Couverture de SDD_003

Article de revue

Les dispositifs exploratoires de la ville (dé) font-ils les nouveaux explorateurs ?

Pages 79 à 91

Notes

Introduction

1La relation entre l’usager et la ville se caractérise par des procédures d’ajustement (Landowski, 2006) créant des situations d’interaction en évolution constante, des scènes pratiques changeantes (Fontanille, 2008). Il s’agit pour l’usager d’éprouver la ville et d’ajuster, souvent de manière intuitive, son comportement aux expériences qu’elle contient. Il s’agit pour la ville, entendue comme la présentification des acteurs la configurant (le politique, l’architecte, le designer...), de programmer des expériences, et d’adapter son programme au renouvellement des usages. Rachel Thomas (2010, p. 11) décrit ces procédures d’ajustement depuis la position du marcheur dans la ville :

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« Les qualités physiques et sensibles de l’environnement dans lesquelles les pratiques piétonnes prennent place, comme la présence ou pas d’un public modèlent et modulent le pas. Là la latéralité des façades, en créant de la réverbération, révèle la présence humaine et conduit le piéton à marcher « sur la pointe des pieds », ici la présence d’une fontaine, en créant de la fraîcheur et en offrant un point d’assise au promeneur, pousse au séjour ; ailleurs, l’alternance des zones d’ombre et de lumière participe d’une séparation spontanée des flux piétons… »

3La ville propose au marcheur un programme d’actions (Rénier, 2008) : ralentir, accélérer, se poser. Le marcheur s’approprie ou invente un nouveau programme à partir de celui-ci.

4La promesse d’interaction (Pignier, 2004) portée par les dispositifs numériques accentue encore cette définition des espaces de la ville comme des expériences potentielles (Bihanic, 2010). L’usager est alors l’explorateur à la découverte d’un espace qui peut être quotidien mais dont les représentations et les expériences sont renouvelées par le dispositif.

5L’activation des expériences programmées dans le dispositif déploie alors autant d’urbanités numériques, au sens de manière de vivre la ville, que de parcours individuels constitués des objets rencontrés, niés, valorisés, rejetés par l’usager. Nous restituons dans cet article une étude sur les modes d’interaction entre la ville et l’usager concrétisés par le design numérique. Nous envisageons ainsi le design dans sa dimension globale de projet relationnel (la conception de l’objet est liée à la préfiguration par le designer d’expériences entre la ville et l’usager). Nous avons constitué notre corpus d’analyse à partir des projets de design présentés entre 2013 et 2015 à Futur en Seine, Festival du Numérique en France [1]. Les projets liés à la ville et au numérique prennent la forme d’applications mobiles (Urban Pulse ; Piligrim, Cinemacity), de sites internet collaboratifs (Unlimited cities Diy, Cartophonies), d’outils de cartographies (Smartfavela), d’objets connectés (CONNECT’INH), ou de mobiliers urbains connectés (Matrioschka).

6Ces dispositifs numériques concrétisent-ils de nouveaux modes d’exploration de la ville ? Notre questionnement se situe en effet au niveau du processus de concrétisation : les conditions et différentes formes de la concrétisation de l’expérience au sein de la ville. Nous pensons que deux mouvements simultanés définissent les potentialités de cette urbanité : la configuration des expériences relationnelles au sein de l’objet (i) et la valorisation plus ou moins positive de « ce contact technique » (ii) (Boullier, 2004, p.72). Nous poursuivons ce raisonnement dans l’article en recensant dans une première partie les modes d’interactions configurés au sein des dispositifs, dans une deuxième partie, les expériences potentielles au sein de la ville et dans une troisième partie, le positionnement de l’usager dans la ville et dans le dispositif. Nous soulignons que les projets de design étudiés permettent, dans cet article, l’illustration de la méthode. Ainsi, leur analyse en profondeur n’est pas restituée ici.

