Notes
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[1]
Le sperme de ce donneur spécifique a été employé pour au moins trente-six enfants au Canada, aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
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[2]
A. Raine, The anatomy of violence: the biological roots of crime, Londres, Allen Lane, 2013, p. 79.
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[3]
Ibid., p. 60.
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[4]
Darrel – le père de Jeffrey – avait un an de plus lorsqu’il fut témoin de la mort de son propre père, tué par la police dans une fusillade.
1 Dans un livre-fiction, Le gène du doute (2004), le romancier grec Nikos Panayotopoulos décrit les conséquences de la découverte par un scientifique d’un « gène de l’artiste » dans une société en devenir. À partir d’un simple test, il est possible de dire à quelqu’un s’il est né écrivain, peintre, musicien. Le marché de l’art évolue rapidement et tandis que les heureux élus continuent à jouir de leurs succès, les autres tombent lentement dans l’oubli. De nombreux écrivains réfractaires à ce test changent d’avis au fil du temps voyant que le milieu éditorial publie de plus en plus les auteurs certifiés. La question est différente pour les jeunes artistes : s’ils possèdent le bon gène, peu importe ce qu’ils écrivent, ils sont publiés par de prestigieuses maisons d’édition. Dans les arts visuels, des galeries reconnues promeuvent sans réserve les artistes certifiés. Pour couronner le tout, de nouvelles galeries émergeantes n’exposent que ces derniers. On va jusqu’à exhumer les artistes défunts de longue date et si le test pratiqué se révèle positif, leurs œuvres prennent de la valeur. Le personnage principal du livre, un vieil écrivain craignant un résultat négatif, choisit de vivre dans le doute. Il refuse de se plier au test, sans réaliser que son attitude le condamne à se taire. Il supporte vaillamment les conséquences douloureuses de sa décision et se met à faire l’éloge du doute. Sur son lit de mort, la curiosité le pousse cependant à se soumettre au test, mais il renoncera finalement à prendre connaissance des résultats et meurt dans le doute. Le lecteur apprend alors que l’auteur était aussi porteur du gène, mais son éloge du doute amène un réel revirement dans la société et le test perd lentement de son pouvoir.
2 C’est un récit fictif sur la puissance de la génétique. Au quotidien cependant nous percevons souvent les gènes comme éléments de vérité du corps, comme un secret qui doit être levé, comme quelque chose qui peut prédire l’avenir d’un sujet et de sa descendance. La génétique a ainsi ouvert les portes à une révision radicale de la subjectivité et à l’émergence de nouveaux types de fantasmes, d’angoisse et de paranoïa.
3 Pour le tout-venant, est-il préférable de choisir l’ignorance quand il s’agit du dépistage génétique de futures maladies potentielles ? Un certain nombre de personnes qui ont accès au dépistage par le biais de tests disponibles dans le commerce, rencontrent des problèmes devant les résultats : certaines regrettent d’avoir fait le test, d’autres se sentent perdues quand elles essayent d’interpréter les risques en rapport aux maladies qui pourraient les atteindre plus tard et d’autres enfin passent d’un test à l’autre, obtenant souvent des résultats différents en fonction des diverses sociétés commerciales.
4 Les angoisses s’amplifient également quant aux résultats des tests : la porte est grande ouverte aux abus – de la surveillance à la restriction des assurances. Dans le domaine de la criminologie, les théories abondent sur une prédisposition génétique au crime. Certains espèrent que de telles idées pourraient exempter les criminels d’une sanction, d’autres s’inquiètent du danger de nouvelles formes de contrôle social.
5 Là aussi, que faire des nouvelles connaissances sur la génétique ? C’est une question. Si un individu peut, comme l’auteur du Gène du doute, recourir à l’ignorance, dans nos sociétés l’idée a déjà fait son chemin, et l’on doit se pencher sur la façon dont ces nouvelles avancées affectent notre perception propre, nos relations et notre place dans le monde.
« Naissance injustifiée » – rationalisation de l’ignorance
6 Alors que les parents se demandent, pour leur part, quelles sortes de gènes ils peuvent éventuellement transmettre à leurs descendants, les enfants peuvent eux, de leur côté, reprocher à leurs parents de leur avoir transmis les « mauvais » gènes. Les parents, ainsi que les enfants, sont donc confrontés à un nouveau type d’inquiétude, lié aux gènes.
