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Article de revue

« Aime ton travail comme toi-même ! »

Pages 108 à 116

Notes

  • [*]
    Geneviève Morel, psychanalyste, Lille, Paris.
  • [1]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, Anthropologie de la guerre, Paris, Fayard, 2010, p. 113, note 1.
  • [2]
    Ibid., p. 157.
  • [3]
    Cité par M. Rosenthal, « William Kentridge, portrait de l’artiste », catalogue de l’exposition « K5. William Kentridge. Cinq thèmes », Jeu de Paume, 2010, p. 39.
  • [4]
    N. Benezra, « William Kentridge : Drawings for projection », catalogue de l’exposition, « William Kentridge », Chicago, Museum of Contemporary Art, 2001, p. 22.
  • [5]
    Felix in Exile (1994) est le titre du film précédent.
  • [6]
    M. Auping, « Le dessinateur et son double. Entretien “en stéréo” avec William Kentridge », K5. William Kentridge…, op. cit., p. 233.
  • [7]
    S. Žižek, Lacrimae rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski et quelques autres, cité dans « L’écran noir, Slavoj Žižek, le cinéma et l’idéologie », dans R. Moati, Autour de Slavoj Žižek, Paris, puf, coll. « Actuel Marx », 2010, p. 165.
  • [8]
    K. Marx, Œuvres, I, Le capital, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1963, p. 746.
  • [9]
    À cet égard, ce n’est pas un hasard si Felix, l’amant au corps nu de Mme Eckstein puis de Nandi, disparaît des films après l’abolition de l’apartheid. Il incarnait la part sexuée de Soho à laquelle celui-ci a renoncé par deux fois.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 49.

1Dans le chapitre 2 du Malaise dans la civilisation, lorsque Freud passe en revue les « échafaudages de construction » (Hilfskonstruktionen) – nous dirions plutôt les suppléances ou les prothèses – qui aident les hommes, soumis au principe de plaisir, dans leur aspiration au bonheur, ou du moins les détournent de leur misère, il cite les distractions (activité scientifique ou intellectuelle), les satisfactions substitutives (l’art) et les drogues. Mais contrairement à celles-ci, qui agissent directement sur le corps, la sublimation des pulsions est aussi difficile que rare et ne donne lieu qu’à des satisfactions limitées qui cèdent rapidement aux impératifs du corps. Il reste, note Freud, le travail professionnel, qui intègre l’individu à la communauté humaine, et qui peut être une source de satisfaction lorsqu’il est librement choisi et permet d’exploiter des penchants existants ou des pulsions renforcées.

2« Et pourtant, ajoute-t-il, les hommes estiment peu le travail comme moyen de parvenir au bonheur. On ne se précipite pas vers lui autant que vers d’autres possibilités de satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille que par nécessité, et les problèmes sociaux les plus difficiles proviennent de cette aversion naturelle des hommes pour le travail [1]. »

3Or la nécessité ou anankè, contrainte extérieure pour Freud [2], est plutôt, pour Lacan, ce qui « ne cesse pas de s’écrire » tout au long d’une vie, soit une caractéristique du symptôme. Selon lui, le symptôme est une façon bien déterminée de jouir de l’inconscient qui sert de support au sujet. Les points de vue de Freud et de Lacan diffèrent ici. Pour l’inventeur de la psychanalyse, la contrainte externe, en tant qu’elle va contre le principe de plaisir, justifierait l’aversion « naturelle » de la plupart des hommes pour le travail. Alors que pour Lacan, considérer le travail en termes de symptôme impliquerait de prendre en compte, à côté de la souffrance réelle qu’engendre tout symptôme (« ce qui ne va pas dans le réel »), le plus-de-jouir qu’il produit. Le plus-de-jouir est un terme qui traduit le Lustgewinn (gain de plaisir) de Freud, en étant décalqué sur la plus-value (Mehrwert) de Marx. Et en effet, à écouter les analysants d’aujourd’hui, on ne peut pas réduire à une simple aversion leur rapport si complexe au travail, même si une certaine idéologie sociale du loisir, qui consiste en une soumission non réfléchie comme telle à des idéaux dérivés du principe de plaisir, a parfois prise sur eux. Qu’ils soient privés de leur travail, non seulement par la crise ou une menace de licenciement dont on comprendrait qu’elle les inquiète, mais aussi par un simple congé de maladie dont ils pourraient profiter tout à loisir, et les voilà angoissés, culpabilisés, pressés d’y retourner. Le travail les préoccupe tout autant que l’amour qui, d’ailleurs, se joue parfois dans cette arène où ils passent une part importante de leurs journées. Bref, le travail les tient et les tourmente autant qu’une passion torride. On a même inventé il y a quelques années un néologisme, workaholic, pour qualifier une nouvelle forme supposée d’addiction au travail.

