Notes
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[1]
La Fabrique de l’hospitalité est un service de la direction générale du CHU de Strasbourg qui a pour objet de favoriser la co-création des agents hospitaliers et des usagers afin d’améliorer la prise en soin des patients et de leurs proches avec des outils issus des sciences humaines, de la création en général et du design en particulier. Nous remercions toutes les équipes qui nous ont fait confiance dans cette exploration de co-conception, et particulièrement la Fabrique qui a assumé pour nous le risque de l’échec.
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[2]
Outre ses fonctions d’évaluation psycho-cognitive des personnes âgées, l’hôpital de Jour d’Evaluation Gérontologique Saint-François a pour missions de dépister et prévenir des évolutions défavorables et l’entrée dans la dépendance, de proposer des traitements et des conseils pour le mode de vie, le maintien à domicile ou l’orientation vers d’autres structures.
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[3]
Agence co-fondée par User Studio et Marie Coirié.
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[4]
Marie Coirié, designer ; Denis Pellerin et Florence Massin, designers (User Studio) ; Aurélie Eckenschwiller, designer et architecte ; Nicolas Couturier, graphiste (Atelier G.U.I) ; suivis dans la phase de réalisation par Julien Legras, designer (Elément Commun) et Maud Jarnoux, coloriste.
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[5]
Christophe Lerch, BETA, Université de Strasbourg, en ligne : https://goo.gl/JJksIe
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[6]
Protocole d’évaluation sur la clinique des patients et la pratique des médecins, résultats recueillis et en cours d’analyse par le Dr Laetitia Monjoin.
1L’hôpital est un environnement de spécialistes. On y trouve des experts des pathologies, des experts de l’hygiène, de la qualité et de la restauration. Tous très qualifiés pour résoudre des problèmes complexes dans leurs périmètres respectifs. Imaginons à présent que nous souhaitions repenser une expérience complète du parcours de prise en charge d’un patient : quel spécialiste faudrait-il consulter ? A priori aucune profession ne s’impose avec une légitimité spontanée pour concevoir des services. Aucun diplôme certifiant, aucune école, hormis des cursus qui s’intéressent principalement aux modèles économiques du secteur tertiaire. Le design apporte la maîtrise d’outils de représentation nécessaires pour aider une pluralité d’acteurs à se figurer des idées, notamment des idées ressenties comme inédites, puis à y réagir ; il apporte également une culture des usages, complémentaire des cultures techniques et économiques, qui favorise la reformulation des problèmes en mettant le point de vue de l’expérience vécue par l’utilisateur au centre du projet. La méthodologie de projet en design peut accompagner une démarche de recherche par sa capacité à permettre l’échange (co-conception) et à rester ouverte et évolutive en facilitant les itérations et un cumul des scénarios.
2Depuis une dizaine d’années, nous sommes témoins de l’expansion des demandes d’innovation dans des environnements serviciels multi-acteurs. Les opérateurs de services sont plus nombreux, ainsi que les utilisateurs et les clients. Les attentes respectives se font plus mûres et plus fortes. Cette urgence à l’innovation est aussi une compétition, entre acteurs et entre organisations, dans le public comme dans le privé. L’innovation publique est un des terrains majeurs d’exploration du design. En France, avec la 27e Région notamment (Coblence et al., 2017) nous avons contribué à une vision des transformations du service public qui mettent au centre du projet le sens et les valeurs du bien commun.
3Face à l’engouement récent pour le design comme remède à la détresse de spécialistes dans la conception de services, certains acteurs expriment cependant un doute quant à la légitimité des designers et soupçonnent un certain opportunisme. Comment les fournisseurs et bénéficiaires des services peuvent-ils participer à l’innovation ? A quel point les outils du design forgés à l’origine pour convenir aux enjeux de l’industrie, sont-ils adéquats pour concevoir ces objets relationnels ? Et surtout répondent-ils aux attentes d’interlocuteurs nouveaux dans le champ du design ? (Manzini & Vezzoli, 2003 ; Norman & Verganti, 2014).
4Afin de mieux comprendre l’intérêt d’une démarche d’innovation par le design de services, nous avons souhaité revenir sur une expérience de conception en milieu hospitalier. Ce projet est exemplaire à plusieurs égards car son cadre très contraint révèle les particularités de cette approche de l’innovation.
