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Article de revue

La trace en art

Pages 132 à 136

Notes

  • [1]
    Richard Long, article publié dans le catalogue de l’exposition de Richard Long à la Royal West of England Academy, Bristol, 21 mai-8 juillet 2000.

1En Occident, jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, l’art doit montrer que l’homme domine la matière. Par conséquent, empreintes et moulages d’éléments de la réalité ne peuvent avoir de sens. La pratique du moulage existe, mais elle est destinée à produire des objets d’étude qui ne sortent pas de l’atelier. La photographie, inventée en 1839, n’est d’abord pas considérée comme un art. Elle n’est qu’une simple empreinte créée par la lumière sur une surface sensible. On n’imagine pas, alors, qu’elle puisse traduire la pensée d’un artiste. C’est aussi au XIXe siècle que des productions de l’art préhistorique sont découvertes en Europe. Elles n’ont pas de conséquences immédiates sur le monde artistique, mais le ver est dans le fruit...

2C’est au xixe siècle qu’ont lieu les premières expositions universelles (la toute première est ouverte à Londres en 1851) vitrines des progrès techniques, technologiques et scientifiques du monde occidental, autosatisfait et convaincu de sa supériorité. Par la même occasion sont exposés des objets fabriqués par les peuples colonisés d’Afrique et d’Océanie. Quand, encore, ce ne sont pas les personnes colonisées elles-mêmes qui sont exposées dans des reconstitutions de leurs habitats et que les spectateurs observent comme des bêtes curieuses produisant des objets curieux. La photographie, les peintures préhistoriques, l’art d’Extrême-Orient, les objets « exotiques » des peuples colonisés, vont lentement amener les Occidentaux à s’interroger et à explorer leurs rapports à la réalité ainsi que leurs pratiques artistiques. Il y a bien longtemps, l’art a commencé par la production d’une forme simple, réalisée simplement : l’empreinte, en positif ou en négatif, d’une main.

3Quand un amoureux des chats découvre sur le capot de sa voiture les traces des coussinets d’un petit félin, il est attendri. Quand un historien découvre sur la paroi d’une grotte la trace peinte d’une main et que l’analyse révèle que cette image date de moins 18 000 ans, il est bouleversé. Ce n’est plus d’un animal qu’il s’agit, mais d’un semblable. Cette si vieille empreinte a le pouvoir de restituer immédiatement la présence de la personne qui, intentionnellement, s’est adressée ainsi à ceux qui lui survivront. L’intérêt artistique de cette empreinte n’a pas été perçu dans un premier temps. Aujourd’hui, il ne fait plus de doute. Il s’agit d’un geste volontaire qui est peut-être une signature ou un autoportrait (son sens réel nous échappe). Ce dont nous sommes sûrs c’est qu’il ne peut nous laisser indifférents.

4Par la suite, il semble que toutes les productions artistiques soient dépourvues de traces visibles de la main humaine. Sur certaines poteries les empreintes digitales ont permis de créer de petits sillons sur les surfaces d’argile, elles n’apparaissent cependant pas comme l’affirmation de la trace du geste créatif. Les statuettes de la préhistoire montrent des surfaces lisses, où même la trace de l’outil est invisible. Les peintures des grottes de Lascaux ne sont pas réalistes, mais elles montrent une volonté de maîtriser la représentation par l’absence du geste pictural.

5Les objets, peintures et sculptures, de toutes les époques et de toutes les cultures, sont en revanche des traces de la pensée humaine. Jusqu’au xixe siècle, donc, les artistes occidentaux, dans leur grande majorité, adoptent la facture lisse en peinture et le polissage des surfaces en sculpture. Les traces de fabrication auraient révélé un « laisser-aller » condamnable. Les hésitations, les doutes, les égarements des artistes n’ont pas à être connus. Il n’est pas innocent que les corrections apportées à une peinture s’appellent des repentirs. Pourtant, quand on se penche légèrement pour regarder une toile selon une lumière rasante, il n’est pas rare de découvrir quelques petites bosses ou épaisseurs de matière picturale que l’on ne remarquait pas avec l’éclairage frontal. Le jour où j’ai fait, pour la première fois, cette expérience, j’ai eu la sensation heureuse que le peintre était là. Je sentais presque l’odeur particulière de la peinture.

6Cependant, Michel-Ange a laissé certaines de ses sculptures inachevées. Le tombeau de Julien de Médicis est fait de trois figures dans un ensemble architectural. Le portrait de Julien, l’allégorie de la Nuit et celle du Jour. Le visage du Jour est inachevé alors que tout le reste présente des surfaces parfaitement lisses. Rembrandt, Frans Hals, Rubens ont produit des peintures où le geste pictural est visible, où la matière picturale est travaillée en empâtements. Particulièrement dans les œuvres de Rembrandt : les autoportraits de la fin de sa vie sont totalement abstraits quand on les regarde de près. Lorsqu’on s’éloigne, les épaisseurs de peinture se font oublier et le visage est reconstitué.

