Notes
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[1]
Les Hiboux, Charles Beaudelaire (1821-1867).
-
[2]
Ernest Pépin, On m’appelle sans-papiers, Faugas/Lamentin/Guadeloupe, 4 août 2011, www.africulture.com.
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[3]
Carole Martinez, Le cœur cousu, 2007 Gallimard.
-
[4]
Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, le livre de Poche, 1992.
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[5]
Stefan Zweig, Amok recueil de nouvelles, Lettre d’une inconnue, La ruelle au clair de lune, nouvelles, Stock poche, 1994.
-
[6]
Paul Eluard, Corps mémorable, photographies de Lucien Clergue, D’un et de deux, de tous, poésie, éditions Séghers
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[7]
Joël Bastard, Au dire des pas, Éd. Le dé bleu-L’idée bleue.
« Les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus »
1Partir ? Pourquoi partir ? Je vis, en tant que créateur, le sentiment de coller à ce lieu naturel qui m’a vu naître, lieu élu parmi tous, parfait, irremplaçable et qui me donne un ancrage géographique, spatial autant que symbolique.
2Dans mon pays natal je vois, pourtant, la folie germer progressivement, la violence naître et croître ; je vois grandir la déraison, s’insinuer la peur ; la peur monstrueuse qui pousse à fuir ou à se résigner, qui tétanise et déconcerte. Cette peur saturée d’angoisses accumulées au fil des jours imprègne tout, rétrécit l’espace social comme peau de chagrin et impose la terrible et seule échappatoire : l’exil. L’exil, ultime liberté découlant d’un apparent choix personnel ; résistance dérisoire contre l’exclusion imposée et douloureuse, programmée par ce système politico-religieux sans cesse menaçant que le cher pays vit depuis plusieurs années. Le pays me trahit. Je me pensais à l’abri : naïveté ! Je croyais le pays inaliénable : dérision ! L’être humain ne pleure-il vraiment que sur son pays perdu ?
3L’exil est-il, enfin, le juste châtiment pour une faute ignorée de moi et que je dois expier ?
5Dans cet état de désarroi s’impose à moi le mythe de l’exil originel. Dois-je, comme Adam et Ève, connaître la première expulsion expiatoire, le bannissement hors des délices de mon paradis, la chute inexorable vers l’oubli, vers la « rupture et (la) négation » [1], vers la solitude génératrice d’angoisses vives et culpabilisantes, inévitablement mortelle et paradoxalement engendrée par la peur de la mort ?
6Dans ce pays de mes ancrages, je vis, pourtant, déjà, sur le mode métaphorique, une sorte d’exil intérieur organisé autour de résistances passives, de refus contre le système politique en place, contre l’intégrisme envahissant et la collusion dictatoriale que tous deux imposent à ma société. Je vis comme en porte-à-faux, en relégation. Je rejette les normes sociales, religieuses et culturelles qui s’installent et récusent mes droits de citoyen de ce pays.
7Refusant de m’accommoder de ces dogmes nouveaux et absolutistes, je me réfugie résolument dans l’art et la création, convaincu que je ne dois rien sacrifier de ma vocation. Poursuivre mon travail artistique m’apparaît comme la forme la plus légitime de mon combat. La peinture permet, me semble-t-il, de résister avec détermination mais, aussi, sans arrogance ni résignation.
8La lutte est malheureusement inégale : que peut un pinceau dans cette époque de régression et d’intolérance ?
9Que peut le pinceau contre cette restriction de mon espace social, de mon espace de création, contre cette assignation à solitude, à laquelle me contraint mon refus d’adhérer aux dogmes qui gagnent et étouffent ? Je prends conscience qu’en refusant d’être objet et instrument je deviens l’autre, l’étranger, le suspect, le traître ; que cet état me pousse encore et davantage vers l’exil ailleurs et, de ce fait, me condamne à déserter. Déserteur.
10Les harraga, ces jeunes « brûleurs de frontières » connaissent cet état, eux qui, parce qu’ils tentent, au péril de leur vie, de fuir vers un ailleurs improbable, parce qu’ils partent en quête d’un espoir incertain, d’une vie moins creuse, sont accusés de désertion par ceux qui organisent leur désespérance et d’intrusion, par ceux qui refusent de les accueillir. Coupables de partir, coupables d’arriver, ils s’exposent à une double peine, à un ailleurs mythique, inatteignable. C’est l’exil sans issue, la découverte de leur incommensurable vulnérabilité, de leur irrémédiable solitude :
12J’ai échappé au destin des harraga, j’ai pu aborder sur l’autre rive, accompagné de ces propos d’Edward Saïd « L’exil est l’un des plus tristes destins ».
