Notes
-
[1]
G. Deleuze, Cinéma 2, L’imagetemps, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 36.
-
[2]
Ibid., p. 14-15 (souligné par nous).
-
[3]
Ibid., p. 36-37.
-
[4]
Ibid., p. 16.
-
[5]
Ibid., p. 16-17.
-
[6]
Ibid., p. 17.
-
[7]
Ibid., p. 266-267.
-
[8]
Ibid., p. 17.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 241-242.
-
[11]
« [Le] cri, le cri de Bacon, c’est l’opération par laquelle le corps tout entier s’échappe par la bouche. Toutes les poussées du corps » (G. Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, Le Seuil, 2002 , p. 17).
-
[12]
S. Freud, Délires et rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, Folio Essai, 1991.
-
[13]
G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, op. cit., p. 36.
-
[14]
Il est d’autant plus beau et paisible que l’on vient de regarder la scène de la fusillade d’un Congolais au bord de la mer dont la couleur est cruellement splendide (c’est un ancien film de David revu par Rachel).
-
[15]
G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, 1972, p. 157-158. Se reporter également à G. Deleuze, op. cit., 2002, p. 25.
-
[16]
G. Deleuze, Cinéma 1, L’image-mouvement, op. cit., p. 168.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, op. cit., p. 247.
-
[19]
Ibid., p. 246 (souligné par nous).
-
[20]
S. Freud, L’interprétation des rêves, traduit par I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 527.
1L’enjeu de cet article consiste à examiner la critique deleuzienne de Freud dans Cinéma, ouvrage considéré comme une référence importante pour ceux qui s’intéressent à l’abord contemporain de l’image. J’étudierai surtout les concepts d’ intensité, d’ image et de couleur proposés par le philosophe comme antipodes majeurs de la doctrine freudienne. Par chance, il y a dans Cinéma un point de croisement des trois regards, philosophique, psychanalytique et cinématographique. L’œuvre d’Antonioni, abordant comme thème majeur l’« Eros malade [] » de nos jours, est cruciale autant pour Deleuze que pour Freud. Le premier se sert des films de ce cinéaste italien pour se différencier de la doctrine psychanalytique, tandis que le second partage les thèmes favoris d’Antonioni comme le double, le regard, le deuil, la mélancolie, etc. La question est de repérer le point de bifurcation de Freud et de Deleuze (ou le point de ratage de l’auteur de Cinéma).
LA LECTURE DELEUZIENNE DES FILMS D’ANTONIONI
2Deleuze tient Antonioni pour cinéaste anti-freudien tout en relevant les traits suivants : 1) l’épuisement de la parole et de la signification ; 2) le regard imaginaire comme agent d’organisation des séquences disjointes ; 3) la suprématie de l’intensité de l’image et de la couleur sur le silence lourd de la fatigue et de la mélancolie. En effet, le cinéaste italien montre une dérive d’un processus de séparation et ses effets irrémédiables et irrécupérables. Les personnages antonioniens se trouvent donc dans un monde où l’on n’a plus rien à dire. De plus, sa recherche cinématographique porte sur le vidage de sens autant dans les personnages que dans le temps et l’espace qui les entourent : « La méthode constante chez Antonioni a toujours cette fonction qui réunit les temps morts et les espaces vides : tirer toutes les conséquences d’une expérience décisive passée, une fois que c’est fait et que tout a été dit [] . » Le monde désœuvré d’Antonioni s’ouvre, ainsi suggère le philosophe, là où se clôt l’espace psychanalytique dont la parole est un élément fondamental.
