1 Pourquoi mettre ensemble trois termes a priori aussi hétéroclites que le sexe, le savoir et le pouvoir ?
2 La réponse est aisée en ce qui concerne le sexe et le pouvoir : la séduction du pouvoir cause le désir et le sexe suit. D’où la vie sexuelle souvent débridée des puissants qui alimente les médias et suscite la curiosité des citoyens ordinaires.
3 En ce qui concerne la relation du sexe au savoir, la psychanalyse l’a découverte très tôt en même temps que l’amour de transfert : quand une patiente s’est jetée à son cou, l’inventeur de la psychanalyse a su que ce n’était pas dû à son seul charme mais à la promesse de savoir que recélait la méthode psychanalytique.
4 Savoir et pouvoir entretiennent une relation bien plus opaque : on aimerait bien que le premier inspire le second, notamment en politique, mais ce n’est hélas pas toujours le cas.
5 Sexe, savoir et pouvoir s’enchevêtrent donc inextricablement. La science et la psychanalyse ont tenté, chacune à sa manière, de démêler cet écheveau embrouillé.
6 Ce qui noue ces trois termes, ce sont d’abord le langage et l’écriture. Le savoir se formule grâce au langage et l’écriture mathématique a été le médium principal du triomphe de la science moderne. Il n’y aurait ni physique ni informatique sans les « petites lettres » des mathématiciens.
7 Le pouvoir n’est pas pensable sans les propriétés du signifiant. Lacan en tient compte avec son concept de « signifiant maître » qui joue le double rôle de représenter le sujet, de lui donner son état civil, et d’être au service de l’ordre dominant. La cure psychanalytique vise à produire le signifiant traumatique refoulé dans l’inconscient dont l’emprise est responsable des symptômes de l’analysant. Il s’agit de désamorcer l’emprise de ce signifiant maître sur son destin.
8 Expliquer en quoi le troisième terme, le sexe, est lié au langage est revenu historiquement à la psychanalyse. Les psychanalystes mesurent ce lien grâce à celles et à ceux qui leur parlent quotidiennement : la psychanalyse est née comme une talking cure. Il a fallu le génie de Freud pour recueillir un savoir d’une nouvelle sorte dans les trébuchements de la parole des hystériques auxquels personne ne s’intéressait. Il a découvert l’inconscient en écoutant leurs lapsus, leurs récits de rêves et d’actes manqués. C’est en les déchiffrant que s’est livré le sens de certains symptômes, qui se sont alors défaits d’une façon surprenante.
9 Freud a eu plus de difficulté à explorer la différence sexuelle. S’il ne suffit pas de dire que « l’anatomie, c’est le destin », c’est que la différence sexuelle ne se supporte pas seulement des caractères sexuels primaires et secondaires du corps. Les hommes et les femmes ont avant tout une relation différente au langage, qui leur octroie un certain degré de liberté par rapport à leur anatomie. D’où de grandes conséquences car cela implique qu’une femme ou un homme est libre de choisir son sexe malgré les caractères de son anatomie. Mais cette liberté ne veut pas dire qu’ils ou elles puissent faire abstraction des contraintes de leur corps. Ils en jouent parfois.
10 Or tout choix repose sur un acte de langage. Si le signifiant nous façonne, il nous accorde donc aussi une marge de liberté. En 1958, Lacan écrit que l’être parlant doit passer par la menace de castration pour assumer son sexe, menace formulée en mots qui frappent, donc symbolique, à laquelle chaque sujet répond à sa façon, une femme d’une façon différente d’un homme : elle ne se range pas entièrement dans le champ défini par le phallus, censé soumettre tout un chacun à sa législation castratrice. Par son existence même, une femme s’inscrit contre « l’universel facile », selon une expression heureuse de Jean-Claude Milner. Le philosophe caractérise ainsi un universel dégradé, à l’origine des exclusions, parfois même des meurtres dont des femmes sont trop souvent les victimes. On lira dans ce numéro en quoi, dans la logique de la sexuation élaborée par Lacan dans les années 1970, les femmes ne se réclament pas de l’exception réservée au père. Elles opposent plutôt à la violence du tout un « pas-tout » subtil.
11 Sexe, savoir et pouvoir partagent encore le fait qu’ils nous dépassent mais que nous ne pouvons pas nous en passer. De même que le pouvoir sans justice dégénère en violence, la justice sans pouvoir est impuissante. La détention du pouvoir pose néanmoins problème. Ainsi le partage du pouvoir dans les démocraties correspond-il moins à une sagesse qu’à un calcul, car sa concentration dans la main d’un dictateur ou d’une oligarchie malveillante conduit toujours à la ruine d’un pays.
