Couverture de SC_011

Article de revue

« Je veux mon âme sœur »

Pages 112 à 116

1Monsieur X., 56 ans, est hospitalisé pour la première fois en service psychiatrique depuis dix jours au moment de l’entretien. Il a été hospitalisé après être allé consulter son médecin généraliste car « pour la première fois, dans mon être, je me suis senti pas à l’aise », « en danger ». Greffé du foie, il y a quelques années, suite à une hémochromatose diagnostiquée tardivement qui lui « a détruit le foie », il a été mis en invalidité et ne travaille plus depuis. Auparavant, il a exercé notamment comme photographe professionnel, vidéaste et monteur.

2Il a été marié huit ans avec une première femme, Brigitte, avec qui il a eu deux enfants : une fille de 30 ans, qui a elle-même trois filles ; et un garçon, mort à l’âge de 11 ans de la mucoviscidose. Après avoir quitté Brigitte (« on ne s’aimait plus »), il a vécu quelque temps chez une autre femme (qu’il dit ne pas aimer), et a rencontré ensuite Toune, avec qui il a vécu pendant vingt-sept ans et a eu une autre fille, Hélène, âgée de 20 ans aujourd’hui. Après la mort de son fils, il part aux États-Unis « avec Toune, notre fille et même le chien […] pour refaire une nouvelle vie ». Ils y restent neuf mois.

3Il s’est séparé de Toune quatre mois avant son hospitalisation « parce qu’elle ne m’aimait plus », constat qu’il aurait fait deux ans auparavant.

Greffe et isolement

4Il situe le début de son épisode dépressif, de son « idée de mourir », « deux ans après la greffe », qui s’est pourtant bien déroulée et pour laquelle il estime avoir « eu de la chance » pour avoir bénéficié d’un greffon compatible très peu de temps après le diagnostic imposant la greffe. Alors que son métier de photographe et vidéaste lui permettait de « rencontrer plein de monde » et « d’être en communication », l’arrêt du travail lié à la mise en invalidité le conduit à s’isoler progressivement et à passer l’essentiel de son temps chez lui « devant l’ordinateur ». Il dit s’être laissé progressivement aller, buvant seul et en cachette malgré le danger lié à son foie greffé et recommençant à fumer tabac et haschich, jusqu’à ne plus se laver, ne plus se couper les cheveux, « la barbe jaune de nicotine » et le corps alourdi par le poids, parce qu’il avait « décidé de partir, de quitter la terre, de mourir, quoi ».

Une fausse reconnaissance

5Les jours précédant sa séparation avec Toune, alors qu’il ressemble « à un sdf », il fait une fausse reconnaissance en allant acheter de l’alcool au supermarché du quartier. Voyant devant lui une femme avec sa petite fille, il croise son regard lorsqu’elle se retourne et est alors persuadé de reconnaître Marie, son « âme sœur », rencontrée plus de trente ans auparavant dans une assemblée de témoins de Jéhovah, et avec qui il a entretenu un amour platonique pendant presque deux ans. « Je lui dis : Excusez-moi, madame. Madame… Vous ne seriez pas Marie X ? Et là, elle se retourne, hop, elle me sourit. » Malgré les dénégations de cette femme et bien qu’elle ne s’appelle pas Marie mais Christine, il est persuadé que c’est elle : « Et elle me dit non, je m’appelle Christine. Ce qui prouve qu’elle a pas beaucoup d’imagination quand même. Parce que tout le monde l’appelait Marie, mais son vrai nom, prénom était Marie-Christine. » Il la reconnaît surtout à son regard, qui « n’a pas changé », et surtout à l’effet que produit ce regard sur lui « le même phénomène qu’à l’époque ».

6« C’est la seule personne au monde, la seule femme, pardon, pour laquelle j’ai ressenti ce qu’on appelle […] le coup de foudre. Physiquement et mental […] mentalement. C’est-à-dire que ça commence par une sorte de frisson, à la vue, au regard […]. Sous la plante des talons, au niveau des talons, ça remonte au niveau de la colonne vertébrale et ça s’arrête là, juste ici, là (il montre le sommet de la tête), avec la lumière, pssst, comme ça. Elle est en moi, cette lumière. J’étais à sept-huit mètres. » Cette lumière qu’il décrit est « un rayonnement que j’arrive à visualiser », « une projection lumineuse » émanant de l’autre, qui lui a permis de savoir instantanément que Marie était son « âme sœur » et de la reconnaître trente-huit ans après.