3À la place de la parole et du discours vient l’image, dans laquelle se transmutent la couleur et l’intensité. La couleur n’est pas vouée à peindre les figures et à représenter le monde mais à intensifier la sensation du sujet absent à lui-même et à faire vibrer le contour éphémère des objets perdus. Les personnages principaux errent dans cet espace vide et insipide pourtant chargé d’affect invivable. Il s’agit de l’affect flottant, intense, détaché de toute banalité de l’histoire personnelle, et ce, surtout quand il s’agit des films en noir et blanc : « Antonioni coloriste saura traiter les variations de couleurs comme des symptômes, et la monochromie, comme le signe chronique qui gagne un monde, grâce à tout un jeu de modifications délibérées []. » Le gris antonionien est une « ex-pression » par excellence de la tristesse, de l’amertume et de la mélancolie des personnages. En ce sens, les couleurs dans le film d’Antonioni incluent en elles-mêmes la valeur symptomatique des sujets en souffrance.
4Le champ optique des films d’Antonioni est structuré par le regard d’« une étrange subjectivité invisible ». Il s’agit d’un « point de vue subjectif d’un personnage pourtant absent, ou même disparu, non seulement hors champs, mais passé dans le vide [] ». C’est un regard que l’on ne voit pas, que l’on peut qualifier avec Lacan d’« objet non spécularisable ». Les personnages sont sous ce regard impersonnel et imperceptible situé hors du champ de vision. Par exemple, Deleuze parle du « regard imaginaire sous lequel cette fuite se fait et raccorde ses propres segments : regard qui revient au réel au moment de la mort [] » dans Le cri ; il mentionne aussi le « regard indéterminable » de la disparue qui donne au couple « le sentiment perpétuel d’être épié [] » dans L’avventura. Ce regard sombre se dilue dans le paysage grisâtre comme eau dans l’eau. Le gris existentiel est un moyen majeur de l’expression affective et sensationnelle ; le mood de l’univers antonionien est non articulable par les signifiants.
5Mais le film multicolore change radicalement le monde antonionien ; le réalisateur italien met en valeur si puissamment l’intensité de la couleur que le monde monochrome et mélancolique perd sa ténacité. Deleuze n’a pas ignoré ce changement de style : « Si Antonioni est un grand coloriste, c’est parce qu’il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale. Ce n’est pas un auteur qui gémit sur l’impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement, le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent sont encore insipides et incolores []. » D’où résulte la conception de la vie, affirmant l’intensité ou la force explosive, qui n’admettra jamais la tristesse malgré le signe apparent de la chute et de la dépression ; y compris la présence du regard invisible. La couleur l’efface en quelque sorte par sa puissance visuelle intense.
6Sur ce point, Profession reporter, réalisé en 1974, est un film qui illustre mieux que les autres la pensée deleuzienne des films d’Antonioni. Est travaillée dans ce film une lumière écrasante et splendide : les bleus complexes de la côte africaine, le blanc surexposé des petits villages espagnols, le bleu du ciel troublé de chaleur du Sahara. Par conséquent, même s’il s’agit du « regard perdu de l’être absent au monde autant qu’à soi [] »,dans Profession reporter l’air mélancolique est esthétiquement couvert, enveloppé et rendu invisible par le coloriage splendide. Or, l’auteur de Cinéma ne parlera de ce film qu’une seule fois [] alors qu’il commente longuement le film en noir et blanc Chronique d’amour. Il est donc nécessaire de développer une lecture de Profession reporter plus deleuzienne que celle de Deleuze lui-même. Ainsi, je m’efforcerai d’élucider cette ellipse du philosophe qui repose sur sa conception de l’image.
LECTURE DE PROFESSION REPORTER
7David Locke (Jack Nicholson) est un reporter anglais rencontré alors qu’il est en train de faire un documentaire sur la guerre civile au Congo. Ayant reçu un grand prix de journalisme dès le début de sa carrière, il jouit d’une incontestable notoriété dans son domaine. Dans le privé, il est marié avec Rachel, femme avec laquelle il a adopté un enfant. Il ne connaît aucun problème dans sa vie.