12 Le savoir, en lui-même illimité, montre toutefois à l’homme ses limites. Nul ne le possède dans sa totalité, ce qui n’excuse pas pour autant la passion de l’ignorance. Que le savoir ne connaisse pas ses limites est une affirmation scientifique : le théorème de Gödel a montré dans les années 1930 qu’il est impossible à certains systèmes logiques, pourtant puissants, de fonder les mathématiques.
13 Les pouvoirs politiques sont toujours tentés d’abuser de la volonté de savoir inhérente à la science, qui, selon Nietzsche, est une figure de la volonté de puissance. Seul le réel nous rappelle que tout n’est pas possible.
14 Mais, aujourd’hui, le pouvoir politique commet plutôt ses abus par complaisance envers un obscurantisme que la modernité croyait avoir vaincu. Le retour de formes de religions les plus réactionnaires, le succès accru du créationnisme qui nie l’évolution, le déni répété par les climato-sceptiques des effets catastrophiques du réchauffement de la terre ainsi que la proclamation de « l’ère post-factuelle » où l’on rejette les arguments basés sur des faits, sont des tendances qui ont le vent en poupe et la cote auprès des leaders populistes, sans que les chercheurs défendent leurs résultats avec la clarté nécessaire pour les rendre compréhensibles aux profanes. Ces quatre exemples indiquent que certains responsables politiques poussent à une insurrection contre la raison en faveur de leurs régimes arbitraires. Ils manient plus que jamais le double langage : discréditer les savoirs qui ne les arrangent pas, mais se servir quand même des technologies et de l’informatique pour mater leurs opposants.
15 Souvent indocile au pouvoir, le sexe est aussi pris en otage par celui-ci. Détourné comme insigne du pouvoir en tant que phallocentrisme, mis au service d’une jouissance obscène, réduit à son support biologique, sacralisé comme instrument de la reproduction ou, au contraire, ravalé à sa réalité sociale, mis en scène comme genre arbitraire, le sexe est avant tout méconnu par ceux qui veulent exercer le pouvoir.
16 Malgré ces abus, la libido a toujours mis son énergie au service du savoir, éveillant la curiosité de l’enfant, dérangeant la routine de l’adulte, se vouant dans certains cas à la sublimation ou se mettant à l’œuvre pour transformer un symptôme en un moteur de l’art et de la littérature – symptôme nouveau que Lacan a mis à jour et appelé « sinthome ». Mais avant tout, le sexe, quand il inspire Éros, défie le savoir, renvoyant ceux qui pensent en avoir tout compris à leurs chères études. Qui, hormis Socrate, pouvait se faire expert de l’éros ?
17 La psychanalyse aborde le sexe via l’éros qui est à l’œuvre dans le transfert. Vrai amour, celui-ci révèle « la réalité sexuelle de l’inconscient » (Lacan) et permet de désamorcer les suggestions inhérentes à la parole de ceux qui ne veulent votre bien que pour nourrir davantage vos symptômes. C’est ainsi que le transfert, aidant à libérer le désir des entraves de son aliénation, ouvre la voie à un savoir essentiel.
18 Lacan distingue deux catégories de savoirs : le savoir dans le réel que le scientifique « a à loger » dans ses formules et le savoir de l’inconscient que le psychanalyste loge à une autre place, en tenant compte du savoir dans le réel et de ses effets sur l’être humain. Ce qui « passe » à l’inconscient, ce sont des bribes de langage chargées de jouissance que le sujet peut énoncer dans son analyse.
19 Les contributions regroupées en première partie de cette livraison sous le titre « Sexe, savoir et pouvoir » suivent les lignes directrices données par l’argument ci-dessus.
20 Sous le titre « Vivons-nous dans une ère post-phallique ? », l’article de Geneviève Morel interroge la fonction de la contrefaçon qui sert le capitalisme par sa diffusion à grande échelle des logos des marques de luxe. Ayant posé l’hypothèse d’un fétichisme de masse, l’auteure s’appuie sur la conception lacanienne du sexe, mais aussi sur la clinique et sur l’art, pour montrer que la contrefaçon révèle le statut postiche du sexe dans une ère dorénavant post-phallique.
