Notes
-
[1]
Si la psychanalyse peut contribuer au savoir sur le crime, c’est parce qu’elle agit grâce à une « révélation », celle du sens d’une parole, d’une conduite, d’un symptôme ou d’un acte, restés jusque-là opaques. C’est ainsi que Lacan formule sa démarche en 1950. La vérité de cette révélation conditionne « l’efficace » de la technique analytique. Or, la recherche de la vérité « dans l’ordre des choses judiciaires » est aussi l’objet de la criminologie. Toutefois, il ne s’agit pas de la même vérité que dans l’analyse, car le criminologue s’occupe « de la vérité du crime dans sa face policière [et de la] vérité du criminel dans sa face anthropologique ». La vérité dans l’analyse est celle du sujet dans sa particularité. En 1965, Lacan donnera à cette vérité la fonction d’une « cause matérielle ». Mais ce matérialisme de la vérité comme cause n’est-il pas déjà à l’œuvre quand Lacan, quinze ans plus tôt, cerne « un type d’objet qui devient criminogène » dans son cas Aimée comme chez les sœurs Papin ? « Aimée frappe l’être brillant qu’elle hait justement parce qu’elle représente l’idéal qu’elle a de soi. » Or, cet être n’est qu’une image derrière laquelle se cachent les images d’une série d’autres persécutrices dont celle de sa sœur idéalisée qu’Aimée soupçonnait de vouloir lui prendre son enfant.
-
[2]
Principe III de « Fonctions de la psychanalyse en criminologie », dans J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 129.
-
[3]
Ibid., p. 141.
-
[4]
J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 30.
-
[5]
Les phénomènes de cette insuffisance nous sont décrits dans Les complexes familiaux au chapitre du « Complexe de sevrage » (Autres écrits, op. cit., p. 33 : « L’angoisse dont le prototype apparaît dans l’asphyxie de la naissance, le froid lié à la nudité du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs, domine les six premiers mois de l’homme. Ces malaises primordiaux ont tous la même cause : une insuffisante adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine. »
-
[6]
Saint Augustin, Confessions, I, VII.
-
[7]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 105-106.
-
[8]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 91.
-
[9]
L’emploi du terme « jalousie » est peut être lié au fait qu’il a très apprécié et traduit l’article de Freud « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », paru pour la première fois dans Internationale Zeitschrift Psychoanalyse, Bd VIII, 1922. Cette traduction fut publiée dans la Revue française de psychanalyse, 1932, tome V, n° 3, p. 391-401.
-
[10]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 37.
-
[11]
Ibid., p. 39.
-
[12]
Ibid., p. 35.
-
[13]
« L’image du frère non sevré n’attire une agression spéciale que parce qu’elle répète dans le sujet l’imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort. Ce phénomène est secondaire à l’identification » (J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 40.
-
[14]
Ibid., p. 39.
-
[15]
Ibid., p. 43.
-
[16]
Ibid. L’artiste plasticien Dieter Roth ne dit pas autre chose quand il se souvient de la première rupture innovatrice dans sa production. Jeune homme de 19 ans, il travaillait dans un formalisme rigoureux alors que son ami Daniel Spoerri expérimentait déjà avec de la matière comestible. Une forte envie l’envahissait. Mais comme à chaque fois, plus tard, il arriva à transformer l’envie en élan créatif. Ainsi, il produisit une forme géométrique stricte avec de la pâte à pain, créant ainsi un objet dans son canon formel ancien mais en une matière nouvelle. Il nia ensuite toute différence entre son travail avec de la matière périssable et le constructivisme sévère de sa jeunesse.
-
[17]
« Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord ; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref, il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé » (ibid., p. 43).
-
[18]
Il a publié les résultats de sa recherche dans Warum die Deutschen ? Warum die Juden ? Gleichheit, Neid und Rassenhass (1800-1933), Francfort, S. Fischer, 2011.
-
[19]
Ibid., p. 234.
