Notes
-
[1]
Les ksour sont des « espaces architecturaux et patrimoniaux propres à la culture berbère (amazigh), [qui] étaient destinés autrefois à emmagasiner les biens et les réserves de provisions des tribus semi-nomades du Sud tunisien qui en étaient propriétaires » (Ellouze, 2019).
-
[2]
Par l’hétérotopie, Michel Foucault (1984) propose une nouvelle catégorie d’espace qu’il définit comme des « espaces autres », « contre espaces » ou « espaces concrets hébergeant l’imaginaire », et qui constitue une échappatoire à un monde perçu comme accablant et très contraignant.
-
[3]
Mis à part que les ksour sont en état avancé de dégradation, ces édifices présentent aussi un enjeu identitaire majeur. Les ksour s’étalent sur un espace qui représente le tiers de la superficie de la Tunisie, sur le territoire de deux régions administratives, les gouvernorats de Tataouine et de Médenine. Ce monument historique est doté d’une grande importance symbolique aux yeux des citoyens, en ce sens qu’il représente la société conservatrice dans toute son authenticité et sa fierté.
-
[4]
Ces « espaces explicitement culturels et poétiques […], des espaces intérieurs intimes où la convivialité rime avec l’authenticité du lieu […], susceptibles de créer des ambiances immersives qui mêlent hospitalité et hétérotopie » (Ellouze, 2019, p 17).
-
[5]
Le comité de pilotage a veillé à réhabiliter des ksour en état d’abandon pour accueillir des spectacles musicaux tout au long du processus du design social comme l’Orchestre symphonique, le spectacle Fellaga et l’Opéra de Tunis. Ces spectacles réunissaient des élus, des responsables politiques, les directeurs régionaux, les parties prenantes engagées dans les projets et les habitants. Cette étape avait pour finalité d’enchanter le processus de réhabilitation des ksour et de le consolider. Ces spectacles ont eu lieu pour la première fois à Tataouine, dans des ksour abandonnés, et ils ont participé à créer un débat médiatique autour de l’importance de la valorisation des ksour.
-
[6]
Nous entendons ici par hospitalité « un geste de compensation, de mise à égalité, de protection, dans un monde où l’étranger n’a originellement pas de place » (Ellouze, 2019).
-
[7]
Pendant nos immersions, nous avons remarqué un nombre important d’associations à vocation culturelle et patrimoniale. Notre défi était de les réunir autour d’un projet fédérateur, celui de faire revivre les ksour tout au long de l’année.
-
[8]
En tant que développement possible, compte tenu de la nécessité de préserver le patrimoine culturel ksourien, à la fois matériel et immatériel, la proposition d’institutionnalisation et de diffusion des connaissances générées par une plate-forme numérique a été présentée à Valence en 2019, lors de la Conférence internationale sur le numérique, l’innovation, l’entrepreneuriat et le financement (Ramseyer et al., 2019).
1L’innovation sociale souligne la convergence de l’implication humaine et des enjeux contemporains de la société. La pratique du design (Zacklad, 2017) est dès lors une trajectoire cocréative vers la mise en œuvre de changements significatifs et sensés, en adoptant des pratiques collaboratives et participatives. Le concept d’innovation sociale a élargi la portée du rôle du design dans la société en favorisant la collaboration et l’implication de la communauté afin de produire des contributions ayant un impact sur la culture et la société. Par un projet de design participatif et co-créatif, cet exemple tente d’identifier comment le codesign peut répondre aux besoins sociaux, environnementaux et économiques par des solutions innovantes pour le changement social (Manzini, 2014).
2Par ce projet collaboratif, le travail de terrain a permis de penser en profondeur le processus de l’innovation sociale et de choisir une voie pertinente pour le développement culturel et économique de la région de Tataouine. Notre processus prend en compte son histoire et sa culture et offre à sa future clientèle des services à haute valeur ajoutée qui respectent harmonieusement son environnement ainsi que son tissu de relations sociales. Cependant, ces valeurs reposent essentiellement sur des connaissances tacites (savoir-faire, savoir-être, expérience, expertise, tour de main) et sur des connaissances explicites (information, procédures, technologies de l’information). L’acquisition des connaissances tacites requiert un long apprentissage. C’est là qu’intervient le design social. Cette approche permet de prendre en compte tous les éléments constitutifs du design afin de les traiter de manière cohérente et coordonnée, de développer les savoir-faire adéquats, ainsi que d’aborder les défis institutionnels, économiques, sociaux et intergénérationnels qui s’y attachent (Ben Youssef Zorgati, 2013).