21 Néstor A. Braunstein, pour sa part, pose la question des implications, dans le champ de l’amour et celui de la psychanalyse, des transformations du corps par l’addition des nouveaux organes que sont les prothèses ou autres appareillages, éléments cybernétiques faisant de nous des cyborgs. Son article intitulé « L’œuvre d’amour à l’époque de sa reproductibilité technique » développe l’hypothèse d’une évolution du couple en fonction de la reproductibilité mécanique et du clonage des organes techniques du langage.
22 Le texte de Marcela Iacub, qui a pour titre « La domination sexuelle des femmes », propose d’analyser la notion de domination sexuelle des femmes construite par le féminisme radical. Dans la mesure où certains phénomènes relevant de la « domination » sont liés à la structure familiale de notre modernité, notamment à la place qu’y occupent les femmes, une critique politique efficace de cette notion n’est possible que dans le cadre d’une mise en cause des structures familiales en question.
23 Pour tenter d’approfondir le concept freudien d’« inquiétante étrangeté » eu égard aux élaborations du dernier Lacan, Michael Meyer zum Wischen prend appui sur le scénario du film de Marguerite Duras Nathalie Granger. Il a en effet été surpris de trouver chez Duras les mots « étrange » et « inquiétante » pour qualifier la maison où a été tourné le film et qui est sa propre maison. Ce qui l’amène à rapprocher une définition lacanienne de la jouissance féminine comme « … celle sur laquelle la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la connaît pas, celle qui la fait pas-toute » d’une réflexion de Duras qui évoque à propos des femmes : « … cette fonction, submergeante, d’enfouissement du discours en un lieu où il s’annule, se tait, se supprime ».
24 Christine Louchard Chardon et Yves Morhain s’interrogent, quant à eux, sur le lien du couple parental au moment de l’adolescence des enfants et de leur passage à l’âge adulte, ce moment où il n’est pas rare que les conflits prennent de l’ampleur. Cette mobilisation du lien conjugal liée à la reprise au sein du couple des processus de séparation-individuation rend alors nécessaire un réaménagement des alliances et pactes inconscients.
25 Franz Kaltenbeck relit l’œuvre de Freud avec pour objectif particulier celui de mener une analyse approfondie de la perversion et de la psychose, afin de savoir ce qui, dans la théorie freudienne, différencie ces deux structures et ce qui les rapproche. Les trois structures cliniques – névroses, psychoses et perversions – en effet, si elles ne se confondent pas, peuvent interférer l’une dans l’autre. Or évoquer un « trait de perversion » apparu à tel moment de la vie d’un(e) psychotique ne fait que rester à la surface des choses.
26 Est-ce que « Rien ne va plus entre sexe » ? ou entre les corps masculins et féminins ?, telles sont les questions auxquelles Diane Watteau s’attache à donner une réponse en s’appuyant sur la figure de Camille Claudel et bien d’autres démarches artistiques témoignant d’une reterritorialisation violente d’un corps comme promesse (Sigalit Landau) ou comme mission (Marina Abramović).
27 La rubrique intitulée « Neurologie et psychanalyse. Image du corps » regroupe deux articles : celui de Diana Caine et celui de Caroline Gault.
28 Le Dr Diana Caine déplie le cas d’un patient admis pour traumatisme crânien à la clinique où elle travaille, ce patient se plaignant de l’impact sur sa vie d’un traumatisme cérébral subi à l’âge de 13 ans et de voix persécutrices. La psychiatre étudie les profondes différences des approches neurologique et psychanalytique. Si celles-ci se rejoignent sur certains traits diagnostiques (réflexion concrète du patient, son usage du langage sans dialectique, son manque d’empathie, ses difficultés à formuler des plans et à les exécuter), l’approche psychanalytique, quant à elle, a décelé une intense anxiété en rapport avec un éventuel projet de mariage, offrant ainsi la possibilité de travailler avec l’expérience subjective singulière d’un patient, tout en tenant compte de la place du traumatisme neurologique dans son histoire.
29 Par le biais de l’analyse des suivis de candidats à la chirurgie bariatrique dans un établissement hospitalier, Caroline Gault étudie les conséquences psychiques de ce type de chirurgie en rapport avec l’image du corps. Le vacillement rapide de l’image corporelle après l’opération nécessite que les patients puissent subjectiver cet événement inscrit dans le corps, la question de la perte étant centrale dans ces problématiques. La question se pose alors des capacités subjectives permettant à ces patients d’assumer leur nouvelle image et ses conséquences dans leurs relations aux autres.