1L’enjeu d’une approche psychanalytique du crime n’est pas facile à formuler [1]. Rappelons que Lacan réfute l’adage homo homini lupus en renvoyant au Criticon de Balthazar Gracian. S’appuyant sur la pensée de ce grand moraliste espagnol, il affirme que « la férocité de l’homme à l’endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux, et [qu’] à la menace qu’elle jette à la nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent horrifiés [2] ». Cette mise au point doit être lue en même temps que le « principe » suivant : « Si la psychanalyse irréalise le crime (en découvrant ses charges symboliques) elle ne déshumanise pas le criminel. » L’articulation de ces deux propos rappelle les réserves de Lacan à l’égard de l’universel : si en effet tout homme était féroce, le criminel trouverait plutôt avantage à ne pas être humain. On pourrait aussi penser que Lacan, malgré sa protestation contre la proclamation de la mort de Dieu par Nietzsche, n’a pas oublié ses lectures d’Ainsi parlait Zarathoustra, où l’auteur n’a de cesse de dénoncer les dangers de « l’humain, trop humain ». La férocité transformée, grâce à un jeu de mots, en « frèrocité » repose en effet toujours sur la faiblesse humaine, comme nous allons le montrer. Je me limiterai ici à la façon dont les ravages entraînés par l’envie, peut-être le travers le plus archaïque de l’homme, peuvent causer le crime, en m’appuyant sur trois types différents de crimes, les deux premiers individuels – des agressions sexuelles –, le dernier collectif, la Shoah. Mais d’abord il faut rappeler la différence entre la jalousie et l’envie chez Lacan.
2On ne saurait trop insister sur l’importance de l’article encyclopédique Les complexes familiaux (1938) pour la pensée sur le crime. Lacan n’a-t-il pas commencé à y étudier la vie de l’être humain à partir de sa naissance comme une « succession de crises : sevrage, intrusion, Œdipe, puberté, adolescence [3] » ? En traversant ces crises, le sujet court des risques qui peuvent le marquer à vie, y compris celui de devenir un criminel. Le complexe du sevrage, déjà « entièrement dominé par des facteurs culturels » et donc « radicalement différent de l’instinct », est « le plus primitif du développement psychique [4] » et il « se compose avec tous les complexes ultérieurs ». C’est au niveau de ce complexe que l’enfant doit affronter la pulsion de mort qui peut se déchaîner contre lui quand sa relation trop étroite à l’objet maternel ne lui permet pas d’introduire de nouveaux rapports dans le groupe social auquel il appartient.
3Il y a donc continuité des crises et des complexes et une sorte de sas critique que l’enfant doit traverser entre la naissance et la puberté. Opposant le complexe à l’instinct, Lacan donne au premier une base « matérielle » : « C’est la fonction qu’il assure dans le groupe social. » Et en quoi consiste cette fonction ? Le complexe « supplée à une insuffisance vitale [5] de l’enfant ». Le complexe aurait donc une fonction proche de celle du symptôme.
4Jamais formulé avant Lacan, le complexe d’intrusion tient compte du fait que l’enfant, dans des conditions « très variables », se connaît des frères ou au moins des semblables. L’enfant est, dans l’ordre des naissances, soit « le nanti » donc l’aîné, soit l’usurpateur quand il est le cadet. Or, l’intrusion ne vient pas seulement d’un frère de sang. Et un usurpateur peut à son tour se sentir mis en cause par la naissance d’un cadet. Dès l’entrée de son chapitre sur l’usurpation, Lacan parle de la jalousie infantile et cite le passage où saint Augustin décrit [6] son observation d’un tout petit enfant pâlissant de jalousie au spectacle de son frère nourri au sein de leur mère. Plusieurs fois cité au cours de son enseignement, le passage du père de l’Église y trouve aussi des lectures différentes après 1938. J’en mentionnerai deux, celle de 1964 et celle de 1973. Dans la première, le regard de l’enfant qui voit son frère au sein de sa mère est invidia, terme articulé au mauvais œil [7]. C’est un regard amer, empoisonné. Cet enfant souffre de l’envie causée par la complétude de l’enfant satisfait par le sein, l’objet a. Il envie donc la jouissance de son frère. Melanie Klein ne dirait pas autre chose. Neuf ans plus tard, Lacan applique au paradigme augustinien le néologisme de la jalouissance, la « haine jalouse [8] ». Le petit bonhomme qui pâlit en observant son frère de lait est en tiers. La scène n’a rien de très rassurant, car Lacan y évoque aussi la Chose freudienne et le prochain que Freud se refuse à aimer.