8Mais le film nous plonge d’emblée dans la réalité de son travail. Et force est de constater que son enquête n’est nullement organisée. Elle dépend du hasard des rencontres. David suit les indications du premier venu de façon aveugle et ne peut parler avec ses interlocuteurs, soit que ceux-ci se méfient des étrangers, soit qu’ils craignent des représailles. Il n’a pas choisi son chemin car il suivait toujours la voie tracée par les autres. Il sait également que les lecteurs de ses articles l’apprécient alors qu’il se contente de transcrire ce qui lui est dicté par un autre. Ainsi, il se fait le jouet de la volonté de l’autre. C’est justement à cause de son manque de volonté que les rapports avec sa femme se sont refroidis.
Rencontre avec un regard du mort
9Après avoir abandonné sa voiture au beau milieu d’une route, David rentre à l’hôtel dans un état d’extrême tension. Furieux, il envisage à cet instant d’abandonner son métier. Il fait exploser sa colère contre tout. Pour retrouver son calme, il décide de s’entretenir avec David Alfred Robertson, un étrange compatriote qui occupe une chambre voisine. Mais il retrouve Robertson mort sur son lit. Son voisin paraît pourtant être toujours en vie. Sous le vent que la fenêtre ouverte laisse entrer, son corps semble encore respirer. Ses yeux restent ouverts comme s’ils contemplaient quelque chose au loin. Il s’arrête alors sans raison précise sur le regard vide de Robertson et se voit calmement dans les yeux sereins du mort. Il ne s’agit pas ici de la rencontre avec un double effrayant dans une situation crépusculaire, telle que celle du conte d’Hoffmann commenté par Freud. Il ne s’agit pas de l’apparition d’une inquiétante étrangeté ; l’étrangeté se manifeste ici sans susciter de l’inquiétude. On peut même dire que c’est la sérénité qui règne dans cette scène. Et c’est justement là que David se sépare de sa vie une fois pour toutes.
10Contrairement à ce qui a été dit sur ce film, il n’est pas question pour David de changer d’identité. L’enjeu est plus radical. Certes, David change de vêtements, de montre, de passeport, de métier et surtout de nom, il deviendra, comme Robertson, homme qui n’a ni famille ni amis proches, un voyageur insatiable, mais ce n’est que le résultat du processus du « devenir imperceptible », si l’on emprunte le concept de Deleuze : « Devenir soi-même imperceptible, avoir défait l’amour pour devenir capable d’aimer. Avoir défait son propre moi pour être enfin seul, et rencontrer le vrai double à l’autre bout de la ligne. Devenir comme tout le monde, mais justement ce n’est un devenir que pour celui qui sait n’être personne, n’être plus personne. Il s’est peint gris sur gris []. »
11Deleuze aurait pu parler également de la « fuite du corps par un trou du corps », comme il l’a fait dans son livre consacré aux tableaux de Francis Bacon []. Le corps sans nom échappe à lui-même par le trou noir du regard de Robertson. Si l’on adopte l’optique deleuzienne, Profession reporter est l’histoire d’un corps qui veut devenir imperceptible et ne veut plus appartenir à personne. La scène où David change les photos des passeports montre bien ce corps suspendu entre deux noms, entre deux images : celle de l’homme qu’il n’est plus et celle de l’homme qu’il n’est pas encore. Son corps, suspendu entre le David du passé et le David du futur, cherchera une vie plus intense et un présent plus éblouissant ; en un mot, David cherche une « ligne de fuite ».
12Cela aboutit à une scène de flash back qui montre la conversation entre deux David (ou la conversion d’image corporelle entre eux). La scène commence sur un balcon. S’y tiennent les deux hommes, derrière eux s’étend le désert. Soulignons que cette scène est cadrée et encadrée par la fenêtre, qui est structure du fantasme : « Très beau ! dit Robertson, c’est tellement tranquille… Comme une attente. – Vous êtes drôlement poète, répond David, pour un homme d’affaire. – Ah oui ? Le désert n’a pas même effet sur vous ? – Non, je préfère les hommes au paysage. – Les hommes qui habitent au désert ? » Antonioni présente la scène décisive où la beauté du désert admiré par Robertson a pris place dans le corps de David. Le regard vide de Robertson, contemplant la beauté du désert, montre la direction de fuite à prendre.
