Notes
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[*]
Michael Meyer zum Wischem, psychiatre, psychanalyste à Cologne (Allemagne). Traduit de l’allemand par Susanne Müller, Paris.
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[1]
Wischen en allemand.
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[2]
En allemand, Orgelpfeifen signifie aussi des enfants nombreux.
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[3]
« Flieg, Maikäfer flieg, Dein Vater ist im Krieg, Dein Mutter ist im Pommernland, Pommernland ist abgebrannt, Maikäfer flieg… »
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[4]
Je pense à la remarque de Lacan de 1967, dans le « Petit discours aux psychiatres », selon laquelle le psychotique avait l’objet a dans la poche : « Lacan dit du psychotique, qu’il a l’objet a – reste, cause du désir, de la double opération (aliénation et séparation) de causation du sujet – dans sa poche » (C. Fellahian, La psychose selon Lacan, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 48).
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[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 15 ; Lacan dit de Joyce qu’« il avait la queue un peu lâche ». Ceci veut dire : la dureté lui manquait.
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[6]
Ibid., p. 85 : « La castration, c’est que le phallus, ça se transmet de Père en fils, et ça comporte même quelque chose qui annule le phallus du père avant que le fils n’ait le droit de le porter. Freud se réfère à l’idée de la castration essentiellement de cette façon, où la castration est une transmission manifestement symbolique. »
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[7]
Ibid., p. 57 : « J’ai constaté que si trois nœuds se sont conservés libres entre eux, un nœud triple, jouant dans une pleine application de sa texture, exsiste, qui est bel et bien quatrième. Il s’appelle le sinthome. »
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[8]
Ibid., p. 15 : « Et c’est en quoi son art est le vrai répondant de son phallus. »
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[9]
G. Morel, La loi de la mère, Paris, Anthropos, 2008, p. 20 : « Le symptôme devient un support nécessaire pour se séparer de la jouissance maternelle. La cure psychanalytique réduit son côté pathologique et trop contraignant, le modifie, mais ne le supprime pas dans sa fonction nécessaire de soutien du sujet – voire – au cas où le sujet n’y a pas réussi avant, cherche à lui frayer la voie pour qu’il en invente un. Lacan a baptisé “sinthome”, à partir du cas de Joyce notamment, cette nouvelle fonction du symptôme. »
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[10]
J. Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 130.
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[11]
Ibid., p. 136 : « C’est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve, que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir. »
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[12]
Ibid., p. 94.
1Lorsque monsieur C. vient me consulter, il me dit tout de suite qu’il a toujours cherché dans sa vie le « chiffre dur », quelque chose de « fort que je peux implanter en moi ». À la puberté, on lui a administré des « médicaments forts », des anti-épileptiques, pour soigner ses violentes crises tétaniques. On n’arrêta ce traitement que plusieurs années plus tard, après qu’un médecin se fut aperçu que, en réalité, il déclenchait ces crises par hyperventilation et qu’il ne souffrait nullement de crises d’épilepsie. Puis il me raconte que son pénis devient trop dur et lui fait terriblement mal, et que c’est pour cela qu’il a pris un tas d’analgésiques plusieurs décennies durant. Il a peur de la jouissance de l’orgasme, peur que « ça » soit trop pour lui, qu’il ne survive pas à l’extase. Il est surtout attiré par de grands hommes forts et musclés, et, en second lieu, par les femmes aussi. L’essentiel, ce sont les « muscles durs ». Les femmes qui l’attirent, monsieur C. les appelle des « big amazones ». Pendant des années, monsieur C. a pris les médicaments les plus variés. Ces dernières années, il fréquentait un groupe « psychédélique » où il consommait du lsd et d’autres hallucinogènes. Étant donné sa peur d’être hors de lui-même, il a cherché de l’aide auprès d’un médecin travaillant en tant que psychothérapeute et a suivi une cure de désintoxication dans une clinique psychosomatique. Là, on l’écoutait. « Je me sentais réconforté autrement que par les drogues », dit-il. L’idée lui vient de consulter un analyste. Son médecin lui donne mon nom. Celui-ci sonne familier à son oreille, cela lui rappelle le « bas-allemand », dialecte du nord de l’Allemagne, qu’on parle chez lui …
2De toute façon, le son est important pour lui : monsieur C. est musicien. Il travaille en tant que musicien d’église dans une paroisse catholique. Peu de temps après la chute du Mur, il a quitté l’Allemagne de l’Est, est allé en Rhénanie et s’est converti au catholicisme. Avec son goût pour l’avant-garde, monsieur C. choque dans la paroisse où il est organiste. Pour certains de ses membres, en effet, son jeu est « trop dur ». Parfois, à l’orgue, une panique s’empare de lui : les sons gonflent fortement et ça devient trop pour lui. Il a l’impression, dit-il, que « ça pourrait me déchirer ».