4Les mentalités, comme on dit, ont-elles tant changé depuis 1929, année de la Grande Dépression où Freud tenait les propos que je viens de citer ? Ou bien, cinquante ans plus tard, le point de vue de Lacan sur le symptôme et le plus-de-jouir est-il plus en phase avec les développements actuels du capitalisme et de ses crises récentes ? Les deux, peut-être.

5La clinique psychanalytique montre la part intime prise par chacun dans son travail, et en quoi celui-ci devient souvent un symptôme qui lui est singulier, articulé à sa structure clinique. Chacun souffre de ce symptôme qui pourtant le soutient, et dont l’« enveloppe culturelle » inclut les places qu’il occupe dans la société et les idéologies auxquelles il est soumis. Je le montrerai brièvement grâce à un analysant, avant de m’intéresser à un artiste qui, à plus d’un titre, met en scène le travail dans le monde contemporain.

Œdipe au travail

6Jack est venu me voir il y a un an, envoyé par un autre patient dont il est l’ami, pour trois raisons : d’une part, il souffre de maux physiques multiples, migraines, douleurs aux yeux, acouphènes ; d’autre part, il rate en général ses relations avec les femmes ; enfin, il a le sentiment de « ne plus travailler comme avant ». Jack a 30 ans, il est ingénieur statisticien dans une entreprise qui fait des études de marché pour la grande distribution. Son travail consiste à inventer, à partir de calculs sur des données informatiques, des méthodes pour fidéliser les clients et augmenter leur consommation.

7Les premières séances lui permettent d’aller consulter les médecins que requiert son état : il est atteint d’une uvéite aiguë dont on cherche l’étiologie et qui explique ses migraines ; rapidement, ses acouphènes ne le gênent plus sauf lorsqu’il est angoissé, essentiellement par son travail. Bref, très vite, il ne parle plus guère de ses problèmes corporels.

8La question amoureuse l’amène à rencontrer sur Internet une étudiante chinoise à laquelle il s’attache rapidement et qui s’avère avoir des problèmes sérieux d’intégration, auxquels il se consacre tout d’abord avec entrain avant de s’apercevoir que leur gravité le dépasse. Après plusieurs mois de tergiversations, il en viendra à la solution de la raccompagner chez ses parents en Chine puis de rentrer seul en France. Une fois de retour, il rompra de loin avec elle.

9Au travail, tout lui réussit. Il s’avère qu’il a une place très particulière dans cette entreprise où il est entré après ses études : il est « le créatif » de la boîte, celui qui invente les nouvelles méthodes qu’appliqueront les autres. Il est régulièrement augmenté, ce qui montre qu’on l’apprécie, et il a une sorte de privilège : il peut dire ce qu’il pense sans détour à sa « boss ». Il est le seul de la boîte dont on tolère une pareille attitude. Cependant, il se sent « moins bon qu’avant » : il passe beaucoup de temps à regarder des sites de jeux vidéo au boulot au lieu de travailler, et c’est la condition pour qu’il puisse « s’y mettre » le reste du temps ; il a le sentiment de ne plus trouver grand-chose de nouveau et il se demande si sa carrière n’est pas dans une impasse. Il est angoissé à chaque nouvelle échéance et passe ses séances à m’en parler, n’hésitant pas à entrer dans les détails techniques jusqu’à ce qu’il ait trouvé une solution : j’apprends beaucoup sur les problèmes de la grande distribution et sur les algorithmes à appliquer. Visiblement, exposer ces questions techniques a pour lui une valeur heuristique, comme on le voit dans le discours hystérique.

10Concernant ses activités parasitaires sur Internet à son travail, un rêve le montre cherchant des sites pornos au travail. Il se fait prendre et se réveille angoissé. C’est ce qu’il fait tous les soirs chez lui quand il vit seul, associe-t-il, même s’il a des relations avec une femme par ailleurs. Comme, à ce moment-là, son amie Yu vient de s’installer chez lui, il doit y renoncer de force et ça lui manque. Je lui interprète le déplacement : les sites sur lesquels il perd son temps au travail sont des équivalents des sites pornos. Ce plaisir pulsionnel, supplémentaire aux relations sexuelles, doit être pris à un moment ou à un autre. Puisqu’il ne le fait plus chez lui, étant avec une femme, il se l’autorise sous une forme détournée au travail. Cette petite jouissance dérobée lui permet d’être productif.

