Couverture de SDES_007

Article de revue

Le commissaire et le partisan

L’État de droit en question dans la révolution de Saint-Domingue

Pages 65 à 74

Notes

  • [1]
    Cet article a déjà fait l’objet d’une publication dans le deuxième numéro de la revue Recherches Haïtiano-Antillaises en juin 2006.
  • [2]
    Deuxième partie d’une analyse que nous avons entamée dans le précédent numéro de Sens-Dessous publié en février 2010.
  • [3]
    La référence initiale au roi chez les insurgés fut utilisée dans la propagande des colons pour assimiler Saint-Domingue à une « nouvelle Vendée » menaçant les intérêts de la Nation.
  • [4]
    Voir les analyses de Caroline Bastide dans Travail, capitalisme et société esclavagiste, Paris, La découverte, 2005.
  • [5]
    En fait, comme l’atteste la première lettre de Toussaint à Laveaux (général, puis gouverneur de l’île) datée du 18 mai 1794, son ralliement date du 6 mai ; or c’est le 7 juillet que Toussaint accuse réception du décret d’abolition. Ceci dit il a pu entre temps se faire une conviction sur la sincérité des commissaires et sur le bien fondé de leur prétention à être l’expression de la volonté nationale, fut-ce par anticipation. Par ailleurs il a été noté que Toussaint ne passe vraiment à l’offensive contre ses anciens alliés qu’au moment où il sait que la république a ratifié la décision du 29 août.
  • [6]
    Si c’est le 3 juillet 1801 que la Constitution de Saint-Domingue est approuvée par Toussaint, celui-ci se considère déjà comme gouverneur de facto, lorsqu’il édicte ses règlements de culture et surtout lorsqu’il fait emprisonner Roume, représentant de la République, le 26 novembre 1800.

12- le partisan Toussaint : de la lutte partisane à l’usurpation[2]

2Les considérations qui précèdent posent la question des limites du pouvoir du point de vue du pouvoir constitué ; essayons de voir ce qu’il en est du point de vue immanent du mouvement insurrectionnel lui-même, à travers le parcours de Toussaint et son rapport avec les masses noires. Ce parcours peut être divisé en trois périodes avec chacune sa problématique. Toussaint fut d’abord un partisan, un rebelle, puis officier dans l’armée régulière, puis gouverneur, quasi chef d’État de Saint-Domingue.

Le partisan : l’insurrection sort de son impasse politique (fin 1791, mai 1794)

3Toussaint ne fait pas partie des initiateurs de l’insurrection du 22 août 1791. Il ne la rejoint que quelques mois plus tard. Césaire dit en substance qu’il trouva une jacquerie et la transforma en révolution ; c’est aller vite en besogne et faire peu de cas de ce que l’insurrection a en elle-même d’inédit et d’exceptionnel. Arrêtons-nous-y un peu, avant de revenir à l’action de Toussaint. D’abord le mot importe : il s’agit bien d’une insurrection et pas d’une jacquerie ou d’un marronnage à grande échelle. En effet, marronnage et jacquerie peuvent certes s’appuyer sur une aspiration profonde à la liberté ou sur un sentiment d’injustice devant l’insupportable, mais ils ne convertissent pas ces sentiments en une remise en cause efficace du système comme tel. Il y a comme une pulsion de sortie du système mais qui justement ne détruit pas ce dernier.

