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Article de revue

De l'addiction au vêtement support de création

Pages 31 à 38

Notes

  • [*]
    Sylvie Boudailliez, psychanalyste à Roubaix.
  • [1]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je » (1936), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • [2]
    G. Morel, « Spectres et idéaux : les mages qui aspirent », dans G. Morel (sous la direction de), Clinique du suicide, Toulouse, érès, 2002, p. 22.
  • [3]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 66.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    J. Rivière, « La féminité en tant que mascarade », Féminité mascarade, Études psychanalytiques réunies par M. C. Hamon, Paris, Le Seuil, 1994, p. 197-233.
  • [6]
    S. Stern, C. Joubert, Déshabillez-moi. Psychanalyse des comportements vestimentaires, Paris, Hachette, 2005, p. 125.
  • [7]
    J. Lacan, op. cit., 2005, p. 150.
  • [8]
    S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » (1925), dans La vie sexuelle, Paris, puf, 1969, p. 127.
  • [9]
    J. Lacan, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, op. cit., p. 565.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 383.

1« S’habiller est un mode de vie. » À cette citation d’Yves Saint Laurent nous pourrions ajouter : mode de vie particulier à l’être humain. Si le vêtement répond à une première nécessité, la manière de se vêtir n’est pas fruit du hasard. Avec l’arrivée du prêt-à-porter des années 1960, le vêtement devient une conception de soi que l’on porte sur soi. Au-delà des changements impulsés à chaque nouvelle collection, être à la mode, c’est aussi se trouver un style. En position lisière, d’interface entre le sujet et son environnement, l’habit est enjeu de désirs. Il renvoie à un tête-à-tête avec soi-même, avec son image dans le miroir, où la personne adresse à son reflet la question énigmatique du désir de l’Autre. Suis-je belle ? Suis-je désirable ? Question à laquelle les magazines de mode ou les vendeurs de boutiques de vêtements apportent une ébauche de réponse. Tenter de se conformer aux gravures de mode assure un capital de désir, dont la nature même est de ne pouvoir se stocker, d’être toujours en mouvement, insaisissable, métonymique. Or, pour certaines femmes, le rapport au vêtement n’est pas de désir mais de besoin. Avec une avidité qu’elles ne peuvent contenir, elles se livrent à des compulsions d’achats récurrents.

Fière de porter la barrette

2À l’adolescence, Marine rêve d’être blonde aux yeux bleus. Elle déteste ses cheveux noirs, et se teint elle-même. Mais, pour elle, ce n’est jamais assez blond. Néanmoins très jolie, fine et féminine, à 17 ans, elle décide d’arrêter ses études, et renonce à un deuxième rêve, celui de devenir infirmière, pour travailler, pouvoir s’acheter des « fringues » et s’habiller à la mode « dernier cri ». Elle souscrit à plusieurs emplois jeunes dans des boutiques de prêt-à-porter où elle fait de la manutention et présente les nouvelles collections : « Des tailleurs très femme. » Se sentir admirée l’aide à tenir car, derrière cela, elle se dit « très mal dans sa peau ». Quand sa mère apprend la liaison de sa fille avec un Maghrébin, dont elle tombe enceinte et se fait avorter à 18 ans, le drame « éclate ». La mère pleure pendant des heures à s’en rendre malade et doit être hospitalisée. Le père, effacé et désemparé par l’ampleur de la crise, ne parvient pas à stopper le ravage maternel, tandis que la jeune fille maintient sa liaison, pour prouver à sa mère la stupidité de ses préjugés racistes. Un an plus tard, elle rompt avec lui.

3Un jour, une amie lui dit : « Pourquoi ne fais-tu pas l’école de police ? » Le sigle « police secours » s’enchaînant, pour elle, avec les signifiants « aide » et « soins », véhiculés par le rêve abandonné de devenir infirmière, guide sa décision de passer le concours d’entrée qu’elle réussit. Porter l’uniforme l’ennuie. Pourtant, elle se sent magnifiquement femme dedans. La jupe du tailleur souligne ses longues jambes fines et un maquillage à la perfection fait ressortir son visage. En service, dans la rue, les remarques à son passage la ravissent. Elle aime se sentir séduisante.