1 – Création et recherche
5Fin 2012, les Hôpitaux Universitaires de Strasbourg (désormais HUS) publient un appel d’offres de marchés publics pour la création d’un pré-projet à destination du service de gériatrie du Centre Mémoire Ressources et Recherche de l’hôpital de la Robertsau. La commande est orchestrée par La Fabrique de l’hospitalité [1], le laboratoire d’innovation adossé à la Direction Générale des HUS. La Fabrique de l’hospitalité est une entité issue de la convention Culture à l’hôpital, signée en 1999 par les ministères chargés de la culture et de la santé. Elle marque leur volonté de favoriser le développement d’activités culturelles et artistiques dans les hôpitaux. Cette convention a notamment permis le recrutement de responsables culturels dans certains hôpitaux de France. Leur mission s’articule autour de la mise en œuvre de politiques culturelles intégrées à la stratégie des établissements. Les Hôpitaux universitaires de Strasbourg ont été pionniers dans cette démarche. Cette délégation est devenue la Fabrique de l’hospitalité en 2011, affirmant son positionnement de laboratoire d’innovation interne des HUS. En 2013, la Fabrique est labellisée Living Lab par le European Network Of Living Labs (Enoll).
6La Fabrique de l’hospitalité souhaite démontrer depuis plusieurs années l’impact d’interventions créatives, comme celle du design, dans « l’amélioration de la prise en soin des patients et de leurs proches ».
7La ville de Strasbourg dispose d’un complexe hospitalier de pointe dont l’hôpital de jour gériatrique Saint-François est l’un des pavillons. Ancien sanatorium construit en 1910, le pavillon Saint François est implanté dans le quartier résidentiel de la Robertsau, en périphérie du centre de Strasbourg.
8Ce CMRR (Centre Mémoire Ressources et Recherche) accueille quotidiennement une dizaine de patients pour un bilan médical et médico-social, des évaluations cognitives et fonctionnelles.
9Les patients, souvent âgés, souffrent de troubles cognitifs symptomatiques de la maladie d’Alzheimer ou de pathologies apparentées. Ils se rendent à l’hôpital de jour pour passer une série d’examens dispensés par différents professionnels : médecins gériatres, soignants, neuropsychologues et psychologues, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, assistants sociaux, secrétaires, psychiatres. L’équipe médicale est composée de cinq médecins permanents et d’une dizaine de praticiens spécialistes en rotation. Pour les patients de l’hôpital de jour, une seule journée suffit, plus besoin de sillonner la région jour après jour pour une série de consultations diverses. Pour les médecins, l’intérêt d’un tel centre de santé repose sur le recoupement des résultats visant à produire un bilan rapide et sensible issu du partage immédiat de leurs diagnostics (dépister les évolutions défavorables et l’entrée dans la dépendance, prodiguer des conseils au patient et ses aidants pour encadrer le maintien à domicile ou le recours à d’autres structures de prise en charge) [2]. Préalablement à notre intervention, des élèves du Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués (DSAA) du Lycée le Corbusier ont établi un cahier des charges tout à la fois précis et ouvert. Rappelons également que l’hôpital de jour a fait l’objet d’une réfection en 2010, mobilisant déjà activement les équipes, et que ce service ne souffre pas de dysfonctionnements majeurs. Cependant, l’accueil des patients devient plus délicat, alors que le service ne désemplit pas, bien au contraire. Les attentes de notre exploration font état d’enjeux relatifs à l’espace et l’information, ce qui nous conduit à composer une équipe pluridisciplinaire capable d’embrasser la variété des points de contact du service. Notre studio Care & Co [3] regroupe plusieurs designers, eux-mêmes engagés parallèlement dans d’autres entreprises [4].
10Cette commande artistique et de design représente une démarche inédite pour l’hôpital. Ce contexte de projet singulier peut créer des tensions. Nos commanditaires n’avaient pas d’expérience comparable pour évaluer notre intervention, ce qui nous offrait une grande liberté mais nous demandait aussi de consacrer un temps important à la communication de nos actions et à l’explicitation et notre démarche. L’étude comportait de plus un objectif de recherche. Nous avons été accompagnés par un chercheur en sciences de gestion [5]. Nous avons eu diverses présentations publiques, et avons fait l’objet d’attentions multiples et d’échos dans la presse, ce qui a pu susciter des rivalités avec les autres services dont les projets ne jouissaient pas de la même considération. Enfin, notre commanditaire, la Fabrique de l’hospitalité, est un véritable complice, prêt à assumer les échecs, condition essentielle pour un projet d’innovation dans un milieu traditionnel comme l’hôpital.
11Les méthodologies d’innovation par le design sont applicables en milieu hospitalier, mais demandent une approche précise de la complexité (Weller & Coblence, 2016). La Fabrique de l’hospitalité propose aux hôpitaux d’innover par le cadre de la pratique du soin, et y voit un apport de valeur tant pour les praticiens que pour les patients. L’efficacité et l’effectivité du soin ne rendent pas compte de toute la valeur créée pour les patients. Les médecins, culturellement, considèrent que leur cœur de métier consiste en un suivi clinique et minimisent l’impact de l’environnement qui est en fait essentiel pour la cohésion des équipes et la qualité de la prise en charge. Notre exploration se concentre sur ce cadre primordial et redéfinit la notion de qualité du soin en s’appuyant sur les émotions, l’empathie, le bien-être et en leur donnant une forme sociale visible des médecins et soignants, et comprise par eux.
