Couverture de SC_011

Article de revue

Comptes rendus de lecture

Pages 117 à 133

Notes

  • [1]
    E. Bick, « L’expérience de la peau dans les relations d’objets précoces », dans Les écrits de Martha et Esther Bick, Larmorplage, éd. du Hublot, 1998, p. 136 ; cité par H. Rey-Flaud, op. cit., p. 70.
  • [2]
    M. Haag, cité par G. Haag, « Hypothèse d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », dans Contenance de la pensée, Paris, Dunod, 2003, p. 41-42 ; cité par H. Rey-Flaud, op. cit., p. 71.
  • [3]
    D. Williams, Si on me touche, je n’existe plus, J’ai lu, 1993.
  • [4]
    M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2001, p. 31.
  • [5]
    Ibid., p. 33.
  • [6]
    Entre 1972 et 1974. Papiers Gödel, 8c, 117, item 040394.
English version

Sylvie Boudailliez, Henri Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage. Comprendre l’autisme, Flammarion, Aubier, 2008

1L’autisme, une chance pour la psychanalyse !

2Henri Rey-Flaud nous étonne. Loin de faire de l’autisme un déficit irréversible, cette affection offre, dit-il, la chance « d’un continent à découvrir pour la psychanalyse », une figure de la condition humaine à explorer, où la clinique vient se nouer avec un embryon de la théorie psychanalytique et mettre en échec la théorie analytique construite. Pour Henri Rey-Flaud, les paramètres de la théorie analytique de Jacques Lacan ne correspondent pas à la clinique de l’enfant autiste qui vient balayer la trilogie psychose, névrose, perversion.

3Son livre est sous-tendu par une idée maîtresse : l’autisme infantile précoce de Kanner épingle une réalité psychique faite de sensations engrammées, qui, pour le petit sujet normal, sont codées dans le langage, alors que l’enfant autiste, lui, reste enfermé dans un espace de sensations sans perception. Pour Henri Rey-Flaud, la clinique de l’autiste met donc au jour les processus psychiques qui constituent la préhistoire de la psyché de l’homme et permet, de ce fait, une approche spécifique de ce qu’a été le premier stade de l’introduction du sujet dans le langage. La thèse d’Henri Rey-Flaud s’appuie sur la découverte de ce monde de sensations, issue de la rencontre entre deux démarches : l’apport des Anglo-Saxons en clinique brute et celui de la théorie freudienne.

4Pour étayer sa recherche, Henri Rey-Flaud puise, depuis une quinzaine d’années, dans l’extraordinaire exploitation clinique des disciples de Melanie Klein : Donald W. Winnicott, Esther Bick, Frances Tustin, Donald Meltzer, Mira Rothenberg, qui ne s’embarrassent pas de la théorie puisqu’ils ont perdu le lien du sujet humain pris dans le langage, sauf Wilfred R. Bion, qui, lui, distingue deux espaces dans le langage : les fonctions alpha et bêta.

5La fonction alpha opère sur les « données des sens » pour les transformer en éléments mnésiques correspondant aux concepts de « traces » freudiennes, tandis que l’élément bêta pourrait être mis en parallèle avec « l’ordre du préverbal », domaine de « la grande signification affective » évoqués par Lacan dans Le Séminaire III, Les psychoses. Bion, contrairement à ses collègues kleiniens, ignore la différence entre le registre des sensations et celui des perceptions. Ceci, explique Henri Rey-Flaud, le conduit, comme Freud, à méconnaître l’existence d’une première traduction avant ces deux premiers registres, lacune aujourd’hui incontournable depuis l’identification de deux formes d’autisme : autisme archaïque de Kanner, caractéristique des sujets privés de la première relève, perdus dans « une bouillie originaire » ; et autisme évolué d’Asperger, sujets introduits à un premier mode d’organisation présymbolique grâce à la relève de l’empreinte par l’image. Il apparaît dès lors de la plus grande importance de repérer, au cours d’une cure d’enfant autiste, la bascule décisive du registre sensitif au registre perceptif secondaire, bascule qui, dans les cas favorables, souligne Henri Rey-Flaud, arrache l’enfant à l’univers de la confusion pour l’introduire aux premiers signes de perception organisée. « La prise en compte de la première relève aurait conduit Bion, ajoute l’auteur, à circonscrire des éléments premiers qu’il aurait peut-être, alors, dans la logique de son système, appelés éléments gamma, auxquels auraient été déférés […] les vécus primordiaux […] éprouvés par la mère et l’enfant, décrits lors du nourrissage et du holding, mais qui se trouvent inscrits par Bion dans le registre-bêta » (p. 68). Néanmoins, le modèle conceptuel de Bion a le mérite de mettre en évidence, d’une part l’importance des registres structuraux et la traduction d’un registre à un autre et, d’autre part, de poser clairement, pour les patients autistes, la forclusion de la fonction alpha correspondant à la fonction phallique lacanienne, qui marque l’introduction du sujet humain dans le champ des représentations.

6La distinction des deux types d’autisme (syndrome d’Asperger, syndrome de Kanner) trouve confirmation clinique dans la construction, aux premiers temps de la vie de l’enfant, de deux types d’objets, marquant deux temps dans le devenir de l’enfant normal.

7L’objet sensuel, identifié par Esther Bick, fait office « de délégué secondaire » à « l’objet optimal », c’est-à-dire « le mamelon dans la bouche accompagné du portage, des paroles, et de l’odeur familière de la mère [1] ». Cet objet vital (une voix, une lumière, une odeur) s’avère indispensable à la survie psychique du nourrisson. En raison de sa fonction « contenante », il est, selon Esther Bick, « expérimenté comme peau » avec un foyer central « centralisateur [2] » permettant le rassemblement de l’enfant. Le nourrisson échappe ainsi à sa perte dans le néant en se localisant sur une sensation aiguë qui se substitue à l’objet primitif (le sein). L’objet sensuel est la matrice de l’objet transitionnel première génération décrit par Donald Winnicott, tel ce morceau de fil avec lequel le nourrisson se chatouille la narine et qu’il appellera, vers l’âge de 4-5 mois le « bé », premier lieu d’un manque, où un objet réel très vite reçoit un nom et devient un objet verbalisé. Pour cette raison, les gazouillis et le babil permettent de saisir sur le vif l’entrée de l’enfant normal dans le langage et comment, « par la médiation de la voix, le langage se détache du corps ». Alors que dans l’autisme, l’objet autistique « devient un substitut parfait de l’objet perdu, annulant une perte qui n’en n’est plus une ». Il « se suffit à lui-même, n’enclenche rien, arrête sur lui-même le processus dynamique du langage », qui reste « empêtré dans la matérialité des sécrétions corporelles » (p. 248). Par exemple, l’enfant gonfle et dégonfle indéfiniment des bulles de salive ou encore, entre et sort sa langue « dans un battement qui échoue à embrayer sur autre chose que lui-même ». L’autisme apprend ainsi qu’il n’y a pas d’humain sans langage.

8Chez Freud, à l’inverse des Anglo-Saxons, la théorie anticipe la clinique, laquelle vérifie la théorie. Freud conçoit un espace perceptif où le réel est mis en écriture. Puis, cette réalité perceptive sera traduite en traces. Mais à partir du moment où est pris par l’autiste l’espace de sensation, avant la prise dans l’espace perceptif, la thèse freudienne ne tient plus. Il faut introduire un registre fait de signes de sensations, en amont de la perception. Freud adopte le terme d’empreinte pour désigner la première étape d’engrammation du réel, puis, celui de signe de perception, pour la seconde étape, et enfin celui de trace pour la troisième étape. Cette logique freudienne rend compte de l’historicité du sujet.

9Dans l’article sur l’étiologie de l’hystérie (1896), Freud aurait pu postuler le stade des sensations, qu’en fait il ignore. Ce sont les Anglo-Saxons qui le découvriront plus tard par la clinique. Toutefois, Freud fait référence à l’inscription de certains éléments traumatiques advenus « à des moments extraordinairement reculés de la vie, de 1 à 3 ans ». L’étude de l’homme aux loups (1914) est exemplaire pour désigner comment a été consignée la scène primitive, signe de sensations qui, pour Freud, démontrent que la première engrammation du réel peut se faire dès les six premiers mois de la vie.

