Notes
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[*]
Sylvette Ego, responsable de formation.
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[1]
Ce texte n’existerait pas sans les travaux menés en cartel « Psychanalyse et travail » avec B. Vidaillet, E. Fleury et C. Vignon.
-
[2]
H. Melville, Bartleby, Une histoire de Wall Street, trad. Jérôme Vidal, Paris, Editions Amsterdam, 2007, p. 25.
-
[3]
Ibid., p. 25.
-
[4]
Ibid., p. 43.
- [5]
-
[6]
H. Melville, op. cit., p. 36.
-
[7]
Ibid., p. 43.
-
[8]
Ibid., p. 48.
-
[9]
Ibid., p. 38.
-
[10]
G. Deleuze, « Bartleby, ou la formule », postface à l’édition de H. Melville, Bartleby, Paris, Garnier Flammarion, 1989, p. 203.
-
[11]
S. Zizek, La parallaxe, Paris, Fayard, 2008.
-
[12]
Au demeurant, Zizek n’est pas le seul à chercher une figure de l’humain telle qu’elle échapperait à l’emprise du discours capitaliste, du « bio-pouvoir » ; et à partir de laquelle une forme nouvelle de pensée politique pourrait se dessiner. Dans une étude qui dépasserait le cadre de ce travail, il serait intéressant de croiser ce que construit Zizek sous la figure de Bartleby avec les concepts d’homo sacer chez Agamben et d’animal humain chez Badiou. Zizek s’attache d’ailleurs régulièrement à situer sa pensée au regard de ces deux auteurs.
-
[13]
S. Zizek, op. cit., p. 416. C’est aussi la dernière page de l’ouvrage.
-
[14]
Ibid., p. 410.
-
[15]
J. Lacan, « Réponses à des étudiants de philosophie », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 207.
-
[16]
F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, Editions La Fabrique, 2010.
-
[17]
D. Leader, Au-delà de la dépression, Deuil et mélancolie aujourd’hui, Paris, Payot, 2010.
1Bartleby est un personnage de fiction créé par Herman Melville. Les commentaires et analyses de la nouvelle sont nombreux, en particulier parce que ce personnage est énigmatique. Pour beaucoup de commentateurs, il semble offrir une illustration de la résistance aux normes explicites et implicites du travail salarié. Deux philosophes contemporains, Gilles Deleuze et Slavoj Zizek, s’en emparent pour l’élever au rang d’exemple d’une attitude véritablement révolutionnaire et pas seulement contestataire.
Résumé de la nouvelle
2Un avoué, narrateur de la nouvelle, embauche un copiste pour faire face à l’augmentation de son activité. Nous sommes à Wall Street, au milieu du xixe siècle, selon la légende plus de cinquante ans après la création du haut lieu de la finance. Le narrateur se décrit lui-même comme « notaire, chasseur de titres de propriété, rédacteur de documents abscons en tout genre [2] ». Si le télégraphe est inventé, la photocopieuse ne l’est pas encore et ce sont des employés qui copient les actes. La tâche est fastidieuse et doit être complétée par une relecture minutieuse de chaque copie. C’est alors qu’il demande à Bartleby de s’associer à cette relecture que le narrateur entend pour la première fois la fameuse « formule de Bartleby » : « Je préfèrerais ne pas. »
3Quelques mots sur cette formule, dont les effets sont au centre de l’interprétation des deux philosophes, Deleuze et Zizek. Tout comme la nouvelle, elle est diversement traduite, dans la tentative d’en rendre sensible l’effet profondément perturbant pour ceux qui l’entendent, en particulier le patron de Bartleby. En anglais, Melville l’écrit « I would prefer not to ». L’effet est abrupt, on s’attend à une suite : je préfèrerais ne pas…, quoi ? Cependant, la formule n’est pas agrammaticale, pour un Anglais elle est seulement un peu précieuse comme le sont généralement les emprunts à la langue française. Plus familièrement, elle se dirait « I had rather not to » (j’aimerais mieux pas). Cette seconde traduction rend moins compte de la façon dont le narrateur perçoit Bartleby qui est, dit-il, « plus un homme de préférences que de postulats ». La traduction de Jérôme Vidal, sur laquelle je me suis appuyée, est « je préfèrerais m’abstenir ». Il la juge moins brutale que « je préfèrerais ne pas », qu’on ne dit pas dans la vie courante, et tout aussi pertinente dans sa façon d’affirmer une négation. Le traducteur commente ses choix dans une préface intéressante.
