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Article de revue

L’engagement ambigu : avec les étrangers face au droit

Pages 16 à 26

« Aéroports de Paris : le monde entier est notre invité. »
Campagne publicitaire assénée jusqu’à la nausée tout l’hiver a la télévision

L’État est-il (seulement) l’ennemi ?

1Le 29 mars 2002, le désert australien fut le théâtre d’un événement singulier : un millier de militants venus manifester leur soutien aux étrangers détenus dans le centre de rétention de Woomera franchissent le périmètre de sécurité et se retrouvent devant la dernière barrière ; elle cède et cinquante étrangers s’échappent. Ni les militants, ni les étrangers, ni les autorités n’attendaient cela. Les images ont fait le tour du monde et le centre fut fermé. Le même scénario s’est produit en Italie le 27 juillet 2003 avec le centre de Bari, fermé à son tour. Piteuse capitulation des autorités australiennes et italiennes devant une poignée d’activistes ? Évidemment non, et de fait c’est au redéploiement efficace d’une sinistre politique de contrôle, de séparation et d’éloignement des étrangers migrants que l’on a assisté depuis lors, j’y reviendrai. La France, elle, n’a jusqu’à présent pas connu ce type d’action où l’on s’attaque directement et physiquement aux dispositifs de l’État de police. Au contraire, la seule fermeture de camp, celui de Sangatte, a été le fait du ministre de l’Intérieur, certes conformément à l’attente d’une partie de l’opinion et des associations impliquées, mais sans qu’il y ait eu véritablement bras de fer ou confrontation violente. Est-ce à dire que par chez nous l’engagement en faveur des étrangers est moins puissant et moins radical ? Ce serait faire peu de cas de la densité et de la qualité du réseau associatif travaillant jour après jour dans ce domaine, ainsi que la capacité d’un nombre non négligeable de citoyens à se mobiliser ponctuellement lorsque des principes élémentaires de la morale et du droit sont en jeu, même si l’air du temps est majoritairement à la xénophobie et au repli sur soi. Pensons à la mobilisation autour de l’occupation de l’église Saint-Bernard, en plein été 1996, ou à la manière dont les actions du Réseau éducation sans frontière (RESF) parviennent à sortir des enfants et leurs parents du mécanisme de la reconduite à la frontière. À chaque fois le mouvement est « payant » puisqu’en 1997 la gauche revenue au pouvoir enclenche une vague de régularisations et pérennise le processus en légiférant sur la possibilité pour le sans-papier d’être régularisé dès lors qu’il peut faire état de dix ans de présence en France. Les succès des actions de RESF ont quant à eux poussé le ministre de l’Intérieur à produire une circulaire enjoignant aux préfets de ne pas faire reconduire à la frontière pendant la période scolaire des familles dont les enfants sont scolarisés. Mais sans doute est-il indécent de se satisfaire de tels « résultats » qui, d’une part, sauvent des individus mais ne remettent pas en cause les principes qui président à la politique, ou plutôt la police de l’immigration, et, d’autre part, sont on ne peut plus fragiles et provisoires. La régularisation au bout de dix ans est supprimée dans le dernier projet de loi CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile) ; son application est de toute manière à l’appréciation des préfets. La circulaire de septembre dernier sur les enfants et leurs familles ne vaut que pour la période scolaire. S’impose alors le soupçon que l’exigence éthique et l’intransigeance politique qui devrait être son corollaire ont été anesthésiées dans un arrangement entre les associations et le pouvoir, dont les étrangers ne sont que l’objet, le tiers presque toujours exclu. Un doute persiste donc sur les modalités de l’engagement et de l’action : Woomera et Bari ne sont-ils pas des exemples à suivre et à multiplier ? C’est ce doute que je voudrais tenter d’interroger.