4L’an dernier, âgée de 25 ans, une seconde perte amoureuse, et l’éloignement géographique des « attaches de son enfance » pour poursuivre sa formation professionnelle, la plongent dans une profonde détresse. Elle devient boulimique, se « baffre » jusqu’à la limite du vomissement. Elle grossit de quinze kilos. Plus rien ne lui va. Marine continue néanmoins à errer dans ses boutiques préférées : Zara, Promod, Camaïeu, Pimkie. Elle ne trouve rien à la taille 44 ; les vestes de tailleurs ne ferment plus. Désespérée, elle se réfugie dans les rayons de nourriture des supermarchés, seule chose qu’elle puisse encore s’acheter. Manger reste son unique plaisir. Prise dans ce cercle infernal, elle s’alcoolise pour oublier et ne s’habille plus qu’en noir pour cacher ce corps horrible qui « ne sert plus à rien, bon à enterrer », alors que, dans ses placards, plein d’habits de couleur attendent qu’elle puisse les remettre. Elle voudrait dormir, « disparaître en douceur », sorte d’idée de suicide qu’elle nie pourtant. Après plusieurs traitements médicamenteux et une hospitalisation d’un mois, elle consulte maintenant pour retrouver un corps qui lui plaise, à adorer, et d’autres sources de plaisir que par la nourriture.

5Âgée de 4 ans, Marine se souvient de sa mère, vue de dos, portant un pull corail de chez Kookaï, mère dont elle attendait un geste de tendresse qui ne venait jamais. Les habits, puis la nourriture et l’alcool, viennent-ils pallier le vide de ce sujet qui ne se sent pas reconnu dans le regard aimant et enveloppant de sa mère ?

6Cette question renvoie au stade du miroir de Jacques Lacan [1]. Vers 8-9 mois, l’enfant titubant, parce que n’ayant pas encore acquis la maturité neurologique ni la coordination motrice suffisante pour se tenir debout, s’identifie, en jubilant, à son image unifiée que lui renvoie le miroir et que sa mère reconnaît comme sa personne : « Oui, c’est bien toi », locution à prendre selon ce double versant : « Tu es cette image et tu as quelque part une place dans mon désir. » L’adulte, qui fait ainsi de l’enfant l’objet de son regard et de son désir, établit, par le « oui c’est bien toi » adressé à l’enfant, une relation d’appartenance de l’image à l’enfant. « Le stade du miroir réalise donc la triple équation suivante : moi ou ego = l’image de mon corps = mon corps [2]. » L’idée de soi comme corps ayant pour matrice l’image corporelle est sous-tendue de bout en bout par l’imaginaire. L’enfant s’identifie à partir de quelque chose de virtuel (l’image optique) qui n’est pas lui en tant que tel mais dans quoi il se reconnaît néanmoins. L’idée de corps s’ébauche extérieure à soi et inversée à partir de la pulsion scopique, la plus leurrante des pulsions, parce qu’elle crée son objet, une image réelle, et donne un corps au sujet pour qu’il l’adore. « Le parlêtre, disait Lacan dans le séminaire Le sinthome, adore son corps pour qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale – car son corps fout le camp tout le temps [3]. » Voilà pourquoi le sujet tient tant à son corps. « L’adoration, ajoutait-il, est le seul rapport que le parlêtre a à son corps [4] », et la mode répondrait à la passion que nous éprouvons pour notre corps.

7Ici, pour Marine, le ratage de l’identification à l’image spéculaire se matérialise par le souvenir-écran de sa mère, par qui elle ne s’est pas sentie reconnue. On pourrait supposer que les vêtements tentent de suppléer à cette première enveloppe du corps que constitue son reflet dans le miroir, l’image spéculaire primordiale, réglée sur le désir de l’Autre. La passion des fringues, agitée par les changements incessants de la mode, donne consistance à l’image de son corps, pour se sentir désirable. Cette cuirasse, qu’elle se confectionne par ses parures multiples et variées, se révèle pourtant bien illusoire. Dans ses tailleurs « dernier cri » puis dans son uniforme, sa féminité s’exalte. Transformée en femme phallique, invincible, grâce à cette puissance nommée par l’appartenance au métier de policier, elle trompe en faisant l’homme, mais se rassure par l’image très féminine qu’elle donne et la séduction qu’elle suscite autour d’elle. En revanche, grossie de partout, abîmée par l’alcool, elle perd cette mascarade, celle où elle exhibe son manque, parce qu’elle pense avoir volé ce qu’elle n’a pas le droit d’avoir, pour dissimuler ce qu’elle croit avoir absolument, alors qu’en fait, elle n’a pas le pénis, ainsi que Joan Rivière le met en évidence dans son article « La féminité en tant que mascarade [5] ». Fière de porter la barrette, premier grade auquel Marine vient d’accéder, parviendra-t-elle à se reconstruire narcissiquement ?