7Rentrant chez lui après cet épisode, il aperçoit son reflet dans le grand miroir de l’entrée de son immeuble, et se voit avec le regard de Marie : « Je me suis vu avec mon sac et je me suis vu en sdf. […] Le sdf dans toute sa splendeur […]. Et là tout d’un coup, j’ai compris que Marie, mon âme sœur, elle venait de me voir dans cet état-là. Et ça, c’était un électrochoc. Tout de suite j’ai su qu’il allait se passer quelque chose. » Dès le lendemain, il arrête de boire et de fumer, recommence à faire du sport et à perdre du poids. La séparation avec Toune intervient quelques jours plus tard.

Nostalgie de l’âme sœur

8Deux mois et demi après sa séparation, soit un mois et demi avant son hospitalisation, il a une grippe associée à une fièvre qui selon lui déclenche le début de l’état de mal-être qui l’amène à l’hôpital. Alors qu’il est fiévreux, il entend une chanson sur Radio Nostalgie, qui lui remémore brutalement Marie, qu’il croyait avoir « complètement oubliée » (il a entre-temps oublié l’épisode de la fausse reconnaissance). « Et je suis remonté dans le passé, une histoire d’amour avec euh… ce que j’appelle mon âme sœur. » Se déclenche alors un délire focalisé sur le fait d’avoir rencontré et raté son âme sœur : « J’ai commencé à pleurer. Et pourquoi je l’ai pas épousée ? Patati patata… Et après sont arrivés les conversations, les monologues. […] Ah, des heures, des heures, je répétais. Alors comme j’en avais pas assez, j’imaginais des situations : qu’est-ce que je vais lui dire à Marie si je la revois à Inno, si je la croise dans la rue, comment je vais m’y prendre pour qu’elle s’arrête, pour pas qu’elle me jette ? »

9« Et puis c’est devenu plus grave après. » Alors qu’il attend son tour au guichet de la poste, il a la vision de Marie (image qu’il dit fabriquer grâce à ses talents particuliers en matière de création d’image), avec qui il se trouve dans un parc, au printemps : « Marie est en face de moi, je sens son odeur. Elle sentait bon, en plus. Mais elle ne parle pas, elle a des grands yeux, tout ça. » Il tente de lui expliquer comment « on aurait pu changer le cours de notre histoire. Et puis là, je commence à lui parler, j’ai la voix qui chevrote parce que j’ai envie de pleurer, je commence à pleurer, et tout d’un coup, tout s’évapore et je me retrouve comme ça, là, et qu’est-ce que je vois, trente personnes qui me regardent, les gens du […] les guichetiers de la Poste centrale […]. J’étais en train de parler à Marie. Et là, j’ai pas maîtrisé. »

Un cerveau dressé

10Le sentiment de ne pas maîtriser l’image créée semble nouveau et déroutant pour cet homme qui se définit par ses capacités à créer, stocker, analyser et associer des images dans un cerveau semblable à un scanner : « Je suis quelqu’un dans sa tête, ça fait des années, depuis l’âge de 4-5 ans, je vis dans ma tête […] je me suis créé un royaume virtuel […] Moi je l’appelle mon royaume imaginaire. J’ai eu des choses, j’ai senti des choses, j’ai vu des couleurs qui n’existent pas sur notre planète ou quand elles existent, elles sont beaucoup plus belles. J’ai vu des choses d’une beauté ! »

11Lors de son séjour américain, la production d’images et la capacité à créer de nouveaux mondes étaient soutenues par la consommation de drogues (« de la mexicaine à vingt dollars ») lui permettant « d’aller toucher Dieu du doigt ».

12Les fabuleuses images qu’il crée sont stockées, gravées comme sur un disque dur qu’il peut mobiliser quand il le souhaite. « Moi, tout est classé et ce qui est grave, c’est que je garde […]. Une image, c’est pas qu’une image, je veux dire, c’est pas de la 2D, c’est pas qu’une image chez moi. Chez moi, c’est tout. C’est-à-dire […] quand tout à l’heure je vous disais que ça sentait bon, tout ça… Moi dans une image, j’ai les odeurs, j’ai les sensations. »

13Il a « dressé son cerveau » pour pouvoir voir, à l’instant où il mourra, l’image de son fils mort arrivant vers lui « avec toutes mes chiennes. […] Et j’ai dressé mon cerveau, et je me dis : s’il me reste deux secondes, pendant deux secondes, ça fait 40 000 pensées/seconde, c’est énorme, ça fait une petite histoire. Avant de mourir, je voudrais voir cette scène. Je me dresse. Souvent je pense à ça. » Ce délire sur le fonctionnement de son cerveau est présenté comme une compétence technique qui lui permet de contrôler le monde qu’il crée…, contrôle qu’il n’exerce cependant pas jusqu’au bout puisqu’il préfère ne pas partir « en voyage austral » de peur que son cerveau ne « se bloque » et l’empêche de revenir.

