoire biographique. La constitution d’une nouvelle parenté en parallèle de la parenté d’origine est caractéristique des parcours longs dans leur durée, stables en termes de lieu d’accueil et spécifiques à l’accueil familial. Dans ces situations, outre le fait que la parentalité soit presque totalement déléguée à la famille d’accueil, se construit un sentiment d’appartenance familiale de l’enfant accueilli pour sa famille d’accueil, de la famille d’accueil pour l’enfant accueilli.

4L’« enfant placé » se reconnaît au travers de deux types de filiation. Aucun des enfants rencontrés ne nie sa famille d’origine mais le temps faisant et le quotidien aidant, l’enfant s’inscrit dans le quotidien partagé avec sa famille d’accueil, qu’il reconnaît non pas comme un lieu d’accueil passager (correspondant au temps de l’enfance) mais bien comme une famille qui l’accompagnera et qu’il accompagnera tout au long de son parcours de vie.

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5

Astrid a deux familles mais s’inscrit plus fortement dans sa famille d’accueil. Cette inscription n’est pas simplement fonction d’un quotidien partagé, elle traduit également un attachement au niveau affectif, au niveau de son histoire personnelle et de l’histoire familiale, au niveau de l’intensité du tissu familial, un ancrage dans le temps et dans l’espace.
Astrid est la marraine d’un des enfants de la fille du couple d’accueil. «  […] la parenté spirituelle [autour d’un rite d’intégration tel que le baptême] offre le passage du social au familial. » [4] Elle a une place dans cette famille en dehors du placement par une forme de contractualisation d’engagements mutuels avec sa sœur d’accueil (qui l’invitera à l’occasion des anniversaires et autres fêtes concernant l’enfant et en retour, Astrid s’est engagée à être une référente dans la vie de l’enfant). Elle existe dans sa fratrie d’accueil au-delà de son accueil dans le cadre de la mesure de placement. À l’inverse, pour entretenir des liens avec ses propres frères et sœurs confiés dans des familles d’accueil différentes, le protocole pour les visites la décourage d’organiser ces rencontres.
[Astrid, 20 ans, placée à l’âge de 8 ans.]

Le cheminement de l’enfant

6L’enfant, qui n’avait pas pour autant conscience d’être en danger, devient un enfant protégé. Plus qu’une forme de protection pour lui, l’enfant se représente le placement comme une sanction pour ses parents. Le « sanctionneur » est donc la personne vers qui se retournent la colère et la peur autour de cet événement, et qui n’est autre que la personne physique, celle qui est présente, celle qui a dit. L’enfant est loin de pouvoir envisager le système de protection dans son ensemble, avec son organisation et ses hiérarchies, et le visage du placement est souvent pour lui celui du travailleur social qui, même s’il n’est pas dépositaire de la décision finale, agit à une extrémité du cheminement pour le placement.

7Il y a pour l’enfant, dans les premiers temps de la séparation, une attention particulière accordée aux derniers mots des parents : « Je/on ne vous laissera pas », « Ce n’est pas pour longtemps ». Le placement est donc pensé comme provisoire, et personne ne lève le voile sur sa temporalité et ses modalités d’évolution parce qu’elles sont en négociation régulière : un accueil provisoire se poursuit fréquemment par un autre accueil provisoire, une mesure de placement en assistance éducative pour deux ans se renouvelle… Les modalités du contrat à l’arrivée, dans le dispositif de placement, semblent floues pour tous les acteurs mais principalement pour l’enfant déplacé qui cherche à ses questions des réponses que personne n’est en capacité de lui donner : pourquoi je suis là ? Pour combien de temps ? Des questions trop simples pour qu’elles trouvent des réponses. L’enfant est donc plongé dans un espace-temps sans repère, dans un espace social où il manifeste de la méfiance. Cette méfiance sera levée au terme d’un processus plus ou moins long. Certains enfants toujours aux prises avec la première représentation qu’ils ont eue du placement (disqualification parentale, séparation brutale et non explicitée…) n’accordent pas leur confiance au dispositif ; certains la retirent après avoir connu des déplacements ; d’autres, enfin, font confiance au placement mais cette confiance demeure d’autant plus fragile que les liens créés à cette occasion sont fugaces et ne s’inscrivent qu’avec peine dans des repères spatio-temporels stables.