4En quoi le mouvement du 22 août est-il en rupture avec cela ? Par son organisation et sa préparation, qui suppose une étonnante circulation de l’information entre les plantations durant les semaines qui précèdent le soulèvement. Par l’objectif (manqué de peu) de la prise du Cap, c’est-à-dire du centre du pouvoir politique dans le nord de l’île. Par la pratique de la négociation sur la base de revendications très claires : trois jours hebdomadaires de liberté (c’est-à-dire concrètement trois jours pendant lesquels l’esclave peut travailler pour lui et non pour le maître) et une référence à la personne du roi (souvenons-nous que les colons ont intégré le Tiers État et se trouvent de fait dans le camp des « patriotes » révolutionnaires ; par ailleurs la rumeur persistante courait chez les esclaves selon laquelle le roi voulait leur bien et souhaitait leur octroyer les trois jours hebdomadaires). Ce dernier point est important : on a souvent qualifié d’archaïques ces revendications, qui marqueraient l’absence de compréhension par les insurgés du caractère inédit de la situation et de son sens révolutionnaire [3]. Or ce qu’il faut noter me semble-t-il dans cette référence à une autorité extérieure, c’est un souci de légitimation, qui suppose un rapport réflexif des insurgés à ce qu’ils sont en train de faire en essayant d’en dégager un sens ; c’est aussi qu’ils s’inscrivent dans une dimension politique puisque aussi bien les autorités révolutionnaires à ce moment n’ont pas dépassé l’égalité entre libres de couleur et blancs sur fond de maintien de l’esclavage. Le royalisme est alors une manière de s’inscrire dans l’opposition ami-ennemi qui définit la politique. Concernant les trois jours, il est tentant de voir dans cette revendication l’incapacité à se projeter dans un système autre qu’esclavagiste ; c’est en gros ce que pense Césaire, d’où son appellation de jacquerie. Or même si nous ne pouvons ici entrer dans le détail de l’argumentation, une autre lecture semble plus pertinente. Ce qui est en jeu dans la revendication des trois jours c’est le rapport à la terre, la possibilité d’une appropriation de cette dernière, pas seulement parce qu’elle permet l’autosubsistance par la consommation de la récolte mais parce qu’elle permet l’appropriation de soi. Nous sommes renvoyés à la distinction fondamentale entre travail pour soi et travail pour autrui [4]. Il y a là une revendication à proprement parler, et qui fut formulée comme telle par les esclaves révoltés du sud de Saint-Domingue ainsi que l’a montré l’historienne américaine Caroline Fick dans son ouvrage The making of Haïti (the University of Tenessee Press/Knoxville 1990). Pour l’esclave la liberté a un sens très concret. Elle passe par l’appropriation liée de la terre et de soi. Il est vrai ceci dit, que si cette revendication a un sens anthropologique, elle est stratégiquement et politiquement une impasse (qui se montre comme telle de manière éclatante lorsque les insurgés vainqueurs retournent spontanément sur leurs plantations). C’est le génie politique de Toussaint de l’avoir fait sortir de cette impasse, et ce par une triple opération :

5– Transformation de la revendication : le mot d’ordre devient simple et est radicalement politique : la liberté générale. Toussaint dans son combat ne reviendra jamais dessus.

6– Ralliement à la république dès que celle-ci entérine l’abolition de l’esclavage [5].

7– Le tiers instrumentalisé en tant qu’allié objectif, en l’occurrence l’Espagnol, devient l’ennemi réel en tant qu’il représente l’ordre ancien (ordre ancien d’autant plus menaçant que les Anglais rétablissent l’esclavage dans toutes les zones de Saint Domingue où ils parviennent à s’installer).

8Le partisan rallié est donc en passe de devenir un combattant régulier sans que cela implique le moindre renoncement ou reniement de sa part. les deux logiques, celle de l’État révolutionnaire français et celle de l’insurrection de Saint-Domingue se sont rejointes dans un éphémère triomphe du droit naturel, pour reprendre l’expression de Florence Gauthier (cf. son ouvrage Triomphe et mort du droit naturel en révolution).

9Reste le problème de la nature réelle de la revendication des masses. Si celles-ci sont le pouvoir constituant, est-ce que l’action de Toussaint met en œuvre et traduit politiquement leurs aspirations ?

Le général : Le droit de conquête contre le droit naturel et les aspirations des nouveaux libres (mai 1794, fin 1800) [6]

