Couverture de SDD_009

Article de revue

Soft Matters : en quête d’une pratique plus résiliente du design textile et matière

Pages 50 à 63

Notes

  • [1]
    Le terme d’éco-design est à prendre dans cet article dans son acception la plus large, c’est-à-dire l’ensemble des approches de design (de la conception aux démarches de création) inscrites dans une démarche de prise en considération des enjeux écologiques, dans leurs aspects aussi bien environnementaux que sociaux et quelle que soit la nature des théories sur lesquelles elles s’appuient, du green à l’eco- en passant par le sustainable design, le biodesign ou le design circulaire, y compris le design symbiotique.
  • [2]
    Le terme design textile et matière s’entend ici comme une pratique de modélisation et matérialisation d’idées plaçant la matière comme point de départ et axe central du processus créatif et s’appuyant principalement mais pas exclusivement sur le langage et la culture textiles : couleur, matière, structure, technologies, qualités sensorielles, etc. (Gale et Kaur, 2002 ; Quinn, 2010).
  • [3]
    Issu, à l’automne 2015, d’un rapprochement entre deux designers-chercheurs enseignant dans le département design textile et matière de l’ENSAD, Soft Matters s’inscrit dans la dynamique plus large de l’Ensadlab, laboratoire fondé en 2007 à l’ENSAD et partie prenante de l’Université Paris Sciences et Lettres (PSL) dont l’ENSAD est membre associé.
  • [4]
    Cette dernière s’entend comme une recherche initiée dans la pratique et développée par la pratique créative, dans laquelle l’activité de design est non seulement l’objet d’étude mais aussi le moyen par lequel la problématique de la recherche est posée, développée, aboutie voire communiquée. Une recherche par l’action que Findeli a définie comme une activité en, par et pour le design (A. FINDELI, Introduction aux Ateliers de la Recherche en Design, Nîmes, juin 2008).
  • [5]
    Concept du « doux » au sens entendu par Jacques Livage, prix Nobel de Chimie, avec ses approches de chimie douce, accompagnant les transformations des matières et matériaux, rompant avec le modèle de procédés nécessitant des techniques et substances plus agressives, habituellement adoptées par le domaine industriel dans un modèle de temporalité rapide mais aussi au sens du « doux » envisagé par Michel Serres dans son contraste avec le dur, comme le domaine de la culture, par opposition aux sciences dures. Le doux signifie dans ce contexte l’idée, le conceptuel, l’information par opposition respectivement à l’objet, au physique, à la forme, avec en creux l’affirmation que les signes du doux transforment les cultures et les collectifs plus en profondeur que les outils et les techniques.
  • [6]
    Collaboration développée au printemps 2015 dans le cadre du cours qui allait devenir « Matéralités futures ».
  • [7]
    Voir la réflexion menée par le groupe sur les distinctions entre propriétés, qualités, valeurs et effets liés aux matériaux (Bassereau, Mongin, Saint-Pierre et Mosse, 2018)
  • [8]
    Série d’outils créés par Dave Hakkens permettant le recyclage du plastique. Voir : https://preciousplastic.com et (Franklin, Till, 2018)
  • [9]
    (de 28 à 50 euros le m2).
  • [10]
    Atteignant ¾ du tonnage des déchets produits dans les activités de bureaux, le papier n’est dans ce contexte recyclé qu’à hauteur de 25 % hors désarchivage. Source : http://www.ecoresponsabilite.ademe.fr/n/les-enjeux-du-papier/n:290)
  • [11]
    La tricotisseuse, comme le papier plume (Cardepar) font l’objet d’une demande de dépôt de brevet respectivement en 2018 et 2017.
  • [12]
  • [13]
    Le sur-mesure est ici à entendre aussi bien en terme de design à la mesure d’un corps particulier que d’une customisation suivant les souhaits du commanditaire en termes d’esthétique, de confort etc.
  • [14]
    Suite à l’initiation à la culture bactérienne avec janthinobacterium, certains designers ont choisi de travailler avec d’autres micro-organismes tels que le goémon - mélange indéterminé d’algues brunes, rouges ou vertes, laissées par le retrait des marées - ou le blob, un organisme unicellulaire relativement peu connu du grand public mais doué de certains capacités d’apprentissage.
  • [15]
    C’est le cas par exemple du Chelsea College of Arts grâce à la dynamique de pédagogie et de recherche menée par le groupe Textile Environment Design dès 1996, devenu aujourd’hui Centre for Circular Design, du MA Design for Textile Futures à Central Saint Martins, aujourd’hui rebaptisé MA Material Futures, ou bien encore du MA Sustainable Design à l’université de Brighton pour ne citer que les plus connus.
  • [16]
    Parmi les principaux établissements publics français proposant une formation en design textile de niveau Bac +2 à Bac +5, pas plus l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs que l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle (ENSCI), l’école Duperré ou l’Ecole nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (Ensaama), la Haute Ecole des Arts du Rhin, l’École Supérieure des Arts Appliqués et du Textile (ESAAT), le lycée Lamartinière Diderot ne rendent lisibles dans leur interface publique (site web, curriculum) l’intégration de principes de design écologique ou préoccupations environnementales dans la présentation de ces cursus.
  • [17]
    Depuis 2014, 9 sur 39 projets de diplômes se sont positionnés partiellement ou intégralement dans le champ de l’éco-design au sens large. Deux donnent actuellement lieu à une recherche doctorale dans le domaine : celle d’Anna Saint-Pierre au sein de Soft Matters et celle de Laetitia Forst au sein du Centre for Circular Design, University of the Arts, London ; un est actuellement développé dans le cadre d’une année de pré-doctorat et trois sont à l’étude.