7 Lacan (1962-1963) comprend l’angoisse comme le moment où un objet émerge à la place du manque. Par exemple, nous regardant dans un miroir, nous avons soudainement le sentiment qu’une apparition ou un double nous regarde fixement, cela peut entraîner une panique ou une forte angoisse. C’est comme si quelque chose qui n’a rien à y faire, émergeait dans notre champ visuel. Dans la psychanalyse lacanienne, la subjectivité est perçue comme essentiellement marquée par le manque, par une impossibilité de prétendre à une identité claire et par un besoin de créer une perception de soi à l’aide d’un fantasme qui donne temporairement au sujet l’impression d’être un et d’avoir une identité sur laquelle il peut compter. Les avancées de la génétique ont donné le sentiment que les gènes sont un secret du corps, qui détermine radicalement le sujet, qui échappe en grande partie à son contrôle ; à ce titre, les gènes ont souvent été perçus comme un objet anxiogène, quelque chose qui viendrait à la place du manque dans le sujet ou qui excède le sujet lui-même. Les gènes paraissent donc immortels, un élément que nous transmettons à nos descendants et qui, avec l’aide du clonage, peut également ouvrir à la duplication d’un être vivant après la mort.
8 Excepté quelques maladies, qui se fondent sur des gènes particuliers, la majorité des maladies ne sont pas directement transmissibles. L’interférence entre les gènes et particulièrement les facteurs épigénétiques (environnementaux, culturels et sociaux) joue un rôle important. Ces facteurs ne sont souvent pas pris en compte dans la perception qu’ont les personnes du pouvoir des gènes. En conséquence, toutes sortes de fantasmes émergent autour de ce qui est censé nous être transmis par nos parents.
9 Je me souviens du moment où mon fils en primaire aborda pour la première fois la génétique et commença à s’inquiéter de certaines maladies qui pourraient être liées aux gènes parentaux, et, entre autres, la myopie. Comme moi, il souffre de ce problème, et il était très malheureux que je n’aie pas fait corriger le gène défectueux avant sa conception. J’étais prête à lui expliquer que notre technologie ne prenait pas encore en compte ce type d’intervention. Mais il s’est finalement calmé quand il s’est rappelé qu’il avait la moitié des gènes de son père et qu’à son avis quelques-uns devaient être excellents. Quand je lui ai demandé quel serait son gène préféré, il m’a répondu : « Un gène pour ne pas avoir trop d’amis. » Depuis, mon fils a souvent protesté que j’avais trop d’amis, les gènes lui sont devenus le moyen de justifier son mécontentement lorsque je l’entraîne dans des réunions alors qu’il préférerait s’amuser à des jeux de son âge.
10 Les angoisses liées aux gènes et à la reproduction sont à l’origine de nouveaux différends juridiques. Il y a quelques années, une histoire est sortie dans les médias relatant un conflit entre l’actrice de télévision Sophia Vergara et son ancien associé Nick Loeb. En couple, ils avaient eu recours à l’insémination in vitro, et deux ovules fécondés avaient été stockés dans une clinique, prêts à être implantés quand le couple déciderait d’avoir des enfants. Lorsque le couple se fut séparé, Loeb exigea la restitution de ces pré-embryons, espérant qu’avec l’aide d’une mère porteuse, il pourrait finalement avoir les enfants qu’il désirait. Sophia Vergara contesta cette revendication, précisant qu’elle ne voulait pas avoir un enfant de quelqu’un dont elle était désormais séparée. On peut imaginer que jeune, et en bonne santé, Loeb eut pu facilement trouver une autre femme avec laquelle concevoir un enfant ou même engager une mère porteuse et demander un don anonyme d’ovocytes. Loeb cependant voulait précisément un enfant de Sophia Vergara. Dans sa demande, il ne tenait compte ni du désir de Vergara ni d’aucune considération à l’égard de traumatismes possibles dont pourraient souffrir les enfants s’ils apprenaient le différend juridique relatif à leur naissance.