5Revenons au chapitre des Complexes familiaux sur l’intrusion. Lacan y emploie le terme de « jalousie [9] ». En revanche, Melanie Klein distingue strictement entre jalousie et envie. Or, Lacan a de bonnes raisons de garder le terme de jalousie infantile. Il demande de la prudence dans l’interprétation de ce thème, illustré par sa description augustinienne. Dès le départ, il avance que la jalousie « représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale [10] ». Et il précise à propos du paradigme de saint Augustin : « En fait, la jalousie peut se manifester dans des cas où le sujet, depuis longtemps sevré, n’est pas en situation de concurrence vitale à l’égard de son frère [11]. » Il s’agirait plutôt d’une « certaine identification à l’état du frère ». Quel est cet état ? Est-ce la félicité de celui qui est nourri au sein de sa mère ? Mais pourquoi serait-il alors si malheureux ? Souvenons-nous que le complexe de sevrage a la fonction sociale de suppléer à l’insuffisance vitale du nouveau-né. Au cours du va-et-vient de la mère se forme l’imago de celle-ci, que l’enfant doit « sublimer » pour que, dans sa vie, de « nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social ». Si cette ouverture ne réussit pas, « l’imago salutaire » de la mère devient « facteur de la mort ». La pulsion de mort s’empare alors de l’enfant. Lacan fait par ailleurs remarquer que « la tendance à la mort [est] vécue par l’homme comme objet d’un appétit [12] ». S’appuyant sur Melanie Klein, Lacan fait donc du sevrage une épreuve pour l’enfant. C’est lui qui se sèvre et qui sèvre en même temps sa mère. Lacan rend hommage à Freud et à son petit-fils Heinerle d’avoir donné un exemple de cette sublimation de l’imago maternelle dans le jeu du fort/da. Or, le frère, déjà sevré ou non, qui regarde le spectacle de son frère de lait au sein de leur mère, s’identifie à l’état de celui-ci [13], et donc aussi au malaise du sevrage qui rappelle tous les malaises précédents à partir de l’angoisse de la naissance. Son identification peut prendre une tournure sadique mais aussi masochiste, peut virer vers l’agressivité agie ou subie. Il s’identifie alors à l’autre comme « objet de la violence [14] ». Son identification malheureuse peut avoir des conséquences pour sa vie. Mais, à part ce moment décisif, Lacan a plutôt une idée constructive du « drame de la jalousie ». C’est certes une « discordance » mais elle implique aussi « l’introduction d’un tiers objet [15] ». La jalousie substitue « à la confusion affective, comme à l’ambiguïté spectaculaire […] la concurrence d’une situation triangulaire [16] ».
6La jalousie met le sujet devant l’alternative suivante : ou bien il choisit la régression vers la mère et il refuse alors le réel, ce qui l’amène à la destruction de l’autre [17] ; ou bien il trouve « quelque autre objet » (que l’objet maternel), et il reçoit cet objet sous la forme de la connaissance humaine (comme un objet communicable). Il s’engage alors avec cet autre soit dans la lutte de la concurrence, soit dans un contrat. Il trouve dans l’autre un « objet socialisé ». La jalousie « se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux ». On peut évidemment critiquer ce passage comme un mixte de la philosophie de Hegel et du contrat social, et un philosophe comme Toni Negri ne se prive pas de dénoncer l’idée de contrat. Or, l’analyse du lien entre la jalousie et la connaissance sociale, proposée par Lacan en 1938, a une portée à la fois théorique et clinique. D’une part elle anticipe sur la théorie de la causation du sujet, condensant l’aliénation et la séparation dans le choix : choix de l’autre ou choix de la régression à la mère. Si le sujet fait le choix d’un lien exclusif avec la mère, le « drame de la jalousie » dégénérera vers l’enfermement et la destruction de l’autre. Pour Melanie Klein, l’envie « est une manifestation sadique-orale des pulsions destructives » qui sape l’amour et la gratitude, voire toute la relation du sujet à l’objet maternel. Et en effet, dans la surdétermination des crimes, on trouve souvent cette composante pulsionnelle archaïque de la jalousie devenue envie comme une cause latérale, voire comme cause directe. C’est ce que je tenterai de montrer à propos de deux agressions sexuelles, commises par deux sujets individuels, avant d’évoquer le poids causal de l’envie dans la Shoah.