1Au regard du changement climatique, de la raréfaction des énergies fossiles et de la réduction de la biodiversité, les designers ne peuvent plus ignorer les pressions croissantes induites par les cultures post-industrielles sur la nature et les êtres vivants qui l’habitent (IPPC, 2018 ; Steffen et al., 2015). Par le biais, entre autres de l’éco-design (Madge, 1997, Petit, 2015), des efforts signifiants ont été faits pour imaginer et mettre en œuvre des processus créatifs prenant davantage en compte leur relation avec, et leur impact sur, l’environnement. L’éco-design[1] s’enseigne en spécialité depuis un peu plus d’une vingtaine d’années dans les écoles d’ingénieurs (ENSAM Paris et Chambéry, Mines et Centrale). Pourtant, il peine à trouver sa place dans le contexte pédagogique français du design, particulièrement en ce qui concerne le design textile et matière. C’est d’autant plus étonnant que l’industrie du textile et de l’habillement est régulièrement pointée du doigt pour son impact problématique sur l’environnement. Cet impact se traduit aussi bien en termes de pollution environnementale, de surproduction que d’épuisement des ressources naturelles (Fletcher, 2008 ; Ellen MacArthur foundation 2017 ; Cobbing et Vicaire, 2018), sans oublier le coût éthique et social d’un tel système (Mensitieri, 2018 ; Sbaï, 2018). Une réorganisation fondamentale de cette industrie s’impose donc pour faire face aux enjeux de la transition écologique à tous les niveaux : conception, fabrication, distribution, consommation. Lorsque l’on sait que les designers peuvent influencer jusqu’à 90 % de l’impact économique et environnemental d’un produit, il est évident que la pédagogie et la recherche par le design textile et matière [2] ont un rôle moteur à jouer dans cette équation (Graedel, Comrie et Sekutowski, 1995).

1 – Négocier les enjeux écologiques par le design textile et matière

1.1 – Résilience

2Le concept de design durable s’est popularisé dans les années 1990, en écho au rapport Brundtland (1987), comme une pratique visant à réduire et minimiser les impacts des actions humaines sur l’environnement. Ces dernières années, la montée en puissance du changement climatique et l’approche du prochain pic pétrolier ont favorisé une perception nouvelle des préoccupations écologiques, entre autres, par le prisme de la résilience. Rob Hopkins, fondateur du mouvement « Transition Towns » rappelle que le concept nous vient des sciences sociales, qui l’appréhendent comme une manière de comprendre pourquoi certains systèmes s’effondrent quand ils sont confrontés à un choc et pas d’autres (2008, pp.54-55). Plus largement, la résilience se réfère à un « système ayant la capacité d’absorber un changement perturbant et à se réorganiser en intégrant ce changement, tout en conservant essentiellement la même fonction, structure, identité et capacité de réaction » (Walker, Hollinger, Carpenter et Kinzing, 2004). Le concept induit ainsi une logique de continuité dans le changement, plutôt que de préservation, de permanence ou de rupture, une logique peut-être plus pertinente car moins binaire.

3Dans cette perspective, un design intégrant les enjeux écologiques ne peut se limiter à des activités de minimisation de l’empreinte carbone humaine, c’est-à-dire d’espace et de matière mais devient une pratique créative intrinsèquement temporelle : celle de s’adapter à des circonstances changeantes. Pour Hopkins, cette résilience repose sur trois principes essentiels : diversité, modularité et rétroaction directe. Le premier vise à développer des systèmes reposant sur des moyens de subsistance les plus variés possible, le deuxième prône une autonomie accrue s’appuyant sur une économie locale et des systèmes d’énergie décentralisés plutôt que l’autosuffisance. Enfin la rétroaction a pour but de rapprocher les conséquences de nos actions au plus près de notre lieu de vie plutôt que de les reléguer à d’autres, géographiquement plus éloignés, et ainsi de les éloigner de notre conscience (Hopkins, 2008, pp.55-57). D’après l’économiste David Fleming, l’application de tels principes offrent, entre autres, les bénéfices suivants à l’échelle d’une communauté : (1) si une partie est détruite, le choc ne se répercutera pas à l’ensemble ; (2) production d’une plus grande diversité de solutions au regard de circonstances locales ; (3) satisfaction des besoins malgré une réduction importante des déplacements et du transport (2007, cité dans Hopkins, 2008, p.55).

1.2 – L’approche Soft Matters

4Dans cette perspective, Soft Matters [3] a pour ambition d’explorer comment nouveaux matériaux et nouvelles technologies (y compris ceux et celles qui qui ont pu être « oubliés ») peuvent contribuer au développement d’une culture plus résiliente par le prisme de la recherche par le design [4] (Gray, 1988, p.1 ;, Scrivener, 2009, p.10). Cette démarche est largement orientée par les matériaux et les techniques à travers lesquels les artéfacts sont façonnés. Néanmoins, comme dans toute invention, ces derniers sont également informés par les suppositions du designer en termes d’usage et par la signification qui sera attribuée à l’objet par son utilisateur. Cela signifie que le design d’un artefact ne supporte pas seulement l’implémentation de nouveaux usages ou fonctions mais aussi une tentative d’incarner des idées. En ce sens, les objets contribuent à façonner la société en diffusant et faisant perdurer des idées dans de la matière.

5Soft Matters cherche à cultiver une résilience au niveau aussi bien matériel que technologique ou culturel. Il s’agit en premier lieu d’explorer les substances et les procédés, les esthétiques et valeurs par lesquels ces matériaux sont mis en forme et comment ils contribuent à la résilience des industries créatives aussi bien que de notre habitat quotidien. Similairement, le groupe questionne comment les technologies du doux [5] : les outils et les procédés issus des techniques du textile, du numérique et du biologique peuvent favoriser une culture plus résiliente en s’attachant notamment à leur potentiel en terme de réorganisation des savoir-faire. Enfin, la résilience culturelle se réfère aux aspects les plus immatériels de la matérialité : les langages, pratiques et habitudes façonnés par matériaux et technologies, comment ils sont transmis et contribuent à nourrir une identité éco-consciente. L’emphase ne se situe donc pas tant sur la résilience en tant qu’approche visant à résoudre des problèmes mais plutôt comme un potentiel pour développer des opportunités créatives afin d’encourager le design de nouveaux matériaux ou modèles de production et de consommation prenant en compte des hypothèses telles que (1) créer avec des ressources pétrolières drastiquement limitées est inévitable (2) nous ne pouvons nous diriger vers quelque chose que si nous pouvons imaginer à quoi peut ressembler ce but (Hopkins, 2008, pp.138-141). Dans ce contexte, les évidences matérielles de la recherche incarnent une trajectoire d’appropriation, une potentielle modélisation ou actualisation de ce qu’un design résilient peut être. Les stratégies développées pour ce faire sont bien sûr différentes suivant la nature des projets.