1 – Des espaces d’interaction dans la ville : pragmatiques, réflexifs, performatifs et augmentés

7Nous abordons, dans cet article, le design comme projet d’interaction entre l’usager d’un dispositif et l’espace urbain. Ce projet d’interaction qui vise l’amélioration de « l’habitabilité du monde » (Findeli, 2010, p. 292) est rendu possible par un dispositif programmé, et devient réel lorsqu’il donne « forme à des usages autant qu’il produit des connaissances » (Vial, 2014).

8Les projets de design numérique dans l’espace urbain préfigurent ainsi différentes relations entre l’usager et la ville mais aussi produisent de nouvelles connaissances sur l’un et sur l’autre.

9En effet, le projet intègre une triple représentation : représentation de l’usager, représentation de la ville, représentation de « l’objet numérique » (le support matériel qui fait l’interface entre le dispositif et l’usager). Ces trois représentations sont comme trois personnages dont les actions vont occasionner une manière de voir et de vivre l’espace environnant, une manière d’être au monde (Bihanic, 2010). Ils sont donc des « actants » (Greimas, 1993) et le design en tant que projet d’interaction apporte une connaissance nouvelle sur ces derniers.

10Des modes relationnels entre ces actants sont configurés dans le dispositif par le biais de la multimodalité et des fonctionnalités, formant les potentialités du projet d’interaction. Nous choisissons la figure du marcheur pour révéler la position de l’usager en tant qu’actant dans la ville. En emboîtant le pas du marcheur nous accédons à « l’espace de l’expérience concrète où se meuvent nos corps » (De Chanay, Rémi-Giraud, 2002) : la ville. Mais l’espace en jeu devient surtout « un réservoir de signifiants disponibles » (De Chanay, Rémi-Giraud, 2002) formulés dans des espaces d’interaction entre les actants que sont la ville, les objets, les usagers. Nous étudions les projets d’interaction au sein de la ville à partir de ce questionnement : quels espaces d’interaction sont ainsi ouverts aux marcheurs par le dispositif numérique, sont prévus par le designer lors de la préfiguration du projet et de la conception de l’objet designé ? Quel actant devient l’usager dans cet espace ? Nous proposons une méthode d’analyse sémiotique du design numérique en tant que projet d’interaction, en interrogeant les formes signifiantes d’un type de relation tant au sein du langage (le dispositif numérique) que des pratiques (les usages du dispositif). Nous décrivons « la position » de l’usager de la ville numérique prolongeant la méthode de Jean-Marie Floch décrivant les usagers du métro (Floch, 1990). Pour connaître la « position » de l’usager dans la ville il s’avère nécessaire de qualifier en premier lieu les formes de représentation de la ville dite numérique. Ou, pour reprendre les termes de Dominique Boullier, quels sont « les formats d’immersion » configurés dans le dispositif qu’ils soient « format d’immersion perceptive, d’immersion narrative, d’immersion sociale et d’immersion désirante » (Boullier, 2008, p.68).

11Nous avons procédé à l’étude des prototypes présentés à Futur en Seine à partir de cette grille de lecture reliant mode de représentation de la ville et position de l’usager. Nous en restituons dans cet article une première conclusion d’ordre typologique sur les espaces d’interaction dans la ville médiés par le design numérique : des espaces que nous définissons comme pragmatiques, réflexifs, performatifs, augmentés.

12L’espace d’interaction pragmatique renvoie à une représentation de la ville visant à contourner ou réduire les contraintes du mode de vie urbain. Ces contraintes sont liées à la distance entre les espaces de la vie quotidienne, à la concentration de personnes dans un espace limité, aux différents usages d’un même espace. L’espace vécu est rendu accessible à l’actant opérationnel, celui qui doit accomplir des tâches précises et contraignantes, par le biais de dispositifs régulateurs : d’information, d’heure, de foule, de vitesse, d’énergie. Il s’agit pour l’usager, actant opérationnel, de pouvoir accéder à un environnement dont les excès sont tempérés : trop de monde – régulation des foules / trop de distances – régulation des trajets / trop d’usages – régulation des procédures. « Marcher » admet en effet comme métaphore spatiale « accéder » dans l’espace d’interaction pragmatique.