7Rémy, un homme de 40 ans, en a déjà passé douze en prison pour une série de six viols commis sur des mineures. Il avait à l’époque 22 ans et fut condamné à une peine de dix sept ans de prison. Courtois et intelligent, il s’exprime bien, mais manifeste de la réticence quand il s’agit de parler de ses actes dont il ne mesure pas la gravité. Sorti de détention, il trouve du travail, rencontre une femme, lui raconte son passé et se met en couple avec elle. Elle a une fille d’un autre homme. Ils font un enfant ensemble. Après la naissance de sa fille, il s’occupe avant tout des enfants, ce qui irrite sa partenaire. Il ne voit plus désormais en elle qu’une mère et perd tout désir pour elle. La jeune femme, attractive et raffinée, décide de sortir de son côté et, quand elle reste le soir à la maison, c’est lui qui s’en va avec ses amis. Lors de ces soirées, il boit et fume du cannabis comme dans sa jeunesse précédant ses passages à l’acte.
8L’année de la grossesse de sa compagne, il développe le symptôme suivant : il vole des sous-vêtements féminins aux maîtresses des maisons où il est invité, et quand il est seul, il les met pour se masturber. Ces actes n’échappent pas à sa compagne qui lui demande de remettre ces lingeries où il les a prises. Ce qui, dans ce symptôme, paraît être un fétichisme passager doit plutôt être interprété comme une réaction pathologique à la naissance de sa fille. À la même époque, attiré par une voisine, il dépose des mots anonymes sur le pare-brise de sa voiture, puis se présente à elle comme l’auteur de ces messages. La dame décline ses avances. Il y a déjà un homme dans sa vie et elle a deux fils.
9Une nuit, au mois de mai, après avoir beaucoup fumé et bu, il décide, en rentrant chez lui, de voler des sous-vêtements dans une maison de sa rue. Il essaie d’ouvrir plusieurs portes mais toutes sont fermées, sauf une, justement celle de la voisine qui l’avait éconduit. Elle avait en effet oublié de fermer sa maison. Fouillant la maison pièce par pièce, il pénètre enfin dans la chambre du fils cadet de cette dame, ouvre un tiroir et trouve les sous-vêtements de sa mère ! Son bruit réveille celle-ci qui le somme de sortir immédiatement de la chambre de son fils. Il la plaque sur le lit et la touche entre les jambes. Elle se défend en lui donnant un coup de pied dans les parties génitales et, en s’enfuyant, il tombe dans l’escalier, reste pendant deux minutes groggy et comme mort, puis se précipite dans la rue. La femme agressée a appelé la police. Mais le cambrioleur revient s’excuser, sachant qu’il a été reconnu. Il sera arrêté au petit matin.
10Lors de nos premiers entretiens, Rémy minimise son acte et le met sur le compte de l’alcool. Il nie strictement toute intention d’agresser sexuellement sa voisine même si l’attouchement, avoué, était bien une agression sexuelle. Or, son déni ne porte pas tant sur le fait incriminé que sur la gravité de sa situation. Lorsqu’il avait été incarcéré après l’affaire des six viols, il pensait déjà pouvoir s’en tirer avec une peine de deux ans de prison ! Ces deux ans fatidiques revenaient vingt ans plus tard : cambrioler une maison pour quelques lingeries, ne vaut pas plus de deux ans, dit-il. Mais ne s’est-il pas déjà préalablement voilé la face, en s’alcoolisant pour ne pas voir ce qu’il était sur le point de faire ?