10Toussaint, officier de l’armée française (nommé colonel en mars 1795 par le gouverneur Laveaux, puis général de brigade en juillet par la Convention, puis commandant en chef de la colonie par Sonthonax en mai 97) se trouve dans une position paradoxale : cette intégration dans les troupes régulières, ou plutôt la transformation de son armée en armée régulière, consacre son succès personnel et celui de la cause qu’il défend : la liberté générale ; mais en même temps elle en bloque la logique, le mouvement immanent. Le pouvoir constituant s’est exercé et s’est imposé, brisant l’ordre ancien, faisant triompher le droit naturel ; il lui est demandé maintenant de se suspendre en quelque sorte et de laisser se déployer le nouvel ordre républicain. Le 22 août 1795, la nouvelle Constitution, qui établit le directoire, affirme que « Les colonies françaises sont partie intégrantes de la République, et sont soumises à la même loi constitutionnelle ». Pour la première et peut être la seule fois de son histoire jusqu’à présent, Saint-Domingue/Haïti ne relève pas de l’exception. Toussaint et son armée deviennent un élément, un instrument du pouvoir constitué (certes supposé en continuité avec le pouvoir constituant). Son rôle est de poursuivre la guerre contre les Anglais et les Espagnols dont l’enjeu est évidemment le maintien dans la France de cette « partie intégrante », mais aussi (à Saint-Domingue comme sur le continent) la défense des acquis de la révolution contre le retour de l’ordre ancien (que les Anglais imposent dans les parties de Saint-Domingue qu’ils contrôlent, et que les Espagnols maintiennent). Il s’y emploiera avec le succès qu’on sait : il contrera efficacement les tentatives espagnoles d’invasion jusqu’en octobre 95, date à laquelle les Français de Saint-Domingue apprennent que le traité de Bâle entre l’Espagne et la France octroie à cette dernière la souveraineté sur toute l’île. En 1798, il négocie avec le général anglais Maitland, l’évacuation totale et définitive des troupes Anglaises. À la fin de cette année il n’y a plus de troupes étrangères sur l’île. De l’aveu de tous, si la France a conservé Saint-Domingue, c’est à l’action militaire et diplomatique de Toussaint qu’elle le doit.

11Pour autant trois questions fondamentales, explosives, qui étaient posées dès le départ par l’insurrection des esclaves, continuent de travailler la situation car elles ne sont pas réglées : l’accession de la colonie à la souveraineté, la propriété de la terre (le rapport à la terre des nouveau libres, et le statut des terres laissées vacantes par les colons exilés), et la citoyenneté. Et là, on voit l’action de Toussaint scindée en deux orientations antagonistes : d’un côté il rend inéluctable le mouvement vers la souveraineté, jouant un rôle réellement émancipateur et jetant les bases d’un véritable État (non sans éliminer habilement et cyniquement ses rivaux potentiels, Sonthonax, Laveau, Roume, mais aussi Rigaud, son rival mulâtre du sud) ; de l’autre il brise le mouvement d’appropriation de la terre entrepris par les cultivateurs nouveaux libres (et qui pour eux est le seul sens concret de la liberté nouvellement acquise). Il choisit nettement le système de la plantation contre celui de la petite propriété ; ce choix en lui-même a sans doute sa pertinence économique et stratégique, mais une chose est sûre : il porte en germe un divorce entre l’État à venir et les masses noires qui vont constituer le peuple. Sa mise en œuvre va s’accompagner d’une militarisation des rapports sociaux, antinomique avec toute forme de citoyenneté authentique. Par ailleurs la population se divise en deux castes : non pas tant mulâtres et noirs que créoles et bossales (nés en Afrique ; c’est le cas des deux tiers des esclaves au moment de l’insurrection).

12Le processus de formation de l’État : en menant non seulement la lutte mais aussi les négociations avec les Anglais, il s’approprie, indûment du point de vue de la constitution, une part non négligeable de souveraineté : la politique étrangère. Il outrepasse de toute évidence les prérogatives d’un général. Il pratique par rapport aux autorités françaises une politique du fait accompli couronnée par le succès de 1798, facilitée certes par l’intérêt évident des Anglais à faire de lui leur interlocuteur privilégié, faisant comme si la France était déjà hors jeu.

13Toussaint saura utiliser cette logique mais sans jamais se laisser dépasser par elle. Maitland a semble-t-il tout fait pour le pousser à déclarer l’indépendance et à passer un accord commercial exclusif sans restriction avec l’Angleterre ; mais Toussaint n’entend pas tomber sous la coupe économique d’une autre puissance coloniale. Son objectif est la maîtrise de sa politique économique. D’où l’importance considérable des accords avec le consul américain Stevens, qui autorise aux Américains le cabotage de l’île. En 1800, le régime fiscal mis en place par Toussaint, fixe des taxes à l’importation identiques, quelle que soit l’origine des produits ; autrement dit, c’en est fait des prérogatives de la métropole. L’Exclusif a vécu. La rupture avec l’ordre ancien est là aussi radicale.