3Ces efforts conséquents de design pour revaloriser les ksour [1] sont cruciaux. Si la partition est belle et que les musiciens sont talentueux, il manque néanmoins un chef d’orchestre qui saura faire jouer tout le monde à l’unisson (prestataires, locaux, touristes et autres parties prenantes). C’est d’ailleurs ce qui a été entrepris : en 2018 et 2019, les auteurs de cet article, avec plusieurs participants de nationalités et d’expertises différentes, ont participé à l’événement dit « Désert Hétérotopique » à Tataouine, au sud-est de la Tunisie. L’événement est conçu dans le cadre d’une recherche doctorale et postdoctorale préparée par Ellouze (2019) et qui adopte l’approche « recherche-projet » (Findeli, 2015) en design dans le domaine de l’innovation sociale. Selon Findeli, l’épistémologie pragmatique, respectant l’inséparabilité du sujet et de l’objet, peut être appliquée comme cadre épistémologique robuste pour la recherche en design, notamment dans la recherche-projet. Notre expérience adopte une démarche pragmatique soulignant les choix méthodologiques et constituant l’expérience vécue à travers l’hospitalité comme stratégie de recherche. C’est par le design social que nous arriverons à une mise en scène d’une expérience innovante, spontanée et authentique.
4Le texte est organisé de la façon suivante. Dans la section 1, nous rappelons les objectifs de cette recherche et les éléments de gestion de projets qui lui sont relatifs. En particulier, nous adoptons une perspective de démarche pragmatique qui a l’avantage de donner une philosophie, une épistémologie, ainsi qu’une méthodologie solide. Dans la section 2, nous présentons brièvement le codesign et ses enjeux et nous avons fait le choix d’exposer la dynamique de l’innovation sociale par l’hospitalité. Dans la section 3, nous expliquons les approches de codesign du travail de terrain utilisées dans ce projet de design. Enfin nous concluons et fournissons des orientations pour la suite de la recherche.
1 – « Désert hétérotopique » : le projet et ses objectifs
5Dans le cadre de la recherche doctorale et postdoctorale d’Ellouze (2019), des équipes pluridisciplinaires (design, architecture, sociologie, géographie, histoire, communication, arts plastiques, sémiotique, marketing, sciences des gestions) venant de Tunisie, de Suisse, du Brésil, de Belgique, d’Italie et de France se sont engagées sur le terrain à Tataouine en 2018 et 2019. Tataouine, le plus grand gouvernorat de Tunisie, est connu pour son patrimoine culturel berbère, punique, romain et arabo-musulman. Les équipes se sont donc réunies autour d’un projet de design social pour se pencher sur la question des ksour : des constructions en péril vu leur état avancé de dégradation. Ce potentiel culturel encore inexploité offre de grandes perspectives dans les projets de design. Notre projet repose sur une démarche de design social qui vise la valorisation du patrimoine matériel et immatériel grâce à une mise en œuvre des projets culturels dans une action participative. La commande de ce projet est portée par divers acteurs, privés et publics, les acteurs principaux étant le gouvernorat de Tataouine, le ministère des Affaires culturelles et le ministère du Tourisme et de l’Artisanat. La démarche collaborative, qui constitue le fil rouge de notre projet, a permis de créer des synergies entre les acteurs de la société civile porteurs d’idées, des professionnels de la culture et des experts à la recherche d’outils adéquats de développement culturel des ksour. Les activités proposées visaient l’exploitation du gisement de l’intelligence collective propre à la dynamique des parties prenantes, c’est-à-dire, « une intelligence pragmatique, créatrice, non routinière, anticipatrice et projective » (Deledalle, 1967, p. 376).
6Le projet, dit « Désert Hétérotopique », est lancé à la suite de notre rencontre avec un texte, bien connu des architectes, du philosophe Michel Foucault sur le concept d’hétérotopie [2], conjuguée avec l’une des caractéristiques principales de la culture des populations amazighs puis arabo-musulmanes du Sud, en l’occurrence « l’hospitalité ». Le projet repose sur la « situation problématique » des ksour [3] et ce que les philosophes pragmatistes appelaient un « trouble », « un flot confus de sensations, de sentiments, de perceptions [qui] n’a rien de défini » et qui devait nous conduire à « clarifier la situation dérangée et confuse » (Dewey et James, cités dans Zask, 2015, p. 57). À travers notre approche pluridisciplinaire, nous avons pu aborder ensemble des questions sociales, écologiques, politiques et humanitaires afin de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociétaux.