6Au sein du groupe, la production d’évidences matérielles s’appuie sur une double dynamique : de recherche d’un côté par le développement de projets et collaborations ; par le biais d’ateliers, et de projets inscrits dans le cursus pédagogique de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de l’autre. Cet enseignement concerne en particulier la 4e année en design textile et matière, par l’intermédiaire des cours « Que sais-je » et « Matérialités futures » formalisés à la rentrée scolaire 2017-18 sur la base d’impulsions initiées dès 2013. Tous deux visent à sensibiliser et impliquer les étudiants dans des démarches collectives de recherche par le design prenant en compte les enjeux de société actuels et à venir autour d’une thématique commune. Ces enjeux sont multiples : technologiques, sociaux, éthiques etc. Ils ne concernent pas uniquement ceux liés aux questions environnementales, même si celles-ci occupent régulièrement une place de choix dans la formulation des sujets proposés.

7Les évidences matérielles présentées dans cet article s’appuient essentiellement sur la méthode de l’études de cas, entendues comme un regard sur un ensemble d’évidences permettant une position d’interprétation d’un cas unique, en l’occurrence ici des évidences matérielles, principalement des matériaux, objets et outils issus de projets de design dans un contexte pédagogique et de recherche (Mc Kerman, 1998, p.74). Par conséquent, les suggestions émises sont idiosyncratiques. Elles ne peuvent être généralisées au-delà des cas abordés et leur appréciation ne peut pas se faire en termes de vrai ou de faux mais plutôt qualitativement comme plus ou moins appropriées (Rittel et Melvin, 1973 ; Gray, C., 2004, p.117). Ainsi les cas retenus dans cet article sont évalués au regard des trois niveaux de résilience mentionnés précédemment. Leur performance en termes de résilience matérielle, technologique ou culturelle est discutée à la lueur de leur potentiel à contribuer à une plus grande diversité, modularité et rétroaction dans la pratique du design, en particulier de leur capacité à générer de nouvelles manières de faire. Il s’agit plus particulièrement de questionner comment la régénérescence de déchets post-industriels et le développement de nouveaux savoir-faire à la croisée des technologies du biologique et du numérique peuvent contribuer à réduire la dépendance à l’extraction de nouvelles ressources pétrolières. Evoquons dans un premier temps la régénérescence des déchets à travers le prisme des thermoplastiques et du carton plume.

2 – Les déchets post-industriels comme matière première à création

2.1 – Polyfloss Factory : vers une culture du plastique plus résiliente ?

8Matériaux emblématiques de la modernité dérivés pour la plupart du pétrole, les plastiques synthétiques offrent de multiples propriétés dont la société post-moderne est devenue fortement dépendante. Par exemple, les fibres synthétiques représentent environ 2/3 des matériaux utilisés dans la production textile (Ellen Mc Arthur, 2017, p.119). Des projections raisonnables estiment par ailleurs que le pic de production pétrolière se situe à l’horizon 2025 (Hopkins, 2008, pp.18-43 ; Raisson, 2010, p.137). Les déchets plastiques sont par ailleurs une source de pollution majeure des océans, des sols, de nos propres corps (Ellen McArthur, 2017, p.21 ; Villarrubia-Gómez, Cornell et Fabres, 2018). Enfin, la revalorisation des déchets plastiques se heurte à des freins technologiques et économiques qui font que seul 6 % sont recyclés en France (Haeusler et Berthoin, 2016, p.52).

9Pour sensibiliser les étudiants à ces questions, Soft Matters a développé une collaboration [6] avec The Polyfloss Factory. Si l’industrie privilégie l’utilisation de matières plastiques vierges, les étudiants de 4e année des départements Design textile et matière et Design d’objet ont exploré, grâce à ce dispositif, des stratégies alternatives pour la création de matériaux et d’objets issus de déchets de polypropylène. En effet, The Polyfloss Factory est un système de recyclage local basé sur le principe d’extrusion par thermocentrifugation - similaire à celui de la machine à barbe-à-papa, permettant de produire des fibres, filaments et « flocons » de taille variable à partir de rebuts thermoplastiques préalablement réduits en granulats (de Visscher, 2018).

10Il s’agissait pour Soft Matters de questionner les qualités sensorielles [7] à travers lesquelles cette nouvelle matière première pouvait être façonnée et comment elle pouvait favoriser la conception d’objets inscrits dans une dynamique de design circulaire. Jusqu’alors essentiellement focalisés sur des savoir-faire relativement rudimentaires en termes de thermoformage et de maille, les étudiants ont élargi le vocabulaire initialement mis en place par l’équipe The Polyfloss Factory (de Visscher, 2018). Cet élargissement concerne non seulement les domaines d‘application et d’usages explorés mais aussi et surtout l’utilisation de la machine et de ses limites, l’ouverture vers d’autres techniques et savoir-faire d’ennoblissement ou de mise en forme de la matière tels que le tissage ou la gravure au laser ; démontrant la polyvalence de la matière première, la variété et le raffinement des expressions à laquelle elle pouvait donner lieu. D’un côté : différentes qualités de non-tissé structurées par soudure ultra-son localisée, des dentelles de non-tissé, d’autres mono-matériaux associant non-tissé et maille ou thermo-soudure de flocons ; de l’autre une série de tissus 3D, sculptables car mariant la flexibilité de fils de lins avec la rigidité de la fibre Polyfloss thermoformée. Ces matériaux ont été développés au regard de différents concepts tels que : service de chaussures sur-cyclables pour bébés, substrat pour cultures végétales urbaines, mobiliers et accessoires textiles, etc.

