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Article de revue

Les « Bordéliques » !

Pages 139 à 142

Notes

  • [1]
    Propos à l’occasion d’une exposition Bordéliques (photos des « bordels domestiques ») réalisée par Izabeau Jousse et Emmanuelle Caron, dans la galerie Montesquieu, du 13 septembre au 13 octobre 2012, à Nantes.
  • [2]
    Hélène Jousse, Les bordéliques, presses IDP, 2012, p. 4

1Que nous révèlent tous ces fatras, ces bazars, ces chaos tous personnels et ces autres tohu-bohu, sinon que ce sont de véritables bordels ! Ils circulent dans nos têtes, s’enracinent au point qu’on ne veut pas les détruire mais au contraire les enrichir, voire les charger encore plus qu’ils ne le sont ! À tel point qu’ils recèlent des secrets tellement intimes qu’on n’ose pas les montrer aux autres pour ne pas se trouver dans l’embarras de l’inexplicable de leurs propres embarras. Cela devient « top secret », avec leur forte invisibilité qui résiste comme celle des secrets de famille.

2On s’y expose soi-même avec le risque de l’interprétation par les autres qui n’en voient que l’insolite ou des curiosités. Alors que c’est tout le contraire pour celle, celui qui, avec chaque objet, a vécu une relation personnelle voire très chargée d’affectivité et même de sens à chaque tournant de la vie.

3Signes d’un bornage le plus secret d’une vie, ils sont les témoins d’un parcours passé avec toute la force du regard présent. Que sont-ils si l’on veut voir leurs cartes d’identité ?

4Sont-ils des chaos, des fatras, des bazars ou des tohu-bohu indescriptibles ? Doit-on leur faire la promesse d’une mise en ordre ? Mais quelle folie de les déranger pour leur donner un autre trajet de vie alors que leur spectacle est déjà une mise en scène de beaucoup d’instants qui se sont installés là, dans un véritable geste de création…

5Ne sont-ils pas des cristaux d’instants de vie ? Interrogateurs sur les mains qui les ont déposés, avec ces regards esquissés dans le supposé dernier lâcher-prise ! Non, on ne joue pas avec leurs essentiels.

6Ils donnent de la voix pour ne pas disparaître. Il suffit, entre deux portes, de les interpeller pour avoir leurs réponses. C’est bien là aussi qu’il faut savoir tendre l’oreille et les écouter. Et c’est la création la plus pure qui va droit au cœur. Non, rien n’est posé par ordre alphabétique ! Et quelle fierté en tire cette jeune fille avec « son bazar organisé ! ». C’est un fouillis de souvenirs qu’elle aime, un bazar pas rassurant pour tel autre, mais tellement un lieu de recherche. Car si tout est rangé, manque l’improvisation si nécessaire pour lui. Trop de rangement « enterre la créativité » et ce « lien à l’enfance ».

7Le « désordre, c’est une pensée qui vagabonde » s’exclame cette femme qui a été éduquée dans le respect de l’impeccable rangement et de la rigueur. Il faudrait se défaire de la culpabilité, de la honte à montrer son débarras à des amis, même s’ils ne sont pas intimes, qui, eux, le comprendraient et comprendraient celui ou celle qui en est l’auteur. Voilà que ce fatras peut réaliser des rapprochements d’intimité. On trouvera même une certaine philosophie devant ces bazars, ces fouillis : « Ranger, c’est une perte de temps et le temps, c’est précieux. En plus c’est tellement vite dérangé… Ranger c’est faire et défaire, quel ennui ! Le rangement, c’est une corvée. Quand c’est rangé, il n’y a plus rien à attendre, plus rien à faire, plus rien à espérer ». On devine l’artiste et son rapport de plaisir avec la vie sans contraintes rigides. S’esquisse alors une philosophie quotidienne et personnelle dans cette belle perspective de relier le passé et l’avenir par ce marqueur présent. N’est-ce pas la même éthique de création continue de l’artiste, du peintre avec son pinceau, du sculpteur avec son marteau, du poète avec ses mots, du musicien avec son violoncelle ?