8Cette étape d’intégration dans le placement correspond à une double dynamique d’abandon qui paraît constitutive de la capacité que pourra ensuite développer l’enfant pour se faire une place ailleurs. Il s’agit à la fois du sentiment d’être abandonné par tous et dans la position d’être à lui-même son seul allié (quand les uns se méfient des autres : les parents des professionnels, les professionnels des parents), et également de l’action d’abandonner, de mettre entre parenthèses sa vie telle qu’elle existait avant (famille, école, commune, mode de vie, réseau social, etc.). Le sentiment d’avoir été abandonné et le fait d’abandonner à son tour sont vécus comme honteux. Et se voir procurer un lieu d’accueil de substitution l’est également. Pourquoi certains parents ne peuvent-ils pas assurer la prise en charge de leurs propres enfants et obligeraient-ils de fait d’autres parents, qui remplissent déjà leur propre rôle, à le remplir doublement : pour leurs enfants et pour ceux des autres ? Il y a deux sentiments dans cette question : tout d’abord la honte de ne pas être bien né, d’avoir des parents jugés inaptes ; ensuite, la gêne de contraindre les enfants de sa famille d’accueil à partager leurs parents.

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9Si le placement demeure une imposition qui exclut, pour un temps, l’enfant de la cellule familiale jugée défaillante, la place qui lui est réservée ailleurs ne paraît pas, pour l’enfant, aller de soi.

Après neuf années de placement dans la même famille d’accueil, Anna est « mise à la porte ». À 17 ans, elle doit intégrer une nouvelle famille. «  J’avais mauvaise conscience d’arriver chez eux parce que je prenais encore une place. Ça me gênait un peu pour l’enfant [de la famille d’accueil].  » Dans ce qu’Anna nous raconte de ses familles d’accueil, elle ne parle que de leur altruisme à accueillir les enfants des autres, comme si elle occultait le fait qu’il s’agit d’un travail rémunéré et que ceux qui l’accueillent ont fait le choix de cette profession. Elle se situe donc dans ce qu’ils veulent bien lui laisser sans jamais s’imposer dans une place qui lui est pourtant réservée par le système de Protection de l’enfance en France.
[Anna, 20 ans, placée depuis l’âge de 8 ans.]
La compréhension du système de Protection de l’enfance par l’enfant est partielle et principalement inscrite dans son quotidien et les figures qui l’incarnent. L’enfant paraît ne retenir que l’altruisme de ceux qui veulent bien l’accueillir. Cette gêne à l’arrivée dans un nouveau lieu d’accueil sera compensée plus tard par des attentions envers ceux qui ont bien voulu faire une place, chez eux, à un autre enfant que le leur. Le fait d’octroyer une place à l’enfant, une place qui lui revient de droit, parce que ses parents ont été jugés défaillants par la justice française, n’est, semble-t-il, que rarement rappelé par l’institution du placement.

Une nourrice et son enfant, 1905

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Une nourrice et son enfant, 1905

Brasey en Morvan.

10Outre le fait d’appréhender une nouvelle place sociale et symbolique dans le placement, l’enfant doit faire un travail de transition car la mesure crée une discontinuité dans ses modes de vie et dans ses activités sociales.

11Noémie explique ces « petits riens » qui permettent de s’intégrer :

12

Enquêteur : « Quelles ont été les habitudes que tu as dû intégrer quand tu es arrivée ici ?
Noémie : Déjà, on mange pas tous à la même heure, si j’ai possibilité de faire ma douche le soir, si je peux regarder la télé quand je veux, si je peux aller à l’ordinateur quand je veux, à quelle heure je dois me coucher, si je peux me coucher tard ou pas, si je peux me lever tard ou pas…
Enquêteur : Tu veux dire que tout se demande ?
Noémie : Je pense que quand on va dans une famille d’accueil, il faut s’adapter à tout ça. »
[Noémie, 16 ans, placée à l’âge de 13 ans.]

13C’est dans l’expérience du quotidien que l’enfant va fabriquer ses repères. Le déplacement est vécu comme insécurisant et le sentiment de sécurité se reconstruit à mesure que l’environnement physique, social et humain devient familier.

14L’implication dans le lieu d’accueil va de pair avec la mise à distance de la famille d’origine. En s’impliquant, l’enfant se désigne d’abord par son inscription dans le lieu d’accueil, laissant au second plan les liens avec la famille d’origine. Dans la manière de se représenter soi-même, il y a l’histoire antérieure et les liens familiaux distendus que l’enfant n’oublie pas, et il y a le quotidien qui organise sa vie et qui octroie une place sur rendez-vous aux relations familiales (fratries et parents) dans le cadre des droits de visite et d’hébergement.