11À nouveau seul chez lui après la rupture avec Yu, il reprend ses anciennes habitudes et fait le rêve suivant : il va chez sa mère et elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle ne comprend rien à ce qu’il lui dit et il ne peut pas lui faire comprendre son amour. Il passe alors dans une autre pièce où se trouve Yu. Il s’aperçoit qu’elle est au congélateur. Il veut la réchauffer mais c’est trop tard, elle est déjà morte. Il associe, d’une part, sur un souvenir très ancien de sa mère en train de pleurer, et inconsolable. Il pense qu’elle venait de perdre son père. D’autre part, il évoque ses tentatives infructueuses pour « sauver » Yu de sa folie. Je lui fais remarquer que, dans ce rêve, il n’arrive à sauver ni l’une ni l’autre. C’est une révélation : il se rend compte qu’il essaie toujours de sauver ses compagnes, toujours sans succès. Quant à sa mère, elle ne faisait cas que de son grand frère, et n’a eu sur lui qu’une action inhibitrice. Suit un long développement sur sa famille : le personnage clé est son grand-père paternel, un homme assez extraordinaire, d’origine égyptienne, juif karaïte, c’est-à-dire d’une tendance qui ne respecte que la Torah écrite et pas ses exégèses orales, qui attache donc une grande valeur à la loi. Ce grand-père, contrebandier d’or, a émigré en France après la guerre à cause de l’antisémitisme en Egypte et il a dû faire un procès au gouvernement égyptien pour obtenir son visa pour la France. Quelques années plus tard, devenu joaillier, il a émigré aux États-Unis avec sa femme et sa fille, laissant en France le père de Jack qui y a achevé ses études. À la suite du braquage de sa bijouterie, il a failli perdre la jambe et sa femme a fait vœu de se convertir au christianisme. Entre temps, le père de Jack, un informaticien de haut niveau, a épousé une athée d’origine latine dont il a deux garçons, élevés de façon laïque. Malgré la distance géographique et culturelle, Jack est très attaché à son grand-père qui incarne à la fois la loi et l’audace, et avec lequel il a toujours entretenu une grande complicité. Cependant, cela fait deux ans qu’il ne lui souhaite pas la bonne année par écrit, comme avant, et, du coup, son grand-père ne lui écrit plus non plus. Il suffirait de lui écrire à nouveau. Mais Jack, étrangement paralysé, ne peut sortir de cette situation. Il rapporte à sa mère ce genre d’inhibition, qu’il éprouve aussi avec moi s’il a raté une séance et sent qu’il devrait m’appeler pour s’excuser. Petit, il osait tout et avait l’habitude de se jeter sur ses grands-parents qui arrivaient d’Amérique pour leur demander des cadeaux. Sa mère le lui ayant interdit vers 5 ans, il n’aurait, dès lors, plus osé demander quoi que ce soit aux autres. Un autre rêve le montre alors guidant son grand-père affaibli dans le noir, pour lui trouver une place au cinéma. À la sortie, au bar, le grand-père lui demande ce qu’il a fait de sa petite amie. Jack lui répond qu’elle l’a quitté pour quelqu’un de très connu : Bob. Les deux se marrent (c’est une blague parce que Bob est un nom hyper banal donc dire qu’il est très connu est un oxymore). Ils étaient coutumiers de ce genre de plaisanterie bête, qui constituait une part de leur complicité. Après ce rêve, Jack décide de réécrire à son grand-père. Puis il me raconte qu’il a rendu visite un vendredi soir à l’ami qui est aussi en analyse chez moi. Comme il avait son ordinateur avec lui, celui-ci lui a demandé pourquoi. Jack lui a répondu qu’il devait travailler tout le week-end. L’ami lui a alors demandé s’il savait pourquoi il faisait ça, lui-même ayant, grâce à son analyse, réussi à refuser de travailler le week-end. Impressionné, Jack, qui me raconte cette séquence, dit que sa boss avait promis quelque chose au client de l’entreprise pour une certaine date. Or les données nécessaires ne lui ont pas été transmises à temps. Jack aurait pu reporter le travail, mais, me dit-il, « j’ai voulu être l’homme de la situation ». Il a voulu « sauver sa boss » et le fait régulièrement, voilà pourquoi elle l’apprécie tant.