Fig. 1

Non-tissé de fibres Polyfloss texturé par découpe laser (gauche) et non-tissé combinant fibres et flocons Polyfloss (droite), atelier partagé avec the Polyfloss Factory, 2015

Fig. 1

Non-tissé de fibres Polyfloss texturé par découpe laser (gauche) et non-tissé combinant fibres et flocons Polyfloss (droite), atelier partagé avec the Polyfloss Factory, 2015

©ENSAD
Fig. 2

Tissage de fibres Polyfloss sur chaîne de lin par Sophie Allard et Louis Charron, atelier partagé avec the Polyfloss Factory, 2015

Fig. 2

Tissage de fibres Polyfloss sur chaîne de lin par Sophie Allard et Louis Charron, atelier partagé avec the Polyfloss Factory, 2015

©Sophie Allard

11Les déchets post-industriels sont symptomatiques d’une relation infructueuse avec les objets manufacturés qui peut être en partie considérée comme le résultat d’une empathie expirée envers ces objets (Chapman, 2005). The Polyfloss Factory permet de convertir un des déchets modernes les plus invasifs en une ressource propice à une création de matériaux et d’objets à échelle locale. Cette échelle est importante car elle contribue non seulement à une rétroaction réduisant l’empreinte carbone de ce recyclage mais aussi à développer des objets sur-cyclés qui se chargent de sens à l’échelle d’une personne ou d’une communauté, précisément parce que le « producteur » du déchet informe la transformation de ce dernier, avec ses propres envies et valeurs. Cela peut permettre de créer un attachement plus fort à ce nouvel objet et possiblement donc d’éviter qu’il ne redevienne rebut ultérieurement. Par ailleurs, ce processus permet - dans un contexte de raréfaction des ressources pétrolières - de ne pas renoncer à l’héritage culturel et à la valeur ajoutée du matériau plastique, d’en encourager un usage parcimonieux, tout en lui une conférant de nouvelles formes d’expression.

12L’atelier et plus largement The Polyfloss Factory, dans une démarche complémentaire à celle de Precious Plastic[8], explorent un gisement de déchets relativement peu exploité permettant d’élargir la palette des matières premières du design et générant des matériaux aux qualités sensorielles originales contribuant à une plus grande diversité matérielle. Néanmoins la matérialité produite n’est pas encore réellement questionnée dans sa longévité en terme de cycles de sur-cyclage pas plus que dans sa relation à la pollution environnementale. En l’état, le processus a ses limites. Comme toute production artisanale, il est chronophage et ne produit pas une qualité de fibres constantes. Sa performance se situe davantage à l’échelle d’une résilience culturelle. Contrairement aux déchets issus du métal ou du textile, le métier de « chiffonnier du plastique » n’a jamais réellement existé jusqu’à présent car le plastique est un matériau qui ne s’inscrit pas dans une longue tradition de récupération et de transformation préexistant aux procédés industriels – comme peuvent l’être le métal ou le textile (de Visscher, 2018). The Polyfloss Factory permet de préfigurer les contours d’un nouveau langage matériel, de nouveaux savoir-faire et de nouvelles habitudes liés au recyclage du plastique. Le dispositif permet par ailleurs

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à une communauté locale (…), d’apprendre et de choisir ce qu’elle souhaite produire, et en même temps de comprendre les enjeux de cette production et ainsi de gérer sa pérennité et de moduler ces productions pour qu’elles aient des impacts positifs vis-à-vis du territoire dans lequel elle s’inscrit.
(de Visscher, 2018, p.66)

14Cette territorialisation à échelle locale peut permettre de nouvelles boucles d’économie, dont l’ampleur reste à évaluer, mais qui peuvent prendre beaucoup de sens et de valeur socio-écologiques, à l’image des actions humanitaires actuellement engagées à Madagascar (de Visscher, 2018).

2.3 – Cardepar : le carton plume pour questionner la résilience des matériaux de création

15Le projet de recherche Cardepar (2017-18) porte son attention sur d’autres dérivés du pétrole utilisés sous forme d’âme dans un matériau sandwich « pour la création » : le carton plume®. Ce dernier est traditionnellement constitué d’une mousse de polyuréthane ou de polystyrène, prise en sandwich entre deux feuilles de papier ou de plastique. Aussi appelé carton mousse, c’est un matériau aujourd’hui largement plébiscité dans les écoles de création. Matériau de rencontre (Bréchet, 2013), il est utilisé sans rapport immédiat avec le projet pédagogique, principalement comme support de communication ou matière première de maquettage. Or, en dehors des qualités propres aux matériaux sandwichs (résistance et légèreté), il possède de nombreux défauts relatifs au contexte d’application des écoles d’art, arts appliqués et architecture. Outre des difficultés récurrentes de découpe ou de collage, il génère de nombreuses chutes dans son utilisation, ne se recycle pas, produit des gaz neurotoxiques à la combustion (Hatchfield, 2002). Bien que cher [9], son utilisation est quasi systématique et universelle, parce que d’opportunité et liée à une méconnaissance des matériaux, dans les écoles de création.

Fig. 3

Echantillons de mousse de papier à base de papiers de bureau recyclés, gravés ou découpés au laser, projet Cardepar, 2017

Fig. 3

Echantillons de mousse de papier à base de papiers de bureau recyclés, gravés ou découpés au laser, projet Cardepar, 2017

©Soft Matters

16Cardepar se concentre sur la mise au point d’un carton plume sur-cyclé par et pour la création (Bassereau, Monteux, Mosse, Merlet Briand et Jourdan, 2018). Les expérimentations menées ont abouti à la formulation d’une mousse de papier réalisée à partir de papiers usagés de l’EnsAD. La motivation première était non seulement de trouver une alternative plus écologique au carton plume mais aussi de permettre à l’utilisateur final de maîtriser les propriétés de ce nouveau matériau en fonction des besoins, tout en l’inscrivant dans une dynamique de design circulaire à l’échelle d’une école d’art. Le mixage d’un broyat de papier d’impression recyclé, d’agents adhésifs et moussants bio-sourcés et d’eau ont permis d’obtenir une mousse de papier dont la matière première est à 90 % gratuite, recyclée et 100 % recyclable. Insérée en sandwich entre deux feuilles de papier recyclé, cette mousse devient carton plume une fois sèche, mais sa formulation peut être modulée pour être travaillée à d’autres fins. A l’heure actuelle, cette mousse permet déjà de nouveaux usages : la découpe au laser du carton plume, jusqu’alors impossible car provoquant des vapeurs toxiques. Par ailleurs, si nous n’avons pas encore réellement exploité les possibilités esthétiques de cette mousse, nous envisageons d’ajuster sa formulation pour d’autres pratiques comme le modelage ou l’impression 3D.