Suicide à la carte bleue

8En route vers Lille, Sabine appelle de sa voiture. À l’approche de la ville, sa bouche se dessèche. Mue par une « envie de razzia dans les boutiques », elle sent monter une compulsion d’achats à mesure que l’angoisse l’étreint. Quelques semaines auparavant, elle raconte comment la peur de son image, d’un défaut, la lance dans une « course à la Hitchcock » vers les magasins. Une passion démesurée la pousse à s’acheter des vêtements, des sacs, des chaussures, des bijoux fantaisies. Elle explique qu’en entrant dans un magasin, elle commence par « flasher » sur une merveille : par exemple, une veste vieux rose cintrée, très féminine ; elle l’essaie ; l’achète puis ne sait plus poser de limite. Elle compare ce premier achat au premier verre de vin, celui du plaisir, suivi des autres au-delà de la limite. Elle enfile de nombreux vêtements. Comme elle est bien faite, tout lui va. Elle virevolte, danse entre les rayons, la cabine d’essayage et les miroirs. « J’aime plaire, j’aime mon image, j’aime être belle, j’aime les fringues. » Elle imagine des assortiments de couleurs, comme si « elle peignait un tableau avec de grandes arabesques ». S’habiller a pour elle un côté créatif incontestable et répond à son goût pour l’esthétique, l’art et les couleurs. Une griserie l’envahit, rappelant l’assomption jubilatoire de l’enfant, lors de sa première rencontre avec son image dans le miroir, telle que Jacques Lacan la met en évidence dans le premier moment inconscient du stade du miroir. Sabine, elle, compare cette jouissance à de la masturbation. « Je suis une jouisseuse ; je veux tout ; je ne sais plus choisir ; j’achète tout. » Cette boulimie d’achats a vraiment, pour elle, quelque chose de compulsif et rejoint « le large spectre, selon Sarah Stern, des conduites addictives définies par la consommation irrépressible d’un objet quel qu’il soit : il peut s’agir de drogue, d’alcool, de nourriture [6] », de vêtements. Sabine, elle, « se suicide à la carte bleue ». Elle dépense à tout-va, jouit d’achats absolument merveilleux et inutiles, vit une expérience kamikaze enivrante, sans limite, à l’excès. L’été dernier, elle écrit ceci : « Je me suis régalée d’être une cigale, jusqu’à ce que me rattrape une autre réalité. Mon “rodéobancavie” (sorte de mot valise) m’a plongée dans un découvert bancaire, non autorisé, dont la fontaine elle-même n’aurait pu me sauver. »

Le vêtement : une drogue mange-vide

9Un an auparavant, une bascule se produit dans la vie de Sabine. Elle a la conviction que son amant la trompe. Elle fonde sa certitude sur des messages téléphoniques, d’une autre femme, adressés à son amoureux. Un rêve de séparation annonce une rupture : « Elle prend l’avion, elle arrive à l’heure limite de l’embarquement. L’hôtesse a déjà fermé la barrière mais la laisse passer. Sa mère lui dit : “Je ne suis pas si triste que ça que tu t’en ailles.” Son père reste muet. Le Boeing décolle. » Ce départ, commente Sabine, « libère de l’énergie sexuelle en elle ». D’une sexualité timide, elle passe à une sexualité « gargantuesque » et multiplie les relations d’un soir avec des hommes, comme l’illustre ce second rêve : « Dans une roulotte, elle rencontre une voyante. Celle-ci lui fait compter les bûchettes, comme à l’école, pour apprendre à compter. Présentées sur une assiette, liées par botte de dix, elle les mange une à une. » « Les bûchettes, commente la rêveuse, sont comme des pénis que je mange », évoquant une sorte de repas totémique orgiaque. Elle fait l’amour sans engagement d’aucune sorte et donne libre cours à ses pulsions, sans crainte d’être trompée.