8Tous ces fatras, tous ces tohu-bohu, tous ces bazars, que sont-ils alors, sinon des « bordéliques » !

9Dans ces lieux rassembleurs d’objets de toutes sortes, nous découvrons une poésie instantanée qui met ses racines dans le lieu d’un espace physique et d’un espace affectif, extérieur et intérieur qui se côtoient, s’entremêlent et s’enrichissent inlassablement pour créer un incroyable tissage.

10Ce sont des racines vivantes qui enrobent tous ces objets apparemment inutiles. Alors ça ne sert à rien ? Mais Freud eut cette révélation : les rêves ne servent à rien et pourtant ils sont indispensables. Comme ces rites qui se manifestent dans des rituels indispensables depuis que l’homme les a créés face à la vie interrogative sur la naissance et la mort.

11Apparemment, ça ne sert à rien, et pourtant c’est indispensable pour régler notre itinéraire de vie. Rites, règles et rythmes dans un espace-temps : ensemble d’indispensables éléments pour créer des relations d’amour ou d’amitié. Cette triade de « r » – rites, règles et rythmes – symbolise nos indispensables balises pour la vie en création continuelle et durable. Ils sont les repères permanents, des scintillements, des veilleuses d’une vie réelle, des marqueurs spatio-temporels. Que nous révèle un objet, déposé là sans savoir pourquoi ? Voilà qu’il nous indique des lieux et des temps en poésie.

12Comment un objet est-il arrivé jusqu’à son appropriation par celui, celle qui l’a pris dans ses mains, dans un passage d’un toucher très sensuel jusqu’à sa résidence dans ce « bordélique territoire » ? Voilà qu’en le regardant de temps en temps, il dévoile un visage insoupçonnable, chargé d’une singulière histoire de toutes les relations avec celui, celle, ceux, qui l’ont approché. Ils l’ont pris dans leurs mains, ils lui ont sans doute parlé, en partenaire d’une vie partagée.

13L’approche objective de ces objets nous apprend beaucoup sur la vie réelle accompagnée d’imaginaires dont ils sont l’une des sources. Mais voilà que le regard subjectif fait qu’ils nous déroutent aujourd’hui, puisqu’on les a mis dans un lieu très privé, voire retiré, comme une « casse d’objets », très souvent impartageable. Et pourtant… quelles richesses sont rassemblées là par leur vie passée et qui, si nous les avons gardées et non jetées, restent dans la vitalité d’une quotidienne résurrection d’instants difficiles ou ineffables !

14[…] N’est pas bordélique qui veut. C’est tout un art, celui de laisser exister les choses qui nous entourent pour donner à la vie un peu plus de vie […]. Celui que j’appellerai le « désordonneur » parce que son désordre est tout compte fait très généreux, sait que les « choses » dont il s’entoure, dans un bric à brac plein de vitalité, ont une vie au-delà de la sienne mais grâce à lui […] [2].

15L’auteure, Hélène Jousse, rejoint Marcel Mauss, le fondateur de l’ethnologie dans sa théorie du don. Le « désordonneur » devient « donneur » de signes, d’images à des « regards receveurs » qui eux-mêmes lui renvoient toute l’imagination, tous les rêves qu’ils construisent grâce à lui.

16Ce sont vraiment des « bordéliques » qui nous donnent le plaisir des yeux qui va tout droit au partage du cœur. Et cela ne sert pas à rien mais à tout.

Notes

  • [1]
    Propos à l’occasion d’une exposition Bordéliques (photos des « bordels domestiques ») réalisée par Izabeau Jousse et Emmanuelle Caron, dans la galerie Montesquieu, du 13 septembre au 13 octobre 2012, à Nantes.
  • [2]
    Hélène Jousse, Les bordéliques, presses IDP, 2012, p. 4
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