Notes
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[1]
C. Herfray, La vieillesse en analyse, Toulouse, érès, 2007, rééd. 2009, p. 17.
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[2]
J. Bergeret, « La deuxième crise d’adolescence. Sénescence et crise d’identité », dans J. Guillaumin, H. Reboul (sous la direction de), Le temps et la vie. Le dynamisme du vieillissement, Lyon, Chronique Sociale, 1982, p. 73.
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[3]
Ibid.
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[4]
P. Auster, Chronique d’hiver, Actes Sud, p. 9, 434-435.
1Dans son livre La vieillesse en analyse, Charlotte Herfray nous fait remarquer que « les images d’Épinal du xixe siècle représentent la vie comme un cycle : elle présente une première partie ascendante qui aboutit au sommet à la cinquantaine et une deuxième partie descendante qui aboutit à 100 ans, l’âge du retour en enfance. La vie a donc un commencement et une fin mais elle décrit une boucle conduisant à retrouver à la fin un état semblable à celui du départ [1] ».
2Si l’existence est une lutte entre des éléments contraires, la vie et la mort, la vieillesse représente une rupture et la croissance progressive de la pulsion de mort.
3Cependant, même si dans la première partie de sa vie l’individu n’éprouve pas de sentiment d’amoindrissement, il est soumis à des transformations silencieuses (fatigue, détériorations fonctionnelles, baisse de l’énergie), témoins d’une usure qui échappe à sa conscience. C’est à travers les premières défaillances physiologiques ou physiques que vont se faire sentir les effets de l’âge et l’apparition de la vieillesse. Celle-ci est une épreuve. Elle parle de la mort et de la perte. L’individu est soumis à une succession de crises qu’il va devoir résoudre et sera conduit à accepter une autre place. C’est une période où le désir s’oppose aux insuffisances, où l’on s’interroge sur une identité qui vacille, période de nécessaires remaniements de rapports objectaux et d’identifications.
4L’enjeu en est l’accès au statut de vieux permettant de gérer au mieux la fin du parcours et que chacun assurera en fonction de ce qu’il est. Le sujet va faire face à sa vieillesse à travers des dénouements structuraux. Si l’on met en parallèle les phénomènes de structuration du début de l’existence et de déstructuration de la fin, on constate des éléments de comparaison (le bon sens populaire parle d’un temps où l’on retombe en enfance), mais aussi de différenciation : au départ de toute existence humaine, il se construit une identité au travers d’une série d’identifications impliquant attachements et séparations. L’enfant – s’il est contraint à des deuils pour assurer son identité propre et accéder au statut d’adulte – y gagne de nouvelles conquêtes. Et si les promesses de l’aube sourient à l’enfant, le crépuscule de la vie n’offre plus guère de possibilités de gain et les déficits sont souvent des pertes sèches. Il s’agit de faire le deuil de celui que l’on était et de devenir autre, sans se transformer en une sorte de figure figée tels que se présentent certains vieillards dont les conduites stéréotypées font preuve d’une navrante répétitivité.
5Bergeret a comparé la crise de la sénescence à la crise de l’adolescence : « L’étude des mouvements économiques de la crise de la sénescence nous montre que le sujet est soumis à cette période à un mouvement pulsionnel inverse de celui qu’il a rencontré au cours de sa propre adolescence. L’équilibre réalisé à la fin de la crise d’adolescence entre les investissements narcissiques et objectaux, se voit remis en question au début de la crise de sénescence et toute cette crise va se dérouler jusqu’à son terme dans un climat d’autant plus éprouvant narcissiquement que les éléments instinctuels violents primitifs (à nouveau désintriqués de leurs cadres élaboratifs et créatifs antérieurs) vont risquer à tout moment de passer dans le comportement si les capacités de négociation imaginaire elles-mêmes se trouvent en état de défaillance fonctionnelle. Mais alors que la crise d’adolescence débouche sur la créativité de la maturité, la crise de la sénescence, dans les cas heureux, aboutit à une nouvelle période de latence, analogue à la période de latence qui précédait la crise d’adolescence [2]. »
6Cette période de latence qui constitue en quelque sorte un moratoire correspond d’après Bergeret à un nouvel et nécessaire « âge de raison ». C’est la période des sublimations, des intellectualisations, des comportements sénatoriaux (les sages au service de la cité). Elle nécessite une désexualisation des investissements objectaux, un remaniement des anciennes identifications permettant une nouvelle intériorisation des réalités psychiques et sociales du présent et une intégration au sein du groupe des personnes du même âge, intégration pas toujours narcissiquement facile à accepter. Beaucoup de sujets à cette période critique de la vie se mettent en compétition sociale ou amoureuse avec des sujets beaucoup plus jeunes. Parfois, ils réalisent « une folie » (folie amoureuse, dépense inconsidérée, acte mal jugé par leur entourage familial qui a d’ailleurs souvent du mal à pardonner ce qu’ils qualifient de « moment d’égarement »).