4Bartleby n’est pas embauché sur sa bonne mine, au contraire : sa première apparition est décrite en ces termes : une « silhouette lividement soignée, pitoyablement décente, incurablement désolée [3] ». Si, dans un premier temps, l’employé donne toute satisfaction, copiant sans relâche et se faisant remarquer surtout par son assiduité et son silence, il perturbe l’ordre établi du travail dès qu’il affirme « préférer ne pas » à la demande de relecture. Les collègues pris à parti s’en émeuvent et ne comprennent pas pourquoi leur employeur ne le renvoie pas. L’un d’entre eux menacera même de lui casser la figure, arrêté par son patron.
5Partagé entre l’irritation et la pitié pour son employé, le narrateur s’étend longuement et comiquement sur ses délibérations intérieures à propos de ce qu’il convient de faire. D’abord pour obtenir de Bartleby qu’il fasse quand même ce pour quoi il est payé, puis, dans la deuxième partie de la nouvelle, pour se débarrasser de cet être devenu encombrant. Paradoxalement, c’est lorsqu’il fait encore plus « partie des meubles », lorsqu’il renonce même à copier, qu’il encombre le plus. Bartleby passe le plus clair de son temps « plongé dans une de ses profondes rêveries de mur aveugle [4] ». À mesure que les demandes et offres de l’employeur se font plus pressantes, Bartleby précise son refus, quittant le caractère abrupt de sa formule.
6Tous ses stratagèmes échouant lamentablement, l’avoué, excédé et pris par des envies de meurtre, finit par décider… de partir et d’installer son étude ailleurs. Bartleby, chassé de l’étude par les successeurs, s’installe dans l’escalier. Arrêté pour vagabondage Bartleby est emmené à la prison des Tombes.
7L’avoué lui rendra visite deux fois. Lors de la première, Bartleby lui dit, sans le regarder : « Je vous connais… et je ne veux pas vous parler. » Il n’en tente pas moins de présenter positivement la situation, dans un discours lénifiant, en se disculpant puis en affirmant que la prison n’est pas un lieu si désagréable et que le séjour qu’y fait Bartleby n’est pas déshonorant pour lui. Il s’agit surtout d’une jolie figure de l’argument dit « du chaudron » dont l’objet, comme toute la nouvelle, est de montrer combien le narrateur est plein de compassion pour son employé, comme pour l’humanité en général d’ailleurs ; tout en se sentant excédé et coupable. Il tentera d’adoucir le séjour de Bartleby en payant pour qu’il puisse cantiner, suprême ironie peut-être pour un être qui refuse de s’alimenter, en tout cas ignorance bien entretenue.
8À la seconde visite, le narrateur trouve Bartleby allongé près d’un mur, les yeux ouverts, mort.
9Dans les lectures de Deleuze et Zizek, la seconde partie de la nouvelle est quasiment laissée de côté. La mort de Bartleby, pourtant, apparaît comme la fin d’un effacement progressif et laisse perplexe sur la possibilité d’en faire un emblème révolutionnaire. Il se fait que la nouvelle et son héros ont été largement sollicités et le sont encore. J’ai renoncé à recenser ici ces sollicitations, à une exception près : Roland Gori, lors d’une conférence dans le cadre de L’Appel des appels [5], nous invite à rejoindre la fraternité mélancolique, alternative selon lui à notre servitude volontaire qui contribuerait à entretenir le système. Les textes que je vais évoquer seraient donc à replacer dans un débat plus vaste où les commentateurs se citent et se critiquent mutuellement par Bartleby interposé. Ce débat tourne autour de la question d’une alternative possible au processus capitaliste, d’une façon de lutter qui ne contribue pas à l’entretenir (sans parler de s’y résigner).
La « formule », ou qui est Bartleby ?
