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Article de revue

« Marche ou crève ! »

Pages 207 à 210

Note

  • [1]
    Entretien mené par le docteur Brigitte Lemonnier, dans un hôpital de jour de l’agglomération lilloise. Dates et noms ont été modifiés.

1Lors de la présentation [1], ce patient de 39 ans se décrit d’emblée comme étant « enfermé dans une prison mentale ». « Je ne savais pas comment me sortir de cet état-là, explique-t-il. Mon ami m’a dit que j’avais perdu beaucoup de poids. » Il n’a pas d’ami, sauf celui-là, qui lui a conseillé de consulter. Il est d’ailleurs le parrain de ses enfants adoptés. Il s’agit actuellement d’un second épisode mélancoliforme et c’est son premier contact avec la psychiatrie.

2Agent de l’administration, il vit seul, sa famille résidant dans une autre région. Issu d’un milieu modeste, il est l’aîné d’une fratrie de deux. Ses parents travaillaient tous les deux, le père comme mécanicien et la mère comme employée de bureau. Avec son frère de deux ans son cadet, c’est « un peu le jour et la nuit », dit-il. « Ni la même personnalité, ni le même mode de vie. Pas d’affinités, pas d’hostilité non plus. Un peu étrangers l’un à l’autre. » Aujourd’hui, le frère mène une vie normale, il est marié et a deux enfants.

3Après le bac, le patient entama des études d’histoire à la faculté de B. À 20 ans, il fit un premier épisode dépressif. Il était alors en deuxième année et vivait dans une chambre d’étudiant tout en revenant le week-end chez ses parents. C’est chez eux qu’il tenta de se suicider, absorbant plusieurs tubes de médicaments qui leur appartenaient. Sa mère l’emmena aux urgences de l’hôpital au petit matin. Il ne fut pas suivi à cette époque. Le patient relie l’idée du suicide à « l’impression d’étouffement » qu’il avait chez ses parents : il n’était pas pris en compte par eux, pas écouté. Aucune manifestation d’intérêt du côté du père et un sentiment d’omniprésence de la mère, « une mère assez castratrice », précise-t-il. La tentative de suicide qu’il fit à 20 ans représentait une volonté de se libérer de cet enfermement, de mettre fin à cette situation de souffrance et d’absence de perspective, qu’il traduit avec la formule : « Réaffirmer ma vie en essayant d’y mettre fin. » La sensation d’étouffement était ressentie depuis l’adolescence mais l’idée du suicide apparut à la fac. Il se rendit une nuit sur le « pont des suicidés » mais ne passa pas à l’acte.

Son rapport à la mère

4Dès les premières phrases de l’entretien, il évoque une mère intrusive dont il est l’objet, enfermé par elle et qui dirige sa vie. Une mère trop présente, dit-il, qui voulait toujours savoir ce qu’il faisait ou allait faire. « Quand mon avis était différent du sien, elle me faisait comprendre que je ne devais pas aller contre elle. » Il parle de violence, de maltraitance. Il se sent persécuté par elle. Cette persécution, il l’illustre à la fin de l’entretien par la métaphore des bébés qui ont été secoués par leurs parents. Comme eux, il a des lésions au cerveau. Les rescapés des camps nazis, il comprend ce qu’ils ressentaient, pour avoir ressenti des choses comparables. Adolescent, il ne se révolta jamais contre sa mère, il craignait trop qu’elle ne l’expulse de la maison. Il explique qu’il n’avait ni le courage, ni la volonté de s’opposer à elle, et puis qu’il devait somme toute y trouver un intérêt et même un certain confort. Totalement sous son emprise, il n’avait pas l’impression d’être autonome et quand il luttait contre ça, il subissait les « reproches verbaux et non verbaux » de sa part. Elle pouvait le tuer, lui nuire gravement, l’expulser ; et l’expulsion, c’était synonyme de mort. C’est là que la discordance entre ce qu’il disait et ce qu’il ressentait apparut, une discordance qui s’étendit par la suite à ses relations avec les autres. Il se sentait prisonnier de cette dissociation entre un discours de surface et ce qu’il ressentait profondément.