7Comme chez les adolescents, la société est chargée de proposer des institutions et des aides à l’établissement d’un moratoire personnel et collectif acceptable et efficace. Ce sont les systèmes éducatifs (retour aux enseignements avec l’université du temps libre), sportifs (gymnastique, danse, expression corporelle, qi gong), ou ludiques (clubs du troisième âge, voyages touristiques). Ces entreprises qui connaissent un grand succès ne sont pas que de simples dérivatifs : « Elles contribuent à intégrer les poussées agressives et autoagressives dans une objectalité relationnelle d’un niveau suffisant pour maintenir le fonctionnement narcissique en dehors des états de carence qui pourraient engendrer des moments dépressifs toujours redoutables [2]. »
8Notre société parle de troisième âge qui qualifie ce temps de latence et précède le quatrième âge, celui de l’étape finale. Les deux âges de latence, celui de l’enfance et celui de la sénescence, sont des « entre deux eaux », temps de deuils avant la phase à venir. Celui de la vieillesse, moment de deuil de la retraite, signe des premières défaillances, conduit vers la voie des pertes définitives et annonce la défaite à venir : il s’y joue à l’envers ce qui s’est mis en place lors d’une « autre scène », où la capacité de séparation du sujet ouvrait la voie aux conquêtes objectales. Il s’agit alors d’accepter la désexualisation des investissements objectaux et d’affronter l’intrusion de la vieillesse qui parle de la mort. Parfois, la crise se gère mal. « La formation de la nouvelle identité se produit au moment où se réalisent au niveau psychosocial les répudiations et l’assimilation des anciennes identifications dans un nouveau code de configuration relationnelle pour constituer un ensemble à la fois assez cohérent et assez spécifique, réalisant, autant que faire se peut, une liaison économique fiable pardessus les inévitables discontinuités de fonctionnement psychique résumant toute une vie [3]. »
9La résolution de la crise nécessite des transformations économiques importantes qui ne peuvent pas toujours être réalisées. Mis à mal par les pertes psychosociales, blessés dans leur narcissisme, les sujets âgés sont incapables de redistribuer les énergies affectives ; remis en cause par les problèmes liés à l’intimité physique (et pas forcément sexuelle), les mauvaises conditions d’acceptation des pertes, le nouveau mode de compétition relationnelle, le changement de rôle que l’on s’attribue dans la vie, le sujet âgé est conduit à des comportements qui étaient ceux de l’enfance plus que ceux de l’adolescence. On peut considérer alors qu’il s’agit véritablement de « retomber en enfance ».
10Dans de tels états, le sujet âgé a tendance à s’isoler, à ne conserver des relations sociales que sur un mode stéréotypé car il craint de ne rencontrer, chez les compagnons du même âge, qu’une image dévalorisée de lui-même. Il peut faire preuve d’un certain mépris ou d’une indifférence totale à l’égard de son milieu de vie et de son entourage familial. Ce désintérêt pour les liens sociaux les plus naturels et les plus évidents (famille, groupe social, idéologique, ethnique) peut s’accompagner d’une certaine démesure des idéaux. Cela peut conduire à des identifications en direction des rôles les plus indésirables ou les plus inattendus, ou à de nouveaux investissements de l’énergie pulsionnelle vers des objets étranges. Le sujet qui émerge est déconcertant par rapport à l’objet familier.
11C’est le cas de ces vieilles dames qui prennent une grande satisfaction à lire puis à raconter des faits divers, crimes et sévices de toutes sortes, ou de certaines personnes jusque-là généreuses qui se mettent à faire preuve de la plus grande avarice, risquant même de se mettre en danger, au point de se restreindre sur les achats de nourriture ou de refuser de se chauffer. Les conduites et les paroles des vieux laissent entendre combien la vigilance du moi est en baisse. On retrouve dans leur langage, jeux de mots, glissements métonymiques, traces de souvenirs qui échappent à la censure du conscient. C’est dans ces interstices que se repèrent des sentiments violents d’amour et de haine ; celle-ci étant beaucoup plus courante qu’on ne le pense, il est probable qu’elle maintienne en vie certains vieux dans leur rapport d’opposition agressive à autrui.
