1Comment le design d’une revue académique affecte-t-elle son contenu ? À quoi ressemble la recherche académique publiée ? Pourquoi prend-t-elle cette forme ? Quelle forme pourrait-elle prendre à l’avenir ? Qu’elles soient au format imprimé ou numérique, les revues peuvent avoir une influence sur la crédibilité et la compréhension de la recherche publiée et des textes spécialisés dans un domaine ou une discipline. En tant que chercheurs-praticiens qui travaillent aux limites du domaine du design, nous développons un programme de recherche qui se concentre sur la valeur du design en lien avec la communication académique. Nous abordons ce thème par le biais d’une recherche axée sur l’utilisateur et fondée sur des faits qui concernent le design graphique, la culture matérielle et la rhétorique visuelle. La liberté de l’enseignement et la quête de connaissances font partie du progrès des pratiques de l’édition. Notre recherche aborde les questions des caractéristiques physiques et visuelles des revues imprimées et numériques, de l’effet du design sur la perception de l’autorité et du prestige, et de la compréhension des rapports actuels et futurs entre design, accessibilité et facteurs économiques de l’édition de revues.

1 – Culture académique et conventions

2Les revues académiques diffusent un savoir disciplinaire à un public de spécialistes. Ces revues sont la preuve visuelle d’une culture et de conventions éditoriales universitaires, qui doivent refléter la rigueur et la qualité de la recherche et de l’évaluation par les pairs dans cette communauté. Traditionnellement, la structure physique d’une revue est assez cohérente d’un titre à un autre : la publication en volumes et numéros, la table des matières, la mise en page en colonnes simples ou doubles, la pagination, etc. La production de revues s’inscrit dans le champ du design de documents, qui s’est développé au fil du temps pour rassembler les domaines suivants : l’enseignement et et la pratique dans le design graphique et la rédaction/rhétorique, le développement professionnel, les sciences, la technologie et l’environnement, la société et la consommation (Schriver, 1997, p. 106–149). Le genre de la revue académique n’est pas connu pour son design inventif ou son impact visuel mais il maintient sa valeur essentielle en diffusant la recherche et l’innovation dans un domaine d’étude. Dans la majorité des cas, la revue utilise une typographie, une mise en page, un traitement graphique et une couverture qui reflètent l’importance et la validité de son contenu. Bien que les revues académiques n’aient jamais été des entreprises éditoriales rentables, les facteurs économiques de l’édition et de la distribution ont toujours été une préoccupation pour la publication de « périodiques circulant lentement, hautement spécialisés et rarement rémunérateurs » (Morley, 1963, p. 2). Plus récemment, les changements dans le financement de la recherche et la diminution du budget de l’enseignement supérieur, les attentes en matière de promotion, l’influence de maisons d’édition à but lucratif hautement rentables, l’augmentation des frais d’inscription aux bibliothèques et les pratiques prédatrices sont devenues des menaces pour l’accessibilité et la qualité des revues universitaires actuelles et futures (Fyfe et al., 2017, p. 9–11). Les nouveaux environnements d’édition spécialisée (plateformes numériques, lecture en ligne, politiques d’accès ouvert) questionnent la façon établie d’accéder aux revues universitaires et de les lire. Le format traditionnel de la revue est l’aboutissement de l’aspect fonctionnel et des aspects économiques de la production, il se distingue de celui des livres académiques ou d’autres périodiques. Ses conventions naissent de la nécessité de diffuser de nouveaux savoirs à une communauté de discipline. Malgré l’opportunité que représentent les nouveaux modes d’interface et de production, ces conventions continuent de jouer un rôle important dans l’élaboration des qualités visuelles des revues et plus généralement, dans la valeur du design au sein de la culture académique.

3Les publications académiques recherchent une rhétorique visuelle qui reflète la crédibilité et le sérieux de leur contenu. Les styles ou normes de référence, comme le style APA, le style MLA et le style Chicago jouent également un rôle dans l’organisation d’un texte. Les revues s’adaptent à ces styles pour établir leurs normes de publication. Le style Chicago, par exemple, a été créé en 1891 pour uniformiser la transcription de manuscrits à des pages composées aux presses de l’université de Chicago. Grâce à de nombreuses répétitions et à des avancées technologiques, le style Chicago s’est fermement imposé et il est utilisé par plusieurs maisons d’édition. Une grande partie de la littérature existante sur le design de publications spécialisées concerne la perception de la qualité et se compose d’études des domaines de la communication technique et du design de documents. La recherche axée sur l’identification et l’évaluation de la renommée d’une revue dans des disciplines spécifiques offre un aperçu de la manière dont les spécialistes perçoivent ces publications (voir Gemser, de Bont, Hekkert et Friedman, 2012 ; Ku, Liu et Liang, 2018 ; Manzari, 2013 ; Vial, 2017). Ce type d’étude est important car il porte sur le contenu, la pertinence et la popularité d’une revue afin d’établir des champs de recherche. Cependant, ces études ne prennent pas spécifiquement en compte les qualités visuelles ou matérielles d’une revue dans l’analyse de leur qualité perçue. Pendant près de vingt ans, le Journal of Design History a publié des recherches historiques dans divers champs du design et de la culture matérielle, mais peu de ses articles ou numéros portent sur le design des revues ou des périodiques académiques. Au contraire, le Journal of Scholarly Publishing des presses de l’université de Toronto se focalise sur les questions liées à l’histoire et à l’avenir de l’édition spécialisée, mais les articles portant sur le design des publications sont des « manuels » pratiques ou des « guides de terrain ». De la même façon, les études sur le contenu visuel des publications spécialisées esquissent les propriétés graphiques de types de documents (Waller, 1999) et font des recommandations sur la mise en page (Poulton, 1959 ; Johannsen, 2015). Les presses universitaires tiennent des conférences internationales pour discuter de leurs pratiques éditoriales, y compris les revues académiques, mais elles accordent peu de temps à l’analyse de leurs pratiques en matière de design et à l’impact de celles-ci sur leur public de lecteurs (https://events.bizzabo.com/Redux18/page/1332592/slides-and-audio).