17A l’instar de projets comme NewspaperWood par Mieke Meijer ou Silwerwood par Sophie Rowley, Cardepar souligne le potentiel du papier usagé, comme alternative aux matériaux de créations traditionnels, souvent chers et issus de ressources limitées (Franklin et Till, 2018, pp.14-35). Cette approche contribue à la réduction d’un gisement de déchets conséquent : le papier de bureau [10] en le convertissant en une alternative biodégradable et non toxique à un matériau de prédilection des écoles d’arts issu de ressources pétrolières. La résilience du projet s’inscrit dans la preuve de concept d’un matériau devenant initiateur d’un circuit court de création, appropriation et revalorisation d’un déchet abondant. Cette démarche permet d’encourager une autonomie et responsabilité accrues des créateurs face aux matériaux qui alimentent leur pratique. En effet, fabriquer son matériau de création c’est non seulement environnementalement pertinent mais aussi et surtout pédagogiquement bénéfique. Cela permet une initiation aux sciences des matériaux par la pratique, une sensibilisation au cycle de vie des matériaux et au rôle moteur que le designer peut prendre dans le développement de nouveaux circuits de création et fabrication plus résilients. Ainsi la mousse Cardepar s’inscrit dans une double forme de résilience. Sa résilience matérielle s’inscrit dans la transformation des déchets de papier en ressource, tout en contribuant à minimiser la dépendance aux ressources pétrolières (matière première originelle du carton plume). La résilience culturelle peut s’entendre dans le maintien des pratiques traditionnelles liées à cet objet-matière qu’est le carton plume mais aussi dans la perspective d’ouvrir la mousse de papier à d’autres formes de matériaux et d’ usages, tout en inscrivant sa production dans une logique de rétroaction.

18Cardepar comme Polyfloss Factory démontrent ainsi comment les déchets post-industriels peuvent devenir médium pédagogique aussi bien que matière à création polyvalente et à forte valeur ajoutée. Pourtant, si le choix des matières premières et des matériaux est central dans la constitution d’un objet, il ne s’agit que d’un des multiples facteurs interconnectés qui influencent son impact en termes de durabilité (Fletcher, 2008). Si de telles spécifications matérielles permettent des changements incrémentaux bénéfiques, Clinique Vestimentaire puis Microbiologic Textile Futures, dont il est question par la suite, sont deux projets à la croisée du vêtement et du textile qui revisitent plus fondamentalement la manière dont les designers conçoivent et fabriquent.

3 – Réinventer les savoir-faire et les procédés hérités de la révolution industrielle

3.1 – Clinique Vestimentaire : artisanat numérique pour fabrication vestimentaire plus résiliente ?

Fig. 4

Présentation de Clinique Vestimentaire, 2015

Fig. 4

Présentation de Clinique Vestimentaire, 2015

©ENSAD, ph. B. Libault de La Chevasnery, 2015

19Clinique Vestimentaire est une démarche de recherche contribuant à l’émergence d’un nouveau modèle de conception et fabrication du vêtement s’affranchissant de la logique de la « fast-fashion ». Ce projet doctoral porté par Jeanne Vicérial explore plus particulièrement comment réintroduire la notion de sur-mesure dans le prêt-à-porter afin de mieux prendre en compte la singularité des morphologies individuelles dans le processus de création vestimentaire. Une première hypothèse, développée avec la designer Jennifer Chambaret repose sur la création de vêtements produits en série mais s’adaptant à la variabilité du tour de taille du porteur au gré des semaines. Cela concerne, à l’heure actuelle, la création de pantalons coupés-cousus adoptant une longueur standard mais un tour de taille ajustable permettant de faire évoluer le vêtement d’une taille 36 à 40 ou 38 à 42 sans intervention de couture postérieure à la fabrication du vêtement. La deuxième hypothèse explore la création de vêtements réalisés à partir d’un fil continu tricotissé issu de surplus industriels. Le terme tricotissé reflète une technique singulière, proche du savoir-faire de Marie-Claude Rivière (1974), développée par Vicérial et inspirée des tissus musculaires. Cette technique permet d’obtenir un tissu plus ou moins ajouré à structure complexe dont l’entrecroisement et l’enroulement du fil continu sont informés par un placement stratégique d’épingles. Initialement développée manuellement, en volume, autour d’un mannequin façonné sur-mesure, cette technique est aujourd’hui transposée en un procédé de création et de fabrication semi-automatisé grâce à une collaboration avec les Mines ParisTech [11]. Le dispositif consiste en une table à commande numérique permettant la construction à plat d’un vêtement tricotissé d’après des données corporelles préalablement numérisées. Le procédé semi-automatique permet, grâce à un bras mécatronique, de remplacer et d’accélérer le travail fastidieux d’entrecroisement manuel tout en gardant la main sur les différentes étapes de structuration du fil en tissu. La motivation ici est double : concevoir un vêtement sur-mesure zéro chute (Rissanen et Mc Quillan, 2015) à une échelle industrialisable. Ce faisant, ce protocole permet au designer vêtement de se réapproprier, grâce aux outils numériques, une nouvelle proximité matérielle lui permettant d’avoir la main sur les spécifications matérielles du vêtement.