3Son père avait de grands idéaux, raconte-t-il. Pour ne pas abandonner sa paroisse, celui-ci, dans les années cinquante, n’est pas passé à l’Ouest. « Mais moi, il n’a pas su me soutenir. » Surtout pendant la puberté, à l’école, monsieur C. heurte avec ses remarques critiques. Ses « crises » le protègent : le plus souvent, elles apparaissent lorsqu’il doit être sanctionné. « Les crises remplaçaient mon père », dit-il. En rda, la « santé » était une valeur importante, les handicapés étaient traités d’une manière privilégiée.
4Un an avant le mariage des parents, la sœur du père s’est suicidée. La famille du père vient de Prusse orientale, la mère et la sœur du père ont été violées plusieurs fois pendant leur fuite. Peu après la guerre, les parents du père sont morts dans des circonstances que monsieur C. ignore. À l’âge de 13 ans, le père trouve refuge auprès de l’Église protestante. Là, il fait connaissance de la mère de monsieur C., fille d’un ecclésiastique protestant, trouve un chez-soi, devient prêtre, se marie. Monsieur C. dit que le père a toujours été renfermé et sévère. Il parlait peu à la maison. Au cours de la cure, monsieur C. exprime l’idée que le père a « réappris à parler dans la maison de la mère ». Le discours du père semble être un discours emprunté à la mère. C’est le discours de cette dernière, caractérisé par une morale strictement protestante, qui doit sans doute être dominant dans la famille. La mère a peur du contact des autres gens et souffre d’une arachnophobie aiguë, partagée par monsieur C. Confronté à une opération bénigne que sa mère devait subir, monsieur C. me dit qu’il ne peut concevoir sa mort. « Ce serait la fin du monde. » Plus tard il déclare que, quand il pense à la mort de sa mère, il est comme traversé par un courant – comme s’il mourait avec elle. « Comme avant, avec les crises », ajoute-t-il.
5Il me dit vouloir mourir avant ses parents, et surtout avant sa mère. Là-dessus, je lui fais remarquer que j’entends chez lui aussi la question de la transmission : si les enfants devaient mourir avant les parents, cela pourrait remettre en cause la transmission entre les générations. Il est surpris et paraît d’abord ne savoir que faire de mon propos. Puis il dit ne pas savoir ce que ses parents pourraient lui transmettre. Il me dit que, pour lui, c’est tout à fait normal que les enfants meurent avant leurs parents. Ce qu’il veut dire par là m’échappe.
6Dans les séances suivantes, il me raconte que, pendant longtemps, sa mère n’a pas pu avoir d’enfants. Elle a eu trois fausses couches avant lui. Puis, un oncle, le frère de la mère, s’est procuré de l’Ouest un « médicament miraculeux » qui a fait qu’il est venu au monde. Très tôt, il a entendu parler de la puissance de ce « remède de l’Ouest ». Monsieur C. déclare que la force de son père n’a pas suffi pour l’engendrer, et souligne que l’oncle lui-même a été un haut dignitaire protestant et qu’il est devenu un second père pour lui. Cet oncle est, de plus, « un homme de parole ». Après la naissance de monsieur C., il y a encore trois fausses couches, puis un fils naît lorsque monsieur C. a 6 ans. Au bout d’une semaine, l’enfant meurt. « Je revois encore mes parents muets devant le tombeau. Aucun mot n’a été prononcé. » Ce n’est que plus tard que monsieur C. me dira le nom du frère mort : Michael.
7Il se souvient qu’après la mort de Michael, il avait voulu écrire avec une branche d’arbre le mot « mort » dans le sable devant la porte de la maison. La tante était venue et avait « effacé » le mot. « Ça, on ne l’écrit pas », avait-elle dit. Dans mon nom, il retrouve les deux : « Michael » et « effacer [1] ». Je l’entends ainsi : confronté à un tel discours, il ne trouvait pas la possibilité de relier le Symbolique au Réel.