10Lorsque Bartleby est sollicité pour quelque tâche autre que copier, il dit qu’il préfèrerait s’abstenir. C’est interprété par l’avoué comme un refus face auquel toutefois il se sent désarmé. Il ne s’agit pas, en effet, d’un refus net, d’une opposition qui porterait par exemple sur le fait que ce n’est pas pour ça qu’il a été embauché, ou d’une contestation de l’intérêt de la tâche. Bartleby n’obéit pas, mais en un sens il ne désobéit pas non plus. Il dit qu’il préférerait ne pas, et il ne fait pas. Après sa formule, il retourne tout simplement à sa copie, ou plus tard à sa contemplation du mur qui lui fait face, laissant son interlocuteur bouche bée. Ce faisant il perturbe une évidence : quand on est employé par quelqu’un, on fait ce qu’il nous dit de faire. L’avoué va se casser la tête pour tenter d’obtenir ce qu’il veut tout en s’interrogeant sur ce qui le touche et le déconcerte chez cet employé auquel il n’a rien à reprocher…, sauf qu’il ne fait pas ce qu’il est convenu de faire. De surcroît, il s’installe dans l’étude à demeure. Face à Bartleby, l’avoué perd son pouvoir de faire faire : « Ce fut sa merveilleuse douceur qui non seulement me désarma mais pour ainsi dire m’émascula. Car je considère que c’est être émasculé que permettre à son employé de vous commander et de vous ordonner de quitter vos propres bureaux [6]. » Chaque refus supplémentaire le retient de demander « étourdiment » quelque chose à Bartleby, malgré son irritation. Bartleby est « inoffensif », ne cherche pas à être « insolent », et pourtant il ne donne pas prise à tous les moyens habituels d’obtenir bon gré mal gré que les gens fassent leur travail : cajoleries, colères, rappel à l’ordre, sollicitation des témoins, ses autres employés. Des collègues juristes qui viendront dans l’étude seront eux aussi très étonnés de ce que tolère l’avoué.
11Un autre effet produit par la formule est la contagion. L’employeur comme les autres copistes se mettent eux aussi à employer le verbe « préférer » sans même s’en apercevoir, et dans des circonstances « inappropriées ». Cependant, lorsqu’ils emploient ce verbe, c’est pour annoncer quelque chose qu’ils préfèreraient plutôt qu’une autre. L’avoué craint que le contact avec Bartleby n’affecte sa santé mentale et c’est ce qui le décide à « prendre des mesures expéditives », dit-il, à « se débarrasser d’un fou qui jusqu’à un certain point déjà avait fait tourner la langue, sinon la tête des clercs et de moi-même [7] ». Au-delà de la formule, c’est maintenant toute la personne de Bartleby qui perturbe, et surtout sa présence dans l’étude, il faut le renvoyer. Mais Bartleby préfère « s’abstenir de le quitter ». Et, pas plus qu’il n’a réussi à le convaincre de vérifier les copies avec les autres ou d’aller à la poste, l’avoué ne réussira à le chasser.
12Bartleby, en effet, semble ne pas être accessible à l’argumentation. L’avoué en est réduit à discuter avec lui-même sur la meilleure façon de s’y prendre, et à se retrouver à chaque fois dans une impasse. Même lorsqu’il croit avoir trouvé une idée de génie pour se débarrasser de Bartleby sans toutefois se mettre en colère ou adopter une attitude indigne, sans renoncer à ses propres intérêts ou à ses valeurs humanistes, il est comme « foudroyé » lorsqu’il se rend compte qu’en fait Bartleby est toujours là. Bartleby, dit-il, n’est pas un homme de postulats mais de préférences. Il ne peut que constater l’incommensurabilité de leurs deux mondes : lui, en revanche, ne sait que postuler, et chercher à agir en conséquence ; ce qui l’amène à ne rien faire, ou à fuir. Il se heurte aux limites de sa façon de penser dans une scène absurde qu’il imagine : « Que faire ? Et, s’il n’y avait rien à faire, n’y avait-il rien d’autre à postuler à ce sujet ? Oui, tout comme j’avais postulé par anticipation que Bartleby partirait, je pouvais maintenant postuler rétrospectivement qu’il était bel et bien parti. Pour légitimement mettre en œuvre ce postulat, je pouvais entrer dans mon bureau précipitamment, et, faisant mine de ne pas voir Bartleby, marcher droit sur lui comme s’il était invisible. Cette manière de faire aurait toutes les apparences d’un coup bien porté. Il n’était guère pensable que Bartleby pût résister à une semblable application de la doctrine des postulats. » Pour l’avoué, ou bien on parle et on raisonne, ou bien on agit ; dans tous les cas il s’agit d’être logique. Aussitôt cette hypothèse envisagée, il s’objecte à lui-même : « Mais à y bien réfléchir, le succès d’une telle entreprise paraissait assez douteux. Je résolus donc de débattre de nouveau de la question avec lui [8]. » Ce qui ne donnera rien, bien entendu.