20Si la notion de résilience ne faisait pas partie du postulat de départ de cette recherche, Clinique Vestimentaire offre pourtant un modèle émergent de conception et de fabrication vestimentaires alternatif à la production standardisée actuelle. En s’appuyant sur la démocratisation des outils de fabrication numériques et le souci d’adapter le vêtement à la singularité des morphologies qu’il habille, Clinique Vestimentaire propose d’une part, dans la lignée du collectif Post-couture ou des soutiens-gorge Endeer [12] un « sur-mesure [13] numérique », fabriqué à la demande, tout en ne produisant pas ou peu de déchets (Franklin et Till, 2018, pp.144-158). D’autre part, et dans la perspective d’une commercialisation plus immédiate, Clinique Vestimentaire espère prévenir une fin de vie de vêtements en raison d’un changement morphologique, en acceptant une évolution du tour de taille plus large que la plupart des autres pantalons. Dans les deux cas, il s’agit de développer un système de conception et de fabrication du vêtement plus « holistique », alliant les avantages du prêt-à-porter avec les qualités du sur-mesure à travers un système de production flexible, local et prenant mieux en compte les attentes de sa clientèle. Mis en œuvre, ce dispositif pourrait contribuer 1) à une plus grande variété de solutions vestimentaires au regard de circonstances locales (2) à satisfaire des besoins ou envies réelles dans une relation de proximité accrue plutôt que d’hypothéquer les ressources planétaires sur la base de présomptions anticipant les souhaits des consommateurs mais aboutissant plus souvent que le contraire à de larges quantités de vêtements invendus car superflus, non désirés ou inappropriés en terme de coupe. Ces hypothèses demandent bien sûr à être confrontées à la réalité économique pour être validées. En l’état, elles ne peuvent correspondre qu’à un positionnement relativement haut de gamme qui ne permet pas de concilier le sur-mesure à une dynamique de démocratisation de masse. La première hypothèse correspond davantage à un prêt-à-porter moyen-haut de gamme adaptatif en termes de mensurations, tandis que la deuxième peut être perçue comme une tentative de rendre la haute-couture plus abordable. Par ailleurs, la circularité de la proposition gagnerait aussi à être affinée, notamment en ce qui concerne la vie, après usage, du vêtement. Néanmoins, au-delà d’une esthétique originale et de la création de nouveaux outils, Clinique Vestimentaire amorce un changement de paradigme dans la culture de conception industrielle du vêtement en réintégrant une appréhension singulière des corps à habiller.

3.2 – Microbiologic Textiles Futures : les bactéries comme opérateurs de résilience ?

21L’informatique et les technologies de fabrication numérique jouent un rôle fondamental dans l’appréhension d’un processus de design plus complexe tel que celui de Clinique Vestimentaire. Leur convergence croissante avec la biologie et le textile ouvre aujourd’hui de nouvelles perspectives pour le design, permettant d’envisager une transformation radicale du modèle « heat-beat-treat » de production hérité de la révolution industrielle (Benyus, 1997, pp.97-98 ; Design Research Society, 2017). Des recherches de pointe dans le domaine des matériaux et couleurs microbiologiques telles que celles de Natsai Audrey Chieza ou Pili suggèrent déjà des solutions prometteuses pour remplacer les colorants pétrochimiques qui impactent dangereusement environnement comme santé (Cobbing et Vicaire, 2018). Ces recherches mettent en avant des colorants biologiques non-toxiques produits par des micro-organismes. Ils reposent sur des procédés de transformation à basse température, économes en eau, employant des matières premières renouvelables et abondantes. Par ailleurs, leur reproductibilité à large échelle semble plus plausible que celle des colorants naturels issus de végétaux. Soft Matters a, dans cette lignée, proposé à ces étudiants du cursus pédagogique de questionner, à travers le projet Microbiologic Textiles Futures, comment la microbiologie pouvait contribuer à un design et une production textile plus durables et comment cette interaction avec des organismes vivants pouvaient affecter le processus créatif et offrir de nouvelles possibilités esthétiques.

Fig. 5

Culture de violacéine bactérienne sur tissus de soie préalablement teints à la cochenille ou au cachou par Alice Billaud et Anaïs Hervé, Beyond Purple

Fig. 5

Culture de violacéine bactérienne sur tissus de soie préalablement teints à la cochenille ou au cachou par Alice Billaud et Anaïs Hervé, Beyond Purple

©Billaud/Hervé

22Pour ce faire, les étudiants ont appris à cultiver et extraire un colorant produit par la bactérie de sol « janthinobacterium lividum » (Combal-Weiss et Thibault-Picazo, 2018). Lorsqu’elle métabolise de la glycérine, cette dernière produit un colorant violet foncé, la violacéine, reconnu pour ces propriétés anti-bactériennes, anti-virales et antifongiques. Celui-ci peut être imprégné directement, de manière aléatoire, sur un substrat textile lorsque la bactérie est cultivée (et donc vivante) dans une boîte de pétri ou, transformé en solution liquide après culture. L’apprentissage de ce protocole a permis de démontrer sa relative accessibilité à des designers ainsi que d’inculquer des notions élémentaires d’hygiène, de sécurité biologique et d’éthique tout en questionnant la complémentarité des savoir-faire textiles et biologiques. Dans certains cas, la bactérie ou le micro-organisme [14] ont été appréhendés comme un matériau inerte, récolté et travaillé après une phase de vie active ; dans d’autres, ils deviennent de véritables collaborateurs ou co-créateurs du processus de design et de ses résultats. Par exemple, Beyond purple explore comment enrichir la palette colorée et graphique de janthinobacterium lividum grâce à la teinture végétale. Alice Billaud et Anaïs Hervé ont ainsi pré-teint avec ou sans mordant des tissus à base de fibres 100 % naturelles avec de la cochenille, du cachou ou du sophora avant d’étudier l’interaction des bactéries avec ce substrat enrichi. La teinture végétale n’empêche en effet pas la culture des bactéries mais fait émerger des teintes complémentaires par coloration additive, là où les bactéries développent de subtils dégradés de violacéine. Les zones de colorations bactériennes peuvent être partiellement contrôlées par des réserves obtenues par pliage mais in fine ce sont les bactéries qui imposent leur motif aléatoire au tissu.