13De retour à Londres, dans sa maison vide, David découvre son avis de décès souligné par Rachel au crayon rouge. Elle croit qu’il est décédé en Afrique. Pensé mort par sa femme, il décide d’aller à Munich, voulant suivre sans contrainte l’agenda de Robertson. À l’aéroport, il découvre les papiers concernant des armes ; Robertson était marchand d’armes. Déplacé dans une petite église munichoise, il est appelé par les guérillas africaines sous le nom de Robertson. Ne pouvant pas croire à ce qu’il vient d’entendre, il se retourne lentement vers la direction d’où provient cette voix. On assiste à l’expérience du stade de miroir de David devant l’autel. Le corps sans nom est nommé Robertson devant Dieu. Ainsi, il se retrouve pris dans l’histoire des trafics d’armes. David est maintenant au cœur des affaires dans lesquelles il avait tenté de pénétrer en tant que reporter, mais toutes ces exclusivités ne l’intéressent plus. Cet homme libre poursuivra ainsi son chemin qui ne l’amène nulle part.
Rencontre avec une femme sans nom
14À Barcelone, David aperçoit son ami Martin, producteur à la télévision. Il se cache, ne voulant pas que son passé le rattrape. Se précipitant vers un bâtiment, il rencontre une étudiante (Maria Schneider) dont on ne saura jamais le nom. Rencontre conçue par Antonioni comme rencontre entre un homme ayant perdu son nom et une femme sans nom.
15Leur premier échange ne parle que de suspens et d’étrangeté. Pourtant, comme c’était le cas lors de la rencontre avec le corps de Robertson, il n’y a ni angoisse ni inquiétude. La rencontre a lieu dans une ambiance étonnamment calme et ludique : « J’ai l’impression que quelqu’un me suivait, dit David. Quelqu’un qui m’aurait reconnu – Pourquoi ? répond l’étudiante – Je ne sais pas. – Je ne vous reconnais pas. Qui êtes-vous ? – J’étais quelqu’un mais j’ai changé l’identité. » Cette rencontre est la seule à n’être pas prévue dans l’agenda de Robertson : la seule rencontre imprévisible.
16À l’opposé de Zoé, dans Gradiva de W. Jensen, qui arrivait à déchiffrer le fantasme presque délirant de Norbert Hanold par l’usage intelligent de l’ambiguïté signifiante [], l’étudiante ne peut pas aider David par la même voie ; dans le monde antonionien, tout a déjà été dit irrévocablement. Néanmoins, cette jeune femme plaît à David parce qu’elle ne le reconnaît aucunement ; son regard est sans but et sans objet. Et cette rencontre jouera un rôle décisif dans la fuite de David car il sera devenu à son insu l’objet d’une double poursuite. Au moment où Rachel apprendra l’échange d’identité entre Robertson et David, les agents du gouvernement du Congo commenceront à enquêter sur les pas de Robertson. C’est avec cette étudiante qu’il entamera la seconde tentative de fuite ; il doit non seulement quitter l’histoire de David Locke mais aussi celle de David Robertson. Au lieu de lui faire abandonner son projet, la jeune femme soutient cette tentative de fuite. Dans le regard vide de cette dernière, la beauté désertique reflétera le mirage de la liberté. David s’élance en direction de son regard qui est aussi vide que celui de Robertson.
17Quand ils arrivent sur la place d’Iglisia, troisième lieu de rendez-vous noté dans l’agenda de Robertson, il n’y a personne. Déçu et fatigué, David s’endort sous un arbre. Quand il ouvre les yeux, son surmoi se réveille avec lui : « Qu’est-ce que tu fous ici avec moi ? », se dit-il froidement à lui-même. Cette phrase échappée du sujet, qui oscille entre le sommeil et la veille, révèle soudainement le regard sévère qui poursuivait depuis toujours David et ce devant quoi il fuyait désespérément. Pas de chance, l’étudiante est là quand cette parole d’autoreproche est prononcée. Elle l’a prise pour elle-même. David avoue que son passé, dont il pensait s’être débarrassé, lui colle encore à la peau : ce « vieux moi […], le seul qu’il connaisse » dans sa vie. David est pris « dans la forme pure d’un temps qui se déchire entre un passé déjà terminé et un futur sans issue [] ». Malgré ce long parcours, le corps n’arrive pas à s’échapper complètement à lui-même.