14Ce faisant il fait coup double : il démontre la capacité de l’île à autonomiser sa production et ses échanges ; il montre sans avoir besoin de le dire qu’une indépendance est viable. Dans le même temps il réalise ce dont les planteurs avaient toujours rêvé ; pouvoir commercer avec qui bon leur semble. D’ailleurs, Toussaint n’a pas attendu 1800 pour encourager les colons au retour, faisant montre d’un pragmatisme qui là encore prend le contre pied de la loi républicaine sur les émigrés ; Toussaint, contre l’avis des représentants de la métropole (Sonthonax lors de sa deuxième mission), refuse de confisquer leurs biens. Il favorise ainsi leur retour et dissuade de partir ceux qui sont encore là en leur laissant comprendre qu’il y a encore un avenir pour eux à Saint-Domingue, alliant par là pragmatisme et magnanimité à peu de frais. C’est la marque d’un homme d’État sachant mettre en œuvre une politique de réconciliation nationale.

15En réalité cette réconciliation est plutôt un arrangement des propriétaires sur le dos des cultivateurs, car un double choix est impliqué dans l’affaire : les denrées exportables plutôt que les vivres ; le système de la plantation plutôt que la petite propriété.

16En fait ce sont les anciens libres qui se retrouvent maîtres du jeu par appropriation des biens des absents et mise en place d’un statut très proche de l’esclavage pour les cultivateurs, à qui il est imposé de revenir sur leur plantation d’origine. Les uns comme les autres (colons exilés se refusant à revenir, et ex-esclaves cultivateurs) sont exclus de la propriété au profit des chefs militaires (Dessalines se retrouve ainsi propriétaire d’une trentaine de plantations). Ce qui triomphe c’est ni plus ni moins que le droit de conquête ; le droit naturel est hors jeu. Le droit positif aussi puisque par de telles attributions Toussaint sort du cadre de la loi. Mais il arrive là encore à imposer le fait accompli en évinçant avec une suprême habileté politique, les représentants successifs de l’État. Il serait trop long ici de développer ce point mais ce qui est notable c’est qu’à chaque fois Toussaint va utiliser le mécontentement des masses noires pour parvenir à ses fins politiciennes ; mais il n’en est plus que le porte-parole apparent : leur revendication fondamentale, la petite propriété et le travail pour soi, est d’ores et déjà récusée par le processus mis en route.

17Cependant, en 1798 Toussaint n’est pas encore maître absolu de l’île. Un dernier obstacle de taille persiste encore : le chef mulâtre Rigaud qui au sud a pratiqué à peu près la même politique que lui et avec le même succès. Toussaint, pas plus que Rigaud d’ailleurs n’entend partager le pouvoir. Chacun des deux va tenter de se concilier les autorités françaises en jouant de la supposée infidélité de l’autre à la France. À ce petit jeu Toussaint sera le plus fort, la guerre devient inévitable ; il est facile de la présenter comme celle des Noirs récemment libres contre des mulâtres représentant de l’ordre ancien. En réalité ce qui se joue c’est la lutte entre noirs et mulâtres certes, mais à l’intérieur de la classe possédante des anciens libres et au détriment des nouveaux libres, comme Gérard Barthélémy l’a bien montré.

18Mais plus qu’à une lutte pour le pouvoir, ce à quoi nous assistons avec cette guerre civile, c’est une racialisation du conflit qui permet à Toussaint en quelque sorte de donner le change comme s’il défendait l’ordre nouveau (les noirs) contre l’ordre ancien (les mulâtres). Nous entrons dans une phase d’illimitation de l’hostilité où l’ennemi n’est plus celui qu’il faut vaincre mais celui qu’il faut détruire, éliminer.

19Dessalines sera chargé des opérations et Toussaint feindra l’indignation devant les moyens employés par son lieutenant, mais trop tard ; procédé machiavélien bien connu. Peu importe ici sa sincérité feinte ou réelle ; peu importent les considérations psychologiques sur le caractère sanguinaire de Dessalines (il y eut peut être 10 000 victimes parmi les mulâtres) ; ce qui compte c’est la logique qui est à l’œuvre. Dessalines et Toussaint sont les deux faces solidaires d’une forme particulière de pouvoir par le rapport qu’elle entretient à la violence. La guerre sort de son cadre dans la mesure où elle s’accompagne d’une illimitation de l’hostilité. L’action de Toussaint elle-même tend maintenant à s’affranchir de tout cadre, qu’il émane du pouvoir constitué, d’une référence au pouvoir constituant, ou d’une référence au droit naturel. Sa volonté devient son guide.

