Notes
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[1]
« Revenu minimal d’insertion » destiné aux personnes sans ressources. Environ 430 € par mois.
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[2]
Sur 799 détenus en métropole, une partie de l’enquête.
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[3]
Jusqu’à une période récente les hôpitaux établissaient leur budget en fonction de leurs besoins. Désormais ils sont rémunérés en fonction du nombre d’actes qu’ils réalisent. Cela permet de pouvoir mettre en concurrence, avec les mêmes indicateurs, hôpitaux publics et cliniques privées.
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[4]
On propose de faire un secteur avec plusieurs secteurs existants, et donc de travailler avec des populations plus nombreuses, afin de diminuer les moyens.
1Lorsque j’ai décidé de réaliser cette enquête sur la folie aujourd’hui, j’étais à la recherche, plus ou moins consciente, d’un sujet « de société », comme on dit, qui allait me permettre d’aborder notre fonctionnement social dans ses profondeurs, au-delà du discours public et en particulier de celui des grands médias. Ce qui m’intéressait, au fond, c’était le rapport entre la folie et le fonctionnement social et j’avais lu quelque part la phrase fameuse du psychiatre français – l’un des acteurs principaux du courant désaliéniste après la guerre – Lucien Bonnafé : « On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous. » C’est de là que tout est parti. Ce livre est donc le résultat d’une enquête journalistique, c’est-à-dire réalisée par quelqu’un de totalement extérieur au monde de la psychiatrie et n’ayant aucun a priori sur les débats qui agitent celui-ci. Cela a probablement été une source de difficulté : par où commencer ? Et surtout : comment donner de la cohérence à la multitude de discours – parfois contradictoires – qui m’étaient servis au fil de l’enquête ? Mais cela a été également un avantage : le regard extérieur peut parfois constituer un regard neuf.
2Très vite je me suis aperçu que, pour tenter de comprendre la situation actuelle, il fallait faire un détour par l’histoire. Non pour faire œuvre d’historien – je ne le suis pas – mais pour me donner, et donner ensuite au lecteur, un éclairage permettant de mieux appréhender ce qui se passe aujourd’hui. Par exemple, il m’est vite apparu que l’on ne pouvait guère comprendre la situation présente si l’on n’avait pas une idée de ce qu’a été le formidable mouvement de désaliénisme d’après-guerre, et donc, avant lui, de l’aliénisme et du « renfermement » décrit par Michel Foucault – sous le règne de Louis XIV, on enfermait les pauvres, les opposants, les fous… à l’hôpital général qui n’était ni une prison ni un lieu de soins, mais une sorte de « Guantanamo » de l’absolutisme. Il m’est donc apparu essentiel – mais il a fallu du temps pour prendre conscience de cela – de traiter du regard qu’une période historique porte sur la folie. Et cela m’a amené à penser que, dans la période présente, ce regard était en train de changer, par rapport à celui qui avait été porté dans les trente ou quarante années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale.