2Au fond, l’alternative est entre deux conceptions et deux pratiques de l’engagement et de l’émancipation. La première, portée par une frange importante du mouvement alter-mondialiste et illustrée sur la question qui nous intéresse par la revendication des « no border », voit dans l’alliance de l’État et du marché depuis le début de l’époque moderne la source des maux de l’humanité : les États nationaux européens, sous l’empire du principe de souveraineté, ont unifié des marchés intérieurs, alimentés par ailleurs en grande partie par le pillage systématique du reste du monde soumis au régime colonial. Il serait faux de croire que la décolonisation et l’éclatement du cadre de l’État nation lié au développement du marché mondial ont desserré l’étau. Il s’est en fait reconfiguré, et justement la prolifération des centres et autres camps de rétention atteste cette connivence continuée entre le marché et le principe de souveraineté sous sa forme policière. Ces centres sont le lieu et l’instrument de la gestion des flux de population, flux qui en eux-mêmes procèdent d’un mouvement immanent à la multitude, mais que le capitalisme veut pouvoir capter et rentabiliser et que les États veulent pouvoir contrôler du fait de la puissance dissolvante dont ils sont porteurs. Donc, en s’attaquant physiquement aux centres de rétention, on porte atteinte du même coup à l’État et à la logique du marché : on destitue l’opération de division et de séparation qu’ils appliquent constamment à la multitude en érigeant des frontières entre un dehors et un dedans, entre étrangers et nationaux, et parmi les étrangers, entre réguliers et clandestins. Des épisodes comme ceux de Woomera et Bari apparaissent alors dans une sorte d’aura messianique comme préfiguration d’un temps et d’un monde où ce principe de séparation ne vaudrait plus, où la multitude ferait corps avec elle-même.

3L’autre modalité de l’engagement et de la lutte ne se pare pas du prestige de la radicalité politique et assume un certain nombre de présupposés et de contradictions qui portent en elles le risque de la compromission, voire parfois de la complicité. Son point de départ est également dans le refus de l’inacceptable, mais avec l’idée que s’il faut faire valoir des droits, c’est à l’État qu’il faut demander ou exiger de les rendre effectifs. Le présupposé est le suivant : l’État reconnaît ou est susceptible de reconnaître les droits pour lesquels on se bat, et cela parce que, historiquement, l’avènement du principe de souveraineté a certes pris la figure de l’État de police mais aussi de, l’État de droit, d’un État capable d’émanciper ou de protéger.

4Nul angélisme dans un tel postulat dans la mesure où il s’accompagne de la conscience que la réalité des droits subjectifs ne réside pas dans le seul texte de la loi mais dans la possibilité effective pour le sujet qui s’y réfère d’obtenir une action publique en sa faveur. Lorsque c’est l’accès au droit de populations marginalisées qui est en jeu, et que la marginalité, en outre, est produite par la puissance publique elle-même, le rapport de l’action militante à cette dernière ne peut échapper à une ambiguïté-complexité qui exige la plus grande lucidité de la part des acteurs.

L’hospitalité entre éthique et droit

5Attachons-nous d’abord à ce que cette ambiguïté a de fondamental et d’irréductible. La question de l’étranger est en premier lieu celle de l’hospitalité, c’est-à-dire d’une exigence d’accueil illimité, inconditionné et dissymétrique (sans réciprocité). Cette exigence implique un refus de trier, de discriminer, de désigner des indésirables ; refus que le terme même porte en lui puisque l’hostis en latin c’est l’hôte aussi bien que l’ennemi ; l’hospitalité est toujours une victoire sur l’hostilité. Toutes les sociétés, toutes les cultures sont traversées par cette exigence mais réintroduisent fatalement de la limite par sa mise en œuvre dans des coutumes ou dans des lois. Il y a là une antinomie indépassable entre l’hospitalité comme Loi absolue, et les lois de l’hospitalité qui posent à chaque fois des conditions à l’accueil. Si l’éthique peut se définir comme refus de cet écart, comme réaffirmation permanente des impératifs imprescriptibles de la conscience devant la détresse ou même la simple présence de l’autre, le droit (même) sous tendu par l’idée de justice répond quant à lui à un impératif tout aussi imprescriptible de mesure, d’équilibre, de réciprocité. Autrement dit, l’écart entre ce que l’éthique prescrit et ce que le droit autorise définit un reste qui est la croix de toute la politique moderne : que faire avec cet au-delà du droit ? La théorie moderne du droit naturel a pris en charge cette difficulté à travers un certain nombre de distinctions conceptuelles supposées la réduire (nous nous en tenons ici à la question de l’étranger). Tout d’abord elle a essayé de penser l’hospitalité universelle en termes de droit public, de l’arracher à la religion et à la sphère privée de la charité. Elle la fonde, si nous suivons la leçon de Kant, sur : « Le droit à la commune possession de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, (les hommes) ne peuvent se disperser à l’infini mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit. » (Projet de paix perpétuelle, GF). Par ailleurs, l’hospitalité n’est pas de la philanthropie, mais bien « le droit pour l’étranger à son arrivée sur le territoire d’un autre à ne pas être traité en ennemi ». Ce qui découle de ce double droit (commune possession de la terre, et ne pas être traité en ennemi), c’est la libre circulation, le droit de visite, d’être en commerce au sens très large avec les autres, qu’il s’agisse de proposer des biens, des idées ou des articles de foi.