11 Pour susciter la compassion du tribunal, Loeb fit allusion aux œufs fécondés en en parlant comme de ses filles, il leur avait donné des prénoms, avait créé une fondation pour eux. Il invoqua le droit à la vie, à cette croyance qu’il partageait avec Vergara, que la vie commence au moment de la conception. Cette stratégie s’est retournée contre lui quand il est devenu notoire que deux de ses précédentes amies avaient avorté alors qu’ils entretenaient une liaison. En 2017, une cour de l’État de Louisiane a prononcé un non-lieu précisant qu’elle n’était pas compétente pour juger l’affaire : les pré-embryons pouvaient être considérés comme « citoyens de Californie » puisqu’ils étaient conservés dans cet État (Cauterucci, 2017).
12 En 2016, au Canada, trois familles ont intenté un procès à une banque de sperme alléguant « une naissance abusive » au motif que la société n’avait pas vérifié les antécédents d’un donneur spécifique et avait lésé les acheteurs de son sperme (Kassam, 2016). Les familles avaient choisi un donneur spécifique qui semblait être « le top du top ». La banque de sperme annonçait que l’homme avait un qi de 160, était un joueur de batterie internationalement reconnu, préparait un doctorat en neurosciences, parlait cinq langues et lisait en moyenne quatre à cinq livres par mois. L’une des familles canadiennes, dont l’enfant, un garçon en bonne santé, avait été conçu avec le sperme de ce donneur, avait reçu par erreur un mail de l’agence donnant l’identité du donneur. Après une recherche en ligne, la famille découvrit que le donneur était un repris de justice aux multiples diagnostics de maladies mentales, dont la schizophrénie, le trouble de la personnalité narcissique et le délire des grandeurs. Ce n’était pas non plus un doctorant mais quelqu’un qui aurait eu plutôt besoin d’une vingtaine d’années pour terminer son diplôme de premier cycle.
13 Quand ces informations furent rendues publiques, d’autres familles, dans le même cas, intentèrent aussi un procès à la banque de sperme [1]. Une mère témoigna que son fils n’avait jusqu’à présent montré aucun signe de maladie mentale, mais elle s’inquiétait d’une évolution à la puberté. Elle précisa que pour choisir le donneur et trouver la société dont les donneurs font partie du 1 % du top de la population en pleine santé, sa recherche avait pris quatre mois. Avec la compensation financière que cette mère et d’autres familles espéraient obtenir de la banque de sperme, elles prévoyaient de payer les interventions précoces et le traitement de leurs enfants s’ils montraient plus tard des signes de maladie mentale.
14 Alors que la banque de sperme avait fourni intentionnellement une présentation manifestement erronée du donneur (Renda, 2017), comment les enfants, conçus à l’aide du sperme de cet imposteur, allaient-ils réagir au fait qu’ils étaient vraisemblablement « mal » nés ? Comment allaient-ils intégrer le fait que leur matériel génétique venait d’un repris de justice qui plus est, atteint de maladie mentale ? On se demande même s’il eût été possible que la famille ayant reçu par mail le nom du donneur ignorât la possibilité de faire une recherche internet pour comprendre que la reproduction est essentiellement liée au hasard. Qu’importe, qu’on essaye de prévoir le devenir d’un enfant (biologiquement et socialement), on échoue toujours dans cette quête. Une femme qui procrée normalement sait qu’elle devra composer avec l’impossibilité de comprendre entièrement comment les gènes de deux partenaires conçoivent un nouvel être humain. Et quelqu’un qui conçoit à l’aide d’un don de sperme, ne pourra pas compter sur les succès et les qualités passés présumés du donneur pour prévoir ce que l’enfant adviendra. En imaginant même un certain déterminisme au travail dans l’opération génétique, cela affectera tout de même l’enfant de manière importante.
15 Le terme même de « naissance inopportune » peut générer de nombreux problèmes pour l’enfant qui a été conçu avec un sperme vraisemblablement « mauvais ». Quand les enfants passent par la phase de doute (ont-ils été voulus et désirés ?), ils peuvent avoir l’idée que leurs parents voulaient avoir un enfant de l’autre sexe, avec d’autres caractères, un autre regard, etc.