11Fils cadet, Rémy avait été le préféré de sa mère qui le surprotégeait, payant pour toutes ses bêtises au cours de sa jeunesse heurtée : scolarité ratée, désœuvrement, voitures cassées, mandats de police, condamnations pour vol… Femme respectable, sa mère était toujours là pour le sauver. Encore récemment, elle affirmait : « Et si tu étais le pire des assassins, je serais toujours de ton côté. » Elle croyait aussi le rassurer en affirmant que ce n’était pas grave s’il restait à nouveau longtemps en prison ! Elle lui rendrait toujours visite.
12Comment en était-il arrivé à violer six jeunes filles en une année, il y a vingt ans ? Il ne nous a livré que deux éléments qui ont pu avoir une fonction causale dans cette dérive. Après une série d’échecs dans différentes écoles, son père lui avait trouvé une place dans un grand magasin. Il entamait une vie de travail. C’était une rupture totale par rapport à la vie de parasite qu’il avait menée jusque-là dans sa famille. Objet des reproches et des sanctions paternels, choyé par sa mère, il se savait entouré de toutes les attentions et rassuré. Ce cadre était tombé au moment où il avait commencé à travailler. Sa famille le supposait pris en charge dans son lieu de travail mais lui-même avait perdu toutes ses coordonnées morales.
13Le second élément est plus décisif. Au moment où il abandonna ses études pour entrer dans cette vie de travail sans perspective, son frère aîné réussissait ses examens avec de très bons résultats et entamait une carrière brillante. Déchu de sa place d’enfant gâté, Rémy dut alors s’apercevoir de l’énorme écart qui s’était creusé entre ce frère jalousé depuis toujours et lui-même, voué désormais à une vie insignifiante. « Je ne savais plus distinguer entre le bien et le mal. » Sa jalousie se transformait en une envie destructrice. Jeune séducteur, il fréquentait les filles de son quartier huppé et il avait une petite amie au moment des faits. Et pourtant, il partit en voiture pour faire monter d’autres jeunes filles. Il les menaçait avec un couteau puis les violait « pour assouvir [son] désir et non pas pour jouir de leur peur », dit-il.
14Ces actes étaient adressés à sa mère. Malgré le fait qu’elle le préférait à son frère, ou justement à cause de sa préférence pour lui, il devait échouer. Elle s’obstinait à tenir à lui. Ainsi, ses passages à l’acte sont d’une ambiguïté redoutable : apparemment tentatives d’une séparation violente, ils scellent en vérité son retour à la mère. Ne lui a-t-elle pas promis de ne jamais le lâcher ? Aussi, la visite intrusive chez sa voisine prend-elle un autre sens que celui d’un cambriolage pour se fournir en fétiches. Il ne pouvait pas échapper à son inconscient que cette dame avait deux fils, comme sa mère, et qu’elle était souvent seule avec eux. Ainsi Rémy a retrouvé la même constellation familiale que la sienne : son père étant souvent absent, il se trouvait seul avec sa mère et son frère aîné à la maison. C’est comme s’il avait voulu revisiter l’inquiétante étrangeté de son enfance en s’introduisant dans la maison de sa voisine. Il était à nouveau l’intrus qu’il avait été lors de sa propre venue au monde. Mais loin de faire « l’usurpateur » menaçant le « nanti » en place, il devait se contenter de récupérer quelques bribes d’étoffe appartenant à une mère. Quant à la sienne, il ne lui a jamais été possible de s’en séparer.