10Le passage du chaos sensitif au monde des images suppose le refoulement originaire qui a la charge de traduire le registre des empreintes dans celui des images. Le succès de cette opération nécessite que le consentement du moi à la perte (le oui) soit dans le même temps récusé par le sujet de l’inconscient (le non). Ce nouage du oui et du non relance la chaîne signifiante, marque l’entrée effective dans le langage et engage le sujet dans la voie du désir. Mais, note également Henri Rey-Flaud, l’autiste type Asperger, capable d’une forme de pensée en images, donne une réponse d’une autre nature à la perte originelle, par une réalité sans cesse en train de se faire telle que la décrit Donna Williams [3]. Engagée dans un magasin à ranger les chaussures, l’auteure reconstruisait en permanence son monde, menacé de se défaire parce que non arrimé à la signification phallique qui ordonne et donne la cohérence au monde.

11Henri Rey-Flaud illustre sa thèse par plusieurs tableaux que nous pourrions rassembler de la façon suivante :

tableau im1
0 1 2 3 Empreintes primitives Images de souvenir Traces de souvenir Représentations d’objet Sensations Perception Chaos Réalité présymbolique Inconscient Réalité psychique Autisme de Kanner Autisme d’Asperger Névrose Normalité

12Pour Henri Rey-Flaud, il est tout à fait possible de faire passer un enfant autiste du registre des sensations au registre des images, si on le suit suffisamment tôt. L’autiste de Kanner n’est pas fossilisé dans le chaos. La trame du livre d’Henri Rey-Flaud vise à démontrer comment l’enfant autiste, arrêté au seuil du langage, attend d’être relancé dans la dynamique du langage à laquelle les autres enfants sont introduits spontanément sans difficulté.

13Un retour à la fonction du pare-excitation freudien dans Au-delà du principe de plaisir (1920) met en évidence un principe de sélection primitive par la couche corticale réceptrice des excitations externes, première forme de symbolisation qui correspond, selon Henri Rey-Flaud, au premier temps d’introduction du sujet au langage. Cette opération de sélection des excitations consiste à prélever des petits paquets de sensations, une partie pour le tout, sans se laisser submerger par lui. Or, cette couche protectrice qui refrène le passage anarchique des excitations fait justement défaut dans l’autisme, d’où la « cacophonie cérébrale, le fouillis cérébral » qui envahit ces sujets autistes donnant l’impression d’être persécutés par les bruits extérieurs, et pour qui il n’existe que les empreintes primitives, une sensation dont l’objet ne s’est jamais retiré. L’objet, pour l’autiste de Kanner, est réduit à une sensation, et la mère se résume à une présence réelle constituée d’une somme de sensations. L’autisme serait le « démantèlement » de ses sensations. Les capacités intellectuelles séparées : le voir, le toucher, l’entendre, le sentir réduisent le moi en une multiplicité d’événements dans lesquels chaque inscription se fait de façon isolée, sans aucun effet de signification, si bien que par la suite, l’intérêt de l’enfant se tourne automatiquement vers n’importe quel objet extérieur pourvu qu’il puisse le sucer, le lécher ou le caresser. Pour le petit sujet normal, au contraire, « le monde ne se donne plus comme un réel insécable mais amputé d’une partie détachée, avec une certaine temporalité » (p. 335). Dans l’acte de dégustation, par exemple, l’enfant conserve en bouche l’excitation qu’« il va incorporer ou rejeter en conservant une contremarque de ce qu’il a expulsé ». « L’empreinte est chargée, dans la normalité […] d’embrayer l’opération, de contremarquage de la perte qui est au principe de la symbolisation du réel » (p. 107).

14Contemporains de Freud, les impressionnistes traduisent une vérité subjective, proche du démantèlement. Ils entreprennent de déconstruire la réalité perceptive pour retrouver la réalité sensitive. L’artiste dépose une pluie d’impressions colorées et reproduit par là le mouvement du regard par lequel chaque enfant, au tout début de la vie, construit sa mère. Ainsi le geste de Cézanne ne peint pas ce qui est, mais retrouve « aux racines de l’Être » le mouvement initial qui a engendré ce qui est. Il conserve la marque d’origine du stade où s’accomplit, pour chaque humain, la première mise en place de la pulsion, stade que l’autiste a figé dans une temporalité arrêtée. Les pratiques des enfants autistes qui « jouent » avec leur corps apparaissent comme des tentatives réitérées et toujours vaines d’embrayer la pulsion.

15En témoignant de la parenté essentielle entre le « geste souverain de l’artiste et le geste captif de l’autiste, de telles œuvres arrachent ce dernier à l’espace d’abjection auquel on l’avait cantonné » (p. 223).

16Pour conclure, ce livre, par la densité des références cliniques et théoriques qui y sont dépliées, offre un bel outil de travail et vise à montrer comment l’autisme s’inscrit dans la dynamique d’évolution d’un sujet en devenir, arrêté au stade primordial de la vie, dominé par les sensations. Il nous invite à identifier, dans notre clinique, le type de court-circuit qui, à un moment donné, a coupé l’enfant de la communication avec son entourage, et pour cela à connaître les processus psychiques qui régissent les relations précoces de l’enfant avec ses parents.

Sylvain Masschelier, Marie-Jean Sauret, L’effet révolutionnaire du symptôme, Éditions érès, coll. « Humus », 2008

17C’est dans la collection « Humus » des Éditions érès que Marie-Jean Sauret a choisi de semer les graines de l’effet révolutionnaire du symptôme. Des graines qu’il a jetées aux quatre vents puisque l’on suit l’auteur au gré de ses pérégrinations à Montréal, Gand, en Grèce, et au Brésil dans des conférences et publications, tandis qu’en France, de Sainte-Anne à Paris au grand Sud-Ouest ce psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique de l’université de Toulouse-Le Mirail, entreprend de donner à entendre ce que la psychanalyse peut dire du lien social aujourd’hui à l’ère de la mondialisation.

18Cet essai se présente donc comme une somme de travaux répondant au discours capitaliste globalisé et à ses effets sur les sujets cherchant à sauver leur singularité par le symptôme, devant les progrès d’une idéologie scientiste dont les travers se ressentent quotidiennement dans l’expérience clinique de l’auteur. Au vu de l’audience et de la réception de ses travaux, on peut avant tout se réjouir que cet auteur d’une dizaine d’essais nous montre que le discours analytique conserve sa portée universelle dans la révolution même qu’il promet à chacun. Fidèle à l’héritage lacanien, Marie-Jean Sauret oppose l’amour de transfert au bien-être marchandé par le capitaliste, après avoir replacé la psychanalyse dans un champ investi en masse par une société psychothérapeutique participant de près à l’économie capitaliste, et avant d’aborder ce que les passages à l’acte, acting-out et états-limites disent de la subjectivité aujourd’hui dans un temps marqué par des interrogations sur la fonction paternelle et l’autorité. La réponse proposée repose dans l’invention du symptôme, dont Freud relevait déjà « le moment esthétique » avant que Lacan y consacre ses derniers séminaires, notamment autour du « sinthome ».

Tempêtes sous un crâne

19Cet ouvrage a tout d’abord le grand mérite de contextualiser les menaces qui pèsent sur la psychanalyse en posant d’emblée une question rarement reprise aussi frontalement et crânement par les contradicteurs du Livre noir : « La psychanalyse présente-t-elle encore quelque intérêt dans le monde d’aujourd’hui ? » Cette question traverse tout l’ouvrage puisque cet aujourd’hui n’est pas moins investi de dangers qu’aux premiers temps de la découverte freudienne confrontée aux discours totalitaires dans l’âge des extrêmes (Hobsbawm) : de la montée des intégrismes religieux aux ravages de la technoscience, notre contemporanéité n’est pas moins inquiétante. Si Hannah Arendt concluait Le système totalitaire sur la promesse d’un nouveau commencement trouvé dans chaque homme, c’est à chaque individu que revient la tâche de s’arracher des discours qui l’agissent.