16 La question relative à « qui suis-je moi dans le désir de (petits) autres importants ? » reste d’actualité à l’âge adulte et la psychanalyse a traité amplement de l’impossibilité pour le sujet d’obtenir une réponse satisfaisante à cette question. Le sujet peut seulement interpréter, lire entre les lignes et, à l’extrême, créer sa propre réponse imaginaire qui ne le satisfait jamais pleinement. On se demande quelles constructions imaginaires et quelles angoisses se développeront plus tard chez les enfants présumés « mal nés ». Il est tout à fait possible que certains expriment leur colère envers leurs parents pour avoir recherché la « vérité » à propos du donneur, d’autres pourraient percevoir n’importe quel obstacle psychologique dans leur vie comme le signe d’une maladie mentale transmise génétiquement et les parents pourraient considérer n’importe quel désordre comme le signe d’un comportement défaillant déterminé génétiquement.
17 La façon dont les enfants abordent ces questions de « mauvais » sperme s’illustre également dans le cas d’un couple lesbien blanc. Ce couple a poursuivi une banque de sperme en raison d’une « naissance inopportune », due à l’envoi de sperme d’un donneur noir à la place d’un donneur blanc. Le couple apprit cette erreur en milieu de grossesse. À la naissance de leur fille, il a accusé la banque de sperme « de relations transraciales non planifiées parent-enfant » qui l’ont obligé à emménager dans un endroit plus diversifié socialement et culturellement. Le couple insiste sur le fait qu’il aime sa fille, mais, comme il l’a précisé à la cour, il n’était pas préparé à relever le défi d’élever un enfant métis. De plus, dans leur milieu d’origine, leurs parents n’avaient « souvent inconsciemment aucune sensibilité » aux questions de discrimination raciale et déjà assez de difficultés à accepter que leurs filles soient lesbiennes.
18 Le couple voulait un donneur avec « des traits génétiques semblables à chacune d’elles » et en a sélectionné un après avoir soigneusement passé en revue son histoire. Quand l’une d’elles est tombée enceinte, leur joie s’est transformée en cauchemar : « Tous leurs efforts pour planifier et assumer la grossesse dans lesquels [Jennifer] et Amanda s’étaient engagées pour contrôler la filiation de leur enfant étaient anéantis. L’excitation et l’anticipation de la grossesse ont cédé instantanément la place à la colère, la déception et la peur » (Bever, 2014).
19 En exposant plus avant leur traumatisme à la naissance d’un enfant multi-racial, une des femmes a souligné qu’elle avait « une compétence culturelle limitée » auprès des Afro-Américains et ne voulait pas que sa fille se sente stigmatisée en raison des circonstances de sa naissance. Elles se sont également plaintes de l’impossibilité de trouver dans leur quartier un coiffeur en mesure de couper des cheveux très frisés, ce qui entraînait des dépenses supplémentaires, obligées qu’elles étaient de conduire leur fille dans un quartier afro-américain.
20 Quand on leur a demandé quel impact pourrait à l’avenir avoir ce procès sur leur fille, le couple a répondu : « Elle saura que le procès concernait une société qui avait apporté des modifications et qui a dû nous donner une compensation afin que nous puissions consulter et apprendre à nous aimer encore plus » (Bellware, 2014).
21 Les deux procès qui se rapportent à la « naissance inopportune » justifient la compensation monétaire obtenue de la banque de sperme par le fait qu’elle sera employée pour une thérapie, comme si les parents s’attendaient déjà involontairement à ce que quelque chose puisse mal se passer pour leurs enfants. En choisissant un donneur parfait avec un qi élevé ou une personne de race blanche avec des antécédents solides, les parents se comportent comme s’il était possible de programmer les caractéristiques biologiques « souhaitables » du futur enfant à la lecture d’une simple description de donneurs dans les pages d’un catalogue de banque de sperme. Cependant, quand ils doivent faire face à l’angoisse de « mauvais » gènes, ils semblent soudainement abandonner la croyance en la biologie et espérer qu’une thérapie coûteuse modifiera leur enfant.