12Dans un premier temps, nous expliquerons le contexte dans lequel se déroule le projet, puis détaillerons la démarche de notre intervention d’innovation par le design en milieu hospitalier, de l’inspiration jusqu’au prototypage. Nous donnerons ensuite les principes du projet retenu et les conditions essentielles de sa réussite. En conclusion, nous interrogerons les mutations qui bouleversent plus largement les rôles des commanditaires et des designers dans le secteur des services.
1.1 – Découvrir le terrain et s’inspirer
13Le projet s’est déroulé en deux temps : une période de résidence que nous appelons « Inspiring Expedition » qui a donné naissance au pré-projet, suivi du développement technique et de la réalisation.
14L’hôpital de jour occupe le rez-de-chaussée du pavillon Saint-François, une moitié du long couloir central traverse les bureaux administratifs, l’autre moitié mène à la zone de soin sécurisée. Les salles d’examen sont distribuées de part et d’autre du couloir. La salle de séjour est une large salle de 300 m2 qui dispose d’une façade de grandes fenêtres qui offre un point de vue sur le parc arboré de la Robertsau.
15Les maladresses de l’aménagement attirent notre attention de professionnels du design et de l’architecture. L’hôpital est un environnement très contraint par des normes d’accessibilité, d’hygiène et de sécurité, intégrées par tous, et prioritaires pour tous. L’hôpital de jour est un espace de consultations où l’on pratique peu de soins, et qui bénéficie d’une certaine tolérance. Plusieurs aménagements spontanés ont été apportés par les équipes afin de répondre à leurs besoins au fil du temps, parfois à la marge des réglementations en vigueur.
16L’équipe a par exemple choisi une palette de couleurs vives pour la peinture des murs de la salle de séjour, afin de rompre avec le nuancier pastel de l’hôpital, jugé trop fade. Plusieurs dizaines de plantes et bibelots décoratifs rappellent l’univers domestique. Dans les faits, quelques objets servent de support à l’échange et aux examens. Le kinésithérapeute utilise une tenture en patchwork colorée dans le parcours du test de motricité. Des photographies représentant des faits historiques aident le neuropsychologue à évaluer la mémoire.
17Quatre grandes séquences d’usage rythment les mouvements dans la salle polyvalente. Mais aucun repère ne guide les patients dans leur journée particulière. Le matin, la salle présente tous les attributs d’une salle d’attente : fauteuils individuels, tables, piles de revues. Au moment du repas, l’aménagement mute. Bon nombre de fauteuils sont réquisitionnés pour s’asseoir autour d’une grande table, faite de l’assemblage des tables individuelles. Le reste de la journée, le séjour est le théâtre de plusieurs usages simultanés : exercice de kinésithérapie sous l’œil de patients qui attendent, sieste des uns pendant que les autres regardent la télévision. La salle reprend son allure de grand salon d’attente lorsque les familles, ou des brancardiers, viennent rechercher les patients en fin d’après-midi. Dans les moments d’attente, ceux-ci sont d’ailleurs invariablement concentrés aux abords de l’entrée, dans la partie la plus sombre de la salle polyvalente.
18A la frontière entre l’hôpital et le domicile, l’espace d’accueil ressemble fort à une maison de retraite. Les récents travaux ont beaucoup soulagé les équipes, qui semblent satisfaites de l’aménagement et fières de leur contribution. Notre équipe devra redoubler de diplomatie pour comprendre et interroger les choix d’aménagement et d’équipement de l’espace.
19Un autre point clé de l’expérience des patients est l’identification du site, comme lieu physique et comme nœud de démarches. L’arrivée sur le site est le premier contact avec l’hôpital, qu’a amorcé préalablement la prescription d’un médecin de ville. Une correspondance avec le secrétariat et des échanges portant sur les indications médicales permettent de convenir du premier rendez-vous. Malgré cela, la mémorisation du rendez-vous est un problème. A cela s’ajoute le fait que l’identification de l’hôpital est très difficile, de l’extérieur, comme l’est l’orientation dans l’hôpital. Au moment de notre intervention, les hôpitaux universitaires sont en pleine refonte de leur signalétique ce qui a pour effet de paralyser toutes les initiatives dans ce domaine. Sans compter que les patients empruntent pour atteindre le pavillon des moyens de transports multiples : voiture, taxi, ambulance, transports en commun, marche à pied, bicyclette.
20Notre démarche s’appuie sur une observation de terrain, la rencontre et l’écoute des acteurs du service, les professionnels (équipe de soin, secrétariat, cadres de soin, cadres administratifs, direction des soins, médecin hygiéniste, ingénieur sécurité, direction de la qualité), tout comme les patients et leurs aidants.