20Ainsi, tout autant qu’hier, la psychanalyse a à faire avec un monde dont la violence dit souvent la difficulté avec la différence sexuelle, parfois dans des crimes que l’on ne peut réduire à un fait social urbain. Les « nouvelles pathologies » ou considérées comme telles dans le dsm iv : stress post-traumatique, troubles envahissants du comportement, souffrance psychique au travail, sont présentées comme des offres sur le marché de la nouvelle économie psychique qui correspond avant tout à un nouveau champ de thérapies substituant l’appel d’offres au désir du sujet et à sa demande d’analyse que continue à entendre l’analyste. L’auteur propose par exemple une courte vignette clinique particulièrement emblématique sinon symptomatique, le cas Yvan : un homme entend des craquements à l’intérieur de son crâne et commence une analyse avec Marie-Jean Sauret qui le sauve d’une tentative de suicide alors qu’il l’aperçoit courant vers un pont, tandis que la sœur d’Yvan cherche à le rattraper : l’appel de l’analyste l’interpellant par son nom et son prénom suffit à l’interrompre. Suite à cela et pour se protéger, il effectue un séjour en hôpital psychiatrique où on lui renvoie le diagnostic de psychose maniaco-dépressive associé à un traitement médicamenteux qui fait taire un temps les craquements, tandis qu’on lui déconseille fortement la poursuite de la cure au motif qu’il « était une contre-indication pour la psychanalyse », pour laisser ensuite le patient se défenestrer à son retour chez lui… Ce qui permet à Marie-Jean Sauret de pointer les risques de ce que le psychiatre ayant pris en charge Yvan nommait la nouvelle psychiatrie, comptant sur l’effort de résilience du patient. Ce qui était ressenti comme intrusion de l’Autre avait pourtant initié ce que Lacan posait comme acte, celui de l’engagement de l’analysant entrant en analyse avec les manifestations de sa psychose ou de sa névrose, cet acte étant préféré aux dangereux passages à l’acte, ou aux « acting-out ».

21Si l’on se souvient que pour Lacan « l’inconscient est structuré comme un langage », il faut aussi rappeler que pour lui l’hystérie est structurée comme un lien social dans la mesure où elle se constitue autour de l’identification au désir d’un semblable. Ainsi, la naissance de la psychanalyse ne peut être dissociée de cette invention d’un nouveau lien, analytique, réclamée par l’hystérique pour défaire cet autre lien auquel elle est aliénée. Évidemment, le discours du capitaliste n’a pas intérêt à ce que l’individu ne partage pas le désir d’un semblable ou les mêmes objets. Cela permet à Marie-Jean Sauret de donner un éclairage économique et politique aux nouveaux comportements alimentaires : chacun, dit-il, peut trouver « un plus de jouir en kit sur le marché capitaliste » – Lacan avait joué sur l’homologie entre plus-value et plus-de-jouir – aussi voit-il dans l’anorexie et la boulimie des « acting-out » qui sont d’abord des réponses à la voracité de l’Autre.

22Comme on peut le constater, le grand courage de Marie-Jean Sauret tient dans la réaffirmation de cet « effet révolutionnaire du symptôme » quand bien même ses manifestations se traduisent par des addictions ou des « états-limites » que l’on a tôt fait de renvoyer à un esprit d’époque et que l’on serait tenté de soigner au moyen de nouvelles formes de dressage social, grâce à de nouvelles thérapies qui appliquent ce que Platon nommait déjà « les règles pour le parc humain ». Il choisit volontairement de présenter dans sa démonstration les exemples empruntés à la clinique la plus en prise avec ce que l’on qualifie de « nouveaux patients » ou « nouvelles psychoses » comme si ceux-ci mettaient en échec la cure freudo-lacanienne. Empruntons encore un exemple : s’agissant de l’angoisse, l’auteur évoque A., une jeune étudiante en informatique qui est prise d’angoisse quand elle débranche son ordinateur elle a peur d’être saturée comme une mémoire d’ordinateur, et bien sûr son insomnie d’endormissement se marque par des noms propres de défunts qui défilent sous forme de liste, de listing, appariés, durant parfois plus d’une heure.

23Ce « mal d’archive » (Derrida) nous apparaît aussi inscrit dans une époque d’après la Shoah, et ce serait prolonger la dictature de la Technique que d’hypostasier ces objets prothétiques : ordinateur, téléphones portables et autres consoles, que cette « industrie de la consolation » attache aux individus en guise de lien social. Devant ces liens envahissants, nouant de manière encore plus dure le symptôme, et que parfois les passages à l’acte cherchent à trancher comme un nœud gordien, l’analyste propose la « fonction symptôme » de l’analyse qui est elle-même, comme Lacan le rappelait dans Le Séminaire XXIV, un « symptôme qui ne se réduit pas » mais que l’analyste peut dissoudre dans le Réel en intervenant symboliquement sur ce que le sujet a de plus réel, son symptôme. Cette homologie structurale entre le discours analytique et son objet reste, ce qui n’en fait pas une science (toujours distincte de son objet d’étude), mais en fait son efficacité, sa force, qui fait retour à chaque analysant à son origine même, ce pour quoi elle fait embarras dans l’époque où elle a surgi elle-même comme symptôme quand Freud est sorti de la physique déterministe de son temps. Cette insistance pour revenir à chaque cure à la même place, c’est l’opération de sa révolution.

24En nous dressant un tableau très complet de l’époque et des difficultés nouvelles de la clinique, Marie-Jean Sauret s’efforce avec rigueur et talent d’observer ce qui n’a pas changé dans ce qui a changé comme y invitait Lacan, en montrant comment les suggestions mortifères du discours capitaliste privent les individus d’une interprétation fondée sur leur structure et des solutions qu’elle leur ouvre, bref, de faire du symptôme le véritable agent de leur révolution.

Tiago Pires Marques, Jean Allouch, La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Réponse à Michel Foucault, Paris, epel, 2007

25Auteur de plusieurs ouvrages de référence dans le domaine de la psychanalyse (Érotique du deuil au temps de la mort sèche ; Le sexe du maître ; Érotologie analytique), Jean Allouch fonde le propos de son dernier essai sur une formule interrogative – « La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? » ? qui amorce un dialogue avec Michel Foucault. On sait toute l’attention que l’auteur ne cesse de porter à la philosophie de Foucault (voir notamment la direction d’une collection, chez epel, d’études gays et lesbiennes, où la référence foucaldienne est centrale). Aussi, venu d’un psychanalyste, le projet d’une « réponse à Foucault » laisserait craindre une défense de la psychanalyse contre le philosophe dénonciateur de la « fonction psy ». De Foucault, on a surtout retenu que cette fonction psy – autrement dit, le fonctionnement de la réalité de l’espace asilaire et des marques du savoir du médecin comme pouvoir contre le délire du malade – aurait trouvé son avatar le plus insidieux dans la psychanalyse freudienne. Pourtant, le titre nous lance sur une fausse piste. Car il s’agit, bien au contraire, de faire du philosophe un allié dans un combat pour la psychanalyse, combat à mener, en bonne part, à l’intérieur de la psychanalyse elle-même.

26Menacée par de multiples dérives depuis sa naissance, la psychanalyse aurait aujourd’hui pour principal danger son inscription dans l’ensemble des pratiques thérapeutiques institutionnalisées. Tel est, en tout cas, le diagnostic justifiant le propos de ce livre : repenser le lieu politique de la cause freudienne. Sous l’angle de ce diagnostic, on comprend bien que l’auteur en appelle à cet allié improbable. Quelques remarques du dernier Foucault à propos de la psychanalyse autorisent une telle stratégie : pensant au statut de la psychanalyse version Lacan, Foucault aurait tracé la distinction entre « science » et « forme du savoir », celle-ci, au contraire de la première, exigeant une conversion du sujet, c’est-à-dire un processus de subjectivation essentiel chez Lacan et dans les pratiques du « souci de soi » auxquelles Foucault a dédié ses dernières recherches (p. 7). Pour Foucault, Lacan aurait conclu le déplacement de la psychanalyse du domaine de la science – comportant son opposé de fausse science – au champ des formes de savoir ou de subjectivation. Le dégagement de la psychanalyse du dispositif psychiatrique et de ses vestiges normalisateurs aurait, donc, été mené à bout par Lacan. Si cette démédicalisation a été le mouvement constitutif de la psychanalyse, sa re-médicalisation constitue évidemment une atteinte à cette vocation intime. Or, à l’heure actuelle, pour faire face à ce danger, la psychanalyse ne peut que s’emparer d’une herméneutique foucaldienne. Telle est la démarche fondamentale de cet essai.