Psychanalyse et génétique
22 La génétique s’appuie beaucoup sur de nouveaux symboles – nous avons même un nouveau langage de l’adn créé pour décrire leur signification. En même temps, cependant, nous comptons sur de nouvelles formes d’imaginaire – c’est-à-dire nous essayons de décrire à quoi les gènes ressemblent réellement. L’imaginaire concerne toujours d’une manière particulière le corporel. Non nécessairement comme objet d’étude du biologiste, mais comme image du corps humain auquel le sujet s’identifie. Lacan énonce ainsi que les psychanalystes réintroduisent réellement une idée abandonnée par la science expérimentale, à savoir l’idée de Morphè (forme) chez Aristote – l’idée d’une forme en tant que cause explicative de la perception du corps pour le sujet (Lacan, 1980).
23 Quand nous tentons d’imaginer ce que sont les gènes, nous traitons à la fois le problème de la cause explicative et quelque chose qui nous renvoie à nos parents. En cas de maladie, ce lien génétique peut être repensé et une personne cherche en conséquence de nouvelles explications sur ce que ses parents lui ont transmis.
24 Les gens consultent habituellement le généticien non parce qu’ils sont malades, mais en raison du risque possible qu’ils puissent l’être un jour. Ils prennent les réponses du généticien comme une connaissance objective et décelable de leurs dispositions familiales et personnelles. La psychanalyste Andrée Lehmann (2000) a remarqué que les femmes qui consultent un généticien par peur d’un cancer du sein se sont déjà souvent posé des questions au sujet du devenir ou de l’origine et de la transmission des gènes. Elles étaient souvent pleines de doutes et d’incertitudes, et par conséquent déjà dans les affres de l’angoisse. Quand les résultats étaient négatifs – sans danger de développer un cancer du sein génétiquement lié –, certaines semblaient satisfaites, montraient des signes de soulagement, se répandaient en remerciements et décidaient de suivre les recommandations de prévention ; d’autres, au contraire, restaient aussi soucieuses qu’auparavant, sinon plus, et pouvaient alors exiger plus de tests ou bien elles se focalisaient sur d’autres organes de crainte qu’ils ne deviennent un jour cancéreux.
25 L’information génétique est difficilement recevable pour beaucoup de personnes : même si les gens la saisissent, ils ne peuvent pas vraiment la comprendre et quand une compréhension intellectuelle peut advenir, elle ne maîtrise pas les inquiétudes ou croyances préexistantes. Lehmann a observé trois aspects importants au travail chez un sujet dans la manière de traiter l’information génétique : premièrement, le doute ; deuxièmement, la crainte de maladie ; et troisièmement, l’état de l’équilibre familial (héréditaire).
26 Souvent les gens doivent opérer un changement subjectif important afin d’assimiler de nouvelles idées et pouvoir continuer à vivre après avoir reçu une information traumatique. Tandis que certains peuvent trouver le moyen de faire l’impasse, d’autres se battent pour opérer un ajustement cognitif et absorber cette information comme une chose qui n’est ni fixée, ni sûre, ni déterminante. Le problème se pose quand la connaissance sur les gènes est perçue comme une certitude et quand les gens s’identifient fortement à la langue de la probabilité statistique dans laquelle l’information génétique leur est souvent présentée. Quand les croyances inconscientes, fantasmes et désirs entrent également en jeu, les symptômes et les angoisses sont remaniés.
Gènes et crime
27 Tandis que, pour certains, la question des gènes est une angoisse provoquante et liée au doute et à l’incertitude, pour d’autres, elle représente un point de certitude – une réponse, par exemple, à un comportement ou à un acte particulier. Dans le domaine juridique, la génétique a joué, cette dernière décennie, un rôle important dans les discussions tant à propos du déterminisme et du libre arbitre que de la responsabilité et du plan pénal.
28 Un certain nombre de cas juridiques présentent désormais des experts en matière de génétique qui témoignent qu’un individu pourrait bien avoir eu une prédisposition génétique pour le crime. Pour exemple, un procès en 2009 à Trieste, en Italie (Feresin, 2009), dont l’inculpé, Abdelmalek Bayout, de nationalité algérienne, était accusé d’avoir tué une personne qui se moquait de son maquillage. Bayout fut condamné à neuf ans de prison, alors que son trouble mental avait été déjà reconnu avant le verdict. Au procès en appel, un expert en génétique a affirmé que le prévenu était génétiquement prédéterminé à commettre le crime, attendu que l’expression de son prétendu « gène de guerrier », responsable du codage de l’enzyme de mao-a, avait été reconnue déficiente. La cour s’est rangée à cette hypothèse et a réduit la sentence du prévenu.