15Le second cas est un acte de pédophilie commis par Roland, un homme de 24 ans, condamné à quatre ans de prison en tant que récidiviste, et actuellement détenu dans une prison du Nord où je le vois une fois par semaine. Il a commis, en 2009 puis en 2010, des attouchements sur deux de ses nièces, les filles de ses deux frères aînés. Au moment des faits, ces filles étaient âgées de 3 et 4 ans. L’une souffrait d’un léger retard mental. Le premier de ces actes s’est passé dans la maison de ses parents, le second dans celle de son frère le plus âgé. Avant-dernier enfant de sa fratrie, le détenu a une sœur et trois frères. Ses parents, sa sœur et son petit frère viennent au parloir alors que les deux frères aînés, les pères des victimes, ont rompu tout lien avec lui. Roland ne s’est jamais intéressé aux filles de son âge, si l’on excepte une seule amitié, pour une fille de 8 ans quand il en avait 10. Depuis, plus rien. Dès l’âge de 17 ans, il surfait sur des sites pédophiles pornographiques. La police a en effet trouvé des photos et des films téléchargés à partir de ces sites dans son ordinateur. Ses aveux complets n’impliquent nullement l’assomption de la responsabilité de ses actes : il ne les considère en effet que comme des « bêtises » qui, affirme-t-il, ne se répéteront plus jamais. Au cours de nos entretiens, il m’a fait part de sa grande agressivité vis-à-vis d’un de ses deux grands frères. Il le provoquait à la bagarre alors que celui-ci n’avait évidemment aucune difficulté à se défendre. Ensuite, il développa une véritable haine contre ses deux frères aînés. À ma question de savoir comment ses parents intervenaient dans ces conflits hostiles, il m’a répondu que son père le séparait parfois du frère qu’il attaquait. De sa mère, il dit par contre qu’elle comptait les points lors de ces bagarres. Et il rajouta ceci : « Parfois, il y a des balles perdues. » Surpris par sa propre violence à l’égard de sa mère, il avait retiré ces propos haineux. Ses agressions sexuelles contre les filles de ses frères trouvaient donc leurs prémisses dans une haine envieuse vis-à-vis de ses frères aînés, qui n’épargnait pas non plus sa mère.
16Götz Aly, un des plus grands historiens de la Shoah, a étudié le rôle pathogénique de l’envie (Neid) dans le crime le plus grave de l’histoire [18]. « Pourquoi des Allemands ont-ils assassiné six millions d’hommes, des femmes, des enfants pour la seule raison qu’ils étaient Juifs ? […] Comment un peuple civilisé, et disposant d’une culture à strates multiples, a-t-il pu libérer de telles énergies criminelles ? » Pourquoi les Juifs qui, dans les années 1930, ne représentaient qu’un pourcentage de la population allemande, ont-ils été les boucs émissaires du malheur de celle-ci ? On a mystifié, dans les pays allemands, le crime de la destruction des Juifs européens, en stylisant par exemple ses auteurs (Täter) en « exécuteurs extra-terrestres », gagnant ainsi, vis-à-vis des faits, une distance qui permettait d’ignorer sa propre histoire familiale. Or, selon Aly, une partie des réponses à sa question, qu’on a voulu voiler derrière des concepts pâles, se trouve dans les archives familiales des Allemands et des Autrichiens. Par conséquent, l’auteur ne s’est pas privé d’ouvrir les siennes pour découvrir que nombre de ses ancêtres, du côté de sa mère – marchands, pasteurs, officiers, directeurs de lycée, fonctionnaires, étaient tous des antisémites qui ne cachaient pas leur idéologie néfaste. Ce n’étaient pas des tueurs. Aly dit par exemple de son grand-père, membre du nsdap : « Je garde de lui le souvenir d’un homme de cœur. » Mais cela ne l’empêche pas d’écrire aussi que cet homme a contribué pour une part, sans doute modeste, à l’ensemble des décisions qui ont conduit l’Allemagne vers le règne d’une violence et d’une destruction sans pareil. Le crime était bien partagé.
17Évidemment, le chercheur convoque avant tout l’histoire, la littérature et les documents politiques de cent trente ans, entre les guerres napoléoniennes et la prise de pouvoir par Hitler, afin de répondre à la causalité de l’Holocauste. Alors que Hitler et ses prédécesseurs antisémites jouaient « le merveilleux idéalisme germanique » contre le « bas matérialisme juif », Aly procède en matérialiste au sens psychanalytique du terme, en montrant de quelle « dynamique agressive » s’est nourri l’antisémitisme allemand et quel était l’objet autour duquel tournait cette pulsion. Les résultats de Götz Aly se laissent résumer dans les propositions suivantes.