13Urban Pulse présenté par Transdev à Futur en Seine en 2013 est une application mobile qui, selon les termes de leur communication institutionnelle permet de « transformer le temps contraint du déplacement en temps choisi. » Ce dispositif ouvre un espace d’interaction pragmatique permettant de contourner les contraintes d’une information éparpillée (éparpillée dans les lieux de la ville et dans les modes de communication) sur l’offre culturelle et les moyens de transport pour y accéder. Cet excès d’informations est régulé par l’assistant de mobilité qui centralise les activités selon les goûts, la géolocalisation, le réseau social de l’usager et informe sur les itinéraires, modes de transport, de stationnements liés à l’activité choisie. « Nous proposons, partout dans le monde, l’offre la plus multimodale pour tracer des lignes entre tous les territoires. » [2] : la multimodalité se pose comme fonction régulatrice des contraintes de distance.

14Une autre forme d’interaction médiée par les dispositifs numériques ouvre l’espace réflexif. Celui-ci est créé par la représentation des effets de la ville sur l’usager. Des dispositifs capteurs enregistrent l’activité de l’usager dans la ville : nombre de pas, rythme cardiaque, souffle, etc. Des dispositifs de visualisation de ces effets permettent ensuite à l’usager de se voir agir. « Se voir agir » rend possible l’expérience de la réflexivité (Boutaud, 2007) et révèle l’usager comme actant stratégique en capacité de mesurer ses performances pour les améliorer, de visualiser ses trajets pour les reproduire ou les modifier. La combinaison de dispositifs capteurs et de dispositifs de visualisation crée un dispositif de remédiation. C’est en effet la remédiation des données renseignant sur la manière d’interagir de l’usager dans la ville qui permet à celui-ci de mettre en place une stratégie personnelle pour vivre son espace en conscience. « Marcher » admet la métaphore spatiale « (re)sentir » la ville, au sens d’éprouver physiquement son environnement. L’objet CONNECT’INH est présenté à Futur en Seine par la société Kappa Santé comme un inhalateur connecté à un boîtier numérique transmettant des données sur le nombre de pressions exercées par l’usager sur l’objet. Ces données sont reliées à la position géographique de l’usager lors de l’utilisation. Les parcours de l’usager et sa fréquence d’utilisation de l’inhalateur sont retranscrits sur une carte et associés à une notification des lieux présentant un niveau de pollution et/ou de pollinisation élevé. L’usager a également la possibilité de signaler des lieux ressentis comme gênants. L’usager, dans une démarche réflexive, observe son parcours sur une carte et les effets de ce parcours sur sa santé (les lieux signalés comme ayant occasionné l’utilisation de l’inhalateur). Le positionnement stratégique de l’usager consiste en la modification de ses prochains parcours en fonction de ses propres performances (de souffle, de résistance au lieu) et des signalements officiels ou émanant d’autres usagers sur le degré de pollution des lieux fréquentés.

15La possibilité d’enrichir a posteriori la carte et de croiser ses propres données avec celles d’une même communauté révèle une deuxième potentialité du dispositif que nous nommons espace d’interaction performatif.