3Je voudrais d’ailleurs faire un court arrêt sur cette période. Durant l’occupation allemande – au cœur même de la résistance française au nazisme – et à la Libération, est né ce que l’on a appelé le mouvement désaliéniste. Les psychiatres qui en sont les initiateurs – Georges Daumézon, Paul Sivadon, Jean Oury, François Tosquelles, Lucien Bonnafé… – viennent de vivre une tragédie : la mort de faim de 40 000 malades mentaux dans les asiles durant l’Occupation. Ils ne peuvent s’empêcher non plus de faire le parallèle entre les camps de concentration nazis, qu’ils découvrent avec le retour des survivants, et l’asile. Ce mouvement désaliéniste va s’organiser en deux courants principaux, nés ensemble dans les mêmes lieux, notamment l’asile de Saint-Alban, en Lozère : le « secteur » et la « psychothérapie institutionnelle ». Dans les deux cas, il s’agit d’en finir avec l’asile qui « sédimente » les malades selon le mot de Lucien Bonnafé, et les prive de liberté, et de faire en sorte que le fou puisse vivre parmi les autres hommes. Dans les deux cas, on affirme quelques principes de fond : la « continuité des soins » dans et hors l’hôpital, l’accueil des patients, quel que soit leur problème, hors de tout étiquetage ou diagnostic toujours discutable, l’accompagnement et la rencontre, la reconnaissance du sujet… Les tenants du secteur proposent la création d’unités géographiques – un secteur – au sein desquelles agit une équipe – et pas seulement le psychiatre, mais les infirmiers, les aides soignants, les psychologues… – chargée de la santé mentale de toute une population. Ils proposent également de rompre avec ce qu’ils appellent « l’hospitalo-centrisme » – l’hôpital ne devant devenir qu’un outil parmi d’autres pour aider les patients – et avec la toute-puissance du « personnage médical » selon le mot de Foucault. Les tenants de la psychothérapie institutionnelle – les mêmes souvent – insistent, comme Jean Oury ou François Tosquelles, sur le fait que pour soigner les hommes, il faut d’abord soigner les institutions qui les accueillent. Au centre de ces démarches, il y a une conception révolutionnaire de la folie : celle-ci fait partie intégrante de l’humanité, ou pour reprendre une formule de Hegel « la folie est pour ainsi dire le privilège de l’homme ». Il faut donc cesser de l’exclure ou de la reléguer, il faut tout faire pour qu’elle retrouve sa place au sein de l’humanité.
4J’ai donc fait le choix de consacrer un chapitre à l’histoire : de la vision du fou au Moyen Âge et durant la Renaissance, jusqu’au désaliénisme, en passant par Philippe Pinel, le fondateur de la psychiatrie française au moment de la Révolution, l’eugénisme, la politique des nazis et de l’État collaborationniste de Vichy. Certains, dans mon entourage, au moment de l’écriture du texte, m’ont alerté sur le fait que j’allais ennuyer mon futur lecteur, que celui-ci voulait savoir ce qui se passe aujourd’hui, dans le présent et ne pas s’encombrer l’esprit avec les choses passées. Aujourd’hui, je ne regrette pas ce choix, au contraire. Non seulement parce que les lecteurs que je rencontre me disent que le rappel de cette formidable histoire a stimulé leur réflexion – ce qui devrait être l’objectif d’un travail journalistique digne de ce nom – mais parce que cela m’a permis – du moins je l’espère – de commencer à démêler l’écheveau et de comprendre que ce qui se passe aujourd’hui possède une certaine cohérence. En d’autres termes, notre société est en train de changer son regard sur la folie, elle cherche à « gérer » celle-ci – le mot est à la mode – dans le cadre de ses propres objectifs, de sa propre vision, et elle le fait en rupture avec la démarche humaniste d’après-guerre, malgré les masques dont elle s’affuble.
5Pour le comprendre, il faut s’attarder quelques instants sur ce que notre société est devenue en l’espace d’une trentaine d’années, avec une accélération récente extraordinaire. De l’époque du fordisme, on est passé à celle du « postmodernisme » marquée par une individualisation sans précédent de la vie sociale. Dans la vision néolibérale dominante, la société n’est rien d’autre – schématiquement – qu’une somme d’individus en concurrence les uns avec les autres. Concurrence pour l’emploi, dans le travail, pour l’école, pour la santé, pour le logement… Mais si l’individu est désormais libre, si on le compare à ses pères de l’époque fordienne, il est également seul et nu, les anciennes solidarités ayant disparu. Un sociologue français résume cette situation par une formule : « La lutte des places a supplanté la lutte des classes. » Je pense que c’est dans ce mouvement qu’il faut probablement aller chercher les causes de la « souffrance psychique » qui est devenue un véritable problème de santé publique depuis quelques années. Cette évolution n’a pas seulement à voir avec l’émergence de l’individu – sur lequel on pourrait longuement discuter – mais elle est objectivement déterminée. Par exemple, dans l’économie, c’est l’ensemble de l’organisation du travail, des systèmes de rémunération… qui a été bouleversé afin, non seulement de laisser l’individu seul face à sa hiérarchie et à l’énorme machine que constitue l’entreprise, mais de s’emparer de son psychisme – le fordisme s’était emparé des corps – afin de le mettre entièrement au service des objectifs de l’entreprise. Le résultat, c’est que, dans cette compétition acharnée, seuls les plus forts, les plus « performants » – mais on est performant à certains moments, à d’autres non, personne n’est à l’abri – résistent, les autres étant exclus. « Pour gagner, ce ne sont pas les plus faibles qu’il faut aider, explique le dirigeant d’une multinationale française, mais les meilleurs. » Un psychiatre que j’ai rencontré au cours de l’enquête dit les choses crûment : « La société, dit-il, centrifuge tous ses déchets. » Cette vision s’étend en effet à l’ensemble du fonctionnement social, dans tous les domaines de l’existence.