181. La Shoah a une longue préhistoire pendant laquelle, en Allemagne, les récriminations contre les Juifs et les théories antisémites ont été formulées, répétées et acceptées par une large partie de la population, pour être parfois littéralement appliquées pendant l’ère du national-socialisme. Il s’est formé ainsi un antisémitisme particulier pour les pays allemands autour de trois tendances : a) l’effacement du sujet au profit du collectif. C’était l’interprétation allemande de l’égalité à partir du xixe siècle. L’individu ne peut exister que s’il est entouré d’une foule puissante. Or, cet égalitarisme produit ce que Arnold Zweig a appelé « l’affect de différence » et le rejet d’autres groupes comme celui des Juifs, plus capables que le sien propre ; b) les Juifs sont enviés, c’est le contenu essentiel de l’antisémitisme chrétien dont celui de Hitler est l’héritier principal ; c) beaucoup d’Allemands sont marqués par une forte peur de la liberté, d’où aussi le triomphe de l’antilibéralisme épidermique avant 1933.
192. Pendant les décennies d’après la Révolution française, et particulièrement durant l’hégémonie napoléonienne en Europe, la liberté du commerce fut garantie à tous les citoyens indépendamment de leur naissance, état ou religion. Les Juifs réagirent avec enthousiasme et un fort épanouissement à ce progrès. Leur réussite et les ascensions sociales de leurs enfants déclenchèrent l’envie de ces chrétiens qui étaient restés frileux vis-à-vis des lois émancipatrices. Or, ce n’est pas seulement le succès matériel qui a causé cette envie. Aly cite de nombreux documents et propos d’Allemands, dont ceux de Hitler, qui dénoncent la plus grande intelligence et l’esprit plus vif des Juifs. C’est donc l’application dans leurs études et la facilité des Juifs dans l’acquisition du savoir qui ont constitué l’objet principal de l’envie.
203. À la différence de ce qu’on pourrait penser, Aly montre que la pulsion envieuse précède et prépare le racisme nazi.
214. Malgré son bilan politique positif dans plusieurs domaines, par exemple dans les réformes de l’éducation pendant le république de Weimar, la gauche allemande (spd et kpd) n’a pas fait barrage à l’antisémitisme dans ses propres rangs ; au contraire, des sociaux-démocrates et des communistes ont souvent interprété l’antisémitisme comme un prodrome de la lutte contre le capitalisme. Un des premiers promoteurs du racisme antijuif, le politologue Johann Plenge, était social-démocrate. On peut dire que la gauche allemande n’a pas été capable de créer un « point de capiton » contre la destruction.
225. Contrairement à ce qu’on pouvait lire avant Aly, le parti nazi n’a pas recruté dans la petite bourgeoisie mais parmi les jeunes gens diplômés et arrivistes nés avant la Première Guerre mondiale, qui se trouvaient bloqués par la crise économique de 1929. Ils visaient les postes et les professions détenus par leurs concurrents juifs et exigeaient l’expulsion de ceux-ci de leurs positions acquises. Bruno Bettelheim avait déjà montré que la mobilité sociale accélérée (ascension ou descente) favorisait l’hostilité vis-à-vis des Juifs.
23On ne peut évidemment pas faire de la pulsion envieuse la seule cause du crime commis par les Allemands entre 1933 et 1945. Mais comme pour d’autres crimes, tapie souvent dans l’ombre, l’envie appartient au faisceau de sa surdétermination. Pour Melanie Klein, l’envie est le pire des péchés mortels parce qu’elle détruit l’amour et la gratitude ainsi que l’objet maternel. Lacan évoque la Chose quand il en parle. Incapable d’assumer la concurrence des Juifs, les Allemands ont transformé leur envie en poison mortel. Leur envie a préparé la substitution désastreuse du concept de la classe contre laquelle on luttait, par la mauvaise fiction de la race étrangère qu’il fallait annihiler. Hitler ne voulait pas la dictature du prolétariat « mais celle du peuple déprolétarisé qui faisait confiance à ses leaders [19] ». Ainsi la revendication d’« un peu plus d’égalité », souvent répétée au cours du xixe siècle, anticipe-t-elle, à travers une métonymie obscène, l’exigence hitlérienne de résoudre le vieux problème du déchirement du peuple allemand par une identification qui forclôt la différence : une homogénéisation absolue de la race germanique au détriment des Juifs. L’histoire et les recherches sur le crime montrent que ce rejet de l’autre agit toujours. C’est l’une des fonctions de la psychanalyse de combattre ce mal.