16L’espace performatif se pose en miroir de l’espace réflexif car il est issu d’une représentation des effets de l’usager du dispositif sur la ville (et non plus des effets de la ville sur l’usager, espace réflexif). Dans cet espace d’interaction, l’usager alimente le dispositif, il en est le contributeur et attend « des effets en retour sur le réel » (Fogel, Patino, 2013). Les actions de l’usager sur le dispositif peuvent être synthétisées par le verbe « ajouter ». Les ajouts de l’usager sur l’espace de représentation sont autant de potentialités d’évolution de l’espace réel. Le niveau performatif admet en effet un ancrage fort dans l’espace quotidien usant de la métaphore spatiale : « se mobiliser » incarnée par l’actant prospectif. La contribution de l’usager sur le dispositif est pensée au niveau de l’anticipation de l’avenir de la ville. Dans le cadre de l’espace performatif, « marcher » c’est être mobile et par relation afférente c’est « se mobiliser » dans le sens de passer à l’action en agissant sur son environnement. L’application Unlimited cities Diy présentée à Futur en Seine en 2014 par la start-up UFO est basée sur le niveau performatif invitant l’usager à ajouter au dispositif des propositions de modifications, d’évolutions de la ville. L’usager recrée par le biais de la multimodalité (l’ajout de photographies, commentaires, vidéos) au sein du dispositif sa projection d’un environnement urbain : quartiers, rues, résidences… L’espace performatif s’appuie sur un objectif de co-construction de l’espace. Il s’agit d’offrir une représentation collective de la ville capable d’initier des changements au niveau de l’espace vécu.

17Si dans l’espace performatif l’usager « ajoute » au dispositif, dans l’espace augmenté le dispositif « ajoute » au niveau réel. Le dispositif augmente l’espace de l’usager, ou plus précisément sa perception de l’espace. Le dispositif n’enregistre pas de données liées au marcheur mais au paysage que celui-ci traverse. « Traverser l’espace » constitue la métaphore spatiale de marcher dans le cadre de l’espace augmenté. Actant positionnel, l’usager perçoit plus en fonction des potentialités ouvertes par le dispositif. Piligrim XXI présente à Futur en Seine 2015 une application permettant la reconstitution de monuments détruits et la visualisation des événements historiques d’un lieu. L’usager visualise cet espace augmenté dans la ville par le biais d’une tablette connectée. En langage technologique, la réalité augmentée consiste en une incrustation d’objets visuels, sonores, cinétiques sur une séquence d’images réelles. Dans le cadre de Piligrim le marcheur traverse l’Histoire, l’usager se positionne dans un espace se superposant à la réalité. Il voit à travers, instantanément. Le dispositif ajoute pour lui, recompose à sa place un environnement qui lui est préexistant.

18En dehors de la technologie portant ce nom de réalité augmentée, l’espace augmenté peut être lié à d’autres dispositifs permettant d’amplifier l’espace quotidien. Matrioshka, mobilier urbain nomade connecté grâce à la micro-production d’énergie photovoltaïque, éolienne ou motrice ajoute un espace supplémentaire (« un tiers lieu ») à l’espace quotidien, créant à l’extérieur (comme sur une place de parking) les conditions pour la rencontre ou le travail. Ce projet de design urbain présenté par l’Association Quatorze à Futur en Seine 2015 combine deux espaces d’interaction : l’espace augmenté et l’espace pragmatique. En effet, le dispositif ajoute (superpose) à l’espace mais aussi permet l’accès à une source d’énergie par un dispositif régulateur : trop d’usages d’énergie et de place dans l’espace urbain / régulation des espaces et des modes de production d’énergie.

2 – Des programmes d’interaction dans la ville : réguler, prolonger, sentir, se mobiliser

19C’est en effet la combinaison des modèles d’interaction qui illustre l’étendue de la promesse d’« habitabilité du monde » médiée par le dispositif. Chaque dispositif programme des espaces d’interaction et en fonction de la force accordée à chacun de ces espaces, une expérience particulière dans la ville est proposée à l’usager. Le schéma tensif (Fontanille, 1993) permet de définir ces potentielles expériences en associant l’étendue des espaces d’interaction au sein d’un même dispositif.

20Espace augmenté + espace pragmatique = pouvoir prolonger la ville.

21Dans le projet Matrioshka il s’agit de superposer à la ville (espace augmenté) un espace régulateur (espace pragmatique), c’est à dire de prolonger la ville en offrant de nouveaux espaces éphémères d’habitabilité. Au contraire, un dispositif qui offrirait une faible régulation (espace pragmatique faible) et une absence de superposition d’espaces (espace augmenté faible) limiterait la représentation de la ville, contenue dans sa topographie physique (fig.1).

