Couverture de SDES_012

Article de revue

Zuru zuru

Pages 145 à 150

1Le temps où le mâle dominant allait flécher le cerf, cueillir le fruit ou déterrer la racine pour nourrir la tribu réunie dans la grotte autour de l’âtre, ce temps-là est révolu, du moins dans le monde occidental désindustrialisé où nous nous ébattons, parmi des produits réputés comestibles de toutes origines et de toutes sortes, disponibles partout et toujours, sans plus de référence à la saison, à la contrée, la famille, la race animale ou végétale d’origine, des nourritures venues de partout, de nulle part.

2On voit encore marcher dans des champs boueux, fusil en main, le long des périphériques, des routes et des lotissements, des hommes camouflés en guerriers assistés de chiens fureteurs. Ils traquent un gibier raréfié qu’ils n’ont pas besoin de manger pour vivre, et leur quête n’est plus du même ordre que celle des mâles d’antan, même si survit encore en eux un reste du même instinct qui les jette dans la nature maternelle sinon nourricière.

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Élégance et bonnes manières à table : Vous ne devez pas choisir le morceau qui vous convient le mieux. Prenez celui qui est devant vous, sans faire de commentaires sur sa taille.

4Oui, ce temps est bien révolu, la nourriture abonde, au point de se perdre en quantité industrielle, paraît-il. Révolu ? Quoique ! Tandis que la victuaille se jette à grands seaux d’un côté, de l’autre côté on la recherche. 130 millions de repas sont distribués par les enfoirés d’enfants de Coluche, qui existent depuis 25 ans, et il n’y a pas de raison plausible que cela s’arrête demain ni après-demain. Le cœur a ses Restos que la raison ne connaît pas. Et donc le vrai chasseur, en quête de sa subsistance, se compte aujourd’hui environ 8 millions, homme, femme, enfant, vieux ou vieille, et son arc est un sac plastique. Le style a changé mais il est durable, 8 millions de chasseurs pauvres, tandis que les autres chasseurs à chien et fusil en quête de nourriture non vitale, sont nettement moins nombreux.

5Tout cela pour manger, c’est-à-dire mâcher et avaler un aliment dans le but de se nourrir, prendre un repas, sans parler des sens figurés. Rien de plus simple, un besoin physiologique, universel, partout pareil, toujours différent, entre cru et cuit. Mais, manger, en réalité, rien de plus complexe, acquis et codifié, car que faisons-nous quand nous mangeons, outre mâcher et avaler ? Que faisons-nous, au juste, avec famille, amis, aimés, relations et collègues, camarades, compagnons et copains, quand manger fait l’objet de règles, liturgies et contraintes, aussi nombreux et divers que parfois incompréhensibles et gratuits ? Il est question ici de quelques aspects particuliers de cette activité et d’usages sociaux et culturels, qui sont avec le langage, l’un des traits qui distinguent l’humain de l’animal. L’aptitude à manger (aussi) sans faim, mais avec manières…

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Top chef : coup de feu cette semaine, six candidats doivent concocter une recette mettant en valeur le pain, pour un jury de huit chefs trois étoiles, menu économique, barbecue à la ferme. Norbert et Jean sont chargés de proposer une version originale de spaghettis bolognaise, pâtes à la carbonara, et cannellonis ricotta épinards.

7Manger, en tant que besoin vital, fournit aussi des spectacles : spectacle d’aventures, réellement mis en scène, où s’exhibent des compétiteurs luttant contre la faim dans une nature esthétique, sauvage et hostile, quoiqu’accessible aux équipes de télévision (de Koh Lanta), ou reportages à la sortie des Restos du Cœur ou des centres d’hébergement lors des vagues de froid. Il est admis aussi que réaliser un chef-d’œuvre culinaire dans le cadre d’un spectacle incluant une compétition fournit la dramaturgie de productions télévisées à succès, retransmises de foyers en chaumières où on les déguste tout en mastiquant une pizza commandée par net ou portable et livrée à scooter.

8C’est devenu tendance de scénariser la cuisine. Jadis les recettes du bonheur des Mousquetaires et de Robuchon, aujourd’hui la mise en compétition avec Un Dîner presque parfait, où l’on doit noter la cuisine, la déco et l’ambiance… Top Chef, Master Chef confrontent amateurs ou pros, tandis que Cauchemar en cuisine ajoute la note dramatique à une sauce télévisuelle épaissie à la forte audience. Show devant ! Il s’agit moins de manger que de rappeler le grand jeu du décorum, de la mise en scène, du spectacle social. Ainsi les courtisans admiraient-ils le repas royal à Versailles. On rêve à ce qu’écriraient Debord, Barthes, ou Bourdieu, sur la saveur des mythes convoqués en prime time, la sémantique du nappé comme marqueur du luxe, la mise en spectacle généralisée, ou la distinction âprement débattue… Et le story telling dans le fooding, racontez-nous votre région, votre produit, votre culture. Subvertissons les toques, proclamons la satiété du spectacle, et publions le Traité de savoir-manger à l’usage des jeunes générations…

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Élégance et bonnes manières à table : crevettes, langoustines – on sépare la tête du corps avec le couteau et la fourchette, on coupe les pattes, on détache la carapace avec le couteau, tout en maintenant la chair avec la fourchette.

