1Danah Boyd (@zephoria sur Twitter) est chercheuse chez Microsoft et enseigne à Harvard. C’est une des plus brillantes chercheuses américaines sur le thème des médias sociaux. Son dernier ouvrage It’s Complicated, the social lives of networked teens (Boyd, 2014) est consacré à démonter les mythes concernant les adolescents sur les médias sociaux. Ce travail de sociologie fort solide est fondé sur dix ans d’enquête de terrain (interviews, observations) et de sérieuses études en sciences sociales.
2Au lieu de céder à la panique morale devant les prétendues incongruités émises par les ados sur My Space, Facebook, Twitter, Instagram et autres, Boyd prend un soin infini à reconstituer les contextes microsociologiques et macro culturels qui leur donnent sens. La fameuse question de la vie privée sur Facebook, généralement posée de manière abstraite, est ramenée à la situation concrète des adolescents américains. Ces derniers sont coincés entre l’école et la maison – deux univers généralement très régulés – et ils sont peu libres d’interagir entre eux comme ils le veulent. C’est pourquoi ils travaillent activement à se construire des espaces publics sui generis en ligne qu’ils peuplent de leurs pairs. Et tant pis si les posts sont accessibles à tous et permanents. L’« addiction » aux gadgets ou aux réseaux sociaux fait les choux gras des médias traditionnels, des psy et des moralistes grincheux. Mais Boyd trouve plus pertinent d’évoquer une sociabilité adolescente brimée qui trouve à s’exprimer en ligne que d’utiliser le vocabulaire de la psychiatrie. Les loups-garous favoris des journalistes, à savoir les « prédateurs sexuels sur Internet » et « l’intimidation en ligne » (appelée aussi cyber-bullying) sont ramenés à leur juste proportion. L’immense majorité des enfants et adolescents victimes d’abus sexuels ont été brutalisés par des figures familières de leur entourage immédiat et non par des inconnus rencontrés en ligne. Après avoir lu Boyd, on ne confondra plus les farces un peu corsées, les drames affectifs et les échanges rituels d’insultes sur les réseaux sociaux avec la véritable intimidation (qui s’exerce systématiquement d’un fort sur un faible) et qui est somme toute assez rare. Dans les cas où les jeunes sont vraiment en danger, le médium social s’avère plutôt protecteur puisque les abuseurs peuvent être facilement retracés par la police avec l’aide des administrateurs des réseaux.
3Après avoir dégonflé les peurs, Boyd s’attache à refroidir les espérances illusoires. Non, la communication par Internet ne fait pas disparaître miraculeusement les inégalités économiques et sociales, ni le racisme, ni les passions toxiques, qui s’exercent et se manifestent en ligne comme ailleurs. Non, les « digital natives » ne sont pas tous des geeks, ils ne savent pas forcément utiliser les outils disponibles en ligne et ils ne font pas preuve d’un esprit critique à toute épreuve devant les flots d’information. Ne confondons pas la familiarité avec un médium et la connaissance approfondie de la manière de s’en servir. La ligne de partage ne passe pas par la date de naissance mais par la culture générale et l’éducation aux médias numériques.
4Au-delà de l’effort louable pour contrer la désinformation journalistique et pour rassurer les parents et les éducateurs, le livre de Boyd nous offre un riche accès aux données de son enquête. La présence (un peu redondante) de ce matériau quasi ethnographique a l’avantage de permettre au lecteur qui ne partage pas tous les présupposés de l’auteur d’approfondir sa réflexion sur le médium algorithmique et de tirer ses propres conclusions. Pour ma part, la lecture de cet ouvrage confirme l’idée selon laquelle nous vivons déjà à l’ère data-centrique, dans laquelle les relations sociales passent de plus en plus par les algorithmes et les données. Etant symbolisés par des bits disponibles et computables, les rapports sociaux sont ainsi mis en transparence (pour le meilleur ou pour le pire). Il est clair que cette évolution ouvre de nouvelles avenues économiques, politiques et militaires, mais aussi scientifiques. Un jour, les humanités numériques devront dépasser les belles visualisations de réseaux sociaux pour exploiter en profondeur toutes ces données au moyen d’hypothèses théoriques novatrices et surtout pour renvoyer aux internautes des images utiles des processus sociocognitifs dans lesquels ils sont engagés.