Fig. 1

Schéma tensif du « pouvoir régulateur » et du « pouvoir d’augmentation » configurés dans le projet d’interaction

Fig. 1

Schéma tensif du « pouvoir régulateur » et du « pouvoir d’augmentation » configurés dans le projet d’interaction

Zone 1 : ne pas pouvoir réguler et ne pas pouvoir augmenter la ville (espace pragmatique et augmenté faible)
Zone 2 : pouvoir réguler et ne pas pouvoir augmenter la ville (espace pragmatique fort et espace augmenté faible)
Zone 3 : pouvoir augmenter et ne pas pouvoir réguler la ville (espace augmenté fort et espace pragmatique faible)
Zone 4 : pouvoir réguler et pouvoir augmenter la ville (espace augmenté et pragmatique fort)

22Espace pragmatique + espace réflexif = pouvoir personnaliser la ville.

23L’espace pragmatique d’Urban Pulse permettant la régulation de l’offre culturelle se croise avec un pouvoir réflexif : l’usager est en mesure de se voir agir dans la ville par l’intermédiaire du dispositif (ses trajets empruntés et ses sélections d’activités) et ainsi de sentir les effets de la ville sur son comportement. La combinaison de ces deux espaces permet de personnaliser la ville, de l’adapter aux contraintes comme aux réactions de l’usager (fig.2).

Fig. 2

Schéma tensif du « pouvoir régulateur » et du « pouvoir réflexif » configurés dans le projet d’interaction

Fig. 2

Schéma tensif du « pouvoir régulateur » et du « pouvoir réflexif » configurés dans le projet d’interaction

24Espace pragmatique + espace performatif = pouvoir décider la ville.

25Associé à un espace performatif permettant à l’usager de se mobiliser dans la ville, l’espace pragmatique permet de décider la ville. Il s’agit de créer les conditions pour différents usagers afin de participer à la réflexion sur la ville pour en réguler les contraintes : forme citoyenne d’habitabilité.

26Smart Favela, projet porté par Toolz et présenté à Futur en Seine en 2015 est un outil de cartographie collaboratif permettant de réunir les informations partagées par les habitants, collectivités, industriels sur l’énergie, le transport, les déchets, etc. L’outil doit permettre une aide à la décision sur l’évolution de la ville par le biais d’un espace d’interaction performatif : l’usager ajoute des informations sur la carte et par le biais d’un espace d’interaction pragmatique. L’intégration, dans le dispositif, des données topographiques et sociales du territoire permet en effet de réguler l’espace, de le redistribuer (fig.3).

Fig. 3

Schéma tensif du « pouvoir régulateur » et du « pouvoir performatif » configurés dans le projet d’interaction

Fig. 3

Schéma tensif du « pouvoir régulateur » et du « pouvoir performatif » configurés dans le projet d’interaction

27Espace performatif + espace réflexif : pouvoir faire ressentir la ville.

28Dans le cadre de Smart Favela l’usager agit pour faire évoluer son territoire en configurant un espace pragmatique. Dans le cadre de CONNECT’INH l’espace d’interaction performatif est associé à un espace réflexif. Ainsi l’usager agit sur la ville et sur le dispositif pour mieux sentir les effets de la ville sur lui. Cette combinaison vise à rendre sensible la ville, à en faire un partenaire d’interaction doué d’une sensibilité réactive (Landowski, 2005) (fig.4).

Fig. 4

Schéma tensif du « pouvoir réflexif » et du « pouvoir performatif » configurés dans le projet d’interaction

Fig. 4

Schéma tensif du « pouvoir réflexif » et du « pouvoir performatif » configurés dans le projet d’interaction

29Espace réflexif + espace augmenté = pouvoir rêver la ville.