21Nous cherchons à saisir des usages remarquables et à capter des moments clés d’interaction entre les personnes et avec l’environnement. Ces observations sont des inspirations et des appuis à la conception. Nos carnets d’observation nous aident à procéder rapidement et par itération, pour vérifier nos hypothèses et les enrichir. Entendons-nous, « hypothèse » désigne pour nous la reformulation de nos premières intuitions (observations, étonnements, idées) qui ont vocation à susciter des réactions, pour vérifier si notre compréhension de la situation est juste.
22Quatre périodes d’immersion de quelques jours ont alterné les observations, les entretiens semi-directifs, les temps plus informels comme les repas ou les trajets en transports, les ateliers d’idéation, le travail en équipe, les présentations. Les premières orientations se matérialisent par des esquisses, schémas, cahiers d’idées, plans, et prototypes. Elles suscitent des réactions et facilitent le dialogue avec les protagonistes du service.
23Cette première phase d’observation est essentielle pour explorer les subtilités de l’expérience vécue et proposer des résolutions ingénieuses, à l’intersection des attentes de plusieurs personnes. Par exemple, il nous aurait été difficile de saisir combien préserver la sérénité des patients est déterminant pour le service, si nous n’avions pas vu les patients angoissés prendre la direction de la sortie à dix reprises dans la même journée.
24Nous avons progressivement répertorié les étapes principales et les points de contact avec le service (touchpoints) sur une frise chronologique. Dans cette séquence qui démarre en amont et s’étend en aval du séjour à l’hôpital, on détermine les étapes de tension (pain points en anglais) et de satisfaction du point de vue des usagers. Nous faisons le constat que l’expérience vécue par l’usager est issue de plusieurs facteurs, tels que son état, les conditions d’accueil, les autres patients présents. Les outils de représentation du parcours, sous la forme de tranches, ne restituent pas de manière suffisamment fidèle le caractère transitionnel des états qui habitent l’usager. C’est par le dessin de la courbe émotionnelle du service en superposition du parcours des usagers que nous parvenons à faire émerger nos enjeux : améliorer la fluidité du parcours et créer des conditions qui stimulent des émotions facilitant la relation.
25Notre diagnostic liste les facteurs qui ternissent l’expérience du patient et de son aidant, et qui pénalisent le travail des équipes de soin :
- Le lieu est illisible :
- les patients sont inévitablement désorientés dans un espace qu’ils ne fréquentent que deux ou trois fois par an ;
- ils ont souvent mal compris les modalités d’accueil de l’hôpital de jour : certains pensent y passer la nuit et viennent avec une petite valise ;
- la salle principale fait office de salle d’attente, de salle à manger, de salle de repos et de salle de consultation en kinésithérapie.
- Il amplifie les sensations anxieuses :
- l’hôpital véhicule des symboles anxiogènes ;
- une journée d’examens est intense et souvent épuisante pour les patients ;
- la fatigue des patients réduit la cadence des examens ;
- des patients à des stades très variables d’évolution de la maladie se côtoient dans un même espace.
- Il mêle des réseaux de relations hétérogènes :
Le parcours du patient : avant, pendant et après son séjour en ambulatoire
Le parcours du patient : avant, pendant et après son séjour en ambulatoire
1.2 – Définir des scénarios
26Nous partageons aussi souvent que possible le fruit de nos réflexions avec les professionnels lors de rencontres planifiées ou dans des moments d’échanges informels. Le but est double : susciter des échanges entre les professionnels et faciliter la projection collective, et nous aider à confirmer nos hypothèses.
27A cette étape de la conception, il s’agit surtout d’anticiper les réactions et de récolter de nouvelles idées. Nous convoquons d’abord les outils d’expression graphiques spontanés et légers comme le dessin, les schémas, pour rendre compte de nos observations et formaliser des hypothèses. Les représentations visuelles constituent un langage universel qui aide à dépasser les jargons professionnels qui divisent nos interlocuteurs, et les aident même à s’accorder au sujet de leurs besoins dans un cadre de collaboration propice.
28Pour débuter, nous esquissons nos intuitions sous la forme d’un cahier d’idées où chaque fiche présente une idée grâce à une illustration légendée. Une cinquantaine de pistes sont exposées de cette manière pour susciter les réactions : certaines seront d’emblée plébiscitées, d’autres font l’objet de débats. Surprenantes, convenues, réalisables aujourd’hui ou nécessitant une véritable transformation, spécifiques ou au contraire réplicables à d’autres services.