14Il est notable que cette caractéristique de création et stockage d’images qui est centrale dans son délire soit également essentielle dans l’exercice du métier qu’il exerçait, lié à l’image. « Je sais pas peindre, je sais ni dessiner ni sculpter. […] Aujourd’hui l’informatique vous permet de réaliser vos… si vous avez des choses dans la tête […]. Voilà, je peux montrer aux gens ce que je suis capable de voir. » Photographier, filmer, monter, lui permettaient d’utiliser son goût pour les images et sa capacité à faire surgir des mondes imaginaires, inscrits dans une relation d’échange et de partage avec d’autres. La perte de son métier suite à sa mise en invalidité le conduit à être envahi d’images qu’il conserve pour lui, jusqu’à ne plus en « maîtriser » la production. Cette perte signe, semble-t-il, le début de sa dépression et de sa difficulté à se distancier des images créées.

Un accrochage imaginaire à un double féminin

15L’importance de l’imaginaire dans la construction psychique de ce sujet est visible également dans l’obsession de l’âme sœur qui revient dans son discours et resurgit fortement dans la période précédant l’hospitalisation. Marqué à l’âge de 11 ans par l’expression, entendue dans la conversation d’un adulte à qui il demande de lui en expliquer le sens, il en fait l’objectif essentiel de sa vie : « Et à l’âge de 11 ans, pour moi, ça devait être comme ça, ma vie. Je devais trouver mon âme sœur. Marie était mon âme sœur. » Mais il la rate. « Et la deuxième [Toune], je m’en suis aperçu que presque trente après, une fois que j’ai été viré, que c’était mon âme sœur. » Il découvre donc a posteriori que Toune était aussi son âme sœur, mais qu’il l’a également ratée, découverte qui se fait donc entre le moment de la séparation et celui où il est hospitalisé.

16La preuve qu’il est possible de trouver l’âme sœur lui est donnée pendant cette période, lorsque, dans un supermarché (le même que celui où a eu lieu la fausse reconnaissance de Marie), il « voit un couple d’âmes sœurs. J’étais à la caisse […]. Et je regarde un couple et j’ai failli chialer, vous imaginez, wouaou ! […] Ils se sont regardés tous les deux, ça a duré trente secondes à peu près, montre en main. J’ai vu ce visage, ce regard d’amour, d’un couple, j’ai jamais vu une telle intensité. Le monsieur avait un regard, des yeux noirs, sombres. J’ai jamais vu une concentration comme ça. Et moi, je vais vous dire, je suis rentré… parce que leur… leur regard, je suis rentré dans leur regard. Wouaou… Ça existe l’amour éternel. Et c’est ça que je veux. »

17Il importe donc maintenant de ne pas laisser passer l’âme sœur (la prochaine) : « Voilà, on n’a pas le droit, on trouve une âme sœur, on n’a pas le droit de l’abandonner, je veux dire, il faut… Aujourd’hui, je le ferais, je veux dire… Si demain je trouve une autre âme sœur, et c’est mon projet d’ailleurs, je laisse rien passer cette fois. »

18L’amour est disjoint du sexe. Les femmes qu’il a aimées étaient ses âmes sœurs. Il s’identifie à elles, « en miroir » : ainsi, le fait de voir Toune triste le rend triste, et « quand je la voyais heureuse, j’étais heureux ». Quant à Marie, lorsqu’il croise son propre reflet en sdf dans la glace de l’immeuble, c’est à son regard qu’il s’identifie, à son regard en train de le regarder lui. Cette identification au regard de Marie lui permet de se ressaisir instantanément, de se redonner une forme désirable pour elle.

19De manière générale, chez ce sujet, les rencontres féminines sont à classer dans trois catégories différentes : les âmes sœurs qui lui donnent une consistance identificatoire ; les femmes qu’il n’a pas aimées mais avec qui il a eu des relations sexuelles ; et les femmes qui l’ont marqué parce qu’elles l’avaient initié soit au sexe (une amie de ses parents), soit à la religion (sa mère, sa voisine).