23Cette expérimentation de métissage entre coloration végétale et bactérienne n’en est qu’à ses prémices. En termes de résilience matérielle, elle soulève un certain nombre de questions sur la pertinence d’associer la coloration végétale (gourmande en terre arable, en eau) à la coloration bactérienne. Interdépendant de micro-organismes vivants, ce genre d’approche pose également un certain nombre d’enjeux éthiques. A l’instar des projets mentionnés précédemment, cette démarche suggère néanmoins le potentiel de la couleur bactérienne à s’inscrire dans une forme de double résilience à la fois technologique et culturelle : enrichissant le vocabulaire textile par des procédés d’ennoblissement plus respectueux de l’environnement car basés sur des ressources biologiques renouvelables et non polluantes, le renouvelant par des savoir-faire nouveaux porteurs d’une esthétique aléatoire inhérente. Ne peut-on pas ainsi imaginer développer des crus de couleurs aux variantes locales, interdépendantes des conditions spécifiques du milieu dans lesquels ces bactéries évoluent ? Le potentiel de la culture bactérienne et plus largement microbiologique ne s’arrête d’ailleurs pas, dans le champ du design textile matière, aux enjeux de coloration. Une nouvelle génération de matériaux issus du vivant et destinés aussi bien à l’habillement que l’habitat ou l’architecture, complètement biodégradables ou propices à un design circulaire, est en effet en train d’émerger grâce à différents micro-organismes, qu’ils soient naturels ou issus de la biologique de synthèse tels que le mycellium ou les micro-algues (Franklin et Till, 2018, Terranova et Tromble, 2017). Ensemble, ces approches s’inscrivent dans une dynamique de diversification matérielle territorialisée intégrant les enjeux écologiques au cœur de leur ADN. Elles ne proposent pas simplement de substituer une substance rare, non-renouvelable ou toxique contre une matière première de création plus écologique mais aussi et surtout de développer de nouvelles manières de produire et de concevoir le design entretenant un lien plus étroit et sensible avec le vivant.

Conclusion

24La recherche et l’éducation en design textile ont un rôle moteur à jouer dans la mise en œuvre d’une transition écologique et durable. L’enseignement supérieur anglo-saxon l’a bien compris, intégrant à partir du milieu des années 1990 les enjeux de soutenabilité à certains de ses cursus en design, en corrélation avec l’émergence de groupes de recherche par le design travaillant sur ces sujets [15]. Dans l’éco-système de l’enseignement supérieur en design textile et matière français, l’éco-design au sens large reste néanmoins une approche sporadique [16]. A travers des projets comme l’atelier Polyfloss Factory, Cardepar, Clinique Vestimentaire ou Microbiologic Textile Futures, Soft Matters cherche à souligner, à sa modeste échelle, la pertinence d’allier pédagogie et recherche afin de sensibiliser les futurs designers aux enjeux écologiques aussi bien qu’à les questionner sur les outils et les techniques par lesquels ils pourront devenir acteurs d’un monde et, plus particulièrement d’une industrie du textile et de l’habillement plus résilients. Si le groupe privilégie le concept de résilience à celui d’éco-design ou design durable, c’est notamment parce qu’il permet de ne pas cantonner le design écologique à une façon de surmonter ces problèmes d’un point de vue purement quantitatif et matériel mais plutôt de mettre l’emphase sur le design comme potentiel d’opportunités créatives adressant le contexte socio-culturel dans lesquels ces textiles prennent place et permettant l’émergence de nouveaux modèles pour penser, fabriquer et habiter le monde autrement sans sacrifier plaisir esthétique et motivation. Ces deux dernières dimensions sont essentielles et pourtant leur impact est encore trop peu pris en compte dans l’évaluation des démarches d’éco-design. Si les projets discutés ici n’offrent pas de réponses prescriptives, ils jouent davantage le rôle de catalyseur. Ils s’inscrivent aussi dans une dynamique ouverte d’apprentissage et de transmission, deux facteurs essentiels de résilience (Lisa, Schipper et Langston, 2015). S’il est difficile de faire la part entre la motivation personnelle des étudiants, l’influence sociétale ou celle de tels projets sur leur engagement en termes d’éco-design pendant ou après leur cursus, nous notons néanmoins depuis la mise en place de cette dynamique pédagogique une montée en puissance de tels engagements au sein du département Design textile et matière [17]. Par ailleurs conscients des limites de nos propositions et notamment de la nécessité de développer des indicateurs de design résilients plus précis, ces projets permettent néanmoins de croiser des circuits de motivations et donc de structurer progressivement une approche de design résilient à plus grande échelle et de manière plus approfondie.