12Je n’en dirai pas plus sur cette analyse débutante. Elle montre quelque chose de banal : dans le travail s’installent avec succès, d’une part, la pulsion sexuelle (aller sur des sites équivalant aux sites pornos) et, d’autre part, la relation œdipienne, « sauver la mère », dont on connaît la signification incestueuse. Ce qui échoue régulièrement dans la relation de Jack à ses partenaires, à cause justement de l’obstacle maternel éprouvé comme inhibiteur, réussit en revanche dans l’arène du travail. Autrement dit, la relation incestueuse avec la « boss » y fonctionne sans inhibition tandis que les moments passés sur les sites de jeu équivalent à des relations sexuelles réussies. On comprend pourquoi Jack est « accro » au travail : celui-ci est devenu son symptôme, l’équivalent d’un rapport sexuel qui marche, et comporte un plus-de-jouir quotidien. Dans le cas de Jack, l’idéologie du travail bien fait repose sur une version névrotique de l’œdipe masculin.

Le point de vue de l’artiste : William Kentridge

13Dans une série de films, 9 Drawings for Projection, réalisée entre 1989 et 2001, commencée pendant les luttes violentes qui ont précédé l’abolition de l’apartheid et poursuivie pendant les commissions de vérité qui furent instaurées dès 1995, l’artiste sud-africain William Kentridge met en scène deux personnages, Soho et Felix. Soho Eckstein est un businessman, un capitaliste en costume rayé que l’on voit toujours de face, cupide et insensible, tandis que Felix Teitlebaum est un poète et artiste rêveur, toujours vu nu et de dos. Eckstein signifie « pierre angulaire » en allemand, nom qui fait allusion au « rocher » qu’est l’Afrique du Sud, et surtout au « roc » que représente l’apartheid pour Kentridge. Il pense qu’il ne doit pas aborder ce roc frontalement, afin d’éviter une mise en scène spectaculaire de la mémoire et de l’histoire. D’où son choix délibéré de recourir au palimpseste et d’éviter l’art abstrait ou numérique, en s’inspirant d’artistes figuratifs comme Goya et Hogarth, ou d’auteurs comme Jarry et Gogol, qui ont abordé le politique de biais, par la satire ou l’absurde.

14Dans le premier film, Johannesburg, 2nd Greatest City after Paris, Felix a une liaison amoureuse avec la femme de Soho, qui s’ennuie pendant que celui-ci « s’approprie le monde ». Mais il existe une quatrième figure, celle des « Sans-Nom », les masses anonymes d’ouvriers noirs qui composent des cortèges sans fin sortant du plateau du Highveld, près de Johannesburg, dont le paysage est désolé par la rudesse du climat et abîmé par l’industrie minière. Soho leur jette de la nourriture en se bouchant les oreilles quand une clameur sourde s’élève de leurs rangs, et il collectionne leurs crânes sur des étagères comme des trophées de chasse. Soho et Felix se ressemblent physiquement, et tous deux ressemblent à l’artiste, qui fait partie d’une famille, bien connue à Johannesburg, d’avocats anti-apartheid. Soho est inspiré par le grand-père de Kentridge, Morris, juif originaire d’Europe de l’Est, tandis que Felicia, prénom de la mère de Kentridge, aurait inspiré le personnage de Felix. Derrière ce qu’on pourrait trop hâtivement prendre pour un clivage manichéen entre le méchant capitaliste Soho et le bon idéaliste Felix, se manifeste en fait la division de l’artiste. William Kentridge appartient à la classe des Blancs dominants mais en même temps à sa minorité juive ; il est l’héritier d’une grande famille de militants anti-apartheid mais il a décidé de travailler dans un « entre-deux », en se gardant de tout optimisme mais en se protégeant du nihilisme, « dans un espace étroit », « conscient et [s]e soutenant de l’anomalie de [s]a position ». Il se déclare « en bordure d’énormes bouleversements sociaux et cependant aussi à l’écart d’eux » : « Je m’intéresse à la politique, dit-il, c’est-à-dire à un art de l’ambiguïté, de la contradiction, de gestes simples et de fins incertaines [3]. »