30 Les thèmes du deuil et de la violence coloniale se trouvent liés dans l’étude que Boris Chaffel consacre aux naturalisations. S’appuyant sur le roman de Yoko Ogawa, L’annulaire, et sur son interprétation littérale par Jean Allouch, ainsi que sur le récit d’Éric Vuillard, Tristesse de la terre, l’auteur souligne que, nouant l’opération du deuil et la violence coloniale, la polysémie des usages, en français, du terme de « naturalisation » fait symptôme. À une naturalisation-extorsion dans la violence coloniale, privant l’endeuillé a priori de la possibilité du deuil, s’oppose la naturalisation comme produit de l’opération dégagée par l’interprétation de J. Allouch. L’opacité devenant le lieu de subjectivation de la violence du si transparent Récit colonial.
31 Le compte rendu de présentation clinique « Que moi », rédigé par Aline Bourjot, rapporte le cas d’Amélie, une jeune autiste qui, mise à l’écart de sa famille, perçoit douloureusement sa différence sans toutefois pouvoir l’élaborer. Le fait qu’Amélie soit porteuse d’un handicap lié à une anomalie chromosomique n’empêche en rien que soit posée la question de la psychose, étant donné, entre autres, la déficience de la fonction symbolique perceptible dans son discours.
32 Lacombe Lucien de Louis Malle (1974) est le film que Geneviève Morel choisit de commenter avec pour objectif de « répondre aux questions brûlantes d’aujourd’hui », et avant tout celle des extrémismes. Ce film en effet offre l’occasion de critiquer la thèse arendtienne universelle et rassurante de « la banalité du mal » que Louis Malle tente de faire passer. Lucien Lacombe est moins un personnage réaliste de la fin de la guerre qu’un fantasme du réalisateur lui permettant le refoulement de sa culpabilité. Soulignant les moments où, dans le film, on rencontre la rivalité, l’envie, la haine et le calcul cynique du héros, G. Morel démontre que la convoitise et la rivalité sont bien les mobiles ultimes des actes criminels, et qu’il y a chez Lucien, un « salaud » opportuniste et un prédateur compulsif, calcul inconscient et détermination. Pour la psychanalyse, chacun, sauf s’il est mentalement malade, reste en fin de compte, sans nier que le hasard y joue un rôle essentiel, responsable de ses actes, fussent-ils des « actes manqués », accomplis à son insu et ayant leur source dans l’inconscient.
33 Parmi les comptes rendus de lecture, celui du Dr Catherine Adins-Avinée traite de l’ouvrage Le crime des sœurs Papin. Les dessous de l’affaire, dont l’auteure, Isabelle Bedouet, s’interroge sur la plasticité identificatoire de certains criminels, « cette folie sans bruit qui revêt les apparences de la plus grande normalité ». Les deux sœurs pathologiquement liées, « âmes siamoises » selon Lacan, étant effectivement des sujets qui ne délirent pas au sens hallucinatoire mais qui adoptent un pseudo-conformisme comme solution provisoire et fragile à leur faille identitaire.
34 Isabelle Baldet, quant à elle, a lu le livre de Darian Leader Hands. What we do with them – and why. L’auteur s’appuie à la fois sur des travaux historiques et des recherches en psychologie du développement, sur la mythologie et le cinéma, mais également sur des vignettes cliniques, pour défendre la thèse qu’occuper ses mains, lieu d’expériences précoces rappelant le lien primitif et ombilical à la mère, est une nécessité car aussi une façon de se défendre d’elles, de les éloigner du corps : image du désir, la main est aussi l’instrument de la pulsion.
35 Enfin Sibylle Guipaud rend compte de deux ouvrages, Lacan dans le ghetto : psychanalyser le « syndrome portoricain » de Patricia Gherovici et Joyce travesti par trois clercs parisiens d’Adrien Le Bihan. Dans le premier, la pratique psychanalytique dans les ghettos hispaniques aux États-Unis s’articule à une réflexion sur de nouvelles formes d’hystéries qui mettent en échec les thérapies comportementales et médicamenteuses. Dans son pamphlet, Adrien Le Bihan dément que Louis Gillet, chroniqueur littéraire à la Revue des deux mondes, aurait fait découvrir Joyce en France. Il montre comment Joyce s’est joué de Gillet quand celui-ci pensait rendre l’auteur irlandais moins scandaleux, c’est-à-dire catholique.