13Qu’est-ce qui le retient de s’énerver ? comme on pourrait s’y attendre et comme il l’envisage lui-même d’ailleurs pour s’en dissuader juste après : se fâcher, appeler la police et le faire enfermer pour vagabondage (idée absurde puisque précisément Bartleby ne fait que rester là où il se trouve). Ses successeurs n’auront pas tant de scrupules puisque c’est justement le motif qui jettera Bartleby en prison. D’un côté, Bartleby met en cause tout ce à quoi l’avoué se rattache : la religion, la dignité, son statut d’employeur, l’interdit de tuer. De l’autre, il lui fait éprouver des sentiments inouïs pour lui : « Pour la première fois de ma vie, un sentiment de mélancolie irrépressible et cuisant s’empara de moi. » Des pensées qu’il juge aussitôt le « fruit d’un cerveau dérangé et stupide » lui font entrevoir ce qui le relie à Bartleby : une « fraternelle mélancolie », leur appartenance à une commune humanité [9].
14Tout en essayant de résoudre ses difficultés, l’avoué s’interroge à plusieurs reprises : qui est donc Bartleby ?
15Bartleby est comme un cadavre, un être « victime de troubles innés et incurables », un malade de l’âme. Il est là sans être là. C’est un de ces êtres dont « rien ne peut être affirmé, sinon à partir des sources originales », dont personne ne dispose. Au moment où l’avoué découvre que Bartleby vit dans l’étude, Jérôme Vidal conserve la répétition du texte anglais : « l’apparition de Bartleby apparut », et tel est bien le projet dont s’ouvre le narrateur au début de la nouvelle : nous le faire apparaître comme il apparut sous ses yeux ébahis. La rumeur qui clôt la nouvelle rapporte que l’emploi précédent de Bartleby consistait à détruire les lettres mortes.
16C’est donc une sorte de diagnostic qui termine la nouvelle : le travail précédent de Bartleby a renforcé sa tendance au « désespoir blafard » et son destin, comme celui des lettres mortes, témoigne de la course vers la mort.
Les interprétations de Deleuze et Zizek
17Deleuze est direct et fait de Bartleby un saint : « Même catatonique et anorexique, Bartleby est le médecin d’une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous [10]. » Chez Zizek, le personnage de Bartleby est invoqué dans les dernières pages de La parallaxe [11]. Il intervient comme figure exemplaire dans un développement visant à caractériser la véritable violence révolutionnaire.
18Tous deux s’accordent sur les effets dévastateurs de la formule et de son emploi sur le langage lui-même.
19Pour Deleuze, Bartleby épuise le langage et creuse dans la langue une langue étrangère, lui apportant un souffle psychotique. L’utilisation de la formule détruit ce qui fait le double système de référence du langage nous dit-il : soit il sert à dénoter des choses, soit il s’autoréférence, comme lorsqu’on ordonne de fait en disant « j’ordonne ». Or Bartleby ne fait ni l’un ni l’autre, et du coup entraîne tout le langage jusqu’à ses bords : musique ou silence. La nouvelle à elle seule ne suffit pas pour étayer cette affirmation et Deleuze convoque toute l’œuvre de Melville, sa création d’une langue souterraine à la langue anglaise : l’outlandish, le « déterritorialisé ». En fait, il semble que c’est le lien étroit que Deleuze établit entre la formule et une autre énonciation de Bartleby, « je ne suis pas particulier », qui est la clé de son interprétation du personnage.
20Chez Zizek, la formule fait l’objet d’une étude à la lumière de Kant et d’une distinction qu’il établit entre le jugement négatif et le jugement indéfini.