6La réciprocité et l’universalité sont ici évidentes et pour autant n’empêchent pas que ce droit ait sa limite. Si le sol de la terre appartient en commun à l’humanité, il faut aussi faire droit à ce que des hommes singuliers, des groupes singuliers ont édifié sur ce sol, et qui leur appartient en propre : des villes, des institutions, des manières de vivre… dès lors, il y a de la frontière et de l’étranger, et ce fait, et le droit qui en découle, est tout aussi irréductible que le droit à la commune possession de la terre avec laquelle il entre alors en conflit. Les pieds de l’homme ne foulent jamais directement la terre mais toujours aussi un territoire et ses yeux ne contemplent jamais un simple paysage mais toujours aussi un pays. C’est cette distinction entre le sol et ce que les hommes ont fait sur ce sol qui fonde la distinction entre droit de visite et droit de résidence ou d’installation. Selon le droit naturel, le droit de visite est universel et inconditionné, le droit de résidence est à la discrétion de la communauté qui reçoit. Par essence, le séjour de l’étranger n’est légitime que dans la mesure même où il est provisoire et suspendu à la volonté du souverain. Celui-ci peut à tout instant prendre la décision de renvoyer l’étranger chez lui, mais, précise Kant « si cela n’implique pas sa perte » ; restriction fondamentale qui définit le droit d’asile. Ici est affirmé un droit supérieur, en l’occurrence le droit à la vie, auquel même le droit du souverain est subordonné. Le droit naturel définit donc clairement trois modalités de la présence de l’étranger sur le territoire national : la visite, la résidence, l’asile. À chacune de ces modalités correspond un statut administratif inscrit sur un document dans les États de droit : le visa, la carte de séjour, le statut de réfugié. Cela étant posé, quelques remarques s’imposent : si tout semble clair concernant les principes ici évoqués et les distinctions qui en découlent, cette clarté n’empêche nullement l’arbitraire de la part de l’État dans la délivrance de visas, de titres de séjour, et même du statut de réfugié, d’autant que c’est l’administration et non la justice qui délivre les titres (y compris pour l’asile, en tout cas en première instance). N’est-il pas par ailleurs impossible de déterminer quand s’arrête la visite et quand commence l’installation ? Et pour l’asile, comment peut-on affirmer avec certitude que quelqu’un ne coure pas de risque en cas de renvoi dans son pays. On voit qu’au fond les délimitations et les critères sont en eux-mêmes plutôt mouvants et susceptibles de toutes sortes de déplacements, au gré des intérêts nationaux. Enfin, il n’est pas du tout anodin que si ces principes de droit naturel sont aujourd’hui instrumentalisés par les États occidentaux pour restreindre toujours plus l’hospitalité à l’égard de ressortissants de pays qui sont souvent leurs anciennes colonies, ils furent au départ découverts et formulés par des penseurs dont le but était de marquer une limite aux droits des Européens sur le nouveau monde et donc de critiquer, sinon de destituer totalement, l’entreprise coloniale. Ainsi, à l’aube de la modernité, le théologien espagnol Vitoria montra que ce droit devait en substance se restreindre à celui de commercer et de prêcher pacifiquement dans le respect des mœurs des hôtes, alors même que ses contemporains et compatriotes se livraient sans vergogne au pillage, à la conversion forcée et à la destruction des cultures indiennes. Kant lui-même, au crépuscule des lumières, dans l’ouvrage déjà cité, se scandalise de voir que les Européens préparent les conditions de nouveaux conflits par leur manière de traiter les populations du nouveau monde. Il est édifiant et sans doute assez décourageant de prime abord de voir que l’appareil conceptuel supposé délimiter et humaniser les conditions de la présence européenne dans le reste du monde n’y parvint nullement au vu de l’histoire coloniale alors que ce même appareil structure aujourd’hui avec un certain succès (encore que…) l’arsenal juridico-administratif à travers lequel une Europe forteresse entend se mettre à l’abri des assauts de la misère du monde. Et c’est pourtant sur lui que les militants des droits de l’homme doivent s’appuyer pour mener leurs actions, en faisant jouer l’État de droit contre l’État de police, c’est-à-dire souvent, dans les situations concrètes, les juges contre l’administration. Deux questions nous permettront d’illustrer cela : celle de l’asile et celle des centres de rétention.