8Monsieur C. dit qu’il a la sensation de ne pas avoir de contours. Il imagine que les muscles durs de quelqu’un d’autre pourraient le soutenir, que le contact d’un tel corps lui procurerait une silhouette. Ses propres érections l’angoissent, elles lui sont insupportables. Cela s’est particulièrement aggravé après une circoncision qu’il a subie dans sa jeunesse. D’après mon patient, « la circoncision n’a pas eu d’effet ». Je pense que c’est la castration symbolique qui a manqué, le mot-coupure du père n’a pas fait effet.
9Lorsque Monsieur C. vient me consulter, il discute sur un tchat vidéo pour homosexuels sans se sentir à l’aise avec ça. Il dit qu’il ne sait pas du tout s’il est homosexuel. Il cherche quelque chose sans savoir ce que c’est. Il utilise pour cela ces mots, « muscles durs », mais ne sait pas ce dont il s’agit au fond. Sexuellement, il ne se sent nulle part « chez lui ». Même s’il se sent surtout attiré par des hommes, il ne refuse pas les femmes d’une manière générale. Mais, à vrai dire, il n’est pas non plus bisexuel, « ça aussi, ce n’est qu’une étiquette ». Il n’a jamais eu l’idée de se transformer en femme, il se sent homme malgré tout, mais justement « un homme sans dureté, un homme sans appui ». Cette dureté, il cherche toujours à la trouver ailleurs : dans les médicaments, les drogues, l’Église, la sexualité, et même dans la musique. Là, par contre, des « tons intermédiaires » sont possibles. Monsieur C. me dit que dans l’analyse aussi, il y a des tons intermédiaires, que cela lui plaît beaucoup. Il n’est pas forcé de « professer » l’une ou l’autre identité sexuelle. Il a la possibilité de chercher ce qui peut le soutenir.
10Au bout de quelques semaines déjà après le début de son travail chez moi, il abandonne le tchat sur des sites pornographiques. Il ne supporte plus l’« impersonnel », ces « corps lisses sans défaut », « l’exhibition du corps sans que l’autre compte ». Je rappelle le « chiffre dur » et lui dis qu’il se demande ce qui compte pour lui. Au bout d’un certain temps, il répond que ce qui compte pour lui, c’est de vouloir trouver ce qui lui importe, y compris sexuellement. Mais cela ne passe pas par le tchat. En outre, monsieur C. va voir plus souvent un masseur dont le contact lui fait du bien, me dit-il. Il est pourtant soulagé que le fait de payer cet homme introduise une limite. En même temps, des fantasmes émergent d’« être avec une femme forte », mais il ne s’imagine pas la pénétrer. Il parle de nouveau des « amazones ». Monsieur C. est perturbé et demande ce qu’il peut bien vouloir des hommes et des femmes. Peut-être s’agit-il pour lui d’absorber quelque chose qui soit dur, à travers quoi il puisse se sentir, suppose-t-il. Le « chiffre dur » est peut-être quelque chose qu’il peut absorber et qui lui donne un contour. Il ajoute qu’il a peur que ce qui le remplit le détruise également, le déchire comme la flèche d’une amazone. Je dis : « Oui, c’est votre angoisse, mais un chiffre est peut-être quelque chose de limité. » Cette idée, me dit-il, le rassure. Comment cela se passe-t-il avec la musique ? L’idée que la musique ait une structure et qu’il y ait une notation musicale lui semble importante. Malgré la force que la musique peut avoir, celle-ci se réfère à quelque chose qui n’est pas illimité et qui peut être écrit.
11Comment, se demande-t-il, parler de quelque chose qu’au fond on ne peut pas dire – la mort, ces frères et sœurs non nés, la question de la procréation ? Je dis à monsieur C. que le mot « médicament » a peut-être été une réponse pour lui. Cette remarque le secoue fortement. Des médicaments, surtout des médicaments « durs » lui ont apporté une solution.