5Après sa tentative de suicide, il reprit sa vie chez ses parents et ses études d’histoire. La sensation d’étouffement était moins vive à la maison. Il refit une deuxième année d’histoire à la fac, puis une licence. Il rencontra alors une jeune fille, elle aussi étudiante en histoire, dont il tomba amoureux. Ils ne vécurent néanmoins pas ensemble. L’année de maîtrise fut difficile, sans encouragement de la part de ses parents, ni échanges avec les autres étudiants. Il était seul. À côté de ses cours d’histoire contemporaine, il travaillait à la bibliothèque de la fac.

6Il fit son service militaire à 25 ans. Hormis la pression des mois de classes et le peu de partage de ses valeurs culturelles avec les autres, le service militaire ne raviva pas la sensation d’enfermement de son adolescence. Ce fut au contraire une expérience de vie particulière qui lui laissa plutôt de bons souvenirs : il donnait des cours de français et se sentait utile. Sur le plan humain, il en retira également des bénéfices : une certaine autodiscipline, des indications sur ses propres limites physiques et sur la façon dont s’organise une communauté.

7En 1996, après le service militaire, il chercha un lieu qui correspondait à son idéal du côté de la culture. Il obtint un poste dans l’administration dans une ville du Nord, au carrefour de Londres, Paris et Bruxelles. Il lui était alors possible de rayonner dans ces grandes villes pour profiter de la culture. Il s’inscrivit dans un club de tennis de table et tissa quelques liens sociaux. Son travail lui convenait et il s’entendait bien avec ses collègues de bureau.

8Dans le même temps, il rompit avec son amie. Ils n’avaient pas réussi à créer une relation durable et elle avait rencontré un autre homme. Il l’appréciait, la trouvait belle, sensible, et elle partageait son goût pour l’art et l’histoire. Pourtant, la rupture ne lui occasionna qu’une certaine tristesse, sans plus.

9En 2008, apparurent des douleurs gastriques insistantes. Il fut soigné pour un syndrome anxio-dépressif. La prise d’un antidépresseur pendant quelques jours lui donna la sensation d’être dissocié, avec l’idée qu’il était dans un monde parallèle, dépossédé de son esprit, réduit à l’état de légume. En 2009, il partagea son bureau avec une collègue silencieuse qui le mit très mal à l’aise. Il avait l’impression d’être nié par elle, qu’elle « l’évacuait ». Il n’y avait pas d’autres espaces de parole au travail et il n’osa pas aller chercher cette parole dans les autres bureaux. Pour des raisons financières, il renonça à la voiture et progressivement, il se retrouva dans une situation d’isolement.

L’épisode actuel

10Fin 2011, il se sentit à nouveau « enfermé dans une prison mentale », avec une envie irrépressible de mettre fin à ses jours, par bouffées, comme lors du premier épisode à 20 ans. « C’est quelque chose qui venait de mon âme », dit-il. Il avait renoncé à vivre. Au travail, il y eut deux événements déclenchants : le déménagement dans d’autres bâtiments et son changement de service. « Mon service disparaît et les hommes et les femmes qui y travaillaient disparaissent du même coup. Dans un contexte de démantèlement de mon service, je me suis senti délogé. J’ai eu l’impression d’être expulsé. C’est assez violent. Comme les gens qui sont expulsés pour impayés de loyer. » Cela vint faire écho à l’impression qu’il avait, adolescent, que sa mère pouvait l’expulser. À nouveau, la rencontre avec ce signifiant le mortifia dans son corps, sans dialectisation possible, du fait de la non-séparation d’avec la mère.

11On peut penser que son lieu de travail représentait pour lui un idéal qui chuta à ce moment-là, un appareil corporel qui, partant à la dérive, inscrivit cette dérive sur le corps du sujet. Il se mit à maigrir.

12Dans le même temps, il eut une promotion, changea de service et se retrouva sous les ordres d’une femme qui lui demanda d’être un homme-orchestre et de rester dans son coin. Il eut alors le sentiment d’être marginalisé, isolé et de fonctionner de plus en plus comme un automate, une machine, et de perdre en humanité. Il perdit 20 kg.