LES VUES CROISéES DEVANT LA BEAUTé DE LA MER
18Après s’être réconciliés, l’étudiante et David regardent la mer qui borde le désert. Dans la paix brève de ce moment, les points de vue se superposent parfaitement : il voit la mer du point d’où elle la voit. Parallèlement, la mer et le désert se croisent dans leur bleuissement ensoleillé et splendide [], tout semble alors pour lui coïncider. Et c’est à ce moment-là qu’il se souvient de sa première rencontre avec cette jeune femme énigmatique. Il l’a déjà vue à Londres, avant de se mettre dans les pas de Robertson. Ils partagent donc un passé commun, flou et indéterminé. Autre moment suspendu qui cicatrise la plaie ouverte par le surmoi de David. La couleur gracieuse de la beauté reconstitue le mirage enveloppant du beau qui a pour fonction de soutenir la fuite de David. Les deux sujets oublient leur histoire de poursuite et s’oublient dans le bleu transparent dont le fond se perd à l’infini vers l’horizon.
19Puis les voilà qui rentrent en ville. À la réception d’un hôtel, ils croisent par hasard Rachel. David fuit à toute vitesse comme s’il rencontrait dans le réel une part insupportable de son passé. Il sème la police et laisse une voiture défoncée. Perdu, il interroge l’étudiante. Elle lui dit quoi faire puis ajoute « c’est beau ici » ; comme si le beau paysage pouvait effacer une fois de plus la fatigue et l’angoisse de David. Mais la couleur du monde est nettement moins éblouissante. Elle perd son intensité et sa vivacité. Pas d’effets de mirage ou d’éblouissement. Ici s’applique ce que Deleuze nomme l’épuisement de la couleur. Devant le malaise de David, c’est encore à l’étudiante de l’encourager : « Tu ne peux pas continuer à t’enfuir comme ça. » Cette parole se transforme malgré elle en un impératif surmoïque. L’étudiante espère que David va aller au bout de ce qui reste encore ouvert devant ses yeux. Sans le savoir, elle conduit son amant à la mort.
La fin du voyage
20David arrive à l’hôtel Gloria sans bagage ni passeport ; aussi épuisé qu’en Afrique. Cette fois-ci « Mme Robertson » l’a devancé, mais David ne cherche plus qu’à l’éviter : il ne veut plus rien voir en raison d’une fatigue insupportable et d’une attente interminable. Plus David voit nettement les choses, plus elles semblent se ressembler. Autrement dit, il voit son passé et son futur se superposer d’une façon indéniable. Voyant qu’il n’y a aucune fuite possible dans le monde, David en est réduit à déléguer la fonction du regard à la jeune femme qui l’accompagne, l’interrogeant sur ce qu’elle voit, découragé : « Qu’est-ce que tu vois ? – Un petit garçon et une vieille femme. Ils se disputent sur la direction à prendre. » Il répète encore la même question : « Et maintenant, qu’est-ce que tu vois ? – Un homme qui se gratte l’épaule. Un enfant qui lance des pierres. De la poussière. C’est très poussiéreux ici. » Le refus de voir revient à quitter la femme qui voit et partage son rêve. « Qu’est-ce que tu fous ici ? dit David. Tu ferais mieux d’y aller. » Ayant bouclé son circuit, ne bougeant plus, David est allongé négligemment sur le lit.