5It’s complicated permet aussi de commencer à réfléchir avec quelque recul sur les déclencheurs non-techniques de l’explosion de popularité des médias sociaux au tournant des XXe et XXIe siècles. Les communautés virtuelles existaient dès les années 1970, mais les médias sociaux ne sont devenus un phénomène massif à l’échelle planétaire que durant la première décennie du XXIe siècle. Les matériaux proposés par Boyd laissent entrevoir l’émergence de ce phénomène à partir de « lignes de faille » sociodémographiques. Pourquoi sont-ce les adolescents (et pas un autre groupe social) qui se sont engouffrés dans le nouvel espace d’interaction en ligne ? Sans doute parce que cette cohorte turbulente occupe un espace interstitiel entre l’âge adulte et l’enfance. Les ados ont cherché à se ménager une zone de liberté dans les réseaux qui soit protégée aussi bien des règlements scolaires que d’une lourde sollicitude parentale obsédée par la sécurité. Les explications de Boyd à ce sujet sont fondées sur une analyse minutieuse de ses entretiens avec des jeunes vivant aux USA. Nous sommes ainsi éclairés sur les évolutions récentes de la société américaine. Mais ce phénomène, qui a certes commencé aux Etats-Unis, s’est immédiatement étendu au reste du monde, où les contraintes sociales sur les adolescents sont différentes et fort variées… L’explication en termes sociologiques et démographiques est donc partielle et limitée à un seul pays. La lecture de Neurotribes (Penguin, 2015) de Steve Silverman nous suggère une autre hypothèse, qui n’est pas forcément contradictoire avec la première. Ce ne serait pas les ados en général, mais les jeunes autistes (les « aspies ») qui seraient les pionniers du développement de la sociabilité en ligne, dès les années 1980 et 1990, parce qu’ils ont trouvé là une manière de communiquer leur permettant de surmonter leur maladresse sociale ! Les minorités cognitives doivent aussi être considérées.
6Dès que l’on commence à réfléchir aux causes, on se trouve immédiatement confronté à la fameuse question du « déterminisme technologique », à savoir une hérésie combattue avec force par diverses chapelles de la recherche en sciences sociales. Comme si la technologie n’était pas de la société, de la culture et de l’histoire ! De manière rituelle (et sans nul doute sincère) Boyd critique le déterminisme technologique (par exemple p. 15). Il s’agit pour elle d’assurer que des résultats socialement souhaitables – ou détestables – ne sont nullement garantis par des outils ou des procédés techniques. Nous sommes tous d’accord sur ce point de simple bon sens. Mais ne faudrait-il pas distinguer entre le conditionnement par la technique – le fait que la technique rende possible une vaste gamme de comportements et d’interactions sociales – et la détermination complète d’un phénomène social par une technique considérée indépendamment de son contexte ? Si l’hypothèse d’une détermination complète est presque toujours fausse, il me semble que celle du conditionnement (une forme douce du déterminisme technologique) est bien souvent pertinente.
7Le livre de Boyd intervient dans une vaste conversation publique sur la jeunesse en ligne à laquelle participent les ados, les parents, les éducateurs, les journalistes, les législateurs et l’industrie. Ici, Boyd se présente essentiellement comme la porte-parole des ados « sans voix » dans le débat civique. Mais son livre intervient aussi dans une autre conversation, plus restreinte, animée par les chercheurs qui travaillent sur les transformations culturelles liées au développement du médium algorithmique. Or nombre de ces chercheurs pensent que leur rôle est avant tout de dénoncer « le système » en général et « le capitalisme » en particulier, dont les techniques numériques sont évidemment le soutien, voire le fer de lance. Boyd paye tribut (p. 27) à la critique du capitalisme, et cela d’autant plus qu’elle doit expier le péché d’être salariée de Microsoft, mais elle nous annonce juste ensuite cette brève révérence qu’elle va considérer la société américaine telle qu’elle est, sans s’appesantir sur la dénonciation du système. Je note à ce sujet que les catégories sociales qu’elle utilise dans l’analyse de ses données (sexe, genre, race, âge, classe, etc.) sont exactement les catégories qui sont utilisées couramment par les adolescents qui sont les objets de ses recherches. En d’autres termes, elle fait de l’ethnométhodologie sans le dire. Cela donne un texte hyper américain, dans lequel les étiquettes classantes de la culture locale (teen, white, latino, black, bi-racial, queer, etc.) sont admises comme naturelles. Or, paradoxalement, c’est précisément son acceptation de la réalité sociale telle qu’elle est et des catégories sociales telles qu’elles sont utilisées par les acteurs eux-mêmes qui donne à son texte son efficacité politique… et donc sa portée critique concrète ! J’en arrive finalement à une réflexion concernant la posture dénonciatrice d’un grand nombre d’intellectuels et d’universitaires qui se spécialisent dans l’analyse du numérique. Un Morozov écrase de son mépris d’intellectuel européen les ingénieurs américains et les publicistes effervescents et superficiels de la Silicon Valley qui n’ont pas lu Latour et qui s’imaginent qu’on peut régler des problèmes politiques complexes avec des gadgets. Mais n’est pas Walter Benjamin ou Theodor Adorno qui veut… Par contraste, Boyd essaye de résoudre des problèmes en faisant travailler ensemble l’industrie, les politiques, les sciences sociales et les humanités. Il n’est pas sûr que les sombres prophètes de l’apocalypse culturelle et les dénonciateurs systématiques (que l’on trouve aussi bien aux USA qu’en Amérique Latine, en Europe et en Asie) soient, au bout du compte, les meilleurs représentants d’une véritable pensée critique, capable de projeter et d’aménager la civilisation en émergence.
Bibliographie
Référence
- BOYD, D. (2014), It’s Complicated : The Social Lives of Networked Teens, New Haven, Yale University Press.