29Grâce à l’accueil réservé à nos idées nous parvenons à construire la grille d’indicateurs qui permet de sélectionner les idées à poursuivre. Nous ne négligeons pas de faire émerger des idées que les équipes auraient eu du mal à identifier ou n’auraient pas osé poursuivre par elles-mêmes. Nous sommes régulièrement confrontés au défi majeur de la co-création, ou comment aider les acteurs à se libérer des réflexes et représentations issues de leurs domaines pour envisager des conceptions différentes ? Comment les aider à adopter d’autres points de vue ? A plusieurs reprises dans cette phase d’exploration créative, nous avons recours à des imaginaires étrangers au soin.
30Nous utiliserons souvent la métaphore du paysage, un moyen de projection perceptive concret et riche en symboles, autant pour une vision au présent que pour une élaboration imaginaire. L’isolement des patients pendant cette journée d’examens est insulaire. Pour s’y repérer il faut une carte. Nous utilisons aussi la métaphore du spectacle, avec des métamorphoses du décor.
31Avec les équipes hospitalières et la Fabrique de l’hospitalité, nous regroupons les idées et les réactions autour des pistes principales. Celles-ci seront précisées et enrichies grâce à des outils de mise en forme plus élaborés. En effet, nous choisissons d’être moins expressifs et plus précis à mesure que les idées s’affinent pour préparer la mise en œuvre.
1.3 – Prototyper pour éprouver les idées
32L’hôpital public impose d’être à la hauteur de l’investissement et de l’intention politique dont les projets témoignent. Les décideurs internes et les futurs mécènes veulent des arguments solides. Nous avons recours à des techniques de mise en forme à moindre échelle et à coût réduit. Un prototype a pour vocation d’être testé afin de valider des solutions techniques avant d’investir dans la production en série d’un objet. Contrairement à une maquette, un prototype est réalisé avec les mêmes contraintes de mise en œuvre que la version industrielle. Il s’accompagne traditionnellement d’un suivi d’évaluation des résultats constatés. On parlera d’une maquette d’aspect pour rendre compte de l’allure d’un objet, ou d’une maquette fonctionnelle pour démontrer un principe mécanique.
33Le design en résidence met les prototypes directement à l’épreuve des habitants du service hospitalier (Reay et al., 2016).
34Les patients déambulent souvent, cherchant leur manteau laissé au vestiaire dans le couloir. Certains patients associent leurs propres allées et venues à un signal de départ. Pourquoi ne pas installer le porte-manteau à l’entrée de la salle, rassurant et visible ? Les équipes de soin craignent les vols, et ne veulent pas avoir à surveiller. Nous testons pendant 2 jours, puis 1 mois, et récoltons les retours. Les médecins rapportent que les patients sont plus apaisés, tandis qu’aucun vol n’est constaté. Mais tout est affaire de détails. Au moment de quitter l’hôpital, les patients coquets cherchent un reflet pour ajuster leur veste ou se recoiffer. Nous esquissons un vestiaire d’accueil, auquel nous ajoutons un miroir qui souligne la dignité des personnes qui arrivent ou repartent. Ainsi qu’une tablette à mi-hauteur pour poser son sac sans avoir besoin de se pencher pour le ramasser.
35Plusieurs prototypes échelle 1 sont ainsi réalisés pour éprouver nos scénarios. Ce processus de concrétisation progressive a deux atouts. Premièrement, il consolide les idées les plus prometteuses. Deuxièmement, notre équipe et les experts techniques du lieu détectent vite les idées impossibles à mettre en œuvre, et peuvent familiariser les co-concepteurs avec un principe de faisabilité.
Scénario d’usage : mise en situation du vestiaire
Scénario d’usage : mise en situation du vestiaire
2 – Discussion des résultats
36Notre aménagement répond à trois critères, la flexibilité, la cohérence, et la stimulation cognitive des patients. L’espace offre un confort d’attente sur place tout en rendant désormais lisibles les différentes gammes d’usage de cet espace auparavant confus et désorientant.
37S’installer, attendre, discuter, lire, se préparer, s’informer, se dégourdir les jambes, contempler, manger, se reposer, se faire prendre sa tension, faire des mots croisés ou des loisirs créatifs, dormir, regarder la télévision, s’isoler, passer un examen de motricité, recevoir sa famille ou son aidant, s’habiller, toutes ces actions, attitudes, comportements, relations, se déroulent dans le même espace, menés par chaque patient.
38La cohabitation de certains de ces usages peut être vécue comme artificielle et perturbante pour la population de patients qui habitent temporairement la salle. Nous dessinons une ligne qui tisse une cohérence entre les usages cacophoniques de la salle de séjour. Une ligne qui prend forme dans des éléments de signalétique et de mobilier (main courante, belvédère qui surplombe le parc, plateaux des tables et vaisselier, tablette-accoudoir longeant la salle de kinésithérapie, étagères). Ce fil sillonnera paisiblement les univers colorés qui rythment l’espace.