27Dans cette perspective, quel serait donc le statut de la psychanalyse ? Historiquement, les termes visant à la définir se sont succédé : science de la vie psychique, psychothérapie, « un délire dont on attend qu’il porte une science » (selon les mots de Lacan), une thérapie de l’appareil psychique, un art, une religion. Or, comme on a vu, au moins depuis Lacan, la psychanalyse ne se situe plus dans le champ de la science : c’est un effet même de son émancipation de la psychiatrie. En même temps, il n’est pas question de faire de la psychanalyse une psychothérapie au service du bien public. Peu de chances qu’elle se prête au rôle de pastorale d’une forme politique – serait-ce la démocratie. D’ailleurs, lorsqu’on l’envisage sous le prisme d’une thérapie de l’appareil psychique, de l’art ou de la religion, on déplace la question vers des faux problèmes philosophiques (par exemple, la dualité corps et âme) et on ne tient pas compte de la vocation éthique de la psychanalyse. Enfin, la formule lacanienne de la psychanalyse comme « délire » correspond à un moment précis de la pensée de Lacan, et s’y ranger revient à toujours voir la psychanalyse à l’enseigne de la fonction psy. Or, c’est justement cette position qui, selon différentes modalités, semble aujourd’hui prévaloir : la fonction psy reste prégnante en Occident et va de pair avec une tendance croissante à la médicalisation de la psychanalyse. (On pourrait ici demander à l’auteur de préciser les enjeux et les signes de cette médicalisation, dont le seul indice repéré semble être la présentation de malades dans certains lieux lacaniens, p. 19.)

28Prenant le contre-pied de cette tendance, l’auteur cherche à répondre à la question du statut par le biais d’une lecture de L’herméneutique du sujet, c’est-à-dire d’un Foucault lecteur/auditeur de Lacan ; d’un Lacan, à son tour, auditeur du Foucault de La logique du discours. C’est par la succession de ces lectures interprétatives que Jean Allouch arrive aux propositions suivantes : 1) dans le monde antique on trouve des pratiques spirituelles, décrites par Foucault comme pratiques du « souci de soi », portant des analogies avec la psychanalyse ; 2) ces analogies sont suffisamment fortes pour que la psychanalyse puisse être considérée comme une forme de souci de soi ; 3) pourtant, elle constitue une configuration des pratiques historiquement nouvelle.

29L’auteur fait l’inventaire de différents aspects des pratiques du souci de soi dans le monde hellénistique et romain qui permettent d’établir une analogie avec la psychanalyse. D’abord, l’argent, rappel que le contexte des pratiques du souci de soi était celui d’un marché, où chacun cherchait à vendre son mode de vie en recrutant des élèves, et, dans notre monde, une forme d’inscription de l’analyse dans la durée de la vie des individus. Deuxièmement, la transmission, dispositif essentiel dans l’écart à la fonction psy, puisqu’elle casse le binarisme entre le fou et celui qui soigne : « C’est seulement parce qu’il se sera lui-même soumis à l’expérience qu’un sujet peut, à son tour, soumettre quelqu’un à l’expérience » (p. 29). Du côté de la psychanalyse, la transmission s’accomplit sous condition d’une certaine éthique de la parole qu’on peut rapprocher de celle de l’épicurisme, la parrhêsia (« l’ouverture du cœur, la nécessité pour les deux partenaires de ne rien cacher l’un à l’autre de ce qu’ils pensent et de se parler franchement [4] »). Troisième point, dans toutes ces pratiques, il s’agit d’en passer par un autre, comme condition du souci de soi-même, mais à condition de savoir sortir de cette dépendance. Cette autonomie, c’est la parrhêsia qui la permet (« on n’a plus besoin du discours de l’autre parce que le discours de l’autre a été vrai [5] »). Quatrième aspect, le salut, thème antérieur au christianisme et en rien marqué par l’idée d’un autre monde. Se sauver, c’est se sauver dans ce monde. Pour les stoïciens, c’est se rendre inaccessible aux malheurs ; pour la psychanalyse, c’est être capable du présent (d’où l’importance de délester l’analysant de sa préoccupation de l’avenir). La catharsis constitue un autre élément majeur de cette analogie. Chez les néoplatoniciens, elle désignait les opérations de purification de soi par lesquelles le sujet se rend capable d’entrer en contact avec l’élément divin en lui-même. Il s’agissait d’un « connais-toi toi-même » dont les néoplatoniciens attendaient des bénéfices politiques. Cependant, une dissociation vis-à-vis de la politique était opérée, les bénéfices politiques venant de surcroît. Or, et la méthode cathartique, et la dissociation d’avec la politique se retrouvent chez Freud. Enfin, la méthode du flux associatif – laisser se dérouler spontanément le fil et le flux des représentations et travailler sur ce mouvement – était présent chez les stoïciens. Freud n’aurait pas inventé le flux associatif mais un nouveau rapport à ce matériel.

30Malgré le caractère multiforme des configurations à l’intérieur desquelles ces pratiques se déploient dans le monde antique, un dénominateur commun les caractérise et, en même temps, les unit à la psychanalyse : le principe que l’accès à la vérité ne se fait que par une conversion du sujet. En d’autres mots, pour être capable de vérité le sujet doit se transformer par le biais d’un travail spirituel sur lui-même. Consistant en une nouvelle configuration des pratiques du souci de soi, la psychanalyse s’inscrirait donc dans la lignée de ces exercices spirituels du monde antique.

31Qu’est-ce alors que la psychanalyse ? C’est une spiritualité analytique, une pratique qui s’inscrit, de par sa genèse, dans l’histoire du dispositif psychiatrique mais qui se dérobe à la fonction psy. Si le psy de la psychanalyse demeure comme symptôme de l’analyse inventée par Freud, elle ne nomme plus une fonction, nouveauté que l’auteur symbolise par une inversion du p et du s. À la place de psychanalyse parlons donc de spychanalyse, propose l’auteur (jouant comme Joyce sur speakanalyse, rappel aux anglophones que « l’opérateur de chaque spychanalyse est le langage », p. 47). Une spiritualité centrée sur le langage, donc.

32Mais l’alliance tactique de la spiritualité version Lacan et de la spiritualité version Foucault ne doit pas empêcher de voir leurs différences. La principale est, pour l’auteur, la place accordée à l’amour (l’éros). Si l’amour est au centre de la spiritualité lacanienne, les pratiques du souci de soi valorisées par Foucault, s’écartant de l’érotique socratique et platonicienne des garçons, auraient laissé de côté l’amour au profit d’une autre modalité de subjectivation, l’askêsis (exercice, discipline). Cette modalité de subjectivation qui se passe de l’éros s’exprime aujourd’hui, selon Allouch, dans les mouvements féministe, gay, lesbien, trans, queer. Encadrée par ces mouvements, l’homosexualité pourrait donc elle aussi être comprise comme un exercice spirituel, comme le soutient Arnold Davidson : comme un art de vivre, à travers lequel les individus transforment leurs modes d’existence et se transforment eux-mêmes.

33L’essentiel de cette argumentation est développé dans la première partie de l’essai. Dans une deuxième partie, l’auteur cherche à éclairer la notion de spiritualité chez Lacan. À cette fin, tout l’accent est porté sur la question du signifiant et son devenir dans la pensée lacanienne. Il s’agit, en d’autres termes, de traiter le problème de la représentation d’un sujet pour un autre sujet, puisque c’est cela qui distingue la question du signifiant de celle des signes (de la représentation des choses). Allouch montre comment la pensée lacanienne du signifiant va de pair avec une réflexion sur la spiritualité, inséparable de sa conception de la pratique analytique. C’est parce que Lacan refuse que chaque analyse soit réglée par avance que la psychanalyse serait justement un exercice spirituel, et non un rituel d’initiation (une psy-ritualité).