21Le jugement négatif nie un prédicat à propos d’un sujet (au sens logique du terme, quand on dit d’une chose qu’elle est ou pas ceci ou cela, d’une entité qu’elle contient tel ou tel attribut) ; pour reprendre l’exemple canonique : l’âme n’est pas mortelle. Auquel cas, je ne sais pas grand chose de ce qu’elle est. Le jugement indéfini, quant à lui, affirme quelque chose, mais un non-prédicat. Par exemple, l’âme est non mortelle.
22En apparence, cela pourrait revenir au même si être non-quelque chose ne permettait pas de circonscrire un état d’être qu’on ne peut dire autrement. L’exemple que prend Zizek est la différence entre : cette personne n’est pas vivante, qui renvoie aussitôt à « elle est morte » et cette personne est non vivante (ou non morte).
23Cette attribution d’un prédicat négatif permet d’identifier un autre « état », certes, mais surtout change les coordonnées du système, de pensée et d’être. Le monde ne se répartit plus entre êtres morts ou vivants mais « entre » en trois D si je puis dire, et distord l’espace de perception autant que les grilles de compréhension. Zizek en donne deux exemples, dans cet ouvrage et d’autres : les êtres de fiction, morts-vivants ou vampires, et ceux que le vocabulaire des camps de concentration nommait les « musulmans », à la fois non morts et non vivants [12].
24Le refus de Bartleby est indéterminé, du moins au début de la nouvelle, et en cela il est pur refus, le « geste du refus comme tel ». La « formule » est hors langage, c’est « un signifiant-transformé-en-objet, un signifiant réduit à une tache inerte qui représente l’effondrement de l’ordre symbolique [13] ».
25Par-delà la formule, c’est ce que représente Bartleby qui importe aux deux auteurs : pourquoi dérange-t-il et que dérange-t-il ? Pour Deleuze, Bartleby introduit un peu de psychose dans la névrose anglaise et annonce ce que pourrait être l’Amérique : une société fraternelle.
26Deleuze ne parle pas des États-Unis mais plutôt de l’Amérique comme lieu de rassemblement de ceux qui renoncent à leurs particularités ; les émigrés de tous les pays remplacent les prolétaires de tous les pays et se retrouvent dans la « dignité démocratique ». Bartleby est un homme sans particularités, il le dit lui-même : « je ne suis pas particulier ». Il n’est pas « général » non plus en ce qu’il échappe à toutes les logiques, celles de la langue, de la psychologie, de la raison… En tant qu’original, il est celui qui révèle « la vacuité du monde, l’imperfection des lois, la médiocrité des créatures particulières, le monde comme mascarade ». En cela, il laisse entrevoir un autre monde possible par la « lumière blanche livide » par laquelle il éclaire ce monde-ci sous un autre jour.
27En tant que psychotique, Bartleby représenterait la possibilité d’un monde sans père, d’un lien qui substituerait l’alliance à la filiation, le pacte de sang à la consanguinité. Si le narrateur perçoit quelque chose de son étrangeté, il reste toutefois sur le registre névrotique et se comporte avec Bartleby comme un père.
28Pour Zizek, Bartleby incarne la position du pur retrait. Il ne s’oppose pas, il se soustrait. Par sa formule et sa position, il indique une voie révolutionnaire parce qu’il change les coordonnées du système. Pour l’expliquer, Zizek précise ce que n’est pas sa position et de quelle forme de violence il est porteur.
29Bartleby n’est pas un opposant : son non n’est pas un « non à l’Empire », il ne conteste ni ne résiste. Pour Zizek, ces deux attitudes parasitent ce qu’elles nient, ou encore entretiennent le système puisque, à filer la métaphore, un parasite contribue souvent à maintenir en vie l’organisme qu’il parasite en même temps qu’il en vit. Moins lyrique que Deleuze, il donne quelques exemples de ce que pourrait être un retrait à la Bartleby dans l’espace public d’aujourd’hui [14] : nous enjoint-on à commencer une nouvelle carrière, à découvrir notre vrai moi, à faire quelque chose…, pour l’écologie, contre les injustices raciales ou sexuelles, répondons « j’aimerais mieux pas ». Non pas qu’il s’agisse de ne rien faire, ou de se placer sur les berges du fleuve pour le regarder couler. Zizek ne cesse de dénoncer le bouddhisme à l’occidentale, parfait supplément idéologique pour lui du capitalisme contemporain. L’attitude courante, aujourd’hui, consiste justement à garder une distance intérieure : tout cela n’est qu’illusion et vaine course au profit, mon vrai moi est ailleurs.