15Le placement en famille d’accueil demande à l’enfant un plus fort engagement que le placement en établissement collectif de type foyer éducatif. Ceci tient au fait que le foyer est une structure gérée par des professionnels et exclusivement par eux, où tout est formalisé (règles de vie, manières de se comporter…). Dans une famille d’accueil, les règles sont bien plus implicites ; pour les maîtriser, il faut un engagement de l’intérieur, une implication qui va au-delà des règles formelles. Dans un foyer, l’enfant maîtrise le rôle qu’on attend de lui ; dans une famille d’accueil, l’enfant doit apprendre à se conformer aux singularités de la famille, sinon il y est simplement accueilli et ne fera pas partie de la famille.

Des liens qui existent mais qui ne peuvent pas se nommer

16Prenant appui sur la situation des familles recomposées, Jean-Pierre Winter montre toute la difficulté à exister ensemble sans pouvoir nommer les liens entre des individus qui partagent le même quotidien familial. La pauvreté du langage implique de fait que le même mot soit employé par les uns et les autres pour qualifier une situation de parenté distincte. Quand un enfant qualifie la compagne de son père, il va dire « ma belle-mère », quand son père parle de la mère de sa compagne, il va également utiliser le même groupe de mots. « Naît alors dans l’esprit des enfants un désordre tel qu’ils ne comprennent plus rien aux liens familiaux. Ce n’est la faute de personne. C’est la faute d’un manque de mots. » [5] Ce même dilemme apparaît quant à la qualification du (ou des) référent(s) familial(aux) de l’enfant placé dans une famille d’accueil, « tata » et « tonton » sont les qualificatifs avec lesquels l’institution entend la relation construite entre l’enfant et la famille d’accueil. La « tata » est une acception large : elle concerne aussi bien un membre de la fratrie du ou des parent(s) (de « nom », de « sang » ou d’alliance), qu’une bonne amie du ou des parent(s), et elle peut aussi être dans son acception actuelle, celle qui garde les enfants la journée, celle qu’il convient d’appeler dans le langage des professions, l’assistante maternelle. L’assistante familiale tient-elle le même rôle que l’assistante maternelle ? Dans certaines situations, la négociation autour des contingences parentales peut s’apparenter pour l’assistante familiale au rôle tenu par l’assistante maternelle. Mais dans d’autres situations, dans celles notamment vécues par les enfants confiés précocement et pour longtemps, le rôle tenu par l’assistante familiale dépasse sa propre individualité, inscrivant l’enfant dans la famille (le mari de l’assistante familiale devient le « tonton »). La distance avec la famille d’origine est bien souvent la conséquence de plusieurs éléments qui s’entremêlent : parents sans ressource face aux services sociaux, parents très opposés à la mesure et travail commun avec les services sociaux impossible, durée de l’absence du domicile familial comme celle de la reconstruction d’un mode de vie sans l’enfant, durée de la présence au domicile d’accueil comme la construction d’un nouveau modèle familial de référence, etc. L’enfant devient un enfant à part entière dans sa famille d’accueil et la reconnaît comme sa « vraie », sa « propre » famille. Les mots ne sont plus « tata » et « tonton » mais « papa » et « maman » [6]. Les enfants se gardent bien d’afficher cette appellation car ils savent que celle-ci ne témoigne pas de ce que représentent formellement ces liens et que ce n’est pas l’appellation privilégiée par les services de placement.

17

« Je crois que c’est extrêmement difficile pour un parent d’entendre son enfant appeler les parents de substitution « papa » « maman ». Je ne vois pas du coup comment on peut laisser la place aux parents. »
[Référent de l’Aide Sociale à l’Enfance.]

18Les travailleurs sociaux sont mandatés au titre de l’assistance éducative (Art. 375 du Code civil). Leur mission vise aussi bien à contrôler les modalités d’accueil dans le placement qu’à engager les parents dans le travail parental et dans le lien à l’enfant. Pour eux, le travail de la famille d’accueil est clairement du côté du relais éducatif et les liens affectifs – et encore moins ceux qui relèveraient d’une inscription du côté de la parenté – n’ont pas lieu d’être.

19Quand ils tentent d’expliciter les liens créés, certains enfants ont des difficultés à mettre en mots la spécificité des liens qu’ils entretiennent avec leurs familles d’accueil.