29 Aux États-Unis, l’idée de la détermination génétique de la violence a pris de l’ampleur avec la publication du livre d’Adrian Raine L’anatomie de la violence (2013). Comme exemple de prédisposition génétique à la violence, Raine prend le cas de Jeffrey Landrigan, un homme qui s’est retrouvé dans le quartier des condamnés à mort pour un double meurtre et dont le père biologique avait subi la même sentence.
30 L’histoire de Landrigan est une saga incroyable de la violence concernant une seule famille. L’arrière-grand-père de Jeffrey était un bootlegger trafiquant d’alcool. Son fils, grand-père de Jeffrey, est mort dans une fusillade avec la police au cours de l’attaque d’une banque. Son propre fils, Darrel Hill, était présent lors de la fusillade et allait devenir plus tard un criminel : il commit deux meurtres et fut condamné à la peine capitale. Darrel a eu un fils nommé Billy qu’il a très peu vu à la naissance. Sa mère l’a abandonné quand il avait deux ans, en le déposant simplement dans un centre de soins de jour (Malone, Swindle, 1999). Adopté plus tard par une famille stable, qui l’a entouré et aimé, il fut prénommé Jeffrey. À l’adolescence, Jeffrey a rencontré des problèmes de drogue et d’alcool et finit par se retrouver placé en institution pour jeunes délinquants. À l’âge adulte, Jeffrey, comme son père biologique, a tué deux personnes et été condamné à la peine de mort.
31 Darrel Hill, dans le couloir de la mort, a dit à propos de son fils biologique : « Je pense qu’il ne peut y avoir aucun doute pour qui que ce soit qu’il [Jeffrey Landrigan] accomplissait son destin […] Je crois que quand il a été conçu, ce que j’étais, il l’est devenu […] La dernière fois que je l’ai vu, c’était un bébé dans un lit et il y avait sous son matelas deux pistolets .38 et du Demerol ; c’est là-dessus qu’il dormait [2]. »
32 Adrian Raine conclut : Le « placement de cette arme à feu et de la drogue sous l’oreiller de son petit garçon annonçait ce qui allait arriver. Tel père, tel fils, qu’il s’agisse de violence, de drogue, ou d’alcool. Landrigan ne faisait apparemment pas plus dans la vie que mettre en acte les péchés de son père biologique [3] ». Pour Raine, le fait même que Jeffrey ait été adopté et choyé ne pouvait pas changer le déterminisme biologique de son caractère génétique.
33 L’histoire de Jeffrey peut cependant être interprétée autrement. D’abord une interprétation liée à de possibles dommages du cerveau. La mère de Jeffrey a abusé de drogues et d’alcool pendant toute sa grossesse. Ainsi, le juge qui a condamné Jeffrey à la peine de mort a dit que sa mère aurait choisi l’emprisonnement à perpétuité si elle avait su que les modifications du cerveau avaient été vraisemblablement la conséquence de son comportement pendant la grossesse.
34 Nous pouvons avancer une autre interprétation du comportement de Jeffrey, d’un point de vue psychanalytique. Différents récits à propos de Jeffrey rapportent qu’il a passé des années à essayer de retrouver son père biologique. De façon surprenante, il l’a retrouvé après qu’il eut commis son premier meurtre. Jeffrey avait 20 ans [4] et venait juste de sortir de prison. Il s’était marié et avait appris qu’il serait bientôt père. Un jour, Jeffrey alla prendre un verre avec un ami d’enfance censé être le parrain du bébé. Dans la bagarre qui s’ensuivit entre les deux hommes, Jeffrey poignarda son ami à mort.