13Dans ce pays autre/hôte, je me retrouve à la croisée de chemins : refuser, rejeter, sous la pression d’un sentiment morbide l’idée qu’un espoir est possible, se laisser glisser vers l’exil absolu, éternel, le grand départ, mettre de la distance « pour que les morts ne viennent plus jamais ronger les vies », se pénétrer de ces vérités :
15Mais la peinture, mon désir de créer sont là qui réclament leur part dans ce projet d’exil. De nouvelles questions m’assaillent.
16Un créateur exilé peut-il, dans le pays d’adoption, ressouder, par son travail, sa vie disjointe ? Comment se reconstruire dans une approche globale du monde, dans une « totalité-monde » (E. Glissant), se re-bricoler un imaginaire stimulant qui puisse tisser les débris d’une mémoire avec les fils d’un présent ailleurs ? Les souvenirs sauvegardés de cette entreprise de délestage à laquelle oblige le départ sont, pour l’âme, un ennemi redoutable, une « …façon magique de se tromper soi-même » [4] (S. Zweig).
17Ma peinture peut-elle se tracer une voie dans la confrontation de ces deux géographies, l’une intime familière, l’autre étrangère ou non encore apprivoisée ? Puis-je « …vivre la vie la plus profonde et la plus vraie au milieu des choses étrangères… » [5] ou suis-je condamné, tel l’albatros, à rester « Exilé sur le sol au milieu des huées » (Baudelaire) ?
18Comment vivre en transit, au carrefour de plusieurs cultures ? Surmonter le déchirement et sa propre fragmentation, quand le retour au pays natal devient inenvisageable, quand on ne connaîtra plus le confort d’être « chez soi » ? Comment transformer la souffrance de la séparation du pays « originel » en source de création quand l’imagination créatrice continue de se nourrir profondément du pays de l’enfance, de ces lieux premiers où s’est accrochée une mémoire aujourd’hui fragilisée par la perte même de ces lieux. Comment réinventer l’art comme seule patrie ou seul territoire d’arrimage ?
20Ma chair à moi est en exil. Mon corps plongé dans la solitude et le manque de ma mer, de mes montagnes, de mes déserts, de mes rituels s’immobilise dans une makama–une station.
« Nous transportons le monde d’un endroit l’autre. Le souffle. La matière imagée. Le dôme des paroles respirables. C’est le paysage que nous rendons chaque jour à la vie. La somme naturelle. Nous transportons le monde. D’un endroit l’autre seulement le poids de notre corps [7]. »
22Curieusement, depuis que j’ai quitté la « terre où ma tête a chuté », comme on dit en arabe pour désigner le lieu de naissance, je vis celle-ci plus intensément.
23Je vis l’exil comme un temps immobile et fantasme sur un retour éventuel vers l’espace et le temps d’avant la rupture. Je suis dans l’exil depuis presque vingt ans mais, tout mon être reste tendu vers ce qui se passe là-bas, vers les appels désespérés qui me parviennent depuis l’autre rive, au-delà de la mer. Corps déchiré : un pied dans la terrifiante réalité, l’autre dans l’illusoire quiétude, j’assiste, terrifié et tétanisé à la crucifixion du pays que j’aime.
24Chassé de mon « Éden », je tente de rebâtir un « paradis » de substitution. Voilà presque deux décennies que je me soumets à la fatalité de l’exil. Je parcours, résigné, les longs chemins du chagrin qui mènent à l’exil, ou, peut-être, les longs chemins de l’exil qui mènent au chagrin.
25Destin de fugitif, destin d’errance. Je renoue avec mes ancêtres nomades.
Notes
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[1]
Les Hiboux, Charles Beaudelaire (1821-1867).
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[2]
Ernest Pépin, On m’appelle sans-papiers, Faugas/Lamentin/Guadeloupe, 4 août 2011, www.africulture.com.
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[3]
Carole Martinez, Le cœur cousu, 2007 Gallimard.
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[4]
Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, le livre de Poche, 1992.
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[5]
Stefan Zweig, Amok recueil de nouvelles, Lettre d’une inconnue, La ruelle au clair de lune, nouvelles, Stock poche, 1994.
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[6]
Paul Eluard, Corps mémorable, photographies de Lucien Clergue, D’un et de deux, de tous, poésie, éditions Séghers
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[7]
Joël Bastard, Au dire des pas, Éd. Le dé bleu-L’idée bleue.