30Faire ressentir la ville par le biais d’un dispositif réflexif conduit l’usager à une perception de lui-même lors du processus d’interaction. Si cette perception de soi a lieu dans un espace augmenté, alors l’usager rêve la ville, rêver dans le sens de se représenter sous une autre forme la ville. Un projet tel que Cinemacity (Small Bang et Arte, Futur en Seine, 2015) géolocalisant des scènes de films à Paris permet à l’usager de ressentir l’espace dans lequel il se trouve physiquement au travers d’une séquence cinématographique (fig.5).

Fig. 5

Schéma tensif du « pouvoir réflexif » et du « pouvoir d’augmentation » configurés dans le projet d’interaction

Fig. 5

Schéma tensif du « pouvoir réflexif » et du « pouvoir d’augmentation » configurés dans le projet d’interaction

31Espace performatif + espace augmenté = pouvoir projeter sur la ville.

32Lorsque l’usager agit sur un espace de manière à l’augmenter il projette une nouvelle image de la ville, lui ajoute une épaisseur. Le projet Cartophonie présenté en 2015 par le laboratoire CRESSON à Futur en Seine rassemble des archives sonores de la ville sur une carte. L’usager inscrit sa mémoire sonore dans la mémoire de la ville ajoutant une lecture personnelle dans un parcours collectif qui vise à vivre et comprendre la ville (fig.6).

Fig. 6

Schéma tensif du « pouvoir performatif » et du « pouvoir d’augmentation » configurés dans le projet d’interaction

Fig. 6

Schéma tensif du « pouvoir performatif » et du « pouvoir d’augmentation » configurés dans le projet d’interaction

3 – Des jeux de positionnement des actants : opérateurs, observateurs, stratégiques, prospectifs

33En 1975, Horacio Capel rappelle que « Dans le domaine de la géographie, les études sont déjà assez nombreuses qui démontrent que chaque homme possède une "géographie personnelle", c’est à-dire une "vision personnelle du monde tissée avec fantaisie" (Lowenthal, 1961), qui ne correspond pas au milieu géographique réel. » mais qui a bien plus à voir avec la manière de vivre son espace quotidien et de penser l’espace de l’ailleurs. Dans cette étude, nous considérons cette géographie personnelle en précisant que : premièrement, si la révolution numérique offre les moyens d’accéder à de nombreux répertoires d’images (scientifiques, artistiques, topographiques), ceux-ci procèdent toujours de systèmes de représentation offrant des « points de vue » au double sens de « position » d’un corps face à une étendue et de « manière de penser ». Deuxièmement, le dispositif crée de nouvelles conditions de perception engageant de nouvelles formes de représentation de l’espace et de nouvelles positions pour l’usager à l’intérieur de cet espace.

34La combinaison d’espaces d’interaction au sein des dispositifs révèle les potentialités des projets sur la ville en ces termes : réguler la ville, la prolonger, l’augmenter, la sentir, la personnaliser, agir sur elle, décider pour elle, la rendre sensible, la rêver, y projeter sa représentation. Ces potentialités sont configurées en considérant l’usager comme un actant « jouant le jeu » : l’actant opérationnel jouant le jeu dans l’espace pragmatique, l’actant stratégique dans l’espace réflexif, l’actant prospectif dans l’espace performatif, l’actant positionnel dans l’espace augmenté. Ces quatre positions d’actants dérivent de la distinction entre actant positionnel (lié à son point de vue) et actant transformationnel (lié à ses actions sur) (Fontanille, 1998). Nous avons ajouté en regard de l’actant positionnel, l’actant stratégique qui forme son point de vue à partir de sa propre perception de lui-même dans l’espace. Les actants prospectifs (qui transforment le devenir de la ville) et opérationnels (qui transforment les distances de la ville) sont les actants transformationnels. Dans ce raisonnement, les actants naissent du rôle qui leur est attribué dans le programme du dispositif. Pour autant l’actant n’est pas tributaire de l’espace et peut détourner l’expérience configurée dans le dispositif.