21Laisser tomber son amante revient à se soustraire au regard « qui ne le reconnaît pas » et qui pourtant soutenait la fuite de David dès la rencontre à Barcelone. Après ses dernières paroles qui s’attardent sur le suicide d’un homme aveugle à la suite d’une opération qui lui a rendu la vue, David, les yeux fermés, se laisse doucement disparaître. Le regard surmoïque qui le surveillait constamment passe entre les grilles de la fenêtre, commence à s’élever. David laisse partir ce regard qui était toujours extérieur mais intime. David se disperse dans l’intensité du désert et l’immensité du vide. On pourrait dire avec Deleuze que le corps de David se dissout dans les brouillards du désert comme s’il était pris, percé, traversé par un torrent de poussière. C’est l’image par excellence du « devenir imperceptible » - Deleuze aimait se référer aux derniers tableaux de Turner []. Se réduisant en poussière, le corps de David s’est radicalement échappé de lui-même.
22La caméra se meut lentement, passe entre les grilles de la fenêtre, rejoint le dehors. Puis elle fait un tour avant de revenir vers le cadavre de David. Cette lente défenestration de la vision fonctionne autant comme une métaphore du suicide de David que comme la fin du processus de la fuite du corps. Ainsi, le regard extime disparaît dans le dehors poussiéreux.
23Un agent secret du gouvernement congolais peut bien le tuer, David a déjà laissé sa vie très loin derrière lui. Le meurtre n’est qu’un acte de redondance. Rachel ne le reconnaîtra pas. Et ce n’est pas de la dénégation. Elle ne reconnaît réellement pas le visage de l’homme qui gît devant elle. D’après l’explication de Deleuze, « chez Antonioni, le visage disparaît en même temps que le personnage et l’action, et l’instance affective est celle de l’espace quelconque qu’Antonioni pousse à son tour jusqu’au vide [] ». Pas de reconnaissance sans visage. L’étudiante, quant à elle, le reconnaît. Non pas qu’elle ait fait le voyage avec David, mais parce qu’elle s’appelle « Mme Robertson ». C’est un acte aussi vide que l’acte de l’assassinat de l’agent secret. Comme auparavant elle est absente ; absente en tant que sujet de l’énonciation dans son énoncé juridique purement formel.
24La dernière image de Profession reporter est le paysage crépusculaire figé comme une carte postale où rien ne reste, sauf la couleur rose dépourvue du regard invisible. « Avec Antonioni, dit l’auteur de Cinéma, la couleur porte l’espace jusqu’au vide, elle efface ce qu’elle a élaboré []. » Dans le monde de Profession reporter, la couleur finit par perforer elle-même son enveloppe fantasmatique qui a enchanté le sujet mélancolique.
25D’un point de vue psychanalytique, l’histoire de David s’est déjà écrite au premier instant où il s’identifie sans retour à son double mort. Certes, rien n’a encore réellement lieu, et il faut attendre la dernière scène pour voir cette mortelle identification finalement réalisée. David y rejouera le geste de Robertson. Il mourra sur un lit et sous un ciel bleu libéré de tout lien humain. Le mirage de la beauté splendide se transformera en désert incolore et insipide. Profession reporter est un film sur le temps qui se situe entre les deux morts : mort de Robertson et mort de Locke. Mort symbolique de David et mort physique.
26Deleuze voit bien que le temps est suspendu entre les deux morts ; et le philosophe exploite cette suspension du temps pour y promouvoir sa philosophie. Dans cet intervalle temporel, un sujet comme David croit se déjouer de toutes les déterminations imaginaires et symboliques. L’identification avec un mort est également mise en suspens dans cette zone. Avec le concept du « devenir imperceptible », on pourrait ensevelir, à l’instar de Deleuze, le concept d’identification. La pulsion de mort est rendue inopérante par l’intensité de l’image et de la couleur. Le suicide du sujet se transforme puissamment en devenir imperceptible. Chez David, la beauté du paysage fait barrage à la jouissance morbide et mortifère. L’opposition entre la fatigue et la couleur évoquée par Deleuze, l’idée que l’une puisse se proposer comme un remède à l’autre, trouve ici sa vérification partielle en images. Il pourrait même affirmer que la beauté est une forme pure du fantasme sans contenu, sans parole ; un dernier seuil contre la jouissance de l’Autre.