15Le dessin, qui est son art premier, y compris dans ses installations et dans ses films composés à partir de dessins au fusain, est sa façon singulière de témoigner de la complexité de sa position. C’est au moment où il a également renoncé à aller sur les barricades et à s’inscrire dans la tradition familiale comme un politicien que Kentridge, s’enfermant dans son atelier de sa ville « provinciale », « captif de la ville » comme son alter ego Felix, se détourne de l’art abstrait et conceptuel contemporain ainsi que des différentes formes artistiques qu’il pratiquait jusque-là sans conviction pour inventer un nouveau medium. En effet, ses dessins animés ne sont pas composés traditionnellement en rajoutant des dessins les uns sur les autres, mais à partir d’un petit nombre d’entre eux qu’il efface progressivement, déchire ou fragmente tout en laissant visibles les traces de ce qui a été. Le dessin est pour lui « l’activité qui permet le mieux de rendre visible un processus intérieur invisible. D’où le titre équivoque de ses films. Drawings for Projection, soit « Dessins à projeter » (sur un support), évoque en même temps le dessin comme projection à l’extérieur de quelque chose d’intime, c’est-à-dire le dessin comme objet d’art extime. C’est grâce à cette invention que Kentridge a pu transmettre son point de vue spécifique sur ce qui se passait en Afrique du Sud.

16Dans Monument (1990), Soho, le puissant « citoyen bienfaiteur » de Johannesburg, fait construire un monument en hommage à un esclave travailleur. Or, au moment de l’inauguration, on dévoile une sculpture représentant un esclave enchaîné qui plie sous le joug, soit un hommage plutôt ambigu à l’esclavage plus qu’à l’esclave. Cependant, comme dans Catastrophe, écrit par Beckett en 1982 pour défendre Vaclav Havel prisonnier en Tchécoslovaquie, pièce qui a inspiré Monument, la statue s’anime un peu, la tête se redresse et sa respiration bruyante témoigne de sa force : comme si ce film, produit en 1990 juste avant l’abolition de l’apartheid, témoignait à la fois de l’indécence qu’il y avait à célébrer un esclave alors que l’esclavage n’était pas du tout mort, et de l’actuelle révolte de l’esclave.

17Dans Mine (1991), Soho tripote sa cafetière dont le piston s’enfonce dans le sol comme un marteau piqueur géant pour creuser dans la mine pendant que les travailleurs noirs dorment sur des châlits dans de sinistres campements. Soho, adossé à des coussins, entouré de téléphones et d’une machine enregistreuse qui comptabilise le précieux minerai mais aussi les têtes de ses ouvriers noirs, possède donc tout : il joue avec un rhinocéros miniature qui est le symbole de l’Afrique.

18Dans Sobriety, Obesity and Growing Old (1991), Felix l’idéaliste brandit un mégaphone comme Lénine, écoute des discours politiques à la tribune et embrasse Mme Eckstein dans les champs. Des manifestants noirs indistincts attaquent le building de Soho qui, distrait par sa jalousie obsédante de sa femme, provoque lui-même l’écroulement de son empire dans un geste répété d’autodestruction. L’effondrement suicidaire de l’empire de Soho anticipe la fin de l’apartheid. Soho appelle sa femme, désespéré : « son absence a rempli le monde », s’inscrit sur l’écran. Démuni, il devient plus humain. Madame Eckstein quitte Felix et revient avec Soho.

19Le quatrième film Felix in Exile (1994) suit l’abolition de l’apartheid. Il est réalisé l’année où se tiennent les premières élections démocratiques en Afrique du Sud, remportées par l’anc (African Nationaal Congress). Nelson Mandela devient président d’Afrique du Sud. Dans ce film, qui est l’un des plus beaux, Felix, enfermé dans son atelier, est en train de dessiner, environné de papiers. Il a une liaison avec une femme noire, Nandi, qui regarde le monde et le ciel avec un appareil d’optique. Le paysage désolé est dévasté par l’industrie minière et on voit, à travers le regard de Nandi, des cadavres gisant recouverts de feuilles de journaux. Dans ce film central, Kentridge s’est remémoré (il ne s’en est aperçu qu’après coup) un souvenir traumatique qui a été son premier contact avec l’horreur de l’apartheid [4]. Lorsqu’il avait 6 ans, son père, avocat, a défendu les familles des Noirs assassinés lors d’un massacre à Sharpeville. Sur le bureau de celui-ci, il aperçut une boîte Kodak jaune, qui ressemblait à une boîte de chocolats, dont le couvercle était soulevé. À l’intérieur, il vit les photos d’une femme dont le dos avait été découpé : on ne voyait plus que la moitié de sa tête. Il pense avoir voulu inconsciemment « dompter » l’horreur de cette image qui avait été son premier contact violent avec l’apartheid, en dessinant ces cadavres de Noirs recouverts de journaux (l’actualité qui censure ?) dans ce paysage lugubre. L’importance du paysage abîmé dans ses films viendrait d’une autre influence, celle d’un livre de reproductions de peintures de paysages d’Afrique du Sud que son grand-père lui avait offert lorsqu’il était petit. Tout cela revient transfiguré dans ce film, sorte de portrait joycien de l’artiste, qui se met en scène avec ses réminiscences dans les restes de l’Afrique du Sud post-apartheid, pays certes en reconstruction mais aussi détruit. C’est d’ailleurs le dernier film où paraît Felix.