2 – Expérience, interaction et codesign : la dynamique de l’innovation sociale par l’hospitalité
2.1 – Le codesign et ses enjeux
7Pour répondre aux objectifs, besoins et attentes fixés par le comité de pilotage, représentant le premier cercle de groupes d’intérêt, la méthodologie de recherche a été basée sur des ateliers de cocréation, suivis d’une série de groupes de discussion avec des usagers et de séminaires de recherche. Si l’innovation sociale est confrontée à de nombreux défis dans la pratique en raison de la complexité des acteurs et des systèmes impliqués, le processus de codesign apparaît comme l’approche la plus pertinente afin d’améliorer la coconception des innovations sociales et la cocréation de valeur nécessaire à l’implication à long terme des parties prenantes pour atteindre l’objectif d’adoption et de diffusion.
8Le codesign, moteur de l’innovation, offre de nouveaux modèles de processus et de boîtes à outils qui aident à améliorer, accélérer et visualiser chaque processus créatif, réalisé non seulement par les designers, mais aussi par des équipes multidisciplinaires issues de tout type d’organisation (Tschimmel, 2012). Ces outils visent à impliquer les usagers dans les phases de recherche et développement telles que l’exploration, la réflexion et les tests (Stickdorn et Schneider, 2012). Un modèle bien connu du processus de réflexion sur le codesign est le modèle à double diamant qui permet de vulgariser l’approche d’un designer en quatre phases : découvrir, définir, développer et déployer (Onarheim et Friis-Olivarius, 2013).
9Cette approche de co-innovation utilise des outils de codesign pour coordonner les différents acteurs et les usagers finaux dans la boucle de conception de l’innovation. Elle permet de suivre les acteurs impliqués dans ce processus tout en favorisant la collaboration entre les participants et en facilitant le partage des connaissances. Ce modèle permet donc de suivre les idées et d’impliquer les communautés dans chaque étape du processus d’innovation et de codesign.
2.2 – La dynamique de l’innovation sociale par l’hospitalité
10L’hétérotopie, au sens de Foucault, a donné aux ksour une dimension spatiale spécifique pour les ouvrir sur l’espace des possibles. Ce cadre conceptuel a permis d’absorber toute hétérogénéité de ces lieux abandonnés, en permettant à ce projet de valorisation des ksour d’acquérir « une autre manière fantasmatique de regarder le monde » (Viennet, 2017). L’hospitalité, qui est l’une des caractéristiques de la région de Tataouine, les a ancrés dans leur environnement culturel, de telle manière que les ksour, sujet de notre projet, conjuguent bien l’hospitalité avec l’hétérotopie [4]. Pour le projet, « l’hospitalité ayant contribué d’une manière ou d’une autre à l’expérience vécue et organisée dans les ksour, l’hospitalité n’étant pas perçue là comme une valeur ajoutée, mais plutôt comme une stratégie de recherche qui a conditionné le déroulement de l’événement » (Ellouze, 2019, p. 129), elle a ainsi constitué le cadre dynamique qui a accompagné notre processus participatif.
11D’abord, l’expérience d’accueil et les relations qui l’accompagnent ont provoqué des effets qui ont influencé le déroulement des ateliers. Selon Ellouze (2019), l’hospitalité est perçue comme un processus qui enchaîne plusieurs phases qui sont reliées pour procurer le confort, la détente et le bien-être, et également pour guider nos convives qui ont visité Tataouine pour la première fois. La notion de guide est une notion phare dans le contexte de la première visite puisqu’il ne s’agit pas de montrer le chemin, mais plutôt de munir nos convives des moyens pour bien comprendre les besoins de la communauté locale. Ces moyens se matérialisent par les éléments qui constituent le processus de l’innovation sociale. Ainsi, l’expérience de l’autre inconnu a été vécue en totale empathie et les équipes des experts ont tenté de s’approcher le plus possible de la vision de la communauté locale. La réflexion empathique nourrie par l’aspect hospitalier du processus a permis de centrer l’étude sur les besoins réels de la région et de répondre à ces besoins par de l’innovation. Cela confirme ce que disait Findeli (2005, p. 48) : « c’est l’être humain qu’il convient de placer au centre du projet en design ». Nous pouvons dire, d’une manière laconique, que l’environnement hospitalier a influencé l’expérience. Cela rejoint la réflexion de Dewey (1906), pour qui l’expérience n’est pas purement individuelle : elle s’inscrit au contraire dans un contexte culturel. L’hospitalité, qui trouve ses racines dans le territoire du sud comme une culture populaire de don et de partage (Mauss, 1925), a donné une assise forte au projet qui adopte l’approche de l’innovation sociale par le design.