20

« Je me sens chez moi ici. Alors qu’avec mes parents je pense que ça n’aurait pas été pareil. Je ne sais pas comment le dire. Je suis mieux ici […] Quand je parle comme ça c’est « maman » « papa » mais moi je sais qui c’est mes vrais parents, ça reste ma famille d’accueil mais je les considère comme mes parents. »
[Joris, 16 ans, placé depuis 13 ans dans la même famille d’accueil.]

21

« Au début, ce n’était pas encore ma vraie famille [David parle de sa famille d’accueil], je ne les connaissais pas beaucoup mais après… maintenant c’est ma famille. »
[David, 13 ans, placé depuis 11 ans dans la même famille d’accueil.]

22Joris utilise « vrais parents » pour qualifier sa famille d’origine tandis que David l’utilise concernant sa famille d’accueil. Ils parlent pourtant du même processus, d’une même place accordée à leurs deux catégories de parents mais les expressions se confondent et manquent pour qualifier ces configurations familiales.

23D’autres arrivent à jouer des mots et à trouver des astuces linguistiques :

24

Une assistante familiale raconte comment un enfant différencie ses deux référentes maternelles : « Quand il parlait de moi c’était maman et quand il parlait de sa mère c’était ma maman ».

25Lorsqu’il n’y a pas de problèmes d’origine sociale, l’identité est donnée de fait, elle est de naissance. Mais à partir du moment où cette origine ne va plus de soi, parce que l’enfant en a été éloigné pour être placé ailleurs, il lui faut la reconstruire ou encore aménager sa double identité avec les armes que lui donne sa société d’accueil. La difficulté de cette construction/aménagement nous est bien révélée par le problème de la dénomination de cette « presque parenté ». [7] Qui est la « vraie » famille ? Qui est la « propre » parenté ? Celle du quotidien ou celle de la filiation généalogique ? La difficulté à mettre des mots traduit une autre difficulté qui est celle de se situer dans le monde social. Si les liens qui unissent ces enfants à leurs parents d’accueil sont plus proches de ceux de la parenté que de ceux d’un relais éducatif, leur reconnaissance sociale semble importante pour se situer non seulement au sein de la famille – parce que de fait le quotidien le traduit – mais surtout par rapport aux autres, à ceux qui peuvent renvoyer l’image d’extériorité [8] par rapport à la famille d’accueil. David explique pourquoi l’adoption est très importante à ses yeux :

26

Enquêteur : « Qu’est-ce que ça va t’apporter d’être adopté ?
David : Ben déjà j’aurai une famille… je suis sûr qu’elle m’aimera déjà. Parce que j’étais pas sûr les autres, mais bon. […]
Enquêteur : Quelle différence il va y avoir entre la famille d’accueil aujourd’hui et après quand tu seras adopté ?
David : Ben, j’aurai une famille.
Enquêteur : Aujourd’hui, t’en as une aussi.
David : Oui mais moi dans le système, je sais plus comment ça s’appelle…
Enquêteur : Tu n’auras plus besoin d’aller voir le juge…
David : Ouais et je pourrai m’appeler Caroff.
Enquêteur : Tu as envie de changer de nom ?
David : J’aime bien Prigent aussi. Ce n’est pas pour changer de nom mais après c’est que je m’appellerai comme eux. »
David a entamé des démarches pour que sa famille d’accueil puisse l’adopter mais celle-ci se trouve confrontée à la difficulté de perdre un salaire et de devoir assumer sur le plan matériel non plus quatre mais cinq enfants.
[David, 13 ans, placé à l’âge de 2 ans.]