L’asile et son rétrécissement

Étatisation de l’asile

7On a coutume de voir dans le droit d’asile moderne un prolongement de la tradition religieuse qui faisait des églises des lieux de refuge inviolables pour toute personne en fuite ; pourtant la laïcisation de cette institution s’est accompagnée d’un renversement radical. Là où il s’agissait d’accorder protection au criminel en fuite, c’est désormais la victime de persécutions qui peut en bénéficier, à l’exception précisément des criminels (citer les textes et vérifier en ce qui concerne le droit commun) ; il y a comme un présupposé implicite quant à l’excellence morale et humaine requise pour prétendre bénéficier du droit d’asile, du statut de réfugié ; et ce présupposé, dans la mesure où il autorise la discrimination entre bons et mauvais réfugiés, a nécessairement des effets pervers. Cette laïcisation s’est également accompagnée d’une étatisation nationalisation de la question : là où l’exilé d’Ancien Régime (et les guerres de religion en ont produit en nombre), était pris en charge par sa communauté reconstituée à l’étranger, étant étranger dans la société d’accueil à plusieurs titres (étranger au royaume, étranger à la ville, étranger aux différents corps et États), la prise en charge aujourd’hui est le fait de l’État d’accueil qui a le monopole de la définition de l’étranger par la seule référence à la nationalité (l’État interdit au citoyen d’en décider). De là découle que le droit d’asile est pris dans la contradiction qui traverse tous les États de droit entre principe de souveraineté et de nationalité d’un côté, et droits de l’homme de l’autre ; dès le départ, il y eut cet antagonisme entre deux exigences proclamées en même temps, l’accueil généreux des persécutés et la défense exclusive des citoyens de la nation.