12Monsieur C. se rend compte maintenant que, dans son discours sur la musique, il y a beaucoup de mots qui lui rappellent le corps : il parle du « corps du son », des « langues de l’orgue ». Il ajoute qu’il ne peut pas parler de son propre corps, qu’il n’a pas de mots pour en désigner les parties, alors qu’en musique il connaît les noms des parties des instruments – « tuyaux d’orgue », par exemple. Je pense alors : si tous les enfants de sa mère étaient nés, on aurait pu parler de « tuyaux d’orgue [2] ». Monsieur C. parle soudain d’une ancienne chanson qui lui vient à l’esprit : « Vole, hanneton, vole. Ton papa est à la guerre, ta maman est en Poméranie, la Poméranie, elle est en cendres, hanneton, vole [3] … » J’entends parler d’un père qui manque, qui est encore à la guerre, de la même manière que le père de monsieur C. est peut-être toujours resté à l’époque de la guerre ; j’entends parler du pays en cendres de la mère. Et il y a ce corps sans mots, sans une géographie ancrée dans le langage, comme inhabitable. Mais il y a aussi une possibilité de chanter, de rimer, de dire.
13C’est seulement dans le cours ultérieur de l’analyse que monsieur C. me parle de rêves. Ainsi, il rêve qu’il monte dans la galerie d’une église où un ecclésiastique joue violemment de l’orgue. Arrivé en haut, il est effrayé de voir que l’orgue est creusé, « comme s’il était dévoré ». Il observe que l’ecclésiastique met quelque chose dans ses poches [4] qui lui semble être les restes de l’orgue, peut-être les grandes flûtes. La vue de l’orgue est pour lui affreuse. « C’est comme si le néant me regardait et pouvait me dévorer. » Lorsque monsieur C. me raconte ce rêve, il est dans un état paranoïde. Peu avant, il s’était senti espionné par deux amis et avait craint qu’ils n’aient déchiffré le code de son ordinateur pour propager des informations sur lui qui pouvaient lui porter préjudice. L’objet lui semble être quelque chose que l’on peut mettre dans sa poche. C’est ainsi que j’entends son rapport sur les données supposées volées, ainsi que son rêve de l’orgue pillé par l’ecclésiastique. Par conséquent, la perte de l’objet est une catastrophe parce qu’elle ne peut pas être symbolisée. Le trou, qui chez monsieur C. n’a pas trouvé de place dans le langage, le menace telle une bouche largement ouverte qu’il faut remplir. En racontant le rêve, monsieur C. semble être sûr que « le vide de l’orgue » ne peut être que le résultat d’un vol. Sur ce point, je lui dis : « Du néant aussi, quelque chose peut naître, quelque chose peut être créé. » Monsieur C. est tout ébahi, mais la tension cède. Il se demande si l’organiste n’a pas joué sur l’orgue vide, s’il n’a pas comme un « savoir-faire ». Dans ce cas-là, il ne s’agirait pas de voler quelque chose, mais de faire quelque chose à partir de ce qui manque.
14Lorsqu’il s’adresse à moi, monsieur C. se présente comme un homme « sans dureté et sans appui [5] ». Il me dit qu’il n’a trouvé aucun rapport à un langage paternel qui aurait signifié le discours de sa mère et l’aurait ainsi marqué et délimité. De fait, son corps et sa jouissance, par l’absence de la castration symbolique, sont restés sans orientation phallique. Sa propre peur de toucher un corps étranger ainsi que sa phobie des araignées sont attachées au discours et à la jouissance de sa mère. Il dit lui-même : « La circoncision n’a pas eu d’effet. » Chez monsieur C., il n’y a aucune formation de symptôme névrotique. Aussi lui manque-t-il le rapport à la transmission symbolique paternelle, qui est une transmission du manque et qui relie ainsi la transmission à la castration et au phallus [6]. Au contraire, il cherche, comme il dit, des corps concrets, « dans leur intégrité ».
15Autrement que chez monsieur C., le corps d’un sujet névrotique est protégé d’une menaçante submersion par la jouissance d’origine maternelle par une localisation phallique. La castration symbolique, qui ici n’a pas eu lieu, s’exprime chez monsieur C. par son discours d’une quête de dureté (phallique ?) et sans métaphore. Sa parole elle-même semble étrangement sans direction. Au niveau corporel, il se plaint, d’une part, d’une sorte d’érection insupportable et douloureuse qui s’empare de lui, d’autre part, de l’impossibilité de pénétrer. Son incapacité à s’orienter sexuellement fait partie de cela.