Discussion diagnostique

13La psychose ne fait pas de doute. Il est l’objet de la mère, prisonnier, envahi par elle. Le Nom-du-Père, dont la fonction est de séparer le sujet de l’Autre de la jouissance, est ici forclos : rien n’est venu faire coupure entre sa mère et lui. Il décrit une mère sans loi. À l’âge de 20 ans, il a des idées suicidaires sur le « pont des suicidés » et fait une tentative de suicide pour se libérer des griffes maternelles. Une mère qui fait de lui une marionnette, et c’est une place dont il ne peut pas s’extraire : il n’a donc pas d’autre solution que de mourir. Le calcul suicidaire est un calcul de vie. Son déménagement dans une ville culturelle représente sa tentative pour se séparer de l’Autre maternel après la tentative de suicide de ses 20 ans. C’est une séparation géographique, faute de pouvoir être symbolique.

14La problématique au niveau du corps est très présente. Tout le long de l’entretien, il fait état d’un corps vide, utilisant pour l’évoquer les termes de « fantôme », « machine », « ombre », « désincarné ». « J’ai perdu de la chair », dit-il pour évoquer sa perte de poids. La mentalisation consume son corps et il se voit comme un vieillard. Il est dissocié, il se vit comme enfermé dans une espèce de pensée qu’il ne peut même plus exprimer, ce qui lui donne la sensation d’être un « zombie », « une ombre », de « n’être pas vivant et pas encore mort ». On a l’impression que son corps ne vit que par la douleur qu’il ressent au ventre, les douleurs gastriques apparues en 2008.

15L’aspect mélancoliforme de deux épisodes pourrait évoquer un syndrome de Cotard, qui est une forme de mélancolie très grave. Dans la mélancolie, la faute est du côté du sujet. Ici, au contraire, la faute vient de l’Autre. Il considère qu’il a été martyrisé par l’Autre, il est la victime, l’enfant secoué. Il est persécuté par les femmes. Il fait deux épisodes d’allure mélancolique mais, en termes de structure, c’est-à-dire les invariants à partir desquels on peut affirmer un diagnostic, le trouble de l’image du corps et le lien qu’il a avec sa mère évoquent la schizophrénie.

16Du fait de la forclusion du Nom-du-Père, le phallus n’opère pas, fait défaut dans la psychose et ne règle pas la jouissance qui fait retour dans le réel. Le phallus étant le signifiant de la vie, la perte du sentiment de la vie, les manifestations de mort subjective qui traversent le sujet, constituent des phénomènes de retour d’une jouissance sans limite qui, dans la schizophrénie, reflue sur le corps.

17Il s’est rendu compte, après la lecture d’un livre de programmation neuro-linguistique, qu’il projetait l’image de sa mère sur toutes les femmes qu’il rencontrait, celle d’une mante religieuse. Hormis la jeune fille rencontrée à la fac, les figures féminines dont il parle sont persécutives : sa mère qui le dévore, sa collègue il y a un an et demi qui le met très mal à l’aise par son silence et, récemment, sa supérieure hiérarchique qui lui dit ce qu’il faut faire. Il est « le nègre », « le galérien » de cette femme qui devient un équivalent de la mère. Il y a là un retour brutal de la rencontre avec l’Autre maternel qui déclenche à nouveau le surgissement de phénomènes de mort subjective. Il ne peut se libérer de cet Autre maternel dont il est l’appendice. C’est de nouveau « marche ou crève », comme à 20 ans.

18Le patient a franchi actuellement une étape dans l’évolution de sa schizophrénie et il est possible qu’il ne retrouve pas les points d’appui qui le soutenaient auparavant. Encourager sa richesse intellectuelle et son idéal culturel pourrait peut-être l’aider. Il a du mal à imaginer la reprise de son travail dans ce lieu de souffrance et de maltraitance, très éloigné de ses valeurs, que représente pour lui son nouveau service. Il voudrait reprendre le travail dans un milieu protégé, travailler moins pour vivre mieux. « Ça ne sera plus qu’alimentaire », dit-il. Mais a-t-il fait le deuil de son travail pour passer à autre chose ?


Mots-clés éditeurs : schizophrénie, épisodes mélancoliformes, retour de la jouissance

Date de mise en ligne : 15/03/2013

https://doi.org/10.3917/sc.016.0207

Note

  • [1]
    Entretien mené par le docteur Brigitte Lemonnier, dans un hôpital de jour de l’agglomération lilloise. Dates et noms ont été modifiés.

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