12Ensuite, l’expérience expérimentale au sens de Dewey (1906) a fait que le projet s’est transformé en un laboratoire d’idées. L’approche de « recherche-projet » (project-grounded research) qui a été conçue et développée par Alain Findeli pour conduire des recherches en design (2005, 2010, 2015) a donné une profondeur interprétative à un projet de terrain centré usagers. Ainsi, le projet de design « Désert Hétérotopique », qui adopte une orientation pragmatique, a suscité plusieurs actions interprétatives faisant référence aux différentes activités du projet. Par ces activités, nous avons cherché à comprendre et à analyser les contextes à travers des ateliers interactifs afin de configurer les propositions possibles de solutions, ce qui fait du processus de projet lui-même un processus d’innovation sociale, particulièrement pertinent pour une démarche pragmatique. Selon Berger (2014), la notion d’expérience peut être considérée dans une approche pragmatique. En effet, le sens d’une expérience créative demeure certainement dans les particularités de son vécu. Sa raison d’être et sa configuration s’articulent selon sa contextualisation. Donc à travers ce projet de design, nous ne cherchions pas la « vérité » déjà là, mais le sens hypothétique et provisoire par l’action, à savoir si les problèmes pouvaient être résolus et comment cela pourrait se faire (Frelat-Kahn, 2013).
13Si « l’interaction est essentielle pour comprendre l’expérience dans sa complétude et sa dynamique » (Zask, 2003, p. 16), le projet développé à Tataouine a adopté la démarche pragmatique dans la mise en place des méthodes et des outils facilitant le processus du codesign. Le codesign était lui-même un moyen pour le développement des propositions et des réponses à la situation problématique, ce qui est détaillé ci-après.
3 – Méthodologie et occurrence des activités
14Le comité de pilotage a défini les acteurs pertinents pour participer au processus de codesign. Selon la vision du comité, les ateliers ont rassemblé près de trente professionnels de tous les secteurs d’activités locaux. Cette étape a été précédée par plusieurs sessions de préparation de terrain pour aboutir à un résultat qui valorise le ksar.
15L’expérience à Tataouine a été pensée dans une logique de design social répartie en quatre phases :
3.1 – Phase 1 : Découvrir
La phase de la découverte des ksour et des spécificités culturelles de Tataouine
La phase de la découverte des ksour et des spécificités culturelles de Tataouine
16La première session de l’événement, qui s’est déroulée du 24 au 27 avril 2018, a commencé par un partage d’idées autour de la problématique entre les parties prenantes locales et les invités. Cette phase commence par différents épisodes d’immersion, d’observations et d’entretiens semi-directifs pour contextualiser la situation initiale. C’est le processus immersif de familiarisation et de repères riche en perceptions esthétiques, sensorielles et émotionnelles. Les immersions avaient pour but de faire comprendre le patrimoine ksourien, son architecture et les coutumes et traditions culturelles en relation avec les ksour. L’étape de contextualisation était cruciale pour les équipes interdisciplinaires, qui ont repensé l’espace avec les habitants et les différentes parties prenantes. Le projet a commencé par une inauguration officielle de l’événement avec des activités culturelles, musicales et artistiques théâtrales [5]. Il faut noter que l’hospitalité [6], présentée comme une des stratégies de notre projet, a accompagné le volet participatif du codesign. Les différents scénarios artistiques qui ont animé les concerts ont été construits par une participation active de la société civile [7] et des personnes qui ont gardé une mémoire vivante de ce qu’était jadis le ksar.