27Mais Deleuze ne voit pas que la beauté a aussi été cette promesse ou ce mirage d’une jouissance impossible à atteindre, ce pour quoi l’on entre dans l’errance et la vie nomade. La beauté et la couleur pourraient être aussi cette incitation, cette injonction non articulée du surmoi à jouir à tout prix. De plus, Deleuze ne veut rien savoir de ceci : quand cette barrière de la beauté finit par tomber, le sujet lui-même se voit réduit à un désêtre. Deleuze devrait arrêter sa lecture avant la mort du sujet, car il recule devant le corps mourant et le véritable moment d’arrêt où la mort règne souverainement sur tout. Son regard philosophique ne voit que l’avant et l’après du dernier instant régné par la mort : « L’attitude du corps met la pensée en rapport avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le monde extérieur. Peut-être la fatigue est-elle la première et la dernière attitude, parce qu’elle contient à la fois l’avant et l’après []. »
28Comme il doit démentir le temps de la mort ou dénier la mort du temps, Deleuze promeut le concept de « corps immatériel » qui est a priori insaisissable pour la pensée philosophique. Deleuze n’admet le corps que dans l’alternance physique de deux « attitudes du corps » : fatigue et attente. « Le corps n’est jamais au présent, il contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente. La fatigue, l’attente, même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n’est allé plus loin qu’Antonioni dans ces sens []. » Le corps, étant forcément immatériel, insituable dans le réel du présent, ne connaîtra pas la mort, ne subira pas la pulsion de mort.
29Deleuze a besoin d’un monde suspendu dans lequel on peut ignorer toute la Loi. La mort est, sinon forclose, du moins pervertie dans le système deleuzien par les concepts d’ image et d’ intensité. C’est pour cela que Deleuze ne pouvait commenter jusqu’à la fin Profession reporter. Il a dû se contenter d’une seule mention dans son Cinéma. Devant une telle rêverie d’un philosophe qui s’intoxique excessivement de l’imaginaire, la dernière phrase de la Traumdeutung est plus que jamais curative et instructive : « Cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du passé []. » Est ainsi soulignée la nécessité de faire retour au passé pour mieux rêver à un futur possible du concept d’image, autant pour la philosophie que pour la psychanalyse.
Mots-clés éditeurs : Double, mélancolie, regard, image, beau.
Mise en ligne 03/01/2011
https://doi.org/10.3917/sc.012.0048Notes
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[1]
G. Deleuze, Cinéma 2, L’imagetemps, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 36.
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[2]
Ibid., p. 14-15 (souligné par nous).
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[3]
Ibid., p. 36-37.
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[4]
Ibid., p. 16.
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[5]
Ibid., p. 16-17.
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[6]
Ibid., p. 17.
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[7]
Ibid., p. 266-267.
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[8]
Ibid., p. 17.
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[9]
Ibid.
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[10]
G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 241-242.
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[11]
« [Le] cri, le cri de Bacon, c’est l’opération par laquelle le corps tout entier s’échappe par la bouche. Toutes les poussées du corps » (G. Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, Le Seuil, 2002 , p. 17).
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[12]
S. Freud, Délires et rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, Folio Essai, 1991.
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[13]
G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, op. cit., p. 36.
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[14]
Il est d’autant plus beau et paisible que l’on vient de regarder la scène de la fusillade d’un Congolais au bord de la mer dont la couleur est cruellement splendide (c’est un ancien film de David revu par Rachel).
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[15]
G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, 1972, p. 157-158. Se reporter également à G. Deleuze, op. cit., 2002, p. 25.
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[16]
G. Deleuze, Cinéma 1, L’image-mouvement, op. cit., p. 168.
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[17]
Ibid.
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[18]
G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, op. cit., p. 247.
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[19]
Ibid., p. 246 (souligné par nous).
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[20]
S. Freud, L’interprétation des rêves, traduit par I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 527.