34Mais c’est aussi parce que, depuis Freud, non seulement les techniques, mais les objets de l’analyse sont spirituels, que la psychanalyse peut être comprise en tant qu’exercice spirituel. Ce n’est pas parce que les objets de l’analyse se trouvent dans l’âme, par opposition au corps. C’est parce le signifiant est de nature spirituelle, que l’inconscient, objet de l’analyse, l’est aussi. Ce caractère spirituel à la fois du signifiant et de l’inconscient, Freud l’aurait signalé par la primauté de l’invisible impliquée dans la reconnaissance du lien paternel, fondateur de la foi et de la loi. Dernier point majeur de cet essai, cette spiritualité du signifiant ne peut pas être opposée à la chair, comme le prouvent les jouissances présentes dans les exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola et certaines « expériences-limites » de la mystique chrétienne, auxquelles Lacan porte grande attention dans certains de ses derniers séminaires.

35Du propos général, éviter l’instrumentalisation de la psychanalyse à des effets de performativité – sans nul doute, une des formes contemporaines de la normalisation –, on ne peut que se réjouir. Quoique l’idéologie d’un bien-être individuel constitutif de la possibilité des performances nécessaires aux formes contemporaines du capitalisme compte déjà des alliés de poids dans le champ psy – notamment, des secteurs importants des sciences cognitives – on voit bien pourquoi la psychanalyse pourrait être appelée, par le biais de la médicalisation, à jouer le même rôle. On voit bien aussi que cette démarche peut tenter certains milieux psychanalytiques, pour qui un encadrement institutionnel pourrait accroître les conditions de l’efficacité thérapeutique, et/ou de la crédibilité épistémologique et, donc, garantir la survie d’une psychanalyse menacée d’extinction. Contre cette tendance, qui mériterait d’être un peu plus analysée, l’auteur opère, comme on a vu, un double mouvement critique.

36D’abord, la psychanalyse est soustraite au champ psy par le biais d’une nouvelle nomination, celle de spiritualité, à laquelle l’auteur accorde la faculté de porter sa teneur éthique ; deuxièmement, le concept de spiritualité est dissocié de la religion, et notamment du christianisme, par un ralliement aux pratiques du souci de soi décrites par Foucault. Or, si la première opération est défendue de façon convaincante, la deuxième, entièrement basée sur des analogies formelles, laisse quelques doutes. Certes, toute spiritualité n’est pas chrétienne ni nécessairement repérable par un référent religieux. Pourtant, lorsqu’on pense à l’importance du néothomisme dans la réception de la psychanalyse en France, aux déclarations de Lacan accordant au christianisme le statut de seule « religion vraie » (parce que la seule à porter le problème de la vérité), et à la centralité de la mystique dans la réflexion lacanienne du signifiant et de la jouissance, comment peut-on se préserver de l’impression que cette spiritualité de la psychanalyse ne viendrait pas affirmer une matrice chrétienne ?

37Le risque du propos de Jean Allouch réside sans doute là-dessus : la fragilité de l’analogie emportant l’échec du ralliement aux pratiques non religieuses du souci de soi, la psychanalyse pourrait se retrouver jugée à l’aune d’un christianisme éternel. Et pourquoi pas ? D’autres lacaniens l’ont déjà fait ouvertement, le cas le plus notoire étant celui de Slavoj Zizek (par exemple, The Fragile Absolute : or Why is the Christian Legacy Worth Fighting for ? dont la deuxième édition vient de paraître). D’autre part, la démarche visant à rattacher des pratiques thérapeutiques contemporaines aux pratiques ascétiques du monde ancien se retrouve aussi parmi les défenseurs des thérapies cognitives. Or, ne devrait-on pas plus se méfier de quelque chose qui prend l’allure d’une manœuvre de séduction par l’esthétique, plutôt que d’une argumentation historiquement fondée ? Certes, pour éviter cette tentation esthétisante, on pourrait ramener la psychanalyse à la spiritualité chrétienne sans que pour autant elle devienne croyante ou religieuse. Néanmoins, de toute évidence ce n’est pas l’objectif de Jean Allouch, qui propose essentiellement un rapprochement entre deux modes de subjectivation, foucaldien (mettant l’accent sur l’askêsis et la résistance) et lacanien (mettant l’accent sur éros). Faut-il donc parler de spiritualité ? De spychanalyse ?

38Pour quelque chose qui se présente sous la forme inédite d’une askêsis pour un éros, il fallait sans doute inventer un nouveau mot.

Antoine Verstraet, Pierre Cassou-Noguès, Les démons de Gödel, Logique et folie, Paris, Le Seuil, 2007

39Pierre Cassou-Noguès est agrégé de mathématiques et docteur en philosophie. Il nous propose un ouvrage consacré pour la seconde fois à Kurt Gödel. Après une biographie publiée en 2004 aux éditions Les Belles Lettres, il s’agit ici de rendre compte de la lecture et de l’étude patiente de milliers de manuscrits ayant appartenu au logicien et que l’université de Princeton (États-Unis) détient.

40Kurt Gödel est né en 1906 à Brno (situé dans l’actuelle Tchéquie). Il étudie la physique puis la logique à l’université de Vienne à partir de 1924. Il participe alors aux séminaires de Karl Menger et de Moritz Schlick (ce séminaire deviendra par la suite le Cercle de Vienne). Gödel établit son célèbre théorème de l’incomplétude en 1929. Kurt et Adele Gödel ont quitté Vienne en janvier 1940 avec, dans les valises de Kurt, presque tous les résultats logiques qu’il publiera de son vivant. Ils vécurent à Princeton près de quarante ans. Kurt est mort en 1979. C’est sa femme qui a légué les manuscrits à l’Institute for Advanced Studies.

41Kurt Gödel prend place à une époque où la logique est déjà mathématique et il y produit des résultats. Mais ceux-ci ont une portée exceptionnelle et prennent un sens qui dépasse le seul domaine de la logique mathématique. Gödel nous apporte une nouvelle image de l’esprit, une nouvelle formulation de la question des limites de la pensée et de son rapport à une transcendance. Le logicien tire en effet de son théorème d’incomplétude « peut-être la première proposition rigoureusement prouvée à propos d’un concept philosophique [6] ». C’est à cette philosophie, à laquelle Gödel s’est essentiellement consacré dès 1943, que Pierre Cassou-Noguès s’intéresse dans cet ouvrage.

42Le logicien entend transformer la philosophie : elle doit devenir une véritable théorie, analogue aux théories scientifiques. Leibniz est, dès le début, au centre de la réflexion de Gödel. En effet, ce dernier tente d’élaborer une monadologie : chaque individu, tout comme chaque chose, est une monade isolée des autres monades et du monde. L’univers est fait de monades, c’est-à-dire de particules spirituelles qui contiennent chacune une représentation de l’univers analogue à notre perception des choses. Chaque monade possède une vie, une expérience intérieure, une conscience qu’elle peut développer. Gödel craint cet infiniment petit et la vie autonome de ces petites choses. Son hypochondrie, sa peur des maladies et des gaz en seraient la manifestation.

43Quel chaos, en effet, si chacun de ces organismes vivait sa vie en toute indépendance, les choses visibles se transformant sous nos yeux à chaque instant, se dispersant même en une multitude de nouvelles figures. Notre corps, comme notre esprit, est lui-même pris dans ce chaos. En effet, il comporte autant de petites perceptions qu’il y a de petites choses dans le monde. C’est par l’assemblage de ces petites perceptions que nos pensées se constituent. Néanmoins, ces petites perceptions peuvent se développer sans que nous en ayons conscience. Il existe des « facteurs inconscients » qui changent à certains instants le cours de nos pensées. Nous ne les maîtrisons pas et nous ne les comprenons pas. Le cours de nos pensées n’est donc jamais maîtrisé mais dépend du changement autonome de pensées inaperçues. Cependant, nous ne pouvons jamais être certain que ce fond de pensées inaperçues n’est pas sur le point de se dérégler et d’entrer dans le plus grand chaos. Le risque de la folie, dans le monde de l’esprit, correspond à celui du chaos du monde des choses.