7En France, c’est au xixe siècle que le geste pictural est considéré avec intérêt, puis affirmé comme la trace authentifiant la singularité de l’artiste, son « génie ». Le premier à revendiquer cette manière de faire est Delacroix. Dans la deuxième partie du même siècle, la trace du geste prend une valeur expressive. Les coups de brosse de Cézanne sont posés méthodiquement, ils varient peu de direction. Ceux de Monet ont la forme de points ou de virgules qui introduisent des rythmes dans la représentation. Van Gogh les transforme en une écriture picturale pour rendre la surface peinte mouvante. Au xxe siècle, les artistes expressionnistes allemands « barbouillent » en toute conscience leurs toiles avec jubilation – ou rage – afin de ne pas céder aux conventions du bon goût bourgeois. Picasso et Braque introduisent dans leurs œuvres des fragments de la réalité (journaux, papiers peints, tissus, linoléum). C’est alors le quotidien de tout un chacun qui devient une trace artistique. Ce que Kurt Schwitters radicalise avec l’exploitation de bouts de trucs insignifiants qui traînent par terre ou dans ses poches.

8Schwitters fait partie du groupe DADA. Avec lui et d’autres, l’esprit DADA insuffle l’idée de désacralisation, le refus de la componction, de la prétention et de la feinte gravité face aux choses futiles. DADA est né à Zurich, en 1916. La première guerre mondiale faisait des ravages, les progrès techniques et technologiques permettaient de tuer avec davantage d’efficacité et en plus grand nombre. Les artistes de groupe DADA choisissent la dérision pour torpiller le mythe du progrès « qui devait apporter le bonheur à tous ».

9Leur attitude est adoptée parfois par Marcel Duchamp, grand expérimentateur artistique. En 1959, il crée : « With my tongue in my cheek » qui est un autoportrait fait d’un moulage de sa joue droite, complété par le dessin au trait de son profil. Le titre fait allusion à une expression anglaise signifiant que quelqu’un ne parle pas sérieusement. Le moulage est la trace du réel alors que le dessin a, par définition, un caractère beaucoup plus abstrait. L’aspect sans concession du moulage rend le résultat dérangeant, peu flatteur, et renvoie de façon brutale à une réalité que Duchamp ne veut surtout pas dissimuler. Quelques années plus tard, Willem de Kooning explique : « J’ai enfilé un pantalon, mes vêtements de travail, j’ai fait un mélange avec de la colle et de l’eau, j’ai trempé le pantalon dedans, ensuite je l’ai séché près d’un radiateur, et bien sûr, l’ai retiré et il m’a paru pathétique. Je ME suis vu debout, là, devant moi. » Mais il n’exploite pas les ressources du moulage pour réaliser des sculptures qui s’éloignent délibérément du réalisme. Il pétrit l’argile, construit ainsi des personnages presque informes, aux silhouettes molles dont les surfaces torturées, chaotiques, montrent les traces de ses mains qui ont empoigné la matière.

10Les traces humaines visibles sont fréquentes dans les œuvres des xxe et xxie siècles. Elles traduisent la nécessité de ne pas oublier certains aspects élémentaires et essentiels de l’existence, de rappeler la fragilité humaine, sa vulnérabilité. Elles permettent aussi d’exprimer la profonde beauté de la simplicité, dans une époque où il est si souvent question des prouesses technologiques et où les arguments scientifiques sont cités à propos de tout et de n’importe quoi, dans le but de donner un caractère authentiquement bénéfique à la mousse à raser par exemple. Richard Long travaille avec des matériaux qu’il trouve dans les lieux qu’il parcourt à pied. Les pierres de différentes natures, la boue, sont utilisées sur place dans des installations éphémères ou bien transportées dans les espaces d’exposition, galeries ou musées. Il dit : « Ma première marche en 1967 était une ligne droite dans un pré, qui était également mon chemin vers nulle part (…) marcher m’a permis d’étendre les limites de la sculpture qui, du coup, possédait le potentiel d’être déconstruite dans l’espace, le temps de ces longues marches. La sculpture pouvait maintenant s’intéresser au lieu autant qu’aux matières et à la forme. [1] »

11Et c’est ainsi que le promeneur anonyme peut reconsidérer ses pas dans la poussière du sol, les cailloux qu’il observe sur son chemin, pétrir la gadoue trouvée dans une flaque et connaître une forme d’émotion qu’il croyait réservée à l’enfance.


Date de mise en ligne : 01/07/2015.

https://doi.org/10.3917/sdes.010.0132

Notes

  • [1]
    Richard Long, article publié dans le catalogue de l’exposition de Richard Long à la Royal West of England Academy, Bristol, 21 mai-8 juillet 2000.
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