16Monsieur C. n’a pas pu trouver un ancrage, une signification d’absence. La parole de ses parents lui paraissait hermétique et sans question, ou bien, face aux questions de la vie et de la mort, de l’origine et de la provenance, il était confronté à un mur de silence mortel et paralysant. Le Symbolique ne rencontrait rien du Réel. Ainsi, aucune place ne pouvait être donnée à la perte et au rapport manquant. Le défaut d’orientation phallique du Nom-du-Père a conduit monsieur C. à se créer des substituts divers, dont chacun contenait un aspect de la jouissance réelle, de la représentation imaginaire et de l’appui symbolique. C’est visible dès le récit de son origine grâce au médicament procuré par l’oncle. Le nom oublié du médicament et la remarque du patient selon laquelle son oncle est un « homme de parole » et un « second père » paraissent être des fragments du Symbolique sur lesquels il s’appuie, et qu’il rattache à l’indicible, au Réel de sa provenance. En même temps, cette histoire semble lui permettre une sorte d’historisation et lui donner une image de son arrivée au monde. Une trace de consistance en émerge également. S’il existe bien chez monsieur C. une structure psychotique, son discours témoigne pourtant d’une certaine possibilité d’emprunt au Symbolique, lequel se noue au sinthome avec des moments imaginaires et réels, ce qui représente donc la possibilité d’association des trois registres, même si le sujet n’est pas ancré dans la fonction phallique [7]. Pour cela, monsieur C. a besoin du quatrième moment, dénommé par lui « chiffre dur ». Il me semble important que, par sa polytoxicomanie, le patient ait un rapport à des instances qui le séparent, du moins en partie, du discours de la mère : ce sont les médecins ou bien les « thérapeutes » des groupes psychédéliques, mais également l’Église catholique, la musique, l’art [8]. Quant aux drogues, la situation s’avère complexe : d’une part, la consommation de médicaments paraît être chez monsieur C. un facteur qui le sépare de la mère ; d’autre part, c’est précisément par cela qu’il perpétue la jouissance. C’est un état quasi extatique, comme dans l’enfance, quand il partageait la panique et l’excitation de la mère. Cette jouissance, liée à une forte angoisse, submerge son corps comme du courant électrique. Les drogues aussi provoquent cette angoisse, mais le fait que leur consommation soit organisée rituellement limitait en grande partie la jouissance. Par ailleurs, le groupe donnait aussi une certaine consistance imaginaire à monsieur C. Il est clair que la polytoxicomanie du patient, en tant que variante de la recherche du « chiffre dur », est un sinthome qui supplée l’ancrage symbolique manquant [9]. Pourtant, ceci ne réussit qu’en partie : le corps s’écoule, l’orientation sexuelle fait défaut, et des débordements psychotiques d’angoisse apparaissent.
17Aussi la conversion au catholicisme et l’amour du patient pour la musique comprennent-ils des caractéristiques structurelles semblables : monsieur C. cherche une sorte d’unio mystica telle qu’il la trouve dans le catholicisme, la religion que la mère déteste. Il s’agit d’un affermissement oral à travers la communion par laquelle il trouve de la force. L’analogie avec la consommation de drogues dans le groupe, il ne l’a toujours pas remarquée. Lorsque monsieur C. est assis là-haut, à l’orgue, et qu’il accompagne la communion en musique, il vit parfois des moments presque extatiques, mais qui, de temps en temps, le mènent aussi à éprouver une forte angoisse. Ici se montre la précarité de son sinthome comme protection à l’égard d’une jouissance débordante.
18Il peut paraître étonnant que monsieur C. s’adresse à un psychanalyste et qu’il semble chercher quelque chose chez moi aussi. Mon nom de famille, lié pour lui à sa région natale, peut avoir joué un rôle dans son choix, mais surtout mon prénom, qu’il peut rattacher au frère mort. Je l’entends de telle sorte qu’en me parlant et en percevant mes marquages et scansions de son discours, il trouve quelque chose de « dur » qui stabilise son sinthome, mais qui peut aussi le faire évoluer. Le « chiffre dur », on pourrait alors l’entendre comme un point d’ancrage, un facteur réduisant la jouissance et qui l’aide à faire évoluer son sinthome et à « créer quelque chose à partir du néant », tel que cela résonne dans son rêve. On peut penser à la remarque de Lacan : « Il y a un certain nombre de façons de tracer les chiffres. La façon la plus simple est celle que j’ai appelée du trait unaire [10]. » Bien que, pour monsieur C., une identification symbolique avec le trait unaire soit impossible, il arrive pourtant à développer un certain savoir-faire avec quelque chose qu’il appelle « le chiffre dur ». Même s’il doit renoncer au Nom-du-Père comme instance symbolique structurante, il sait tout de même s’en servir dans une certaine mesure : par exemple dans l’exercice de son art, où il est question de rythme et de dénombrabilité, de la cadence qu’il sait maîtriser [11]. Un chiffre renvoie à la dénombrabilité et, en cela, c’est aussi le marquage de la séparation comme de la singularité.