Le gouverneur : La volonté contre le droit ; absolutisme et militarisation de la société

20Tout cela se confirme avec le passage à la troisième période, celle du gouverneur. Toussaint occupe d’abord la partie ex-espagnole contre la volonté du gouvernement, qui aurait voulu que des troupes françaises blanches s’en chargent pour marquer la souveraineté de la France.

21À la fin 1800, Toussaint est le maître de l’île. La nature de son pouvoir se précise. Le 4 février suivant il convoque depuis Santo-Domingo une Assemblée centrale de Saint-Domingue pour élaborer une Constitution. Dans le même temps le pouvoir en France replace à nouveau les colonies dans l’ordre de l’exception. Selon l’expression qui apparaît dans la constitution consulaire du 13 décembre 1799, elles seront régies par des « lois spéciales » ; voilà ouverte la possibilité d’un rétablissement de l’esclavage. Des deux côtés de l’Atlantique, c’est le droit qui reflue.

22Toussaint gouverneur à vie, on assistera non pas à une civilisation du militaire, mais à une militarisation du civil.

Quelles sont les étapes de ce processus ?

23Il y a d’abord les règlements de culture, par lesquels Toussaint entend organiser la production agricole en fonction des exigences de l’exportation. Il s’agit ni plus ni moins d’une militarisation du travail agricole. Au fur et à mesure que l’échec de son projet se précise, Toussaint édicte des « règlements de culture » de plus en plus sévères dans le but dit-il d’assurer la prospérité (reprise de vertus saint louis) ; en fait il étend le régime militaire à l’organisation du travail agricole.

24Les deux règlements successifs du 12 octobre 1800 et du 25 novembre 1801 sont à référer certes à son projet économique (les denrées contre la culture vivrière), mais aussi à l’évolution de sa politique à l’égard des cultivateurs.

25Le modèle militaire est explicite et sans réserve : « il importe que les gérants, conducteurs et cultivateurs… se comportent comme les officiers, sous officiers et soldats ». S’ils dérogent à leurs devoirs, « ils seront arrêtés, punis avec la même sévérité que les militaires ». « Les gérants et conducteurs d’habitations doivent rendre compte aux commandants militaires de leurs quartiers et au commandant de l’arrondissement, de la conduite des cultivateurs et cultivatrices sous leurs ordres. » (Article 7)

26Les commandants des quartiers doivent dresser la liste de tous les cultivateurs des habitations, « base immuable pour la fixation des cultivateurs sur les habitations ». Un système d’inspection des cultures est mis en place.

27La circulation, les opinions, la vie privée (Arrêté de 1801 sur les mariages), font l’objet de la plus grande vigilance.

28Seul le citoyen/propriétaire est habilité à vivre dans les villes et les bourgs. Mais pour cela il doit détenir une carte de sûreté, dont l’obtention dépend des revenus, du métier et de la conduite, ce dernier point étant à l’appréciation du commandant militaire. Le citoyen est virtuellement délinquant.

29Non seulement le simple cultivateur est « discriminé » mais il ne peut espérer changer de condition : il lui est interdit de fait d’accéder à la propriété, du fait de l’interdiction de vendre moins de cinquante carreaux de terres, surface dont le coût lui est inabordable. Actes de vente comme mariages doivent être soumis à l’approbation préalable de Toussaint. Le divorce d’avec les masses devient inéluctable.

30En 1801, les cultivateurs se révoltent contre les règlements de culture ; la répression est terrible et Toussaint fait exécuter son propre neveu, Moïse, haut dignitaire de son armée, considéré comme meneur de la révolte. Le système fondamentalement ségrégationniste (qui recouvre l’opposition bossale/créole) s’impose d’un coté ; mais par ailleurs les citoyens eux-mêmes sont dans un système d’insécurité civile permanente, sous la surveillance des commandants militaires.