Mots-clés éditeurs : jalousie et envie dans les premiers travaux de Lacan, Shoah, agressions sexuelles, l'envie des Allemands entre 1800 et 1939 selon Götz Aly
Mise en ligne 15/03/2013
https://doi.org/10.3917/sc.016.0198Notes
-
[1]
Si la psychanalyse peut contribuer au savoir sur le crime, c’est parce qu’elle agit grâce à une « révélation », celle du sens d’une parole, d’une conduite, d’un symptôme ou d’un acte, restés jusque-là opaques. C’est ainsi que Lacan formule sa démarche en 1950. La vérité de cette révélation conditionne « l’efficace » de la technique analytique. Or, la recherche de la vérité « dans l’ordre des choses judiciaires » est aussi l’objet de la criminologie. Toutefois, il ne s’agit pas de la même vérité que dans l’analyse, car le criminologue s’occupe « de la vérité du crime dans sa face policière [et de la] vérité du criminel dans sa face anthropologique ». La vérité dans l’analyse est celle du sujet dans sa particularité. En 1965, Lacan donnera à cette vérité la fonction d’une « cause matérielle ». Mais ce matérialisme de la vérité comme cause n’est-il pas déjà à l’œuvre quand Lacan, quinze ans plus tôt, cerne « un type d’objet qui devient criminogène » dans son cas Aimée comme chez les sœurs Papin ? « Aimée frappe l’être brillant qu’elle hait justement parce qu’elle représente l’idéal qu’elle a de soi. » Or, cet être n’est qu’une image derrière laquelle se cachent les images d’une série d’autres persécutrices dont celle de sa sœur idéalisée qu’Aimée soupçonnait de vouloir lui prendre son enfant.
-
[2]
Principe III de « Fonctions de la psychanalyse en criminologie », dans J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 129.
-
[3]
Ibid., p. 141.
-
[4]
J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 30.
-
[5]
Les phénomènes de cette insuffisance nous sont décrits dans Les complexes familiaux au chapitre du « Complexe de sevrage » (Autres écrits, op. cit., p. 33 : « L’angoisse dont le prototype apparaît dans l’asphyxie de la naissance, le froid lié à la nudité du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs, domine les six premiers mois de l’homme. Ces malaises primordiaux ont tous la même cause : une insuffisante adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine. »
-
[6]
Saint Augustin, Confessions, I, VII.
-
[7]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 105-106.
-
[8]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 91.
-
[9]
L’emploi du terme « jalousie » est peut être lié au fait qu’il a très apprécié et traduit l’article de Freud « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », paru pour la première fois dans Internationale Zeitschrift Psychoanalyse, Bd VIII, 1922. Cette traduction fut publiée dans la Revue française de psychanalyse, 1932, tome V, n° 3, p. 391-401.
-
[10]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 37.
-
[11]
Ibid., p. 39.
-
[12]
Ibid., p. 35.
-
[13]
« L’image du frère non sevré n’attire une agression spéciale que parce qu’elle répète dans le sujet l’imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort. Ce phénomène est secondaire à l’identification » (J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 40.
-
[14]
Ibid., p. 39.
-
[15]
Ibid., p. 43.
-
[16]
Ibid. L’artiste plasticien Dieter Roth ne dit pas autre chose quand il se souvient de la première rupture innovatrice dans sa production. Jeune homme de 19 ans, il travaillait dans un formalisme rigoureux alors que son ami Daniel Spoerri expérimentait déjà avec de la matière comestible. Une forte envie l’envahissait. Mais comme à chaque fois, plus tard, il arriva à transformer l’envie en élan créatif. Ainsi, il produisit une forme géométrique stricte avec de la pâte à pain, créant ainsi un objet dans son canon formel ancien mais en une matière nouvelle. Il nia ensuite toute différence entre son travail avec de la matière périssable et le constructivisme sévère de sa jeunesse.
-
[17]
« Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord ; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref, il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé » (ibid., p. 43).
-
[18]
Il a publié les résultats de sa recherche dans Warum die Deutschen ? Warum die Juden ? Gleichheit, Neid und Rassenhass (1800-1933), Francfort, S. Fischer, 2011.
-
[19]
Ibid., p. 234.