10Six ans auparavant, c’est pour guérir de sa jalousie qu’elle entame une analyse. Le regard de l’autre femme sur son amant de l’époque lui est « insupportable ». La jalousie l’envahit sans qu’elle sache pourquoi. Obsédante, irrationnelle, elle « paralyse » toute réflexion, et déclenche « ses crises » d’une violence terrible qu’elle relie à celle de son père. Elle raconte qu’enfant, il la bat sans comprendre tandis que les insultes : « salope, sale pute » résonnent et font encore plus mal que les coups. La première fois, elle a 8 ans. Elle explique qu’elle s’extrait de son corps, « se dépouille de la douleur, comme une pelure, au point de ne plus rien ressentir » ; sorte de détachement qui évoquerait une forme de « laisser tomber du rapport au corps propre […] tout à fait suspecte, pour un analyste [7] », dit Lacan.

11À l’adolescence, elle éprouve un désir de cruauté envers son père, qu’elle hait, et se rebelle. Elle sort avec des garçons, boit et se drogue pour, dit-elle, « étouffer la haine ». Mais, très triste aussi, elle se dit « au fond du gouffre ». La haine se retourne alors contre elle en idées de suicide ; l’envie d’en finir. Violée à 15 ans par un homme qui l’a fait boire pour abuser d’elle ensuite, c’est au père qui la bat qu’elle pense pendant le viol : « Tu ne me toucheras pas ; tu ne me feras pas mal. »

12Plus tard, au travail, ces phénomènes se répètent face à ses supérieurs. Prise de « bouffées d’angoisse », respiration coupée, elle étouffe, a des bourdonnements d’oreilles et ressent un vide comme si son corps « se détachait d’elle ». Pour Sabine, ses objets d’addiction : tabac, alcool, drogue, vêtements, sont des « mange-vide ».

Habillée en petite fille modèle

13Petite fille, terrorisée par son père, elle se réfugie dans les jupes de sa mère. Enfant unique du couple parental, elle veut sa mère toute à elle et « lui colle à la peau ». Déjà d’une jalousie féroce, elle « crise » si sa mère prête attention à un autre enfant. À l’adolescence, l’amour fusionnel à sa mère s’inverse en désir de vengeance et pulsion matricide : elle rêve d’elle habillée en petite fille modèle, à la mode comtesse de Ségur, nœud rose dans les cheveux, transformée en monstre diabolique, bourreau de sa mère, la battant et lui disant « je veux te tuer ». Elle oscille entre acharnement et dégoût pour sa mère qu’elle compare à une mante religieuse qui « la bouffe », tandis qu’elle fait des rêves de baisers incestueux avec son père, dont elle se plaint de recevoir « des bouffes ». Ce signifiant prend l’allure d’un néologisme traversant le discours de la patiente, tel un fil rouge, dont on relève la connotation orale, non sans incidence avec l’anorexie-boulimie qu’elle déclenche, à 17 ans, lors d’un séjour à l’étranger. Éloignée de la tendresse de sa mère, l’absence ne se symbolise pas ; le vide fait retour sur la jeune fille ; elle se prive de nourriture alors qu’elle « adore manger ».

14Avec ses amants, quelque chose répète ce qu’elle a connu sous l’emprise de la loi létale de la mère non barrée par la Loi paternelle, ici forclose, qui interdit l’enfant à sa mère. Elle aime les hommes comme elle a aimé sa mère. Telle « une éponge », elle absorbe tout, « perd ses limites ». A contrario, lâchée par un garçon, elle est happée par le vide, et comble la « faille » en se remplissant de nourriture jusqu’à se faire vomir. Ceci évoque la thèse de l’amour narcissique où l’objet aimé voile l’objet irrémédiablement perdu à la naissance, et que le sujet s’illusionne à retrouver par la belle image du partenaire amoureux que Sabine choisit toujours d’un type physique opposé à celui de son père, qui, dit-elle, ne l’a jamais aimée.