La charge de la preuve

8Cette contradiction étant difficile à affronter comme telle de manière politique, elle est contournée, court-circuitée ; la dépolitisation du débat conduit à un enfermement dans une logique bureaucratique centrée sur l’administration de la preuve des persécutions subies. On entre alors dans un processus de séparation du bon grain de l’ivraie qui oppose le vrai réfugié au faux réfugié. Les militants associatifs sont eux-mêmes pris dans ce piège. Prenons l’exemple du Comede : cette association ayant pour vocation première de faciliter l’accès aux soins des demandeurs d’asile a très vite mis en place son propre dispositif de prise en charge médicale. Les professionnels de la santé engagés dans l’association ont toujours doublé leur intervention pratique ou technique du souci de témoigner de ce que les réfugiés avaient vécu chez eux mais aussi de ce qu’impliquaient pour leur santé physique et mentale leurs conditions de vie en France, de manière à faire évoluer les conditions de l’accueil. Mais les restrictions successives apportées au droit d’asile depuis deux décennies, et les exigences bureaucratiques qui en découlent, ont imposé peu à peu une logique de l’expertise entrant souvent en concurrence avec celle du témoignage. Les constats et jugements du médecin deviennent des pièces à conviction essentielles dans le dossier de demande d’asile. Le voilà donc amené par l’administration (l’OFPRA), mais aussi par le demandeur d’asile lui-même, pris à la gorge par l’urgence de la situation, à recueillir le témoignage, le récit de vie, à en examiner la compatibilité avec les violences alléguées et les séquelles constatées, et à rédiger un certificat médical attestant la crédibilité de leur demande. Dans la perspective originelle, le certificat médical était un instrument décisif pour étayer la dénonciation de certains régimes ou de certaines conditions de vie, et ainsi prendre position efficacement dans l’espace public et alerter l’opinion. Cet usage du certificat comme document produit dans l’espace public s’inscrivait en rupture avec la posture de la première génération humanitaire type Croix-Rouge : soigner, soulager et se taire, maintenir un silence politique de principe ; désormais il s’agissait de ne plus accepter de soigner sans témoigner. Mais voilà que le pivot de cette démarche, le certificat, qui permet le témoignage et l’accès au système de santé du pays d’accueil, est capturé par la logique discriminante de recherche de la preuve à tout prix. La dépolitisation de la question de l’asile par le pouvoir met à mal la nature politique de l’engagement du médecin et des moyens qu’il met en œuvre pour soutenir cet engagement. Une vraie rencontre, avec une vraie histoire, une vraie douleur, vécues par un vrai sujet, peuvent faire de celui-ci un « faux réfugié » si le certificat médical est jugé non probant. Plus grave que la dépolitisation de l’acte du médecin, c’est à une désubjectivation du réfugié que conduit cette logique. Le récit par lequel celui-ci se réapproprie sa propre histoire, étant a priori soupçonné par l’administration, ne vaut alors que dans la mesure où il peut être connecté à des traces ou séquelles physiques médicalement constatables ; sa véracité tend donc à être référée exclusivement au corps du demandeur ; non pas tant le corps vécu où il inscrit son histoire que le corps objet considéré par des tiers dans le processus de validation de la demande. Tout se passe comme si le pouvoir isolait le corps pour en faire le lieu muet où se joue la sélection. Le sujet est réduit à son corps.

9Nous voyons donc comment il est difficile pour le médecin engagé de tenir ensemble sa pratique technicienne et son implication militante tant il est pris dans les contradictions propres au traitement français de l’asile qui combine compassion et répression : c’est le même État qui finance et soutient le centre de santé et qui sollicite son expertise pour discriminer vrais et faux réfugiés. Il serait triste que le pouvoir parvienne à séparer des pratiques (en l’occurrence médicale) de leur sens politique et que nous ayons d’un côté des techniciens neutres et muets et de l’autre des activistes sans pratique qu’il est alors facile de stigmatiser en les taxant de « droit de l’hommisme ». (note)

Les centres de rétention

10Par définition, l’étranger, dans le droit positif, n’a pas tous les droits du citoyen ; mais il a quand même des droits, même quand il est en situation irrégulière. Le travail incessant des associations pour qu’au moins il puisse avoir accès à ces droits est pris dans la double ambiguïté qui revient constamment : un tel engagement reconnaît au moins implicitement la légitimité de l’État qui ne peut pas ne pas distinguer le citoyen et l’étranger. Par ailleurs, il doit assumer de batailler contre des agents de l’État en sollicitant l’intervention d’autres agents du même État ; schématiquement et pour reprendre la distinction déjà évoquée, faire jouer l’État de droit contre l’État administratif et de police. Cela pour contrer la tendance naturelle de l’État face à un sujet, l’étranger, qui par sa présence sur le sol national, s’inscrit dans la sphère de sa puissance mais continue de lui échapper en tant qu’il relève d’une autre souveraineté ; tendance naturelle qui consiste a lui réserver un traitement purement administratif et policier. Or en France, le rapport de l’administration avec les étrangers se caractérise invariablement par un mélange de mépris (l’étranger est un homme diminué qui, par nature, a moins de droits) et de peur (l’étranger est au mieux un concurrent dans la course aux largesses de l’État, au pire un ennemi) ; d’où, concrètement, une résistance aux mesures favorables aux étrangers et une pratique assez généralisée de confiscation illégale de droits (il est possible d’y voir un avatar du long passé colonial de l’État français, mais cette hypothèse doit être mise à l’épreuve d’une étude détaillée). Quoi qu’il en soit, tout cela est exacerbé avec les centres de rétention à propos desquels deux questions se posent au militant : d’abord, le principe même de leur existence est-il acceptable ? Ensuite, puisque leur existence est de toute manière un fait, quelle attitude adopter ? Les dénoncer de l’extérieur ou y être présent pour agir de l’intérieur ?