20Les films qui suivent sont contemporains de la commission « Vérité et réconciliation » où seront écoutés, jugés et pardonnés les criminels de l’apartheid. Dans History of the Main Complaint (1996), Soho, qui ressemble de plus en plus à Felix comme s’il se l’était finalement incorporé, gît sur un lit d’hôpital, derrière un rideau, comme en exil [5], objet d’instruments de vision médicaux qui s’enfoncent dans son corps comme le piston de la cafetière qui creusait la terre dans Mine. Soho délire atrocement sur les événements du passé, hanté par des images de violence. Mais à la fin, on le retrouve tout seul à son bureau, guéri mais nullement repentant.

21Le titre du film d’après, Weighing… and Wanting (1998), est une allusion au récit biblique d’un rêve prophétique où Balthazar, roi de Babylone, voit en rêve l’inscription « Compté, compté, pesé et divisé » que lui interprète le prophète Daniel : « Tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé léger. » Le cerveau de Soho est passé au scanner. On y trouve le rocher et ses mines et usines, détruites, ainsi que des images de lui et de sa femme. Soho les compare en pesant, sur une balance à deux plateaux, le rocher (équivalent à l’apartheid) et le souvenir de l’amour physique avec sa femme. « In whose lap do I lie ? » (Dans le giron de qui dois-je m’étendre ?) s’inscrit sur l’écran. Son confort, dont le symbole est sa tasse de café, semble être son seul instrument d’appréhension du monde. Nullement repentant, Soho choisit le rocher, soit le passé rassurant de l’apartheid, sur lequel il se couche plutôt que sur le corps de sa femme : « Le rocher est une autre façon de dessiner l’intérieur de sa tête », commente l’artiste. Définitivement divisé, coupé en deux, voire morcelé, et essayant sans cesse de se recomposer, Soho semble payer son choix régressif par la solitude et une sorte de mélancolie, mise en scène dans le film suivant, Stereoscope (1999). L’image y est dédoublée et fragmentée, comme si rien ne pouvait permettre à Soho de retrouver une unité détruite à jamais, sans qu’il arrive à identifier ni ce qu’il a perdu, ni ce qu’a perdu son pays. Dans les films de Kentridge, composés de dessins en noir et blanc au fusain, la couleur bleu qui s’infiltre partout figure quelque chose d’envahissant comme une marée libidinale qui submerge tout : ainsi dans Stereoscope (1999), Soho est submergé par des flots bleus qui sortent de lui comme des ruisseaux de larmes qui menacent de le noyer.

22Dans le dernier film de la série, Tide Table (2005), composé six ans plus tard, comme un après-coup, on a l’impression que si Soho s’apaise grâce à ses souvenirs d’enfance, il restera à tout jamais hanté par des visions mortifères mêlées aux chiffres et possessions humaines et animales obsédants de l’empire perdu.

23Il y aurait beaucoup à dire sur ces films. J’en retiendrai ici, d’une part, l’ambiguïté au cœur du politique, qui hante le travail de l’artiste, divisé entre plusieurs mondes et plusieurs époques, dans un pays lui-même coupé en deux, ambiguïté incarnée par le dédoublement des personnages de Soho et Felix qui composent l’autoportrait de l’artiste. Cet effet de disjonction multiplié est redoublé par la mise en scène particulière du regard : lorsque Soho conduit sa voiture dans le Highveld déserté et dévasté par ses industries, il fait face au regard de Felix découpé dans le rétroviseur qui le/nous regarde, nous spectateurs, comme si la conscience morale du capitaliste et criminel Soho était Felix, l’artiste idéaliste. Mais, comme elle nous regarde, cette conscience morale devient aussi la nôtre. Ainsi le film nous inclut-il dans le paysage esquinté, dans la ville « provinciale », dans la civilisation post-apartheid ou, comme le dit l’artiste, « post-anti-apartheid », nous interdisant toute neutralité : nous ne resterons pas en dehors, indemnes de toute responsabilité, mais sommes projetés dans le film, par un mouvement inverse au Drawings for Projection mais pourtant provoqué par eux. Le travail spécifique de l’artiste, qui rend extime la perception complexe de sa position, politise le spectateur malgré lui : ça le regarde intimement.