31La constitution de 1801, bien que maintenant un rattachement formel à la France, consomme la rupture. En fait Toussaint détourne habilement la disposition sur les « lois spéciales » : le titre I de la Constitution affirme en son article 1er : « Saint-Domingue […] forme le territoire d’une seule colonie, qui fait partie de l’empire français, mais qui est soumis à des lois particulières. » Les voies de l’autonomie ou de la souveraineté partagée sont ouvertes. Un quasi État est en place. Mais quel État ? Les membres de l’Assemblée législative chargée d’écrire cette constitution, ont été désignés par le seul Toussaint. L’idée d’une consultation du peuple n’est même pas évoquée.

32Le fait même que Toussaint soit gouverneur à vie (désigné nommément dans l’article 28, ce qui est une aberration juridique) et puisse nommer son successeur (Titre VIII, art. 28, 30) change la nature de son pouvoir : la référence à toute source extérieure d’autorité (qu’il s’agisse de l’État français ou du pouvoir constituant local) est suspendue. La seule référence renvoie au « génie » et aux « vertus » de Toussaint, et au bout du compte à sa volonté.

33Les lois et les modifications de la constitution, ne peuvent être proposées que par le gouverneur (Titre VII art. 19, titre VIII art. 36). Exécutif et législatif sont confondus.

34Il est fait référence aux Habitants (Titre II) avant qu’intervienne le terme de citoyen, et il est précisé (Titre VI art. 15) : « Chaque habitation est une manufacture qui exige une réunion de cultivateurs et ouvriers ; c’est l’asile tranquille d’une active et constante famille, dont le propriétaire du sol ou son représentant est nécessairement le père ». Par la référence à la famille on voit que l’inégalité de statut est inscrite dans la nature des choses, ce qui est contraire à l’idée même de citoyenneté. Le Peuple compris comme dépositaire du pouvoir constituant est nié par ce texte. Les libertés de culte et d’expression sont refusées (Titre III, art. 6, titre VIII, art. 39).

35Enfin, la possibilité d’un recours à la traite est évoquée par deux fois, dans le « Discours préliminaire », et Titre VI, art. 17 : « l’introduction des cultivateurs indispensables au rétablissement et à l’accroissement des cultures aura lieu à Saint-Domingue ».

36Donc la liberté générale réaffirmée clairement est en fait réduite à presque rien : pas de culte, pas de circulation, pas de propriété, pas d’expression, pas d’égalité.

37Césaire a beau parler de dictature au sens républicain, rendue nécessaire par les circonstances, aussi bien les actes que l’œuvre administrative et constitutionnelle de Toussaint s’éloignent et du concept de dictature de commissaire, et de celui de dictature souveraine.

Notes

  • [1]
    Cet article a déjà fait l’objet d’une publication dans le deuxième numéro de la revue Recherches Haïtiano-Antillaises en juin 2006.
  • [2]
    Deuxième partie d’une analyse que nous avons entamée dans le précédent numéro de Sens-Dessous publié en février 2010.
  • [3]
    La référence initiale au roi chez les insurgés fut utilisée dans la propagande des colons pour assimiler Saint-Domingue à une « nouvelle Vendée » menaçant les intérêts de la Nation.
  • [4]
    Voir les analyses de Caroline Bastide dans Travail, capitalisme et société esclavagiste, Paris, La découverte, 2005.
  • [5]
    En fait, comme l’atteste la première lettre de Toussaint à Laveaux (général, puis gouverneur de l’île) datée du 18 mai 1794, son ralliement date du 6 mai ; or c’est le 7 juillet que Toussaint accuse réception du décret d’abolition. Ceci dit il a pu entre temps se faire une conviction sur la sincérité des commissaires et sur le bien fondé de leur prétention à être l’expression de la volonté nationale, fut-ce par anticipation. Par ailleurs il a été noté que Toussaint ne passe vraiment à l’offensive contre ses anciens alliés qu’au moment où il sait que la république a ratifié la décision du 29 août.
  • [6]
    Si c’est le 3 juillet 1801 que la Constitution de Saint-Domingue est approuvée par Toussaint, celui-ci se considère déjà comme gouverneur de facto, lorsqu’il édicte ses règlements de culture et surtout lorsqu’il fait emprisonner Roume, représentant de la République, le 26 novembre 1800.
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