11La première question est surdéterminée par l’histoire. Ainsi, pour reprendre le cas évoqué plus haut, la construction même de l’Australie est indissociable de l’existence de camps : le pays fut d’abord une colonie pénale britannique juxtaposée à des « missions » et des « réserves » où les Aborigènes étaient parqués. Le caractère racial est d’emblée dominant puisque les forçats européens déportés étaient pour la plupart des Irlandais considérés par l’administration comme appartenant à une « race » différente. Aux forçats succédera la main-d’œuvre importée sous « contrat » de Chine ou des îles du Pacifique. Pendant la guerre, l’administration britannique envoie deux mille cinq cents ressortissants allemands, juifs pour un grand nombre. De nombreux prisonniers de guerre japonais sont internés et deux cent trente-quatre d’entre eux seront massacrés lors d’une tentative d’évasion. Dans les années soixante-dix, l’Australie rompt officiellement avec cette tradition de l’internement racial qui hante sa mémoire. D’où le choc symbolique dans l’opinion et des réactions violentes immédiates lorsqu’en 1992 le gouvernement ouvre le premier centre de rétention destiné aux migrants.

12En France également le passé est assez chargé de ce côté : camps de réfugiés espagnols des années trente ; centres de transit pendant la guerre, camps de Tziganes (qui ne fermeront qu’en 1947) ; déplacement et internement du quart de la population algérienne pendant la guerre d’indépendance. Là aussi la réactivation de l’internement administratif dès le début des années quatre-vingts n’a donc rien d’anodin. Mais elle s’inscrit dans un processus assez ambivalent qui nous conduit à notre deuxième question.

13Les centres de rétention actuels sont le fruit de la critique associative de leurs prédécesseurs. À partir de 1975, la police met en place des lieux de rétention « clandestins » techniquement nécessaires pour mener à bien la politique d’expulsion d’étrangers voulue par le gouvernement. Le centre d’Arenc à Marseille devient le symbole de cette politique et la cible des associations qui y voient à juste titre une zone de non droit où les étrangers sont victimes d’un régime d’exception. Son existence est dénoncée au nom de l’État de droit. Et pourtant, c’est au nom du même État de droit qu’elle sera légalisée par le gouvernement Maurois (loi du 29 octobre 1981), dans le prolongement d’une réflexion menée avec les réseaux associatifs du PS. Cette légalisation est justifiée par l’introduction du pouvoir judiciaire au détriment de la police dans la législation sur les expulsions. Le placement en rétention fait avec cette loi l’objet d’un contrôle judiciaire (juge des libertés). Le contrôle associatif interviendra en 1984 avec la première convention entre le ministère des Affaires sociales et la Cimade qui, jusqu’à nouvel ordre, reste la seule association présente en centre de rétention. Peu à peu, les intervenants de la Cimade, soutenus régulièrement dans cette démarche par une mobilisation interassociative, passeront d’une mission de contrôle de l’administration et d’information de l’étranger à une action en vue de l’accès effectif au droit, c’est-à-dire en l’occurrence à la justice contentieuse (les tribunaux administratifs). Ils sont donc parvenus à « importer », au cœur d’un dispositif dont la nature première était purement technique et policière, une logique du droit et un certain contrôle judiciaire ; à connecter l’espace fermé et caché de la rétention sur l’espace ouvert et public de l’audience. Expérience singulière donc qui interdirait d’identifier purement et simplement les centres de rétention aux camps des périodes sombres de l’histoire ; d’autant que là encore, la Cimade n’est pas la Croix-Rouge : l’exigence de témoigner et de dénoncer est maintenue en particulier à travers la publication annuelle d’un rapport très édifiant sur les centres et locaux de rétention et le potentiel d’inhumanité qu’ils recèlent. Cela est certes essentiel mais rien n’empêche de nourrir le soupçon que les associations, en l’occurrence la Cimade, ont été en quelque sorte piégées dans un processus où l’administration, sommée de sortir du non droit au nom de principes dont elle ne peut pas ne pas se réclamer, a fait taire la contestation en légalisant les actes de police. À l’appui de ce soupçon : l’augmentation considérable de placements en rétention, l’augmentation de la durée légale de cette dernière qui donne le temps à l’administration de négocier leur « retour » vers le pays d’origine, et le fait que l’administration n’y fait placer que ceux dont le dossier est juridiquement assez lisse pour qu’aucune action en justice ne soit véritablement possible (les cas plus compliqués qui pourraient faire l’objet d’une défense juridique efficace sont laissés à la clandestinité et du coup privés de l’accès au droit). L’intervenant associatif n’est plus que le témoin impuissant du fonctionnement du dispositif. Ultime avatar de ce processus d’instrumentalisation policière du judiciaire : alors que jusqu’à présent l’accès du retenu à la justice avait été conquis et perçu comme une possibilité pour ce dernier de se soustraire à la seule logique administrative et policière qui le maintenait dans un régime d’exception, on assiste désormais à un début d’absorption du judiciaire dans le policier : depuis novembre 2003, la loi prévoit la possibilité de délocaliser la justice en autorisant le déroulement d’audiences dans l’enceinte des centres de rétention et des zones d’attente. La première de ces audiences internée s’est déroulée en juin 2005 au centre de Coquelles, provoquant un tollé de la part des associations mais aussi d’une grande partie du corps de la magistrature dénonçant la mise en œuvre insidieuse d’une justice d’exception.