44Il faut donc un principe régulateur : ce sera Dieu. C’est Dieu qui a créé les monades. Chaque chose et chaque être ont été créés dans un but déterminé et chaque être réalise de lui-même ce que Dieu attend de lui. Il n’y a donc pas de hasard dans le monde de Gödel. Les objets mathématiques sont également des idées de l’entendement divin. Enfin, Dieu n’est pas trompeur : il n’a pas pu mettre dans l’esprit humain cette évidence que les mathématiques ne relèvent que de la raison si leurs problèmes ne peuvent être résolus de façon empirique.

45Le monde n’est pas non plus tel que je le perçois. Gödel a le sentiment de la fragilité du monde : il ne peut être qu’une illusion. C’est pourquoi l’on peut poser la possibilité d’autres mondes auxquels nous n’accéderons que dans une vie future et dans lesquels habitent des intelligences supérieures (anges et démons). L’intelligence, dans ce qu’elle a de spécifiquement humain, laisse échapper ces êtres, tout comme les objets logiques et le mystérieux. Ce dernier appelle à un autre régime de pensée qui nous reste étranger. En effet, puisque certaines propriétés des objets mathématiques nous restent inconnues, c’est qu’il existe une réalité mathématique dont l’accès nous est donné par l’intuition. Pour percevoir les objets mathématiques, ou plus généralement les concepts abstraits mais également cette région d’êtres qui n’ont pas de place dans notre monde sensible, il existe selon Gödel un organe de la raison. Il le nomme « œil pinéal » et précise que si celui-ci se ferme, la référence des mots, leur sens, ce qu’ils désignent, se perd. L’œil pinéal permet aussi à l’esprit humain d’établir une « communication » avec des êtres bizarres, hors de notre monde, tels que les anges, les démons ou bien encore les objets mathématiques. Mais alors, si l’intuition doit pouvoir fonder des théories complètes (c’est-à-dire qui dépassent notre monde sensible), il faut que l’œil pinéal échappe aux mécanismes qui régissent notre cerveau. De plus, selon Gödel, on peut distinguer des états mentaux plus nombreux que ceux dont le cerveau est susceptible de créer. C’est dire qu’ils n’ont pas de correspondants cérébraux. Cet esprit, qui doit être capable de résoudre tous les problèmes qu’il peut poser, serait-il séparé du cerveau ? Gödel l’envisage et pose que l’harmonie de l’esprit et du corps est alors susceptible de se rompre. Quant à l’harmonie de l’esprit et du monde, elle aussi peut être menacée : voilà l’œuvre des démons qui se manifeste par l’hallucination. Gödel admet également que ce développement indéfini de l’esprit humain exige un temps infini qui, bien entendu, ne nous est pas accordé dans la vie terrestre. Gödel envisage alors qu’une vie après la mort puisse se dérouler soit dans notre monde, soit dans un autre. Le développement de l’esprit semble bien exiger une vie éternelle…

Monique Vanneufville, Ingeborg Meyer-Palmedo (herausgegeben von), Sigmund Freud/Anna Freud, Briefwechsel 1904-1938, Frankfurt am Main, S. Fischer, 2006

46« Je remarque sur ton cas mon âge, car tu as l’âge de la psychanalyse. Toutes deux m’ont fait du souci, mais au fond j’attends tout de même plus de joie de toi que d’elle » (lettre 137 SF, 6/12/1920, p. 313). Cette phrase écrite à Anna à l’occasion de ses 25 ans est, d’une certaine façon, emblématique pour la correspondance de Sigmund Freud avec la plus jeune de ses filles (298 lettres entre 1904 et 1938), puisque se retrouvent indissociablement liées au fondateur, dans un même souci, Anna et la psychanalyse.

47Publier intégralement cette correspondance, complétée de notes nombreuses et précises, a l’intérêt d’offrir un document cohérent, vivant et émouvant sur la croissance et le devenir de cette relation père-fille particulière, dont la période cruciale entre 1919 et 1923, quoique tristement obscurcie par des deuils extrêmement douloureux et l’annonce de la gravité de la maladie de Freud, est riche d’un échange épistolaire dense et profond.

48Dans ces lettres, où il s’écrit très peu de choses sur les événements de l’actualité, qu’elle soit économique (mises à part les allusions humoristiques récurrentes à l’incroyable dévaluation de l’argent des années 1920) ou historique et politique – ce qui a quand même de quoi surprendre, en ces années de Première Guerre mondiale – et encore moins sur la relation mère-fille, rien ne semble avoir été censuré, et la liberté et l’intimité des échanges laissent aussi apparaître un Freud parfois découragé, se disant « tourmenté » par la psychanalyse, surtout celle, si pénible mais financièrement nécessaire, des patients anglais (lettres 137 et 138), et qui se plaint, non sans humour, de la lenteur du Verlag (Éditions psychanalytiques internationales), de la « Press », sa section anglaise, et des traductions.

49Dès la première lettre d’Anna adolescente (lettre 6 AF du 13/07/1910, p. 57-58), puis dans chacune des lettres ultérieures, est sensible le sentiment d’attachement profond et indéfectible que la fille voue à ce père qu’elle appelle à l’aide, afin de venir à bout d’un complexe lié à une certaine insatisfaction, à des manques, tant elle voudrait devenir « raisonnable » comme il le souhaite. L’objectif sera atteint en septembre 1918, quand Anna, devenue à la fois institutrice, traductrice, secrétaire du Verlag et même écrivain, tire un bilan encourageant : « Je n’ai désormais plus que des jours raisonnables, un sentiment tout à fait inhabituel » (lettre 84 du 13/09/1918, p. 203).

50De la réciprocité de l’attachement témoignent entre autres les lettres 42 et 43 de juillet 1914, où Freud, arguant de leur intimité particulière, veut convaincre sa fille, alors en Angleterre, de ne pas se laisser séduire par E. Jones qui lui fait la cour ! Là se révèle le dilemme de Freud qui, tout en constatant et admettant combien Anna est différente de ses sœurs, souhaite pourtant qu’elle suive, comme elles, le modèle dominant de la jeune fille tel qu’elles l’incarnaient : « Tu ne ressembles guère à Math et Soph, tu as plus d’intérêts intellectuels et ne te contenteras probablement pas de sitôt d’une activité purement féminine. Tes goûts s’exprimeront sûrement aussi dans ton choix matrimonial, […], mais dans l’ensemble, il te reste à découvrir que tes sœurs ont suivi le juste chemin » (lettre 43 SF, p. 129).

51C’est alors que Freud pense, dès 1921, à appeler Lou Andreas-Salomé comme conseillère d’Anna, souhaitant qu’elle lui soit « une amie durable » (lettre 166). Ainsi, la psychanalyse devenant l’instrument de son affirmation, la personnalité d’Anna s’épanouit et à l’automne 1923, ses choix de vie fondamentaux sont faits : elle se consacre essentiellement à son père et à sa cause.

52Le voyage à Rome qu’entreprend Freud en septembre avec sa fille représente en quelque sorte, Anna n’ayant plus quitté pour une longue période son père gravement malade, une rupture dans la continuité et le caractère de la correspondance, car la forme et le ton ont changé ; ce sont plutôt de courtes missives ou des télégrammes qui expriment la joie des voyages avec Dorothy Burlingham et le plaisir de vivre. Anna est devenue indispensable à son père qu’elle décharge des affaires familiales et des obligations organisationnelles ou publiques dont il se retire de plus en plus ; ses écrits, ses activités et ses responsabilités au sein de l’institution (à l’institut d’analyse didactique de Vienne par exemple) contribuent à la rendre confiante et influente.

53On comprend alors que Freud ait pu écrire à Stefan Zweig (lettre du 18/05/1936) combien il a été inhabituellement heureux dans sa maison, « avec une femme, des enfants et une fille en particulier qui dans une rare mesure répond à toutes les attentes de son père ».