Le vestiaire installé dans la salle de séjour
Le vestiaire installé dans la salle de séjour
L’horloge bien visible, affiche des plages de couleurs pour aider à se repérer dans les moments de la journée à l’hôpital
L’horloge bien visible, affiche des plages de couleurs pour aider à se repérer dans les moments de la journée à l’hôpital
Le belvédère est un élément de mobilier actif, de stimulation cognitive des patients
Le belvédère est un élément de mobilier actif, de stimulation cognitive des patients
39L’équipement de l’espace constitue aussi une source de stimulation cognitive qui participe aux examens. Ou une invitation à la rêverie, une note esthétique qui guide les patients dans le temps de cette journée. Le belvédère est semé de mots le long de lignes gravées (mots français et alsaciens, destinations lointaines ou patrimoine local, faune et flore à observer dans le parc) comme autant de possibilités de se souvenir, d’engager le dialogue.
2.1 – Les bénéfices pour le soin
40Depuis l’inauguration en octobre 2015, les équipes de l’hôpital ont mis en place un protocole d’évaluation [6] des effets sur la clinique des patients et la qualité du soin, qui a dégagé des impacts sur le comportement et le sentiment de bien-être :
- des patients plus contenus, qui déambulent beaucoup moins, et donc un rapport soignant-patient moins coercitif ;
- une atmosphère sereine qui facilite la concentration lorsque vient le moment d’un examen et améliore la qualité des bilans menés et le nombre de patients pris en charge pendant une journée ;
- des configurations qui encouragent l’échange entre les patients et réduisent le sentiment d’ennui et les mouvements.
Séance de travail au cœur du service pour recueillir immédiatement les réactions des patients et des équipes
Séance de travail au cœur du service pour recueillir immédiatement les réactions des patients et des équipes
2.2 – Du design d’intervention au design de recherche
41Le projet sera soumis à des adaptations, des interprétations, améliorations et des prolongements. Comment garantir qu’il gardera son esprit, que ses évolutions seront cohérentes ? Nos propositions doivent être conçues pour être transmises et prédisposées à se transformer.
42L’équipe a multiplié les formats, tous destinés à impliquer nos différents destinataires et partenaires de conception : ateliers participatifs, entretiens individuels, modélisation d’idées. La coopération avec l’architecte de la direction des travaux des HUS, des responsables hygiène et qualité a fait que les directions fonctionnelles sont engagées dans la co-conception au plus tôt et sont des complices du programme, et des garants de l’intégrité du projet.
43Nous n’avons pas seulement formulé une réponse, nous avons ouvert un espace de liberté aux usagers du lieu. Cela repose sur la transparence et la documentation des choix de conception, la loyauté à l’égard des expertises métiers en place, dont les pratiques sont respectées, et qui assurent le développement des solutions apportées, en somme nous assurons le caractère soutenable et réaliste de nos scénarios. Des précautions nécessaires si l’on considère la complexité des environnements serviciels multi-acteurs et toutes les incertitudes qu’ils comportent.
44Les professionnels de l’hôpital — comme la majorité des acteurs des services — sont aujourd’hui face à des situations complexes où il s’agit de résoudre simultanément des questions d’organisation, de communication, des problématiques techniques, et bien sûr d’organisation et de mise en œuvre des soins. Le rôle d’un commanditaire migre. Il n’est plus en demande d’un appui ponctuel. Il veut de l’aide pour assumer un rôle de pilote d’expertises hétérogènes, car il se heurte à un problème qui n’est même pas encore formulé, qui n’est perçu que par des blocages successifs. Symétriquement à la transformation de la commande, les designers ne sont plus des prestataires, ils sont en accompagnement pour « aider à faire » ou à « monter en compétence ». Le commanditaire participe et s’engage, car il devient en partie garant de la réussite de ce projet (Lehanneur : 2017). Les designers font exister la question qui n’existait pas encore, ici la façon dont l’organisation spatiale peut renforcer le sens de l’action commune et y associer les patients, malgré une désorientation constitutive de leur présence. Pour identifier la question qui rassemble en un seul problème les différents obstacles, les designers suivent les méthodes de la recherche empirique : décrire une situation, repérer des signes insistants, formuler des hypothèses, tester, analyser des résultats. En somme adjoindre à leur recherche créative, fondée sur l’inspiration et ses matérialisations, une pratique exploratoire, méthodique et heuristique. Si l’évaluation de la relation bénéfice – coûts est familière en santé (Roussel & al. 2016), une évaluation collective des ressentis l’est moins. L’évaluation in progress se révèle un précieux moyen d’impliquer les participants à la conception et d’en informer les usagers moins impliqués. Il faut alors construire des indicateurs centrés sur les usagers ou les opérateurs du service. Ces indicateurs mesurent des taux d’adoption, la croissance des usages, la praticabilité pour les équipes, la découverte d’usages imprévus.