12Confrontés à cette violence sous-jacente (rivalités, colères à fleur de peau, engagement, rejet), les vieux se livrent à des jeux relationnels passionnés comme dans un psychodrame où les jeux d’enfants viennent mettre en scène des situations émotionnelles chargées. Devant cet envahissement passionnel qui parfois les surprend et les inquiète, les personnes âgées se tournent vers ceux qui, pour eux, représentent une certaine autorité : leurs enfants. Les parents cherchent, comme les enfants qu’ils étaient autrefois, une protection devant la menace pulsionnelle qui leur fait peur, peu sûrs de savoir poser des limites à leur violence devenue insupportable. Ou ce sont les enfants qui interviennent contre le gré de leurs parents dont ils supportent difficilement les débordements, venant fonctionner comme une figure interdictrice.
13D’autres fois, au contraire, c’est une apathie et un sentiment de démission qui priment.
14Le sujet manifeste progressivement une inaptitude aux tâches les plus banales. Il se met à perdre la notion de temporalité, en particulier à l’égard du rapport logique entre le temps de sommeil et le temps d’activité. Il porte de plus en plus d’attention aux orifices du corps et aux fonctions naturelles, les activités de bouche et d’anus prennent une place de plus en plus grande.
15Elles envahissent la pensée et deviennent des préoccupations de première importance. Le même scénario ne cesse d’être répété : on raconte avec force détails ce que l’on a mangé, on évoque longuement le bon et le mauvais fonctionnement des intestins. On peut arriver parfois à mettre en acte certains fantasmes (extraction fécale). Jeux de vieillards, jeux d’enfants peuvent être étrangement comparables. Ces lieux du corps en sont les zones privilégiées.
16Parallèlement s’installe un fonctionnement anaclitique à l’égard des instances censées devoir apporter la sécurité, en particulier la famille et l’environnement soignant. L’entourage lui-même en vient à adopter des attitudes très paternalistes ou maternantes. Elles sont mises en œuvre selon deux modes, celui de l’aide et de l’assistance ou celui de la sécurité et de l’exigence. Ces comportements conduisent à traiter les parents comme des enfants. On leur parle comme à des enfants, on ne leur dit pas tout sous couvert de les épargner, on leur ment gentiment, on triche un peu, on les félicite ou on les gronde, ou on prend les décisions à leur place car on sait ce qui est bon pour eux.
17Cette place d’enfant peut être très satisfaisante : le nursing peut offrir le bénéfice secondaire de vivre le retour d’affects liés à un temps où le sujet était protégé contre les menaces et consolé par des soins réparateurs. Le soin, effectué en prenant le temps, en parlant, est l’occasion de retrouver un subtil plaisir lié à des souvenirs de son enfance où on s’occupait de lui. Malheureusement, souvent infantilisation rime avec dépersonnalisation. Celle-ci renforce la perte d’autonomie, ce qui entraîne une attitude de soumission et de dépendance. Un cercle vicieux s’installe. Les attitudes qu’adoptent les personnes âgées irritent l’entourage qui se trouve trop sollicité, déçu, épuisé par ce vieil enfant qui n’est plus le sujet idéal. Peuvent alors éclore de l’agressivité, de la révolte, des violences verbales ou physiques.
18Quelle que soit l’issue de la crise, l’accès au statut de vieux signe le passage vers des temps d’après enjeux. Le sujet se bat pour exister, il peut perdre ou gagner. Chacun est interpellé dans son économie libidinale, chacun y trouvera une issue en fonction de ce qu’il est. La résolution de la crise permettra d’exister ou de s’éclipser, et celui qui fait retour après l’accomplissement de ce travail psychique peut être un double qui a retrouvé ses manières d’enfant.
« Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu’à la fenêtre.
Tu as 6 ans. Dehors la neige tombe et les branches de l’arbre dans le jardin derrière la maison sont en train de devenir blanches. […]
Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu’à la fenêtre.
Tu as 64 ans. Dehors, l’air est gris, presque blanc, pas de soleil encore.
Tu te demandes : combien de matins reste-t-il ?
Une porte s’est refermée. Une autre porte s’est ouverte.
Tu es entré dans l’hiver de ta vie [4]. »
Mots-clés éditeurs : crise, sénescence, perte, adolescence
Date de mise en ligne : 16/03/2015
https://doi.org/10.3917/sc.018.0071Notes
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C. Herfray, La vieillesse en analyse, Toulouse, érès, 2007, rééd. 2009, p. 17.
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[2]
J. Bergeret, « La deuxième crise d’adolescence. Sénescence et crise d’identité », dans J. Guillaumin, H. Reboul (sous la direction de), Le temps et la vie. Le dynamisme du vieillissement, Lyon, Chronique Sociale, 1982, p. 73.
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Ibid.
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[4]
P. Auster, Chronique d’hiver, Actes Sud, p. 9, 434-435.