30Il s’agit plutôt de commencer par cesser la « fausse activité » qui sert surtout à ne rien changer vraiment.
31Ce que représente Bartleby, c’est ce point d’arrêt, ce retrait véritablement violent à partir duquel un autre monde pourrait commencer à se développer. Là encore, la violence dont il est question se définit d’abord par ce qu’elle n’est pas : ni passage à l’acte qui témoigne de l’impuissance de l’agent, ni démonstration spectaculaire de violence qui ne change rien fondamentalement. L’acte violent transforme réellement les coordonnées de la configuration. Zizek donne une acception tout à fait spécifique à la notion de violence : cesser la « fausse activité », y compris critique. Par fausse, il semble qu’il faut entendre « qui ne crée rien de véritablement nouveau » : elle n’est pas fausse en tant qu’activité, on s’agite beaucoup ; mais elle ne pose pas vraiment d’acte inaugural, elle entretient la norme et occulte le vide.
32La violence de Bartleby est dans son être « impassible, insistant, inerte, immobile ».
Lecture des lectures…
33Deleuze exagère en faisant de Bartleby un nouveau Christ, emporté peut-être par cette fraternité revendiquée avec Herman Melville. Quels que soient les récits qu’on prendra, ou pas, au sérieux, Bartleby est un personnage de fiction dont il ne semble pas exister de référent réel, quelle que soit la transformation opérée par l’écriture. Mais surtout, il n’y a pas de lien social à partir de Bartleby, le personnage. L’idée d’une fraternelle mélancolie paraît même un oxymore, sauf à entendre le mot seulement au sens trivial d’une grande tristesse. Poser, avec Roland Gori, l’alternative entre servitude volontaire et fraternelle mélancolie, exigerait de s’interroger sur chaque terme de l’alternative.
34Serions-nous tous coupables de servitude volontaire ou de collaboration ? Ce serait sans doute une nouvelle façon de renforcer le sentiment d’impuissance et la force du processus de domination, si l’on opère une lecture à partir de l’analyse de Zizek. Trois auteurs très différents permettent de déplacer le regard sur cette alternative pétrifiante : Jacques Lacan, Frédéric Lordon et Darian Leader.
35En 1966, dans une réponse à des étudiants en philosophie, Lacan questionne : « En quoi peut-on bien dépasser l’aliénation de son travail ? C’est comme si vous vouliez dépasser l’aliénation du discours [15]. »
36Frédéric Lordon, s’appuyant sur Spinoza, dénonce l’idée d’un « vrai moi autonome », écrasé par le travail, qu’il s’agirait de retrouver. Qui sait comment ? Le capitaliste développe surtout le talent de pousser ceux à qui il « fait faire » ce qu’il désire à colinéariser leur désir avec le sien. Si Bartleby réussit quelque chose, c’est bien à placer son employeur devant un point de butée obstiné : il ne réussit pas à lui « faire faire » quelque chose [16].
37Enfin, Darian Leader reprend tout autrement ce que pourrait signifier la formule de Bartleby si on la considérait comme une énonciation : la mélancolie au sens analytique. Il fait de l’affirmation d’une négation, signe distinctif de la formule de Bartleby, l’un des discriminants entre le deuil et la mélancolie. Là où l’endeuillé signale un manque du mort, de ce qu’il représentait pour lui, et de ce que le sujet était pour le mort, le mélancolique expérimente l’omniprésence attractive du vide créé par le « non-vivant », et, aussi bien, par le « non-mort [17] ».