35Il s’agit, dans cette dernière partie de notre réflexion, de mesurer les écarts entre les promesses et les réalisations (Akrich et Meadel, 2004, p. 7), d’analyser l’urbanité numérique sous l’angle de la co-construction de sens (Pignier, 2012) entre des objets dotés d’une sensibilité réactive et des usagers doués d’une sensibilité perceptive (Landowski, 2005, p. 41). De quelles manières les usagers règlent, dérèglent, contournent « les disruptions de sens » engendrées par les dispositifs (Gentès et Jutant, 2011, p. 104) et ainsi font ou défont leur propre urbanité numérique ?

36Les expériences programmées sont transformées si la position de l’actant est différente de celle attendue dans le projet. Le tableau ci-dessous restitue quelques expériences potentiellement ouvertes à un type d’actant en fonction d’un type d’espace d’interaction. L’expérience « accéder » est ouverte par l’espace pragmatique dans le cas d’une action de l’actant opérationnel. Ce même espace peut ouvrir les expériences « évaluer », « prévoir », « consulter » si la position de l’actant est stratégique, prospective ou positionnelle.

Fig. 7

Tableau présentant les expériences potentielles résultant de l’action d’un type d’actant sur un type d’espace d’interaction

Fig. 7

Tableau présentant les expériences potentielles résultant de l’action d’un type d’actant sur un type d’espace d’interaction

37Si l’espace d’interaction pragmatique prévoit que l’actant opérationnel accède à la ville, l’actant stratégique, en sa qualité d’observateur, pourrait évaluer les dispositifs de la ville plutôt que d’y accéder. Dans le cadre d’Urban Pulse nous pouvons imaginer que l’actant stratégique évalue chaque programme d’activités proposé, que l’actant prospectif prévoit ses futures activités culturelles, que l’actant positionnel consulte les programmations. Ainsi, l’objectif premier d’Urban Pulse, qui est de relier le territoire, n’est pas exploité de manière « optimale » (selon les promesses configurées dans le dispositif) mais s’ajuste aux manières d’interagir des usagers. En bref, l’espace est découvert différemment en fonction de l’explorateur.

38L’usager est donc invité à devenir un actant positionnel ou transformationnel en fonction de l’espace d’interaction programmé auquel il fait face. Rien ne l’empêche de ne pas accéder à la promesse du programme d’actions et d’agir comme l’actant que l’on n’attend pas et même d’évoluer d’un statut d’actant à un autre. Notre proposition reprend celle de Manar Hammad (2008) qui « explore le sens (en architecture) par l’action qui s’y déroule ». Ainsi, le potentiel d’un dispositif ne se concrétise que « lors de la réalisation de programme d’usages variés » (Rénier, 2008).

39L’exigence nouvelle de « performativité » assignée à la ville (Picon, 2009), ne signifie pas pour autant l’uniformisation des pratiques au sein de celle-ci. Les intentions du programme peuvent se heurter aux intentionnalités de l’usager. Ce qui fait dire à Maryse Carmes et Jean-Max Noyer (2014, p. 36) que « les normes partout distribuées, les interfaces qui assurent récursivité et réflexivité ne portent pas de manière automatique des univers démocratiques ». Un projet d’interaction peut être détourné en fonction des usages et des contextes. Et dans tous les cas, la concrétisation de l’expérience est conditionnée par l’activation du dispositif. Différents niveaux d’activation peuvent se combiner et se hiérarchiser. En effet, un projet comme Smart Favela engage un croisement d’usages complexes, d’intentionnalités multiples et obéissant à des positions d’actants hiérarchisées. Le citoyen et le scientifique se mobilisent en croisant leur niveau de connaissance sur la ville, informant le dispositif. Ils ne verront aboutir leur programme d’actions que si le politique décide, opère une translation du dispositif participatif à la vie sociale. Il s’agit en effet d’ajouter aux trois actants en présence : la ville, les objets et les usagers, un quatrième actant qui est l’actant collectif.