Franz Kaltenbeck, Michael Turnheim, Mit der Vernunft schlafen, Zürich-Berlin, Diaphanes, 2009

54Alors que les psychanalystes ont beaucoup réfléchi sur la place de leur discipline à l’égard de la science, ils se sont moins penchés sur ce qu’ils doivent à la philosophie. C’est plutôt Derrida et ses disciples qui leur réclament ce dû, en signalant l’enracinement de certains concepts – le père, le phallus, la castration – dans la métaphysique européenne. Derrida ramène cette dette à « la vieille racine » du « phallogocentrisme ». Des philosophes plus jeunes se sentent plutôt attirés par Lacan pour ses incursions sans complexe dans la philosophie. Ils ont même remarqué qu’il cite plus souvent Hegel que Freud !

55Il est donc rassurant qu’un psychanalyste comme mon ami Michael Turnheim (MT) relise, depuis plus de dix ans, Freud et Lacan avec Derrida, non seulement pour solder le compte débiteur de notre théorie et de notre pratique mais aussi avec la visée d’une déstabilisation salutaire de l’édifice freudo-lacanien, trop affirmatif à son goût.

56MT nous présente d’emblée un étrange chiasme avancé par Derrida : Freud, sans avoir étudié les philosophes, se défendrait mieux contre les pièges de leur discours que Lacan qui les a lus à merveille ! Sur les traces de Derrida, MT traque ce « clivage interne au geste freudien » dans l’œuvre de l’inventeur de la psychanalyse, clivage dynamisant dont l’auteur doit chercher l’équivalent chez Lacan, mais avec des détours compliqués. Je n’ai pas à prendre position ici sur les espoirs suscités par ce clivage chez MT, mais je dois quand même lui rappeler que le Lacan « classique » (des années 1950) n’a martelé ses célèbres dits que sur le fond de l’abrasement de l’inconscient par les postfreudiens. Plus tard, ses doutes allaient en augmentant et la fin (magnifique) de son œuvre témoigne d’un regard désabusé sur la psychanalyse.

57Si Derrida et MT veulent dire que l’attitude de Freud à l’égard de la philosophie était plus sophistiquée que son aversion vis-à-vis des philosophes fournisseurs de visions du monde (Weltanschauungen), nous sommes d’accord. Freud n’avoue-t-il pas dans deux remarques autobiographiques sa passion secrète pour la philosophie ? Quant à Lacan, je ne chercherai pas à compenser le diagnostic sévère de Derrida par une démonstration de sa lucidité – ainsi celle de sa déconstruction de la philosophie morale de Kant avec Sade, par exemple. Je prendrai plutôt au pied de la lettre la concession tardive que fait Derrida dans son article, « Pour l’amour de Lacan ». MT la discute justement à la fin de son livre : Derrida revient à une « scène », celle de « La lettre volée », cette lettre que Lacan n’a jamais distinguée de façon nette du phallus. Le philosophe admet alors que cette scène n’a jamais été close. Je pourrais mentionner d’autres concepts du Lacan des années 1950, qui ne sont pas fermés, eux non plus, et même un exemple princeps, le Nom-du-Père lui-même, dont une des prémisses, empruntée à Racine, est la substitution de « la crainte de Dieu » à toutes sortes d’angoisses diffuses. Ce concept est donc articulé aux dimensions du réel et de l’imaginaire et pas seulement enfermé dans le symbolique. Qui est alors le plus subtil ? Freud qui passe pour un naïf de ne pas avoir lu les philosophes, ou Lacan qui les a lus et se faisait passer pour l’éclaireur de l’inventeur de la psychanalyse ?

58Ce sont les lieux et les moments où Freud mais aussi Lacan franchissent la contrainte du principe de non-contradiction qui stimulent MT dans la première partie de son livre. Lieu : la Vienne de Freud (et de l’auteur), évoquée trois fois dans l’œuvre écrite de Lacan. MT en fait une métaphore de la psychanalyse elle-même, car celle-ci est aussi peu une (ou la psychanalyse) que ce « melting pot » de nations et de cultures qu’était, selon Lacan, la Vienne de 1900.

59Lieux et moment des origines : MT dissèque avec bonheur les contradictions accumulées par Freud quand il a tenté d’expliquer dans Totem et tabou la naissance de la loi et de la culture à partir du meurtre du père. Exemple : la loi, à l’instar de la loi morale de Kant, est taxée d’intemporelle. Or, elle commence avec un acte dont on ne saurait dire s’il a été animal ou humain. Si Kroeber, Lévi-Strauss et Lacan, pendant de nombreuses années d’ailleurs, ont déjà pointé ces illogismes, MT souligne avec Derrida la charge créative de ceux-ci.

60Lacan n’est pas non plus à l’abri du déconstructivisme de MT. D’une part, l’auteur des Écrits croit avoir trouvé la vérité pure de Freud que les élèves de celui-ci ne pouvaient pas recevoir. Mais d’autre part, il rend Freud responsable de la débâcle intellectuelle de l’Association Internationale (IPA), fondée par lui. Aussi Lacan aurait-il été dupe de son fantasme, d’avoir été, grâce à ses capacités, le seul lecteur autorisé de la vérité secrète de Freud. Interprétation spirituelle ! Mais ne faudrait-il pas dire de quelle vérité secrète il s’agissait pour Lacan ? De celle de l’inconscient que les courants postfreudiens, combattus par Lacan, avaient simplement abrasée.

61La partie médiane du livre est consacrée au sinthome de Joyce, cette structure réparatrice d’un nœud dont les trois ronds (Imaginaire, Symbolique et Réel) ne tiennent pas ensemble. Selon MT, le sinthome est avant tout, pour l’enfant, une défense contre le danger de « lalangue maternelle », « soupe de langue informe ». À la différence de MT, je ne rendrais pas les seules équivoques dans lalangue de la mère – équivoques nombreuses et non interprétées – responsables de la folie éventuelle de son enfant. C’est avant tout la jouissance sexuelle, opaque pour l’enfant, que cette langue véhicule, ainsi que l’autorité de la mère comme énonciatrice qui peuvent jouer comme facteurs étiologiques d’une psychose (cf. La loi de la mère de Geneviève Morel).

62Derrida a lu Joyce dès les années 1960 quand il compare l’écrivain irlandais à Husserl pour montrer que tous les deux visent la pureté de la langue sans pouvoir l’atteindre : le philosophe, par un idéal de simplicité ; l’auteur de Finnegans Wake, par une multiplicité de langues pour dépasser la densité des équivoques de la langue ordinaire. Dans Ulysse gramophone, Derrida exemplifie sa théorie d’une violence originelle, recelée par la trace, en lisant un jeu d’écriture joycien. Là où Lacan suppose à Joyce d’avoir résolu sa psychose grâce à son œuvre, Derrida cerne plutôt des apories. Exemple qu’en donne MT : les calculs de Joyce pour réussir son œuvre, de même que sa vie, ne pouvaient évidemment pas abolir le hasard qui lui a joué tant de tours, d’où une aporie subjective. Et en préfaçant le livre James Joyce ou l’écriture du parricide de Jacques Trilling, Derrida aboutit à une autre aporie : on a beau vouloir tuer la mère par l’acte d’écrire, pour se débarrasser de celle dont on est né, on n’arrivera jamais à tuer la maternité. Il est plus étonnant de lire que MT semble préférer la relation que Derrida entretient avec la folie à ce qu’il tient pour une mise à distance de celle-ci chez Lacan. Celui-ci l’aurait reléguée dans la dit-mension du réel et n’aurait fait que pasticher Joyce, alors que Derrida se serait laissé affecter par la folie. Faut-il rappeler ici l’adage affiché en salle de garde : « N’est pas fou qui veut » ?

63Qui arpente les frontières pour mettre en cause leurs tracés ne saurait s’arrêter devant ce qui sépare la vie de la mort. Lacan et Derrida sont tous les deux influencés par l’analytique du Dasein de Heidegger. C’est la paraphrénie de Schreber qui inspire à Lacan le concept de la « mort du sujet », soit d’une mort qui affecte le vivant dans son rapport symbolique au sexe (phi zéro chez Lacan). Pour MT, le normal et le pathologique ne peuvent pas être différenciés de façon hiérarchique. Ils ne sont que deux attitudes différentes face à la mort.