19Il s’agit alors d’une « compensation de la carence paternelle », comme le dit Lacan dans le Séminaire XXIII [12]. Monsieur C. dit que, pour lui, face aux énigmes de la sexualité et de la mort, de la castration de l’Autre, il n’y avait pas de parole. Bien que, compte tenu de la structure psychotique, monsieur C. ne puisse trouver aucun ancrage par la métaphore paternelle, cela ne veut toutefois pas dire qu’il ne cherche pas la possibilité d’un tel ancrage, dans le sens d’un « emprunt », d’une « importation », comme quelque chose de « dur que je peux m’implanter ». Ceci caractérise aussi certainement la situation du transfert. Si quelqu’un veut importer quelque chose par-delà une frontière, il doit payer des droits de douane, un prix est échu pour l’importation. S’il semble qu’un patient psychotique tel que monsieur C. ne sache rien de la loi douanière, on trouve pourtant chez lui la possibilité d’importer une chose qui a son prix : la monnaie dure de la parole dans l’analyse.
Mots-clés éditeurs : art, sinthome, drogues, « le chiffre dur »
Mise en ligne 05/04/2011
https://doi.org/10.3917/sc.013.0020Notes
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Michael Meyer zum Wischem, psychiatre, psychanalyste à Cologne (Allemagne). Traduit de l’allemand par Susanne Müller, Paris.
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Wischen en allemand.
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En allemand, Orgelpfeifen signifie aussi des enfants nombreux.
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« Flieg, Maikäfer flieg, Dein Vater ist im Krieg, Dein Mutter ist im Pommernland, Pommernland ist abgebrannt, Maikäfer flieg… »
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Je pense à la remarque de Lacan de 1967, dans le « Petit discours aux psychiatres », selon laquelle le psychotique avait l’objet a dans la poche : « Lacan dit du psychotique, qu’il a l’objet a – reste, cause du désir, de la double opération (aliénation et séparation) de causation du sujet – dans sa poche » (C. Fellahian, La psychose selon Lacan, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 48).
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[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 15 ; Lacan dit de Joyce qu’« il avait la queue un peu lâche ». Ceci veut dire : la dureté lui manquait.
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[6]
Ibid., p. 85 : « La castration, c’est que le phallus, ça se transmet de Père en fils, et ça comporte même quelque chose qui annule le phallus du père avant que le fils n’ait le droit de le porter. Freud se réfère à l’idée de la castration essentiellement de cette façon, où la castration est une transmission manifestement symbolique. »
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[7]
Ibid., p. 57 : « J’ai constaté que si trois nœuds se sont conservés libres entre eux, un nœud triple, jouant dans une pleine application de sa texture, exsiste, qui est bel et bien quatrième. Il s’appelle le sinthome. »
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[8]
Ibid., p. 15 : « Et c’est en quoi son art est le vrai répondant de son phallus. »
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[9]
G. Morel, La loi de la mère, Paris, Anthropos, 2008, p. 20 : « Le symptôme devient un support nécessaire pour se séparer de la jouissance maternelle. La cure psychanalytique réduit son côté pathologique et trop contraignant, le modifie, mais ne le supprime pas dans sa fonction nécessaire de soutien du sujet – voire – au cas où le sujet n’y a pas réussi avant, cherche à lui frayer la voie pour qu’il en invente un. Lacan a baptisé “sinthome”, à partir du cas de Joyce notamment, cette nouvelle fonction du symptôme. »
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[10]
J. Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 130.
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[11]
Ibid., p. 136 : « C’est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve, que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir. »
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[12]
Ibid., p. 94.