17Des conférences et des débats se sont tenus pour comprendre le « pourquoi » de cet abandon à travers le recueil de plusieurs témoignages des professionnels de la culture de la région. Ensuite viennent le « comment » et les procédures possibles pour intervenir. Le débat a été aussi suivi d’une exposition artistique où des œuvres en relation avec la vie du désert ont été exposées.
3.2 – Phase 2 : Définir
La phase de définition et de l’idéation
La phase de définition et de l’idéation
18Sur la base des flux de connaissances créés et partagés pendant la première phase, cette étape a généré plusieurs idées pouvant alimenter la phase de définition. Afin de trouver plusieurs propositions communes, l’équipe de recherche a synthétisé ces résultats et a comparé les offres répondant aux mêmes types de besoins. Dix propositions, soumises aux participants des ateliers sous la forme d’un vote par points (Osterwalder et Pigneur, 2015), ont été sélectionnées et classées par ordre de priorité. Le jour suivant, d’autres ateliers ont permis aux différents participants d’apporter une formulation créative à la résolution de la problématique des ksour. De ces ateliers, trois idées de projets ont vu le jour :
A – Le projet Ksar-up
19Un projet économique, avec une finalité d’ordre social et environnemental, qui vise à reconvertir un ksar en un espace qui mutualise plusieurs fonctions, à savoir : un open lab, un espace de travail partagé, un office de tourisme local, une auberge, un restaurant traditionnel et une galerie. Le projet se développe sur l’axe espace-temps par des objectifs à court, à moyen et à long termes.
B – Le projet Ks’artisanat
20Ce projet vise la valorisation des ksour et de l’artisanat à travers des modèles vertueux basés sur l’apprentissage de l’artisanat. L’État est impliqué dans ce projet pour pousser le développement en cercle vertueux. Les investissements étatiques seront destinés à la création d’ateliers de formation et de boutiques pour les artisans, permettant au ksar de s’introduire dans un cycle éducatif.
C – Le projet Entre les ksour
21Ce projet est basé sur un service de transport public. Des panneaux de signalisation vers les ksour servent à promouvoir ces espaces. Ce service public est basé sur un réseau de minibus qui circulent entre les ksour.
22La première session de l’événement a été clôturée par un spectacle musical traditionnel, dans le ksar Beni Barka. Pour offrir d’autres perspectives et préparer la suite en 2019, de nouvelles visites dans d’autres lieux patrimoniaux et culturels de la région ont aussi eu lieu.
3.3 – Phase 3 : Développer
La phase du développement des projets
La phase du développement des projets
23La deuxième version de l’événement, qui s’est déroulée du 2 au 4 mai 2019, rassemblait à nouveau plusieurs professionnels, nationaux et internationaux, ainsi que des entrepreneurs privés de la région réunis autour de la même problématique : « Comment faire revivre les ksour tout au long de l’année ? » C’est une approche centrée sur l’entrepreneuriat, visant à encourager les jeunes à entreprendre dans la valorisation sociale et économique du patrimoine culturel. Ce choix était basé sur une enquête menée auprès des autorités régionales et de la population locale pour identifier les deux ksour les plus susceptibles d’être exploités économiquement. De ce fait, des propositions plus précises ont été présentées pour valoriser ces ksour en se basant sur des traits culturels spécifiques, des savoir-faire et des pratiques locales.
24Un concours a donné lieu au développement de deux projets : un centre culturel numérique au ksar Dghagra et le projet Intikal-Bio comme centre de compétences et de valorisation locale au ksar Ouled Soltan. La sélection a été faite dans un processus participatif démocratique (Labuset-Diot, 2013). Un atelier s’est ensuite créé, concentré sur la cocréation de la conception des services et l’orchestration des activités, en utilisant plus précisément les outils de parcours de l’usager et du canevas du modèle d’affaires (Bitner et al., 2007 ; Osterwalder et al., 2011 ; Parrish et Czarnecki, 2016). Les participants ont pu se mettre à la place d’un usager pour considérer son parcours et proposer les meilleures expériences à offrir.
3.4 – Phase 4 : Déployer
La phase du déploiement du codesign et de l’expérience vécue
La phase du déploiement du codesign et de l’expérience vécue
25Cette dernière phase de convergence a permis aux participants de présenter les propositions aux investisseurs potentiels. À cette fin, l’équipe de recherche a modélisé les principaux services sous la forme de prototypes afin de provoquer des sujets de discussion avec des usagers pour chaque service proposé (population locale, écoles, professionnels et gouvernement). Ces personnes ont pu s’exprimer sur les critères retenant leur attention et sur leurs désirs d’améliorer ce qui leur était proposé. Cette démarche a conduit à une évaluation des services proposés et à une classification des plus prometteurs.