3 – Design sans frontières
45L’écosystème hospitalier constitue un objet d’étude en tant que tel relativement récent pour le design, différent de la conception architecturale des espaces, industrielle des matériels, et ergonomique des usages médicaux et cliniques, ou encore de la mesure de la performance (Sharma et al., 2016). Notre conviction est que l’écosystème humain et vivant devient central dans la conception de l’hôpital de demain. Les savoir-faire traditionnels et émergents du design semblent adaptés aux défis posés par l’évolution du système de santé et la complexité toujours croissante de l’environnement hospitalier.
46Le design renforce la perception par les patients de la prise en charge médicale. La confiance des patients se bâtit autour d’un ensemble de conditions : l’environnement, la fluidité de la communication, la fluidité du parcours de soin, la cohérence des formes et des signes. Cet ensemble constitue une part importante de l’expérience de la personne. Le prendre en compte prédispose à la bonne réception des soins et du discours de soin. Cela agit sur l’ambiance du service, sa réputation, son autorité. La valeur symbolique du système hospitalier augmente, comme la qualité de vie. On ne peut plus dissocier la qualité des soins du contexte de prise en soins. Dans un hôpital public qui réduit les hospitalisations et les contacts, l’expérience de la visite au service est un point clé de l’assise du lien clinique et de l’observance.
47Par ailleurs l’hôpital offre au design une opportunité de renouveler et de croiser ses pratiques au contact des différents métiers et, d’investir des champs liés à la recherche. En effet, il est intéressant de noter que la démarche du projet Bon Séjour a permis de mettre au jour plusieurs propositions nouvelles – ou d’hypothèses de recherche – dans la prise en soin de personnes souffrant de troubles de la cognition. Organisation spatio-temporelle de la grande salle polyvalente, représentation du rythme de la journée sur la grande horloge, mise en place du mémo, sont autant de propositions dont on souhaite l’évaluation scientifique du point de vue de la clinique du patient, de sa capacité à intégrer des informations nouvelles et à se repérer. Grâce à la démarche méthodologique mise en œuvre et à la diversité des compétences de l’équipe, le projet Bon Séjour aura donc permis d’ouvrir des portes à de potentielles recherches dans les domaines des sciences cognitives et des neurosciences en particulier. On l’a dit, le projet se voulait délibérément exploratoire. Il ouvrait panoramiquement un espace de contribution pour la reconception du lieu. Il a rendu tangibles pour tous les métiers les attendus d’une question fine et complexe : que signifie, et que vaut, l’amélioration de l’expérience d’accueil des patients ? Rétrospectivement, il est d’ailleurs difficile de catégoriser ce projet à multiples facettes : il n’est ni un projet d’aménagement intérieur, ni un projet de design de services, ni une recherche-action, mais bien un projet de design exploratoire, à la frontière entre plusieurs disciplines et qui aurait pu être adossé à une recherche académique.
48Le projet pose également la question de la frontière entre le « faire joli » et le « faire du bien ». En effet, si le design peut encore être vu comme un savoir-faire d’embellissement des objets et des environnements, le projet Bon Séjour a démontré qu’il pouvait également venir en soutien de l’activité soignante en facilitant le parcours des patients à travers leur journée à l’hôpital. En cherchant les conditions et les façons de réduire l’incertitude et l’anxiété des patients, nous nous sommes parfois retrouvés à la marge de nos propres compétences, explorant les champs du bien-être, du soin et de la clinique. Les propositions qui résultent de cette démarche illustrent cette tension, car elles sont à la fois support de bien-être et support de prise en charge soignante, en tant qu’elles contribuent à la réduction des troubles. Dans ce cadre, même si le design n’est pas une discipline médicale, pourrait-on considérer qu’il est capable de contribuer à la prise en charge thérapeutique et au rétablissement du patient et sur quels aspects ?