27« L’identité de l’enfant se forme de ses nom et prénom, mémoire et marque publique de son inscription généalogique ; se forme dans son corps fabriqué par ses géniteurs, nourri par les nourriciers (parents, famille d’accueil) et modelé par les attitudes acquises tout au long de l’enfance. Lorsqu’il reste plusieurs années dans une famille, est-il raisonnable de vouloir garder cette famille en marge de la parenté ? Lorsque l’enfant même réclame une parcelle de l’identité de la famille d’accueil, se mettant fictivement en position de leur enfant ou petit-enfant par l’utilisation de la terminologie de parenté ou par le désir de porter leurs noms, n’est-ce pas la reconnaissance d’une parenté quotidienne qu’il revendique ? […] Toutes ces demandes identitaires de l’enfant […] pointent le déficit de construction de notre parenté ; notre modèle est – jusqu’à maintenant – incapable de penser une parenté plurielle. » [9] Si la parentalité est une fonction qui peut se déléguer partiellement ou totalement, la parenté n’est pas une fonction et ne peut prendre la forme d’une quelconque délégation de la famille d’origine à la famille d’accueil. En niant la réalité des liens qui se tissent entre l’enfant et son lieu d’accueil [10], on enlève à l’enfant la reconnaissance d’une partie de ce qui forme son identité. Ce déni est vécu de manière négative par les enfants en cours de prise en charge, inscrits fortement dans des liens du quotidien. « Le dédain, la méconnaissance ou le déni de ces sentiments quotidiens engendre des souffrances psychiques, tout comme la norme de superposition des trois dimensions [le sang, le nom, le quotidien] (« une mère, c’est une mère ») pour ceux qui ont l’expérience de leur dissociation. » [11] Il existe deux degrés de réalité vécue dans le cadre du placement : celui du contrat formel régi par l’institution (fin de prise en charge à 18 ans ou 21 ans au plus, neutralité des liens entre famille d’accueil et enfant, professionnalisation des assistants familiaux, etc.) et celui du contrat informel comme le produit de l’interaction entre l’enfant et son lieu d’accueil. Dans certains cas - et c’est notamment le cas des enfants dits placés - le contrat informel dépasse allègrement les termes du contrat formel et se crée une relation affective, une place pour l’enfant dans la famille (d’accueil) au-delà du cadre de l’accueil relatif à la mesure de placement. La parenté, c’est reconnaître comme parent sa famille d’accueil, et se sentir reconnu comme parent par sa famille d’accueil. Elle ne se décrète pas, elle se construit par l’intermédiaire d’un quotidien partagé et d’une projection commune dans un parcours à faire ensemble. Cette parenté d’accueil ne se substitue pas à la parenté d’origine, elle s’élabore à côté de la parenté d’origine. Ces enfants ont une pluriparenté.

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Notes

  • [1]
    Cadoret Anne, Parenté plurielle. Anthropologie du placement familial, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 204-205.
  • [2]
    Bianco Jean-Louis, Lamy Pascal, L’Aide à l’Enfance demain, Paris, Ministère de la santé et de la sécurité sociale, Coll. « Études et documents », 1979.
  • [3]
    Cadoret Anne, « Enfants placés, parents suppléants : filiation et affiliation », Informations sociales, n° 131, avril 2006, p. 120-121.
  • [4]
    Neyrand Gérard, « Évolution de la famille et rapport à l’enfant », Enfances et PSY, n° 34, 2007/1, p. 144-156, p. 187.
  • [5]
    Winter Jean-Pierre, « Des liens innommables » in THERY Irène, Recomposer une famille, des rôles et des sentiments, Paris, Collection Textuel, 1995, p. 55-68, p. 62.
  • [6]
    Différentes variables rentrent en compte dans l’emploi du mot « maman » : l’âge de l’assistante familiale, la date du placement, l’âge de l’enfant au moment du placement, la présence dans la famille d’accueil d’autres enfants accueillis ou d’enfants de famille, les liens avec la famille d’origine.
  • [7]
    Cadoret Anne, Le devenir des enfants placés dans la Nièvre ou le jeu de la reproduction familiale, rapport final de recherche, Rennes, IRTS, 1989, p. 112.
  • [8]
    Quand les situations familiales ne correspondent pas aux formes traditionnelles, la présentation de soi devient plus complexe. Aude Poittevin en s’intéressant aux fratries recomposées parle de simplification des termes de parents. « […] la simplification des termes de parenté est de rigueur. Ce raccourci est en usage pour les personnes extérieures à la famille ; il est aussi un moyen pour simplifier l’image familiale. Moins en dire permet d’éviter les questionnements. » Poittevin Aude, Enfants de familles recomposées. Sociologie des nouveaux liens fraternels, Rennes, PUR, 2006, p. 40.
  • [9]
    Cadoret Anne, « Placement d’enfants et appartenance familiale : une pluriparentalité nécessaire », in Le Gall Didier, Bettahar Yamina (sous la dir. de), La pluriparentalité, Paris, PUF, 2001, p. 95-112, p. 109-110.
  • [10]
    Ici nous parlons quasi exclusivement des familles d’accueil même si d’autres chercheurs ont pu montrer que le référent adulte en foyer peut également tenir une place auprès de l’enfant, de parent, notre enquête montre plutôt que les liens entretenus entre les enfants et les travailleurs sociaux restent professionnels.
  • [11]
    Weber Florence, Le sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique, Paris, Éditions Aux lieux d’être, 2005, p. 242.
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