10De quoi ce spectacle peut-il être le nom ? D’un côté, l’épuisement progressif de la représentation du réel, en quête de nouveaux champs où filmer la survie en temps de crise, convoquant compétition, professionnalisme et inventivité, comm. et ruse… Derrière le pro, débusquer l’être, et sous la toque, qui ? Nous-mêmes, sublimés par la foi cathodique. Mais aussi, autre dimension : la cuisine comme principe d’identité nationale, l’art de (bien) manger comme identifiant culturel, mis en scène à l’heure de la fast-malbouffe industrielle, sur fond d’obésité épidémique galopant entre vache folle et cheval roumain.

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Proverbes de nos provinces :
Trop de pitance, peu d’appétit.
Mieux vaut ta propre morue que le dindon des autres.

12Du reste, ces célébrations ont déjà leurs grands classiques dans les lettres ou le cinéma, festin décadent de Trimalcion ou festif de Babette, banquet spirituel de Platon, grandes bouffes truculentes à la Rabelais ou funèbres à la Ferreri, sans compter toute la gamme des campagnes de banquets républicains, repas de rue, pique-niques citoyens, et autres ortolans de Mitterrand dévorés sous le suaire. Sur les neuf urnes dynastiques du Palais de Hué, l’Empereur Minh-Mang fait graver plantes, poissons et viandes de la civilisation culinaire de son pays. L’art et les artistes mijotent également des performances culinaires, repas monochromes ou arc-en-ciel, mastication publique, ou dégustation happening. Si la mise en spectacle et la valorisation esthétique ont toujours existé, la tendance actuelle, allant de pair avec une généralisation de la malbouffe et un doute sérieux sur la franchise du produit, semble tirer l’art de se nourrir du côté de la patrimonialisation. Est-ce façon d’annoncer sa belle mort, un regain d’intérêt en forme de sursaut, ou les deux à la fois ?

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Œuf dur à la libérale : dans un jus frissonnant, blanchir une belle truffe 10 minutes, rajouter 500 grammes de sévruga, touiller. Glisser avec précaution dans la casserole un œuf, le laisser 8 minutes. Jeter le jus de cuisson. Refroidir, écaler, déguster l’œuf, avec un rien de ketchup.

14Ce que l’on mange et comment on le mange signent une identité, nationale, et (surtout ?) sociale, déclinée dans le quotidien. We are what we eat. Et si on regarde du côté de la diversité internationale des usages de bouche et de table, c’est le marché le plus coloré et achalandé qui se puisse imaginer. Les urnes dynastiques de Minh-Mang célèbrent la tortue, le jacquier, le riz parfumé, le paon, la fleur de lotus, la cigale, l’aréquier, le ver palmiste, le chou, la palourde, le crocodile, le loriot, l’holothurie, la fleur d’aglaé, le gingembre, le poisson à tête de pierre, le bétel, le serpent et même « l’ail spécial », entre autres merveilles à faire rêver.

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On peut tremper les sushis dans la sauce de soja mais on ne peut pas verser la sauce de soja dans les sushis.

16De tout ce garde-manger exotique, si l’on veut extraire ce qu’il y a de plus précieux, on trouve les huit mets bàt trân révérés en Chine comme au Vietnam : hachis de paon, pâté de phénix, peau de rhinocéros (prise sous les aisselles, sinon un peu dure…), main d’ours, tendon de cerf, lèvre d’orang-outang (succulente), plante de pied d’éléphant (très tendre), nid d’hirondelle (on en bourre un pigeonneau à cuire à l’étouffée). Révérés pour « leur rareté proverbiale et leur préparation très compliquée » précise un grimoire, en effet ! Et pour rester à la table d’Asie, quelques éléments du savoir-vivre : les baguettes, symbolisant le trait coupé c’est-à-dire le Yin négatif, servent à prendre les aliments solides, de principe Yang positif, et c’est l’inverse pour la cuillère, de principe Yang elle sert aux liquides Yin, ce qui est quand même plus pratique. Ne surtout pas planter les baguettes dans le bol de riz, ce qui annoncerait un décès en rappelant les bâtonnets d’encens plantés dans une coupe de sable. Ne pas laisser son bol entièrement vide, signe de faim encore vive. Ne pas prendre du riz présenté en fin de repas, aussi rustre que réclamer une tranche beurrée après le dessert. Point de nappe, tous les plats arrivent en même temps, le maître de maison se sert le premier. Et pour finir, un repas en Chine se clôt sur la catégorie du fade, histoire d’apaiser les papilles, que les Occidentaux réveilleraient plutôt d’une eau-de-vie.

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Sagesse du Vietnam :
Manger tout mais en laisser quelque chose,
Dans ce cas on obtient la main de la fille,
Sinon on reste vieux garçon.

18Ainsi, tandis que l’on inculque aux enfants les postures de table les plus civiles, d’autres s’évertuent à inculquer des postures aussi civiles quoique exactement opposées. Les traités internationaux de savoir-vivre-à-table dispensent une poésie puissante par l’arbitraire absolu, selon les contrées, des raffinements dans l’ordre des mets, des impératifs concernant l’usage des instruments, la posture et la tenue, ce qui se dit ou pas, et jusqu’aux éructations sonores à proscrire absolument ou au contraire, à recommander vivement. Autour de l’acte le plus naturellement vital, la plus grande profusion d’usages liturgiques, qui signalent surtout l’appartenance à une communauté. Ainsi en est-il du zuru zuru au Japon, petit bruit sonore d’aspiration bilabiale qu’il convient, en signe de délicatesse et en témoignage de satisfaction, de produire tout en mangeant des nouilles. Au passage, cela permet aussi de refroidir le bouillon dans la bouche… Traduisons par slurp slurp !


Date de mise en ligne : 01/07/2015

https://doi.org/10.3917/sdes.012.0145

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