Le vêtement restaure son image

15Il voulait un garçon. Enfant, on la dit mignonne, elle ne veut pas y croire. Jeune fille, son père lui interdit de se regarder dans la glace et de se maquiller. En revanche, il est son entraîneur d’athlétisme et pousse toujours plus loin les limites pour « lui sculpter le corps ». Jeune adulte, « elle se bat, avec son image qui la freine », dit-elle, indiquant par là une inadéquation entre son image dans le miroir et les attentes des adultes. Quand elle marche, le claquement de ses chaussures sur le sol l’angoisse. Elle a peur du regard des hommes sur elle quand elle porte des vêtements qu’elle juge trop féminins. Elle se plaint d’avoir un problème avec la féminité qui l’obligerait à s’habiller toujours en pantalon et veste de cuir noir. En revanche, elle se fait photographier pour présenter en couple mère-fille les vêtements de la marque Comptoir des cotonniers.

16Célibataire depuis un an, la perte du lien amoureux ravive ses addictions passées et déclenche sa boulimie d’achats vestimentaires. Sa demande d’amour, adressé à l’autre, se déplace sur son image dans le miroir. Elle s’habille pour se sentir belle, retrouver une image d’elle qui la rassure, tel ce premier miroir où le nourrisson se mire dans le regard de sa mère. Par ses achats compulsifs de vêtements, Sabine cherche inlassablement ce moment de complétude fusionnelle où, dans une captation réciproque, mère et fille se séduisent. « Comment retrouver l’amour combiné connu avec ma mère ? » Redoutant la perte plus que tout, Sabine troque le lien à l’autre contre un objet qui ne lui échappe pas : les chaussures. Elle en achète des quantités, les décore, les revend parfois pour en racheter d’autres. Elle se « régale avec les chaussures ». Cette passion laisse transparaître de la jouissance associée et fixée à cet objet élu. Telles les buchettes-pénis de son rêve, les chaussures occupent-elles, pour elle, le statut d’objet fétiche, substitut du phallus qu’elle n’a pas, dénié ainsi en tant que manquant ?

Connivence entre l’art et le vêtement

17Si dans les boutiques Sabine se perd dans le trop et craque, chez elle, elle s’apprête pendant des heures et se retrouve. Elle essaie les habits, assortit les couleurs, les accessoires ; se maquille ; trie ce qu’elle revend. Être bien habillée devient, pour elle, équivalent à « se préparer à se présenter aux regards des autres ». Elle s’habille comme elle peint un tableau sur lequel elle cherche à souligner les traits d’un corps qui serait le sien. Si sa consommation de vêtements a, un temps, amené des dérives fâcheuses, elle devient maintenant, pour Sabine, un symptôme « régulateur de limites » et de ses autres consommations. « Elle préfère s’acheter une fringue qu’un bâton de cocaïne. » Elle a arrêté de se droguer et voudrait arrêter de fumer et de boire.

Taille 36 ! Ou addiction à la taille mannequin

18L’anorexique est-elle un mannequin qui n’a pas réussi ? Denise est âgée de 15 ans quand elle se fixe cet objectif : entrer dans un tailleur taille 36 pour le mariage de sa sœur aînée. La taille renvoie l’idée d’une image de soi rassurante, proche de la perfection, signifiant que le corps et l’image renvoyée dans le miroir correspondraient à l’image que le sujet a dans la tête : celle du mannequin sur lequel elle se calque. Boulotte, Denise relève le défi lancé par sa mère : « Tu n’es pas capable de tenir un régime quinze jours. » Denise supprime tous les corps gras ; maigrir devient une obsession. Elle veut avoir les jambes fines, or, ce n’est pas dans sa morphologie et elle se trouve toujours grosse. Elle se prive de plus en plus, ne se met plus à table, se nourrit de café, de fruits, de bouillon et fait du sport à outrance. Elle perd douze kilos. Son poids descend jusqu’à quarante kilos. Elle frôle l’hospitalisation. En rivalité avec sa mère, qui ne supporte pas la féminité naissante de sa fille, devenue svelte, les conflits s’intensifient : « Tu es contente, ironise sa mère, tu as ta taille de guêpe pour ne pas ressembler à ta mère. » L’anorexie est la seule arme que Denise ait trouvée contre sa mère.

19D’abord suivie en consultation externe dans une clinique du comportement alimentaire et par son médecin traitant, je la rencontre trois ans plus tard lorsqu’elle vient consulter au bureau d’aide psychologique universitaire.