49Pour finir, par-delà leur apport à l’expérience immédiate des patients et des soignants, les démarches de design telles que déployées dans le projet Bon Séjour concernent les modalités de l’innovation organisationnelle collaborative (Ketchen &al, 2007). En effet, en laissant la part belle à l’observation, à l’écoute, à la créativité et à la mise en capacité des professionnels d’agir sur leur propre environnement de travail, le projet offre une alternative aux démarches d’accompagnement du changement habituellement conduites en conseil. Le « permis d’expérimenter » instauré dès le début du projet et avant même notre arrivée (dès le workshop pédagogique avec le DSAA du Lycée Le Corbusier), a rendu possible la mobilisation des professionnels en faisant appel à leurs compétences, à leur expérience de terrain, à leur capacité à améliorer leur outil de travail et, in fine, a permis leur appropriation totale du projet. À ce titre, ce sont les professionnels du service qui ont défendu la légitimité du projet devant la direction du site en réunion d’arbitrage budgétaire. Sans cette mobilisation des équipes dès l’amont et sur une période de travail d’environ 6 mois, il n’aurait pas été possible d’envisager ce niveau d’appropriation et cette prise de risque partagée d’une approche exploratoire. On pourrait parler d’un design pragmatiste, au sens de la sociologie pragmatiste qui considère que les acteurs sont les mieux à même de poser et de résoudre les problèmes publics qui les concernent, à condition que la mise au jour de leur « grammaire des pratiques » leur permettent de les formuler (Cefai, 2016). Encore faut-il désormais imaginer les programmes transdisciplinaires qui, autour de thématiques comme le bien-être, l’empathie, et leur impact clinique, pourraient donner un cadre de recherche clinique intégrant le prototypage et partant des hypothèses de designers chercheurs.
Bibliographie
Références
- CEFAI, D. (2016), « Publics, problèmes publics, arènes publiques…. Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, (30), p. 25-64.
- COBLENCE, E., LEFEBVRE, P., ET PALLEZ, F. (2017), La carte et le territoire de l’innovation publique : une exploration des démarches design, Les transformations de l’action publique, Editions du comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2017.
- LEHANNEUR, M. (2017), « L’influence par le design, l’art de Mathieu Lehanneur », Le journal de l’école de Paris du management, (2), p. 36-42.
- MANZINI, E., ET VEZZOLI, C. (2003), « A strategic design approach to develop sustainable product service systems : examples taken from the ‘environmentally friendly innovation’ Italian prize », Journal of cleaner production, 11 (8), p. 851-857.
- MOLES, A., ET ROHMER, E. (1982), Labyrinthes du vécu : l’espace, matière d’actions, Paris, Librairie des Méridiens.
- NORMAN, D., ET VERGANTI, R. (2014), « Incremental and radical innovation : Design research vs. technology and meaning change », Design Issues, 30 (1), p. 78-96.
- REAY, S., COLLIER, G., KENNEDY-GOOD, J., OLD, A., DOUGLAS, R., ET BILL, A. (2016), « Designing the future of healthcare together : prototyping a hospital co-design space », CoDesign, Volume 12 Issue 1&2, p. 1-18.
- ROUSSEL, C., CARBONNEIL, C., ET AUDRY, A. (2016), « Impact organisationnel : définition et méthodes d’évaluation pour les dispositifs médicaux », Thérapie, 71 (1), p. 69-82.
- SANDERS, E., ET STAPPERS, P. J. (2008), « Co-creation and the new landscapes of design », Co-design, 4 (1), p. 5-18.
- SHARMA, L., CHANDRASEKARAN, A., BOYER, K. K., ET MCDERMOTT, C. M. (2016), « The impact of health information technology bundles on hospital performance : An econometric study », Journal of Operations Management, 41, p. 25-41.
- WELLER, J. M., ET COBLENCE, E. (2016, November), « Innovation et design de service : histoire du réaménagement d’une maternité dans un CHU », in Hôpital créatif : Design et technologies au service du patient, Ecole d’automne en management de la créativité, Strasbourg, France.
Notes
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[1]
La Fabrique de l’hospitalité est un service de la direction générale du CHU de Strasbourg qui a pour objet de favoriser la co-création des agents hospitaliers et des usagers afin d’améliorer la prise en soin des patients et de leurs proches avec des outils issus des sciences humaines, de la création en général et du design en particulier. Nous remercions toutes les équipes qui nous ont fait confiance dans cette exploration de co-conception, et particulièrement la Fabrique qui a assumé pour nous le risque de l’échec.
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[2]
Outre ses fonctions d’évaluation psycho-cognitive des personnes âgées, l’hôpital de Jour d’Evaluation Gérontologique Saint-François a pour missions de dépister et prévenir des évolutions défavorables et l’entrée dans la dépendance, de proposer des traitements et des conseils pour le mode de vie, le maintien à domicile ou l’orientation vers d’autres structures.
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[3]
Agence co-fondée par User Studio et Marie Coirié.
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[4]
Marie Coirié, designer ; Denis Pellerin et Florence Massin, designers (User Studio) ; Aurélie Eckenschwiller, designer et architecte ; Nicolas Couturier, graphiste (Atelier G.U.I) ; suivis dans la phase de réalisation par Julien Legras, designer (Elément Commun) et Maud Jarnoux, coloriste.
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[5]
Christophe Lerch, BETA, Université de Strasbourg, en ligne : https://goo.gl/JJksIe
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[6]
Protocole d’évaluation sur la clinique des patients et la pratique des médecins, résultats recueillis et en cours d’analyse par le Dr Laetitia Monjoin.