26Grâce aux méthodes participatives du codesign et à l’engagement important des participants, la phase 4 a permis d’établir un certain nombre de prestations de services par ksar. Ces prestations de services prennent en compte les opportunités et les défis qui pèsent sur le projet :
A – Le centre culturel du ksar Dghagra
27Ce projet se présente comme un centre culturel sur les ksour avec deux missions principales :
- Mémoire vivante : documentation et observation.
- Animation et médiation culturelle.
28La question générale qui se pose est la suivante : comment faire revivre ce ksar en valorisant sa fonction initiale comme lieu de stockage ? Les principaux services potentiels identifiés sont (1) les ateliers, (2) les expositions permanentes et temporaires, (3) les conférences, (4) des espaces commerciaux et (5) un espace de documentation sur les ksour doté d’un observatoire sur le patrimoine ksourien.
B – Le projet Intikal-Bio
29Ce projet social et solidaire à but lucratif vise la préservation du patrimoine à travers la mise en valeur des compétences et des savoir-faire locaux. Son plan d’action se compose de trois axes principaux :
- Création des Groupements de Développement Agricole (GDA) féminins spécialisés dans la valorisation de l’artisanat et des aliments locaux préparés.
- Création d’une marque bio pour faire enregistrer les variétés locales.
- Restauration de la fonction historique du ksar comme un espace de stockage des denrées et valorisation par la création de lieux de vente, d’exposition et de dégustation.
30L’objectif principal du projet est la valorisation du ksar à partir de son histoire en mettant l’accent sur le savoir-faire local, l’artisanat et l’agriculture. Après l’étude économique, les participants ont développé l’aménagement du ksar selon un programme défini. En effet, le renouveau du site offre l’opportunité de développer de nouveaux services à la population dans le vaste domaine agritouristique, notamment la mise en valeur des produits du terroir et de la production agricole, l’accueil, l’information sur l’agriculture et les métiers des produits du terroir,soit la restauration et la promotion des produits du terroir, les loisirs et la vente directe par une coopérative ou toute autre forme juridique. Après le déroulement des ateliers, une soirée a été consacrée à célébrer le ksar Ouled Dabeb, qui a accueilli l’Opéra de Tunis.
31Ce travail de design social consiste à regrouper les forces des différentes parties prenantes autour des projets ayant pour but premier le développement régional. La mise en valeur de ces bâtisses passe par la tangibilisation du savoir-faire local et des valeurs qui s’y dissimulent. Les propositions de projets ont été présentées officiellement pendant la séance de clôture à nos commanditaires principaux — à savoir le gouvernorat de Tataouine, le ministère des Affaires culturelles ainsi que le ministère du Tourisme et de l’Artisanat. Ils ont fourni un soutien moral et financier qui permettra la réalisation de ces projets.
Conclusion
32La notion d’hospitalité, dans le cadre de cette recherche, s’est trouvée au centre de toutes les préoccupations. En effet, l’hospitalité a contribué à former l’expérience vécue à Tataouine autant qu’elle diffère selon les personnes, les comportements, les motivations, les attentes et l’environnement physique. Si, comme l’affirme Foucault (1984), nous vivons une spatialité en crise, une fragmentation, un effritement de l’espace traditionnel ou si nous assistons à la disparition de lieux authentiques, nous pouvons alors envisager d’utiliser le design pour reconstruire et réhabiliter ces espaces hétérotopiques afin de les mettre en harmonie avec leur environnement, pour créer des atmosphères immersives mêlant hospitalité et hétérotopie.
33Donc cette expérience repose non seulement sur l’interaction, mais également sur les facteurs caractérisant l’échange humain et l’atmosphère dans laquelle se déroule l’action. La stratégie que nous avons utilisée pour bien mener le projet, caractérisée par son aspect social, consiste en la mise en œuvre d’un réseau à travers lequel les acteurs du terrain choisi établissent des relations, discutent, pensent et agissent ensemble.