Une belle poupée Barbie toute rose

20Âgée de 7 ans quand sa sœur aînée quitte le domicile familial, la fillette devient sujette aux terreurs nocturnes et compense cette absence en mangeant beaucoup. Elle grossit et encaisse les dénigrements de sa mère : « Tu es grosse ; tu es moche. » Elle déteste faire les courses de vêtements avec sa mère parce qu’elle ne peut jamais choisir ce qu’elle veut. Elle rêve d’être une belle poupée Barbie toute rose, sorte d’icône, exaltant, dans l’imaginaire des enfants, la féminité par ses seins proéminents, sa taille et ses jambes hyperfines. De là vient la passion de Denise pour le rose.

21À 13 ans, elle fait une première tentative de suicide suite à une violente dispute avec sa mère ; « téléguidée de colère », elle avale les médicaments de sa mère, comme si celle-ci le lui imposait, agissait en elle par ce passage à l’acte. Elle est hospitalisée pour lavage d’estomac. Le sentiment d’être habitée par l’autre débute là. Elle se sent double comme une pièce de monnaie. Seulement, une des faces lui veut du mal, a pour mission de la détruire. Elle associe à cette comparaison le souvenir d’un cauchemar à l’âge de 3 ans où elle se voit noyée dans une piscine. Éveillée en pleurs, elle descend voir sa mère qui la gifle et dit : « Comme cela, tu sauras te rendormir. »

22Devenue pubère, Denise relate une inquiétante étrangeté, en apercevant dans la glace son corps nu, comme si son corps de femme avec des hanches et des seins ne lui appartenait pas : elle a « toujours détesté son corps nu ». À « ce choc », elle associe un cauchemar : « Je suis dans le lit de mes parents. Un corps, dont je ne vois pas le visage, rampe. Je suis réveillée par des cris d’horreur. » Denise commente : « Ce corps qui se rapproche, au fur et à mesure, je le reconnais, c’est le mien. » Ce rêve marque-t-il la rencontre avec l’horreur de la castration ? À cette époque, elle évite son père qui la dévisage. « C’est physique », dit-elle.

23Dans la névrose, dépassant le primat initial du phallus pour tous (fille et garçon) tel que Freud le met en évidence, la fille, dans un second temps, s’apercevant qu’elle en est privée, met en route l’envie du pénis : « Elle a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir [8]. » L’enfant quitte là la problématique d’être le phallus pour sa mère et accepte de négocier, pour son propre compte, celle de l’avoir. Mais cela n’advient que dans la mesure où le père ne lui apparaît plus comme un rival auprès de sa mère. Le père n’est plus celui qui prive la mère de l’objet de son désir. Au contraire, il le restaure à l’unique place où il peut être désiré par la mère, c’est-à-dire chez le père qui le détient. L’enfant, qui en est dépourvu également, pourra convoiter le phallus là où il se trouve. Ceci conduit Lacan en 1958, à propos de la féminité, à souligner l’équation girl = phallus [9].

24Ici, pour Denise, le mariage de sa sœur aînée pose la question énigmatique de l’autre sexe et fait surgir un idéal de perfection obsédant, là où la signification phallique forclose, pour ce sujet psychotique, ne peut arrimer quelque chose de son manque à être. L’écart entre la perfection des mannequins et l’image que lui renvoie le miroir, la hante ; elle s’inflige des restrictions alimentaires sévères tandis qu’elle devient boulimique d’achats de vêtements : « La jupe qui va enfin la rendre heureuse. » Elle consomme pour colmater un vide. Panier percé, elle ne sait pas garder l’agent. La limite n’est marquée que lorsqu’elle n’en a plus. Incapable d’anticiper, de gérer, elle dépense, accumule les dettes, envahit sa chambre de vêtements. En six ans, je ne l’ai jamais vu habillée deux fois de la même façon. Ce symptôme rappelle la boulimie de l’enfance.