14À cet internement, ingestion, et relative dénaturation de la justice dans les centres, s’ajoute également depuis quelques années un autre processus inquiétant : l’externalisation des centres et du traitement des demandes d’asile. L’Union européenne, moyennant finances et diverses aides techniques, fait sous-traiter la gestion des populations migrantes par les États frontaliers, la Moldavie par exemple, mais aussi et surtout la Libye et les États du Maghreb qui feront désormais le tampon entre l’Est ou l’Afrique noire, et l’Europe ; tout est déjà en place. Voilà donc les camps, de sinistre mémoire en Europe et provoquant toujours un malaise dans l’opinion, placés à l’extérieur et hors de la vue et du contrôle de la société civile. Certes des « garanties » sont soi-disant exigées, comme l’introduction par les États concernés du droit d’asile dans leurs constitutions respectives. Extension des droits de l’homme ou moyen cynique de leur faire assumer une part importante de la charge des réfugiés ? L’avenir n’est pas fermé mais tout porte à penser que les êtres humains concernés n’ont rien à gagner à ce qui se met en place, ne serait-ce que du fait de la faible sensibilité des opinions publiques locales à la question du droit des étrangers (ceci dit cela peut évoluer). Lorsque Tony Blair a lancé en 2003 le projet de « transit processing centers » hors de l’UE, il s’inspirait de la solution trouvée par les autorités australiennes suite aux événements de Woomera : la mise en place de camps dans les micro-États voisins pour éviter l’usage par les internés de l’habeas corpus et l’exclusion de certains récifs ou îles relevant de sa souveraineté de la « zone de migration » : ceux qui y débarquent ne disposent plus des droits constitutionnels du migrant. Il y a également de quoi être au moins perplexe quand on sait que le colonel Kadhafi doit sa réintégration dans la communauté internationale en grande partie à sa collaboration à la politique européenne de refoulement des Africains subsahariens, dont la Libye elle-même fait sur place un « usage » sans scrupule, les « relâchant » purement et simplement sans nourriture et sans eau dans le désert lorsqu’ils sont trop nombreux ou devenus inutiles. Plusieurs milliers d’hommes sont ainsi envoyés à une mort certaine chaque année depuis au moins une décennie ; les cinq cents personnes que MSF a « trouvées » assoiffées et affamées dans le Sahara aux confins du Maroc et de l’Algérie suite aux événements de Ceuta et Melilla l’été dernier n’étaient pas les victimes d’une crise ponctuelle, mais révélaient quelque chose de structurel dans les relations entre Afrique noire Maghreb et Europe, une structure qui engloutit corps et âme et sans trace des quantités considérables d’êtres humains. Personne, ni nos dirigeants, ni nous-mêmes, ne pourra dire qu’il ne savait pas.


Date de mise en ligne : 20/01/2016

https://doi.org/10.3917/sdes.000.0016

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