35 Jeffrey fut condamné à quarante ans de prison. Alors qu’il purgeait sa peine, un codétenu lui dit qu’il avait rencontré son père biologique Darrel Hill dans une autre prison. Paradoxalement, Jeffrey a trouvé son père en commettant un crime et il commença à correspondre avec lui. Symboliquement, cependant, il était déjà prêt à marcher dans les pas de son père, puisqu’il était notoire dans sa famille adoptive et à l’école qu’il était le fils d’un criminel. On ne devrait pas également négliger le fait que Jeffrey bébé était déjà pris dans un faisceau d’angoisses lié à la transgression de la loi. Le fait même que son père cachait une arme à feu et des drogues sous son matelas pouvait avoir des conséquences importantes pour le développement de ce bébé. Nous savons très bien que de petits enfants sont influencés par leur entourage d’innombrables façons et qu’ils intègrent inconsciemment les angoisses de leur entourage immédiat. Et cela peut être plus angoissant que de dormir sur une arme à feu…
36 Le signifiant « père » joue une part importante dans l’histoire de Jeffrey de plusieurs façons. Le premier meurtre qu’il a commis alors qu’il était sur le point de devenir père, le fait qu’il ait tué un homme qui devait devenir le parrain de son enfant, voilà des ramifications importantes pour la compréhension psychanalytique de ce crime. Le moment où Jeffrey était sur le point d’endosser le rôle symbolique de père pourrait avoir joué un rôle dans le meurtre qu’il a commis.
37 Darrel a commis son premier meurtre en prison quand un codétenu l’a traité de « punk ». Exaspéré, Darrel a poignardé le détenu à mort, mais il a qualifié son acte d’autodéfense au motif que l’homme avait proféré une insinuation sexuelle. Durant toute sa vie, Darrel aussi a eu des problèmes avec son propre père et après avoir été témoin du meurtre d’un policier par celui-ci, il a halluciné que ce dernier était encore en vie.
38 Quand Jeffrey purgeait sa peine, il fut mis, malgré sa condamnation pour meurtre, dans une équipe de travail sur la sécurité, ce qui lui permit d’organiser son évasion. Une fois dehors, son premier désir fut de trouver sa mère biologique qui habitait à Yuma en Arizona.
39 En chemin, Jeffrey s’arrêta à Phoenix où il rencontra un homme nommé Chester Dyer qui travaillait dans un club de mise en forme et qui était connu pour draguer des hommes et entretenir des relations sexuelles avec eux chez lui. Quelques jours plus tard, Dyer fut retrouvé dans son appartement étranglé à l’aide d’un cordon électrique et poignardé à mort. Un jeu de cartes pornographiques était répandu sur le lit et l’as de cœur était étalé sur son dos. La police mit la main sur Jeffrey après qu’il eut commis un vol dans une station-service : des empreintes de ses chaussures permirent de remonter jusqu’au meurtre de Dyer. Jeffrey nia avoir tué Dyer affirmant que celui-ci lui avait fait des avances sexuelles mais qu’un autre homme avait commis le meurtre.
40 Dan Malone et Howard Swindle, dans leur compte rendu du cas Landigan, posent cette question : « Les chromosomes hérités à la naissance déterminent-ils si une personne deviendra au choix un sociopathe ou un membre productif de la société ? Ou bien le monde dans lequel l’enfant grandit distribue-t-il le rôle qui façonnera l’adulte ? » Ceux qui considèrent que Jeffrey était génétiquement prédisposé à devenir criminel et ceux qui tentent de trouver des indices justifiant son comportement criminel dans la société oublient que Jeffrey a trouvé un plaisir particulier en perpétrant ce meurtre qui est de nature fortement subjective et ne peut s’expliquer dans aucune biologie de la culture. Le fait même que les cartes à jouer aient été disposées sur la scène du crime indique que Jeffrey n’était pas simplement un outil dans les mains d’une puissance supérieure – des gènes, par exemple –, mais beaucoup plus un sujet voulant laisser une marque symbolique sur la scène du crime.
41 Jeffrey a été condamné à la mort pour son second meurtre et exécuté en 2010. Ses derniers mots furent : « Boomer Sooner ». C’est le cri de guerre des supporters de l’équipe de football de l’université de l’Oklahoma appelée Sooners. Jeffrey Landigan a développé jusqu’à la fin un fort besoin d’identification.
Gènes – informations à quel propos ?