Toujours tirée à quatre épingles

25Telle une gravure de mode, « toujours tirée à quatre épingles », sa tenue vestimentaire devient le véhicule d’une image de soi, comme s’il s’agissait, pour elle, d’asseoir son personnage ou plutôt de dissimuler sa grande fragilité. Elle parvient ainsi à faire illusion alors qu’en fait, elle se perçoit toujours laide, grosse, aux jambes épaisses, et craint de se faire rejeter, comme elle l’a été par sa mère. Elle ne peut se permettre aucune fantaisie pour répondre aux exigences démesurées de l’idéal de soi : ses bijoux, son maquillage et vernis aux ongles, ses accessoires – chaussures, sacs, écharpes, collants – sont toujours parfaitement coordonnés aux tons de ses tenues calquées sur les photos de mode, grâce auxquelles elle se reconnaîtrait comme femme. Un jour, un ami de son père remarque les grosses bagues qu’elle porte aux doigts, celui-ci rétorque : « C’est une femme maintenant. » Cette parole de son père qui, par ailleurs, achète l’affection de sa fille par des billets, marque un déclic. Denise la reçoit comme un signe de reconnaissance qui lui permet d’accepter enfin son corps de femme. Nous pourrions la rapprocher du « c’est toi là » adressé par l’adulte à l’enfant face à son image dans le miroir.

26Pénalisée l’an dernier par un interdit bancaire, Denise fait gérer ses dépenses par sa sœur, mais surtout, ne tente plus de se suicider comme elle l’a fait à trois reprises entre 13 et 18 ans. Il semble que d’un rejet de soi allant jusqu’à l’envie de se défenestrer, elle a pu, par le biais de la mode, accéder à l’adoration de son corps, tandis que par ses dires égrenés au fil de sa cure, elle s’approprie un savoir sur sa jouissance, tel l’artiste par ses toiles, pour construire ce qu’elle appelle « son ticket modérateur » à ses excès.

Conclusion

27Ces trois sujets imposent à leur corps des conduites répétitives, incoercibles, nuisibles pour leur santé, soulignant une fixation particulière à l’objet oral et une faille de la relation mère-fille d’où découle une fragilité de l’image de soi. L’addiction remonterait à la cruelle séparation d’avec la mère à la naissance. Dans un premier temps logique, l’enfant et la mère sont pris dans une jouissance toute : il est tout pour sa mère, elle est tout pour lui. Cette jouissance primordiale n’est pas, comme le souligne Jacques Lacan dans son séminaire L’angoisse, « de nature promise au désir [10] ». La bouche a besoin du sein, de ce bouche-trou pour jouir tandis que le désir, lui, est assorti d’insatisfaction, laissant un reste de jouissance non symbolisable, pur réel. Ceci est manifeste dans le deuxième cas, où le réel peut envahir le sujet par des phénomènes de hors corps tels que des sensations d’extraction, de dépouille, de dédoublements quasi hallucinatoires. Pour ce sujet le manque ne peut se dialectiser ; à la perte se substitue la dépendance à l’objet bouche-trou. Pour le premier cas, au contraire, au manque se substitue le phallus, objet symbolique qui ne peut être représenté par l’image spéculaire tandis que la mascarade féminine exhibe le manque. La tenue vestimentaire peut aussi contribuer à « l’adoration de notre corps », soit faire tenir un corps qui, au départ, tellement peu arrimé au désir de l’Autre, amène le sujet, dans les trois cas, à vouloir se suicider.

28Si la mode, certes, s’apparente aux idéaux, et aux exigences d’un sur-moi féroce, elle contribue aussi, nous avons tenté de le démontrer, à façonner un corps capable d’attirer le regard, susciter la séduction et la créativité. En restaurant l’image de soi, l’addiction aux vêtements, agitée par les changements de la mode, permet d’en réguler d’autres beaucoup plus néfastes, voire décale les passages à l’acte suicidaire. Pourrions-nous alors conclure par un « Vive la mode » ?

Notes

  • [*]
    Sylvie Boudailliez, psychanalyste à Roubaix.
  • [1]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je » (1936), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • [2]
    G. Morel, « Spectres et idéaux : les mages qui aspirent », dans G. Morel (sous la direction de), Clinique du suicide, Toulouse, érès, 2002, p. 22.
  • [3]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 66.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    J. Rivière, « La féminité en tant que mascarade », Féminité mascarade, Études psychanalytiques réunies par M. C. Hamon, Paris, Le Seuil, 1994, p. 197-233.
  • [6]
    S. Stern, C. Joubert, Déshabillez-moi. Psychanalyse des comportements vestimentaires, Paris, Hachette, 2005, p. 125.
  • [7]
    J. Lacan, op. cit., 2005, p. 150.
  • [8]
    S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » (1925), dans La vie sexuelle, Paris, puf, 1969, p. 127.
  • [9]
    J. Lacan, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, op. cit., p. 565.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 383.
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