Crédits

Cardepar a bénéficié du soutien de PSL par le biais de l’Initiative de Recherche Stratégique et Interdisciplinaire (IRIS). Ce projet est le fruit d’une collaboration interdisciplinaire portée par Soft Matters à l’Ensadlab, EnsAD en collaboration avec des écoles membres de PSL et des partenaires extérieurs : l’Ecole Nationale Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle (ESPCI), Chimie Paris Tech, les Mines Paris Tech (PSL), l’école des Mines de Saint Etienne, le matériaupôle Seine Amont et Certesens - laboratoire conseil en design et ingénierie sensoriels. Le projet impliquait plus particulièrement Jean-François Bassereau, Aurélie Mosse (EnsADlab), Cécile Monteux (CNRS/ESPCI), Olivier Jourdan, Mathieu Briand-Merlet (indépendants).
Clinique Vestimentaire est une démarche initiée par Jeanne Vicérial pour son projet de diplôme en design vêtement à l’EnsAD en 2015, devenue fondation de son projet doctoral développé à l’Ensadlab (EnsAD) au sein du groupe Soft Matters, dans le cadre du programme doctoral SACRe, PSL.
Microbiological Textiles Futures est un projet développé par Aurélie Mosse avec Jean-François Bassereau, en partenariat avec Ista Boszhard et Cécilia Raspanti, WAAG Society, NL. Il a été développé dans le cadre du cours Matérialités Futures et a bénéficié du soutien de la chaire d’éco-conception EC-AD, soutenue par un partenariat avec l’entreprise Nespresso.
Le workshop Polyfloss Factory a été rendu possible grâce à une collaboration avec Emile de Visscher et Christophe Machet, deux des inventeurs de The Polyfloss Factory.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Le terme d’éco-design est à prendre dans cet article dans son acception la plus large, c’est-à-dire l’ensemble des approches de design (de la conception aux démarches de création) inscrites dans une démarche de prise en considération des enjeux écologiques, dans leurs aspects aussi bien environnementaux que sociaux et quelle que soit la nature des théories sur lesquelles elles s’appuient, du green à l’eco- en passant par le sustainable design, le biodesign ou le design circulaire, y compris le design symbiotique.
  • [2]
    Le terme design textile et matière s’entend ici comme une pratique de modélisation et matérialisation d’idées plaçant la matière comme point de départ et axe central du processus créatif et s’appuyant principalement mais pas exclusivement sur le langage et la culture textiles : couleur, matière, structure, technologies, qualités sensorielles, etc. (Gale et Kaur, 2002 ; Quinn, 2010).
  • [3]
    Issu, à l’automne 2015, d’un rapprochement entre deux designers-chercheurs enseignant dans le département design textile et matière de l’ENSAD, Soft Matters s’inscrit dans la dynamique plus large de l’Ensadlab, laboratoire fondé en 2007 à l’ENSAD et partie prenante de l’Université Paris Sciences et Lettres (PSL) dont l’ENSAD est membre associé.
  • [4]
    Cette dernière s’entend comme une recherche initiée dans la pratique et développée par la pratique créative, dans laquelle l’activité de design est non seulement l’objet d’étude mais aussi le moyen par lequel la problématique de la recherche est posée, développée, aboutie voire communiquée. Une recherche par l’action que Findeli a définie comme une activité en, par et pour le design (A. FINDELI, Introduction aux Ateliers de la Recherche en Design, Nîmes, juin 2008).
  • [5]
    Concept du « doux » au sens entendu par Jacques Livage, prix Nobel de Chimie, avec ses approches de chimie douce, accompagnant les transformations des matières et matériaux, rompant avec le modèle de procédés nécessitant des techniques et substances plus agressives, habituellement adoptées par le domaine industriel dans un modèle de temporalité rapide mais aussi au sens du « doux » envisagé par Michel Serres dans son contraste avec le dur, comme le domaine de la culture, par opposition aux sciences dures. Le doux signifie dans ce contexte l’idée, le conceptuel, l’information par opposition respectivement à l’objet, au physique, à la forme, avec en creux l’affirmation que les signes du doux transforment les cultures et les collectifs plus en profondeur que les outils et les techniques.
  • [6]
    Collaboration développée au printemps 2015 dans le cadre du cours qui allait devenir « Matéralités futures ».
  • [7]
    Voir la réflexion menée par le groupe sur les distinctions entre propriétés, qualités, valeurs et effets liés aux matériaux (Bassereau, Mongin, Saint-Pierre et Mosse, 2018)
  • [8]
    Série d’outils créés par Dave Hakkens permettant le recyclage du plastique. Voir : https://preciousplastic.com et (Franklin, Till, 2018)
  • [9]
    (de 28 à 50 euros le m2).
  • [10]
    Atteignant ¾ du tonnage des déchets produits dans les activités de bureaux, le papier n’est dans ce contexte recyclé qu’à hauteur de 25 % hors désarchivage. Source : http://www.ecoresponsabilite.ademe.fr/n/les-enjeux-du-papier/n:290)
  • [11]
    La tricotisseuse, comme le papier plume (Cardepar) font l’objet d’une demande de dépôt de brevet respectivement en 2018 et 2017.
  • [12]
  • [13]
    Le sur-mesure est ici à entendre aussi bien en terme de design à la mesure d’un corps particulier que d’une customisation suivant les souhaits du commanditaire en termes d’esthétique, de confort etc.
  • [14]
    Suite à l’initiation à la culture bactérienne avec janthinobacterium, certains designers ont choisi de travailler avec d’autres micro-organismes tels que le goémon - mélange indéterminé d’algues brunes, rouges ou vertes, laissées par le retrait des marées - ou le blob, un organisme unicellulaire relativement peu connu du grand public mais doué de certains capacités d’apprentissage.
  • [15]
    C’est le cas par exemple du Chelsea College of Arts grâce à la dynamique de pédagogie et de recherche menée par le groupe Textile Environment Design dès 1996, devenu aujourd’hui Centre for Circular Design, du MA Design for Textile Futures à Central Saint Martins, aujourd’hui rebaptisé MA Material Futures, ou bien encore du MA Sustainable Design à l’université de Brighton pour ne citer que les plus connus.
  • [16]
    Parmi les principaux établissements publics français proposant une formation en design textile de niveau Bac +2 à Bac +5, pas plus l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs que l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle (ENSCI), l’école Duperré ou l’Ecole nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (Ensaama), la Haute Ecole des Arts du Rhin, l’École Supérieure des Arts Appliqués et du Textile (ESAAT), le lycée Lamartinière Diderot ne rendent lisibles dans leur interface publique (site web, curriculum) l’intégration de principes de design écologique ou préoccupations environnementales dans la présentation de ces cursus.
  • [17]
    Depuis 2014, 9 sur 39 projets de diplômes se sont positionnés partiellement ou intégralement dans le champ de l’éco-design au sens large. Deux donnent actuellement lieu à une recherche doctorale dans le domaine : celle d’Anna Saint-Pierre au sein de Soft Matters et celle de Laetitia Forst au sein du Centre for Circular Design, University of the Arts, London ; un est actuellement développé dans le cadre d’une année de pré-doctorat et trois sont à l’étude.
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