38Cela permet de lire tout autrement ce qu’affirme Zizek. Son intérêt essentiel est de poser que la contestation, la réparation ou l’observation distanciée contribuent à alimenter le processus et la domination de « l’Empire », autant dire le surmoi féroce, par leur fausse activité. Il n’en reste pas moins que le personnage de Bartleby, en tant que mélancolique, n’offre guère de possibilité d’une position politique, au sens de l’engagement d’une parole subjective dans une tentative de lien social. Si c’est l’acte et la façon de « dire que non » adoptée par Bartleby qui en font un révolutionnaire, on peut penser que lorsque Bartleby, peut-être, préfère ne pas… vivre, l’issue politique de notre situation s’apparenterait au suicide collectif.
Conclusion
39Si le personnage de Bartleby reste, comme toute création artistique aboutie, l’objet de multiples interprétations, la nouvelle, elle, n’apparaît pas par hasard dans le paysage culturel. Nous pourrions y voir comme l’antithèse du film de Pierre Granier-Deferre sorti en 1981 : Une étrange affaire. Face au « patron » qui phagocyte son employé, jouant sur les multiples ressorts psychologiques à sa disposition, nous aurions l’employé qui inhibe son patron, par sa seule position de sujet mélancolique.
40En ce sens, Bartleby ne propose ni un héros, ni un martyre, ni un saint : c’est un nom, et ce pourrait devenir une antonomase. De quoi est-il le nom, selon une formule qui circule aujourd’hui et se dessine comme signifiant maître d’une « contestation » ?
41L’usage de la « formule » rend joyeux, pour qui n’est pas le personnage. C’est une énonciation à la première personne qui ne se réclame d’aucune identité particulière, ni ne conteste le désir de l’autre : elle ouvre des horizons pour celui qui l’énonce ; et interloque celui qui la reçoit. Pour autant c’est une position sans coordonnées – si une telle idée n’est pas une contradiction dans les termes – ; ou qui les change, dirait Zizek.
42À s’en tenir à la lettre, ce pourrait être une version du cogito : quand Bartleby parle, il n’est pas là (où on l’attend) ; quand il est là (les « rêveries du mur »), il ne parle pas.
43Dans l’esprit, tel qu’il s’entrevoit, ce serait un renoncement, ou, au mieux, un point d’arrêt semblable à ceux qui apparaissent et poussent à la réflexion lorsque, sur un lieu de travail ou ailleurs, quelqu’un, brutalement, meurt.
Mots-clés éditeurs : travail, violence révolutionnaire, mélancolie
Mise en ligne 12/10/2011
https://doi.org/10.3917/sc.014.0101Notes
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[*]
Sylvette Ego, responsable de formation.
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[1]
Ce texte n’existerait pas sans les travaux menés en cartel « Psychanalyse et travail » avec B. Vidaillet, E. Fleury et C. Vignon.
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[2]
H. Melville, Bartleby, Une histoire de Wall Street, trad. Jérôme Vidal, Paris, Editions Amsterdam, 2007, p. 25.
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[3]
Ibid., p. 25.
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[4]
Ibid., p. 43.
- [5]
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[6]
H. Melville, op. cit., p. 36.
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[7]
Ibid., p. 43.
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[8]
Ibid., p. 48.
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[9]
Ibid., p. 38.
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[10]
G. Deleuze, « Bartleby, ou la formule », postface à l’édition de H. Melville, Bartleby, Paris, Garnier Flammarion, 1989, p. 203.
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[11]
S. Zizek, La parallaxe, Paris, Fayard, 2008.
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[12]
Au demeurant, Zizek n’est pas le seul à chercher une figure de l’humain telle qu’elle échapperait à l’emprise du discours capitaliste, du « bio-pouvoir » ; et à partir de laquelle une forme nouvelle de pensée politique pourrait se dessiner. Dans une étude qui dépasserait le cadre de ce travail, il serait intéressant de croiser ce que construit Zizek sous la figure de Bartleby avec les concepts d’homo sacer chez Agamben et d’animal humain chez Badiou. Zizek s’attache d’ailleurs régulièrement à situer sa pensée au regard de ces deux auteurs.
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[13]
S. Zizek, op. cit., p. 416. C’est aussi la dernière page de l’ouvrage.
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[14]
Ibid., p. 410.
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[15]
J. Lacan, « Réponses à des étudiants de philosophie », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 207.
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[16]
F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, Editions La Fabrique, 2010.
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[17]
D. Leader, Au-delà de la dépression, Deuil et mélancolie aujourd’hui, Paris, Payot, 2010.