24D’autre part, on est frappé par l’importance du corps dans l’œuvre de Kentridge : d’abord évidemment le sien, qu’il représente partout dans des performances, ou comme support de ses personnages de film, un corps un peu lourd, marqué par son âge, sa couleur blanche, une certaine gaucherie dans ses déplacements ou, au contraire, une extrême habileté manuelle : « L’une des choses qui m’attirent aussi dans le dessin – et qui, par certains côtés, a un rapport avec sa dimension politique –, c’est l’engagement physique qu’il suppose ; il témoigne d’un labeur, d’un travail, du moins pour moi […]. En Afrique du Sud, la dimension du travail est importante, même dans les arts plastiques. […] Pour revenir sur cette question, le fait de travailler uniquement dans le domaine conceptuel et de faire exécuter le travail par d’autres personnes est difficile ici, voire impossible, parce qu’on a l’image du contremaître blanc, en short, confortablement installé à l’ombre et qui surveille l’équipe d’ouvriers qui fait le travail. Je ne dis pas que cette image est nécessairement exacte et, même si le travail est moins visible en Europe occidentale et en Amérique du Nord, il est là aussi, mais l’image (et la honte qu’elle porte en soi) est moins présente [6]. »

25Donc il y un choix politique de l’artiste jusque dans le fait de ne pas déléguer son travail à d’autres, « exécutants » de ses idées, mais d’être là en chair et en os en train de dessiner et de donner son corps à voir. D’où son insistance, dans ses dernières expositions, sur une partie essentielle qui est consacrée à son « Parcours d’atelier : l’artiste au travail » : elle nous montre le corps de l’artiste au travail. Cette prise de position de Kentridge rétablit une continuité, qui est d’ordinaire masquée, entre le travail manuel, méprisé et réservé aux classes les plus pauvres, et le travail de l’artiste qui est socialement valorisé comme noble. Par cet acte, Kentridge lutte contre l’idéologie qui identifie, comme l’a souligné Slavoj Žižek dans son commentaire de Psychose de Hitchcock [7], le travailleur manuel au criminel, justifiant implicitement que le travailleur manuel subisse des mauvais traitements dont sera innocenté le patron : « accident du travail », dira-t-on pudiquement. N’est-ce pas cette impunité structurelle qu’on voit dans History of the Main Complaint (1996), où Soho malade, bien que hanté jusqu’au délire par les souvenirs de la violence qu’il a déchaînée, n’arrive à se repentir de rien ?

26Chez Kentridge, le corps renvoie aussi au corps pour la mort, celui des mineurs noirs qui travaillent à mort et dont les crânes sont collectionnés par Soho comme des trophées, mais aussi le corps monstrueux de Soho, qui absorbe toute la nourriture, envahit tout le paysage, travaille comme un fou et en tombe gravement malade. Le symptôme de Soho est montré dans Mine : il travaille sans cesse et sa seule jouissance est de faire fructifier son capital. Le dessin animé établit une continuité entre son corps, sa cafetière, symbole du confort moderne produit par le travail des autres, et l’exploitation des ouvriers (le piston de la cafetière creuse sans fin le minerai et traverse sans vergogne les dortoirs misérables des Noirs pour fouiller les entrailles de la terre). Le corps du capitaliste Soho pourrait être la métaphore de ce « monstre animé du capital » dont parle Marx : « Le capitaliste, en transformant l’argent en marchandises qui servent d’éléments matériels pour un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivante, transforme la valeur – du travail passé, mort, devenu chose – en capital, en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps [8]. »