64Non sans ironie, Derrida constate une « insistance enthousiaste » sur le lien entre le langage et la mort chez les penseurs français. C’est même une « affaire franco-allemande », rajoute MT. On retrouve cette insistance chez Blanchot et son ami Bataille qui assistait, avec Lacan, au cours de Kojève sur Hegel. Lacan, comme le montre MT, n’a pourtant pas tiré les mêmes conséquences de cet enseignement que Bataille. Celui-ci vise la déstabilisation de la dialectique hégélienne par la dérision de la mort, alors que Lacan reconnaîtra encore dans le rire provoqué par Le balcon de Jean Genet une évocation du Nom-du-Père et du phallus.

65Maurice Blanchot relie, dans L’écriture du désastre, le livre de Serge Leclaire On tue un enfant avec « La crainte de l’effondrement », un article célèbre de Winnicott. Les deux psychanalystes sont préoccupés par la mort d’un enfant. L’analyste anglais parle de sujets qui ont subi très tôt cet effondrement, soit une mort psychique qu’ils craignent parce qu’ils n’ont jamais pu la subjectiver. L’enfant dont parle Leclaire doit mourir dans un fantasme pour ne plus être une image narcissique aux yeux de sa mère. MT interroge la thèse de Blanchot, selon laquelle l’enfant tué pour ne plus être une image serait l’enfant qui a subi l’effondrement winnicottien impossible à mémoriser.

66L’auteur termine son livre par un essai qui veut réconcilier Derrida et Lacan. Derrida découvre une voix féminine dans l’œuvre de Levinas, bien que pour ce philosophe l’altérité soit, par principe, mâle. Lacan, en réaffirmant le primat freudien du phallus, serait dans la même position que Levinas. Il adhérerait donc à la « vieille racine métaphysique » (phallus, père, castration). Mais cette racine contiendrait également une « crypte » féminine qui « dicte la psychanalyse ». On reste un peu surpris par cette construction. Faut-il rappeler à MT ce que Lacan répète inlassablement à travers son enseignement, à savoir que Freud était docile à l’hystérique, qui est plutôt femme, signe que pour Lacan la psychanalyse venait d’abord des femmes ? Lui-même n’a-t-il pas commencé avec Aimée ?

67Sans doute MT a-t-il trouvé, grâce à l’étude de l’œuvre de Derrida, l’issue d’une impasse qui est celle du lacanisme institutionnel. Il n’était pas le seul à ne plus pouvoir accepter les idéologies de ces institutions : l’autoritarisme, la dévotion pour le chef, l’abus des concepts et des dispositifs (la passe) créés par Lacan. Si j’ai bien compris MT, il rend Lacan en partie responsable des dérives de ses élèves. Derrida lui a montré la voie déconstructiviste où l’on n’a pas peur de dire, quand il le faut, le même et son contraire, mais où on ne veut pas de concepts non éclairés qui vous déterminent.

68Pour revenir sur la célèbre question du phallogocentrisme, personne ne niera que le phallus et le père aient existé avant la psychanalyse. Le phallus et le logos sont des concepts grecs. Mais ces concepts sont-ils les mêmes après Freud, voilà ce qu’il convient de trancher. Et cela vaut a fortiori pour la castration, qui n’est pas un mythe.

69Quant à la simultanéité du oui et du non, n’est-elle pas trop prisée par les derridiens ? Certes, il est nécessaire de déconstruire les concepts et les argumentations souvent usés jusqu’à la corde par les psychanalystes en manque d’inspiration, mais est-ce suffisant pour faire avancer notre discipline ?

70Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, ce nouvel ouvrage de MT – dont on espère la traduction prochaine en français –, précis, riche et informé des travaux les plus récents dans le champ philosophique, permet à son lecteur de se réveiller du sommeil de la raison qui engendre les monstres.

Benjamin Weil, François Marty, Filiation, parricide et psychose à l’adolescence : les liens du sang, Éditions érès, 1999

71S’appuyant sur une lecture et une analyse du mémoire de Pierre Rivière et sur des comptes rendus cliniques de consultation, François Marty précise et développe des éléments de théorisation d’une émergence de la psychose à l’adolescence. Cet ouvrage apparaît alors comme une illustration clinique des conceptions de l’auteur sur le pubertaire et le processus adolescent.

72L’adolescence n’est comprise par François Marty ni comme une crise ou une période, mais bien plus comme un mouvement vers l’âge adulte ; mouvement au cours duquel le sujet s’historicise, se comprend dans le temps et se place dans les générations. Cette réaction, initiée par la collision de la névrose infantile et d’un corps se transformant, permet le plus souvent d’aboutir à un réajustement identificatoire, à une redistribution des investissements objectaux. Et c’est quand l’obstacle est refusé, quand les attachements de la petite enfance sont réinterrogés trop douloureusement et que les fantasmes parricides et incestueux deviennent insupportables que naît la psychose pubertaire ; qui s’entend alors comme un échec du processus adolescent.

73Le mémoire de Pierre Rivière – et son histoire – offre à l’évidence un exemple édifiant des liens qui existent entre puberté et maladie mentale. Il permet en particulier d’insister sur le fait que l’éclosion d’une psychose pubertaire repose avant tout sur la résurgence d’une problématique infantile dont l’élaboration s’est heurtée à la névrose œdipienne parentale et qui transforme la puberté en un « mouvement de sexualisation dans le déni de la différence des sexes et des générations, dans l’inceste » (p. 185). Fuir cette distribution des rôles insupportables, à l’heure de l’avènement de la sexualité génitale, requiert de s’isoler, de refuser l’héritage, de nier la filiation, d’adopter l’une des « figures d’enfermement de la psychose » (p. 105) que sont l’autodidactie autoréférente de Pierre, le délire de filiation de Bertrand – le jeune patient – ou l’idée délirante d’auto-engendrement.

74Il est probable que la valeur de la psychose pubertaire n’est, pour son auteur, pas uniquement nosologique ; elle vaut la peine d’être décrite et repérée, non pour en faire un diagnostic stérile et désespéré, mais pour en faire peut-être le paradigme des tableaux de psychoses dont les psychanalystes doivent se saisir. Car, loin de consister en une description clinique figée, l’exposé de ces considérations cherche à définir un cadre théorique capable d’intégrer l’idée de la thérapie chez les adolescents psychotiques. Le pubertaire est alors considéré comme une seconde chance de remanier de façon dynamique la structuration psychique, d’accéder à la symbolisation. Les symptômes décrits, les « agirs psychotiques adolescents » (p. 71) – le meurtre, l’écriture d’un mémoire, la fugue… – sont compris comme des actes relationnels, le signe que « quelque chose cherche à se dire ». Si la psychiatrie moderne définit la psychose par ses signes négatifs et positifs, il convient de réellement considérer ces derniers comme tels. Du « ratage » pubertaire, de la fuite dans la psychose, naît quelque chose qui cherche à corriger, à faire sortir de l’isolement, à se repenser dans la relation à l’autre. François Marty rappelle que la psychanalyse a vocation à suivre le patient dans son intention et nous enjoint à lutter contre ce qui nous retient de considérer le délire ou même le crime, si monstrueux soit-il, comme une tentative de guérir, comme une nécessité pour penser les origines.


Date de mise en ligne : 29/10/2009

https://doi.org/10.3917/sc.011.0117

Notes

  • [1]
    E. Bick, « L’expérience de la peau dans les relations d’objets précoces », dans Les écrits de Martha et Esther Bick, Larmorplage, éd. du Hublot, 1998, p. 136 ; cité par H. Rey-Flaud, op. cit., p. 70.
  • [2]
    M. Haag, cité par G. Haag, « Hypothèse d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », dans Contenance de la pensée, Paris, Dunod, 2003, p. 41-42 ; cité par H. Rey-Flaud, op. cit., p. 71.
  • [3]
    D. Williams, Si on me touche, je n’existe plus, J’ai lu, 1993.
  • [4]
    M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2001, p. 31.
  • [5]
    Ibid., p. 33.
  • [6]
    Entre 1972 et 1974. Papiers Gödel, 8c, 117, item 040394.

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