40L’urbanité numérique procède selon nous d’une forme d’individuation de l’espace vécu, chaque usager établissant un parcours sémiotique propre, renouvelant l’être et l’agir dans la ville (Bachelard, 1957). Nous avons proposé une double approche de l’urbanité numérique :

  1. au niveau de la configuration des expériences au sein des dispositifs, l’urbanité numérique est considérée comme un ensemble porteur de potentiels de performance, de créativité, de sociabilité.
  2. Au niveau du parcours sémiotique de l’usager, nous définissons l’urbanité numérique comme l’activation d’une pluralité d’espaces d’interaction en fonction de son mode d’exploration.

41Nous pensons avec David Bihanic (2010, p. 158) que dans la ville dite numérique « l’espace offre aujourd’hui de nouvelles conditions de possibilités, donnant lieu à des formes séparées de réalités » (que nous avons nommées des espaces d’interaction) « non plus seulement imaginées, pensées, mais "réellement", concrètement activables » et nous ajouterons détournables.

42Ainsi, la multiplicité de sens donnée à la ville est liée aux pratiques d’interaction de chaque usager, définissant dans un mouvement collectif la polyphonie de la ville décrite par Bernard Lamizet (2007, p. 15) :

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« Ce qui fait naître la ville, à la fois comme espace politique et comme espace culturel, c’est la rencontre, le rapport à la différence et à la multiplicité des codes et des voies. La ville est un espace qui naît d’une rencontre car elle se fonde sur le carrefour qui fait se croiser plusieurs parcours et plusieurs histoires, plusieurs identités et plusieurs projets, plusieurs engagements et plusieurs appartenances. La communication qui se déploie dans l’espace urbain consiste, dans ces conditions, dans une véritable polyphonie. ».

44Le projet d’interaction numérique porté par le design dans la ville est à la fois programmateur de formes d’urbanité et réceptacle de la polyphonie urbaine. Ce faisant, l’usager est considéré comme un actant dans des espaces d’interaction pragmatiques, réflexifs, performatifs, augmentés. Nous avons proposé une lecture des projets numériques au sein de la ville par la combinaison d’espaces d’interaction, ouvrant de nouvelles potentialités d’expériences. L’usager active ce projet d’interaction programmé pour lui qu’il va transformer en projet personnel : choisissant d’activer tout ou partie du dispositif, de sélectionner les fonctionnalités pouvant servir son dessein. Il est actant stratégique, opérationnel, prospectif ou positionnel non pas lorsqu’on le lui demande, par l’intermédiaire d’une programmation, mais parce que cette position révèle sa manière d’être au monde, à l’espace qui l’entoure. Mais c’est aussi parce que l’urbanité se crée dans cette polyphonie que l’usager se confronte aux manières d’être au monde des autres. Ainsi, l’expérience programmée se révèle à la condition d’une implication collective.

45Nous conclurons en répondant à la question initiale de trois façons : les projets numériques de la ville font de potentiels nouveaux explorateurs.

  • Considérant que les formes d’exploration sont renouvelées par les projets de design numériques (les espaces d’interaction, leur combinaison) : l’usager voit son pouvoir d’interaction augmenter que ce soit dans une logique d’adhésion, de détournement ou de résistance au programme d’action de la ville.
    Les explorateurs font la ville numérique.
  • Considérant que les modes d’exploration préexistent au dispositif et peuvent le modifier : les parcours sémiotiques des inter-actants échappent à toute programmation rigide et définissent des manières d’être au monde. Enfin, les projets numériques peuvent défaire les nouveaux explorateurs.
  • Considérant l’implication collective comme condition de concrétisation de l’expérience d’interaction : si le jeu de positionnement des inter-actants ne s’accomplit pas l’usager ne pourra s’accomplir en tant qu’explorateur.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : dispositifs numériques, urbanité numérique, sémiotique des espaces, design d’interaction, sémiotique des parcours

Mise en ligne 23/06/2016

https://doi.org/10.3917/sdd.003.0079

Notes

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