Neutraliser l’autre masculin

20La rencontre avec l’autre masculin est beaucoup plus problématique. Le père, tout d’abord, qu’il décrit comme « violent, alcoolique, joueur, pédophile, manipulateur » : « une charogne ». Une scène est restée gravée dans sa mémoire : « C’est ça qui a bousillé ma vie. » « Et un jour, quand je devais avoir 4-5 ans […] je dormais, j’ai… j’ai entendu ma mère hurler, et là, il l’avait pris comme ça par derrière avec un couteau sous la gorge. Wouaou… Alors je suis intervenu, ça a dû le calmer, sûrement. » Cette scène inaugurale condense à la fois la peur terrible du père mais aussi le pouvoir qu’il est censé avoir sur ce père : il le calme et par la suite, se donnera le rôle essentiel de désamorcer sa colère et de protéger sa mère (adolescent, sa seule présence aurait empêché son père de s’en prendre à sa mère).

21C’est à partir de cette scène qu’il situe à la fois sa difficulté à s’endormir, liée à la peur que le père ne tue sa mère, et sa capacité à contrôler son cerveau : « C’est à partir de ce moment-là, de ce moment précis […] que j’ai appris à créer des blocages dans le cerveau, des bons et des mauvais. […] Mais au lieu de dormir, c’est qu’on cogite. On cogite, on fait que cogiter. On se crée des images, on apprend à les classer, on apprend à analyser. » Dans son lit, attendant le retour paternel, épiant et interprétant le moindre bruit, il devient alors un cerveau-scanner, qui passe son temps à se remémorer les gestes du père pour élaborer des scénarios liés à l’anticipation de son comportement, pour « tout maîtriser, tout anticiper ». Il s’identifie à son père sur un trait : la tendance à la manipulation, associée à sa faculté de « tout préparer ».

22L’autre masculin le marque aussi sous la figure de l’instituteur, qui « m’emmerdait, m’empêchait de rêver », lui donnait des « coups de roseau sur les doigts ». Il est marqué par le fait d’avoir été soulevé de terre par un professeur, ce qui le met dans une position honteuse : « C’est pas que ça me faisait mal, c’était pas ça. Ce qui m’a choqué, c’était euh… j’ai cette faculté de pouvoir me voir, je sais pas… Et j’ai trouvé que je devais être lamentable, j’avais honte, pour moi, mais aussi j’avais honte pour lui. » Il s’identifie ici à nouveau au regard du témoin de cette scène, regard qui saisit sa propre position de faiblesse, son humiliation. Adolescent, il s’opposera à cet homme dans un face-à-face devant témoins où, enlevant son blouson, il se donne à voir cette fois dans toute sa puissance (« je lui ai dit : tu veux me casser la gueule, wouaou, tiens, regarde »).

23À 17 ans, c’est face à un prêtre qu’il montre au groupe sa puissance, intellectuelle cette fois, en mettant publiquement en cause ses arguments théologiques. « Et ça a été une catastrophe pour le prêtre. Il s’est pris une raclée, mon Dieu, une raclée spirituelle. » « Il s’est transfiguré en diable devant son fan club. Au départ, oui, vous comprenez, on va prendre la Sainte Bible, […] c’est l’accès à la parole de Dieu, tous les apôtres, tous les écrivains ont été inspirés par l’esprit saint… Y a pas mieux. Et une heure après ça, il la jette à travers la pièce en disant… c’est tout juste s’il dit pas que c’est de la merde… c’est de la merde. » Il doit ce succès spirituel sur le prêtre aux capacités exceptionnelles de son cerveau, dans lequel il dit avoir retourné « pendant des heures, pendant des jours » tous les arguments possibles, anticipant à l’avance tout ce qui lui serait opposé. Cette scène est ici aussi décrite du point de vue de témoins qui voient sous leurs yeux la transformation radicale du prêtre, du représentant de Dieu en diable défait.

Diagnostic

24Le délire de ce patient, autour des capacités de son cerveau et de l’« âme sœur », son envahissement par des images créées, les phénomènes de corps liés au phénomène de « coup de foudre » ou aux sensations associées à ses visions, son accrochage imaginaire à la figure de l’autre, signent la psychose. Le fait qu’il n’ait encore jamais été hospitalisé et qu’il ait même pu s’insérer plus ou moins normalement socialement jusqu’à sa mise en invalidité, ainsi que la cohérence de son délire autour du cerveau, dont il a pu se servir pour exercer un métier adapté, orientent vers un diagnostic de paranoïa. Il semble que l’arrêt de son travail, qui lui permettait jusqu’alors de mettre ses capacités à fabriquer des images au service de la création de liens sociaux, ait marqué le début d’un épisode dépressif l’ayant conduit à cette hospitalisation.


Mots-clés éditeurs : paranoïa, imaginaire, fausse reconnaissance

Mise en ligne 29/10/2009

https://doi.org/10.3917/sc.011.0112

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