2 – L’avenir de l’édition

4Quel est le rapport entre forme et fonction dans une revue académique ? Le prestige d’une revue peut être influencé par les dynamiques opposées de l’esthétique visuelle et de la crédibilité. Les plateformes numériques font naître des difficultés lorsqu’il s’agit de transposer les revues à des interfaces en ligne. Les coûts de la production imprimée ont évolué vers des environnements numériques financés par des taux d’inscription institutionnelle insoutenables et des verrous d’accès payants. La nouvelle recherche spécialisée, allant de l’analyse basée sur des preuves aux pratiques critiques, a besoin de nouvelles voies éditoriales. Une grande partie des travaux de recherche n’est peut-être pas correctement diffusée par des articles de revues standard, et de nouveaux modèles de circulation ou de production pourraient renforcer les nouvelles recherches. La structure traditionnelle des revues académiques (couverture, table des matières, pages, etc.) est en décalage par rapport aux nouveaux modes d’édition et de diffusion numériques. En même temps, les formes émergentes d’édition spécialisée doivent continuer de prendre en compte les infrastructures existantes de publication et de distribution, y compris les inscriptions aux bibliothèques, les bases de données, les maisons d’édition, ainsi que le processus essentiel d’examen par les pairs propre aux communautés savantes.

5Pour diffuser les nouvelles pratiques de recherche, il faut porter un nouveau regard sur la fonction et la forme. L’intégration de théories du design des connaissances et de communication visuelle permet d’élargir le discours et la perception de l’érudition. Le design est souvent vu comme « l’ornement » final d’un document, plus qu’une partie intégrante de la diffusion de son contenu. Cependant, le domaine du design des connaissances s’articule entre design, technologie et « pratique spécialisée infléchie par le numérique » (Schnapp, 2011, p. 3). Il s’agit d’un moyen d’entreprendre une investigation « post support imprimé » qui dépasse l’utilisation d’outils numériques pour étudier « les questions plus profondes sur la façon dont les médias produisent des connaissances » qui permettent aux professionnels de « penser dans et par le média numérique » (Drucker, 2014, p. 82).

6Ces sujets sont débattus et étudiés. Dans un récent numéro de Sciences du Design, plusieurs articles portent sur le rôle du design dans l’édition numérique et analysent les réussites et les défis de l’innovation de celle-ci. « L’esthétique par défaut » de l’édition numérique démontre que le monde universitaire souhaite séparer forme et contenu (Masure, 2018, p. 69). Cependant, il y a là des opportunités d’expérimentation entre design et expérience de lecture dans un environnement numérique (idem, p. 76). Bien que les processus d’édition et de publication relèvent encore des « paradigmes du papier » (Sauret, 2018, p. 58), il existe des manières d’imaginer « un format et un dispositif d’éditorialisation favorisant la dynamique conversationnelle tout en produisant des connaissances mobilisables » (idem, p. 59).

7Des études sur le design et la lecture de documents textuels traitent des aspects pertinents de la facilité d’utilisation, de la compréhension et de la production de ceux-ci (Duffy et Waller, 1985 ; Waller, 2012) plutôt que des nuances entre les revues universitaires. La mission d’initiative Knowledge Futures Group du MIT (https://mitpress.mit.edu/kfg) affirme qu’il est nécessaire de passer de modèles d’édition fermés à un écosystème de diffusion plus ouvert. Cette initiative est un exemple du type de pensée transdisciplinaire nécessaire pour rompre le statu quo. En outre, des articles présentés en 2017 à la conférence Digital Scholarly Editions as Interfaces traitaient de l’équilibre entre données et interfaces numériques, ainsi que des manières de lire ces textes et potentiellement de les rendre plus attrayants visuellement.

3 – Comprendre le design des revues : aperçu de nos stratégies de recherche en cours

8La recherche que nous menons actuellement approfondit les études existantes sur la communication spécialisée et le design des connaissances, et se focalise sur l’aspect visuel et le design d’interface des revues numériques et imprimées. Nous proposons ci-après un bref aperçu de nos stratégies de recherche en cours.

Conclusion

13Nous sommes activement investis dans la recherche sur le design érudit et dans le travail en studio. Nous abordons ce projet à travers nos expériences d’auteur, d’éditeur, de pair examinateur et de designer de publications savantes. Cette perspective présente des avantages par rapport à une approche uniquement historiographique ou empirique. La poursuite de ce projet à travers une combinaison de méthodes de recherche en design qualitatives et quantitatives permettra d’avoir une approche critique multiforme sur la fonction et la forme des revues savantes. En étudiant les conventions visuelles, les politiques des presses universitaires, les innovations en matière d’érudition numérique et les opportunités qu’offrent les nouvelles interfaces et technologies, nous espérons fournir une appréciation du rôle que joue le design dans la création, la codification et la modification des traditions de la culture académique.