34L’approche de codesign a utilisé des outils de cocréation pour orchestrer les différents acteurs et les usagers finaux dans la boucle de processus de réflexion sur l’innovation. Elle a permis d’accompagner les acteurs dans un processus de co-innovation, en facilitant la collaboration avec toutes les parties prenantes, et les résultats de cette approche ont été multiples. D’une part, les professionnels ont eu l’occasion de partager et d’échanger sur les deux projets des ksour et, d’autre part, ce processus nous a conduits à développer un modèle d’entreprise ainsi que des idées de services directement utiles dans la valorisation des ksour. La participation à l’exercice de codesign a certainement permis d’instaurer un esprit d’innovation [8].
35La démarche pragmatique, qui a conduit notre processus, a favorisé l’interaction sociale et le déploiement des phases expérimentales du projet. Ce fut l’occasion d’une interconnexion d’idées et d’une valorisation de diverses opinions autour d’un projet fédérateur axé sur une expérience de design social et de codesign. Cette interconnexion a été rendue possible par le déploiement de plusieurs outils pédagogiques.
36Cette recherche, qui a pour vocation d’insuffler de nouvelles initiatives locales et de remettre de l’interaction au centre de la dynamique du vivant, nous a permis d’ouvrir le champ à des collaborations futures visant la structuration du tissu associatif, par le design social, à travers des projets culturels, sociaux et solidaires visant l’innovation dans la région.
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Mots-clés éditeurs : démarche pragmatique, hospitalité, innovation sociale, désert hétérotopique, codesign
Mise en ligne 21/06/2021
https://doi.org/10.3917/sdd.013.0072Notes
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Les ksour sont des « espaces architecturaux et patrimoniaux propres à la culture berbère (amazigh), [qui] étaient destinés autrefois à emmagasiner les biens et les réserves de provisions des tribus semi-nomades du Sud tunisien qui en étaient propriétaires » (Ellouze, 2019).
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Par l’hétérotopie, Michel Foucault (1984) propose une nouvelle catégorie d’espace qu’il définit comme des « espaces autres », « contre espaces » ou « espaces concrets hébergeant l’imaginaire », et qui constitue une échappatoire à un monde perçu comme accablant et très contraignant.
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Mis à part que les ksour sont en état avancé de dégradation, ces édifices présentent aussi un enjeu identitaire majeur. Les ksour s’étalent sur un espace qui représente le tiers de la superficie de la Tunisie, sur le territoire de deux régions administratives, les gouvernorats de Tataouine et de Médenine. Ce monument historique est doté d’une grande importance symbolique aux yeux des citoyens, en ce sens qu’il représente la société conservatrice dans toute son authenticité et sa fierté.
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Ces « espaces explicitement culturels et poétiques […], des espaces intérieurs intimes où la convivialité rime avec l’authenticité du lieu […], susceptibles de créer des ambiances immersives qui mêlent hospitalité et hétérotopie » (Ellouze, 2019, p 17).
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Le comité de pilotage a veillé à réhabiliter des ksour en état d’abandon pour accueillir des spectacles musicaux tout au long du processus du design social comme l’Orchestre symphonique, le spectacle Fellaga et l’Opéra de Tunis. Ces spectacles réunissaient des élus, des responsables politiques, les directeurs régionaux, les parties prenantes engagées dans les projets et les habitants. Cette étape avait pour finalité d’enchanter le processus de réhabilitation des ksour et de le consolider. Ces spectacles ont eu lieu pour la première fois à Tataouine, dans des ksour abandonnés, et ils ont participé à créer un débat médiatique autour de l’importance de la valorisation des ksour.
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Nous entendons ici par hospitalité « un geste de compensation, de mise à égalité, de protection, dans un monde où l’étranger n’a originellement pas de place » (Ellouze, 2019).
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Pendant nos immersions, nous avons remarqué un nombre important d’associations à vocation culturelle et patrimoniale. Notre défi était de les réunir autour d’un projet fédérateur, celui de faire revivre les ksour tout au long de l’année.
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En tant que développement possible, compte tenu de la nécessité de préserver le patrimoine culturel ksourien, à la fois matériel et immatériel, la proposition d’institutionnalisation et de diffusion des connaissances générées par une plate-forme numérique a été présentée à Valence en 2019, lors de la Conférence internationale sur le numérique, l’innovation, l’entrepreneuriat et le financement (Ramseyer et al., 2019).