27Le pouvoir de l’argent est un plus-de-jouir qui l’emporte sur toute autre jouissance, notamment la jouissance de la femme. Soho sacrifie volontairement la part sexuée de son corps, incarnée par Felix [9], pour choisir finalement le confort de l’apartheid qui coïncide avec l’exploitation économique des Noirs. En effet, et par deux fois dans ces films, Soho est face à un choix forcé, une aliénation au sens de Lacan – soit un choix où l’on perd toujours quelque chose : la femme ou l’empire. Dans une première version, celle de Sobriety, Obesity and Growing Old (1991), créée pendant l’apartheid, Soho, monopolisé par son empire, perd sa femme qui part avec son amant Felix. Obsédé et désespéré, il le paie de l’écroulement de son empire, qu’il déclenche lui-même. Il a donc tout perdu, la femme et l’empire, mais sa femme revient momentanément. Visiblement, cette expérience, qui pourtant l’humanisait, le conforte dans le choix du capitalisme dur. En effet, dans la seconde version, post-apartheid, celle de Weighing… and Wanting (1998), Soho remet tout en balance mais c’est pour confirmer son choix de l’empire plutôt que celui de sa femme, même s’il doit savoir que l’abolition de l’apartheid lui a déjà fait perdre beaucoup de son empire. Lors de ce second choix, il perd donc à nouveau sa femme en échange du rêve d’un empire dont il reste nostalgique. Le « monstre » capitaliste renaît sous une autre forme : l’abolition de l’apartheid n’a évidemment pas supprimé l’inégalité économique et les mêmes tiennent toujours les rênes.

28Kentridge montre que le capitalisme a un coût, même pour le capitaliste, et que nul n’échappe à la logique de l’aliénation dont le choix forcé implique une perte. Même le corps du capitaliste, pris dans l’engrenage sans fin du profit qui constitue son symptôme, en souffre jusqu’à y perdre le sexe – corps malade, maître châtré. Tout ceci a pour enjeu la production répétitive d’un plus-de-jouir qui équivaut presque littéralement à celle d’une plus-value. Lacan signale cette équivalence : « Dans le discours du maître, le a est précisément identifiable à ce qu’a sorti une pensée travailleuse, celle de Marx, à savoir ce qu’il en était, symboliquement et réellement, de la fonction de la plus-value [10]. » Comme sujet, il ne restera à Soho que le travail solitaire d’un deuil indéfini et innombrable : il pouvait compter ses biens et comptabiliser ses esclaves, comme on le voit dans Mine, mais il est plus difficile de dénombrer ce qu’il a perdu, toutes les morts qu’il a causées et la nature qu’il a ruinée avec ses mines.

29Avec Drawings for Projection, Kentridge met donc en abyme son travail d’artiste avec l’aliénation du sujet pendant et après l’apartheid. Le corps de l’esclave qui se redresse reste ravagé comme le paysage dévasté du rocher du Highveld. Le corps du maître, exploré par des instruments médicaux performants, est châtré en échange d’un plus-de-jouir aussi fluctuant que la Bourse.


Mots-clés éditeurs : Kentridge, aliénation, capitalisme, objet a, castration, travail, corps, Marx, amour, Lacan

Date de mise en ligne : 12/10/2011.

https://doi.org/10.3917/sc.014.0108

Notes

  • [*]
    Geneviève Morel, psychanalyste, Lille, Paris.
  • [1]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, Anthropologie de la guerre, Paris, Fayard, 2010, p. 113, note 1.
  • [2]
    Ibid., p. 157.
  • [3]
    Cité par M. Rosenthal, « William Kentridge, portrait de l’artiste », catalogue de l’exposition « K5. William Kentridge. Cinq thèmes », Jeu de Paume, 2010, p. 39.
  • [4]
    N. Benezra, « William Kentridge : Drawings for projection », catalogue de l’exposition, « William Kentridge », Chicago, Museum of Contemporary Art, 2001, p. 22.
  • [5]
    Felix in Exile (1994) est le titre du film précédent.
  • [6]
    M. Auping, « Le dessinateur et son double. Entretien “en stéréo” avec William Kentridge », K5. William Kentridge…, op. cit., p. 233.
  • [7]
    S. Žižek, Lacrimae rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski et quelques autres, cité dans « L’écran noir, Slavoj Žižek, le cinéma et l’idéologie », dans R. Moati, Autour de Slavoj Žižek, Paris, puf, coll. « Actuel Marx », 2010, p. 165.
  • [8]
    K. Marx, Œuvres, I, Le capital, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1963, p. 746.
  • [9]
    À cet égard, ce n’est pas un hasard si Felix, l’amant au corps nu de Mme Eckstein puis de Nandi, disparaît des films après l’abolition de l’apartheid. Il incarnait la part sexuée de Soho à laquelle celui-ci a renoncé par deux fois.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 49.
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