42 La biologie moléculaire a emprunté à la théorie de l’information le concept et le terme de « programme » pour décrire l’information génétique d’un organisme. Déjà le terme d’information donne l’impression que nous traitons de communication. On peut également avoir facilement l’impression que cette information peut être un impératif ou une cause. En outre, l’avancement de la science nous donne l’espoir d’être bientôt en mesure de contrôler et de modifier nos gènes. Un des fondateurs du Projet génome humain, par exemple, a dit : « Pour la première fois depuis toujours un être vivant comprend son origine et peut entreprendre de concevoir son avenir. » Et Evelyn Fox Keller a fait la mise en garde suivante : quand la vie est transférée dans les gènes et redéfinie en termes de contenu informationnel, le projet de « refaçonner la vie », ou de réorienter le cours futur de l’évolution, devient la refonte d’un projet faisable et gérable.
43 Si nous nous plaçons du point de vue psychanalytique, nous pouvons observer, dans cette nouvelle perception de la vie, de nouvelles relations entre symbolique, imaginaire et réel. En plus de la génétique, les neurosciences ont contribué, elles aussi, à ce changement.
44 Pour la génétique comme la neurologie, nous avons – dans le registre du réel – l’objet en place du manque. Dans les deux cas, nous avons la création d’un nouvel ordre symbolique sous forme de vnouvelle langue, même de nouvelles disciplines – neurolaw, neuromarketing, neuroarchitecture, etc. En outre, nous constatons l’émergence d’un imaginaire très fort sous forme de balayages de pet scans, d’irm – des images générées par ordinateur qui cherchent à discerner ce qui, en nous, est plus que nous. Quand ces images sont exposées devant un tribunal, elles contribuent souvent à l’« effet sapin de Noël » parce qu’elles aveuglent facilement les observateurs avec leurs couleurs et leurs formes. Ces images deviennent un code pour cette partie insaisissable en nous qu’est notre cerveau, mais elles sont également la promesse qu’avec leur aide on peut discerner qui nous sommes, pourquoi nous avons fait ce que nous avons fait, si nous sommes consciemment ou non dans le contrôle, si oui ou non nous avons menti.
45 Nous vivons une ère de soi-disant réalité neurogénétique. Tandis que nous espérons trouver la vérité dans le corps, nous oublions que la subjectivité humaine, son imagination, ses fantasmes, son comportement auto-préjudiciable et la jouissance liée à la transgression ne peuvent être réduits à une machine neuronale conduite par les modèles complexes de mise à feu des cellules dans nos cerveaux.
Bibliographie
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- Bever, L. 2014. « White woman sues sperm bank after she mistakenly gets black donor’s sperm », Washington Post, 2 octobre 2014.
- Cauterucci, C. 2017. « Sofía Vergara’s Ex Might Finally Be Out of Luck in His Battle for Custody of Their Frozen Embyros », Slate, 31 août 2017.
- Feresin, E. 2009. « Lighter sentence for murderer with “bad genes” », Nature, 30 octobre 2009.
- Kassam, A. 2016. Sperm bank sued as case of mentally ill donor’s history unfolds, http://www.theguardian.com/world/2016/apr/14/sperm-donor-canada-families-file-lawsuit, 14 avril 2016, consulté le 6 avril 2018.
- Lacan, J. 1962-1963. Le Séminaire, Livre x, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.
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- Panayotopoulos, N. 2004. Le gène du doute, Paris, Gallimard.
- Raine, A. 2013. The anatomy of violence: the biological roots of crime, Londres, Allen Lane.
- Renda, M. 2017. Judge Clears Sperm Bank Fraud Case for Trial, https://www.courthousenews.com/judge-clears-sperm-bank-fraud-case-trial/, 31 mars 2017, consulté le 6 avril 2018.
Mots-clés éditeurs : neurosciences, naissance injustifiée, loi, réel, sujet, Angoisse, psychanalyse, ignorance, génétique, Lacan, enfants
Date de mise en ligne : 25/10/2018
https://doi.org/10.3917/sc.024.0043Notes
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[1]
Le sperme de ce donneur spécifique a été employé pour au moins trente-six enfants au Canada, aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
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[2]
A. Raine, The anatomy of violence: the biological roots of crime, Londres, Allen Lane, 2013, p. 79.
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[3]
Ibid., p. 60.
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[4]
Darrel – le père de Jeffrey – avait un an de plus lorsqu’il fut témoin de la mort de son propre père, tué par la police dans une fusillade.