6Dans ce contexte, il me semble important de souligner deux choses. La première, c’est que les « déchets » dont parle ce psychiatre sont de plus en plus nombreux : chômeurs, précaires à vie, jeunes sans avenir, personnes âgées – 15 000 d’entre elles sont mortes en France durant la canicule de 2003. Qui a réellement pris la mesure d’une telle catastrophe ? – étudiants aux diplômes inutiles, personnes handicapées, pauvres, femmes seules… et, au bout de la chaîne, les fous, « exclus parmi les exclus » comme l’a titré le quotidien français La Croix à propos de ce livre. Le vieux thème de l’inutilité sociale – déjà abordé par les libéraux avant la Révolution française – revient sur le devant de la scène. Et ce n’est pas un mince problème pour les « gestionnaires » du système. Les émeutes dans les banlieues françaises en 2005 – qui sont le fait de jeunes à l’abandon – sont là pour en faire la démonstration. Il leur faut donc « gérer » cette inutilité sociale afin qu’elle ne devienne pas dangereuse, qu’elle ne conduise pas à la rupture des équilibres nécessaires à la reproduction du système.
7Le deuxième point important, me semble-t-il, c’est que la vision « individuelle » de la vie sociale touche les « déchets » eux-mêmes. S’ils sont exclus, la responsabilité n’en incombe pas à des raisons sociopolitiques – le système, depuis la chute du mur de Berlin, est considéré comme l’achèvement parfait de toute organisation humaine, certains diraient comme la « fin de l’histoire » – mais à des raisons personnelles. Le psychanalyste Patrick Declerck explique bien dans son livre Les naufragés, combien les sdf personnalisent totalement leur propre malheur. Le chômeur de longue durée, le jeune des banlieues, l’étudiant pauvre et sans avenir, le cadre harcelé n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes et s’ils ne vont pas bien, ils n’ont qu’à consulter un psy… D’où le rôle dévolu aujourd’hui à la psychiatrie, censée panser toutes les plaies. D’où une psychiatrisation et une médicalisation sans précédent de la vie sociale. D’où la montée en puissance du concept de « santé mentale », que certains considèrent déjà comme le nouveau paradigme de la nouvelle psychiatrie, après ceux du grand psychiatre Henri Ey ou de Philippe Pinel…
8Le psychiatre Philippe Cléry-Melin, propriétaire de cliniques privées pour riches, dit d’ailleurs les choses crûment, dans un rapport au ministère français de la Santé. La société doit choisir, dit-il en substance, entre cette vaste « souffrance psychique » et la folie. Elle ne peut pas éviter de faire ce choix pour des raisons financières et d’efficacité. Il y a derrière tout cela de réelles questions politiques : le traitement de la souffrance psychique constitue, pour le système, un gage de reproduction. Cette souffrance coûte en effet de plus en plus cher, elle pèse, à la longue, sur les performances de l’entreprise comme de la société dans son ensemble.
9Au final, le « fou » est désormais noyé dans l’ensemble plus vaste de la « souffrance psychique », « mon job, dit le psychiatre de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, Gérard Massé, c’est de m’occuper à la fois du psychotique et de la mère de famille dépressive ». Cela a évidemment de multiples conséquences, à commencer par la négation de la maladie mentale, à laquelle on est tenté désormais de donner une réponse individuelle dans le cadre d’une « démocratie sanitaire, transparente et responsable » – quand dans le même temps se met en place un système de santé à deux ou trois vitesses. Cette « individualisation » de la folie, conçue de cette façon, conduit à des aberrations. Par exemple, un expert me disait, au cours de l’enquête, que, parfois, des fous ont été condamnés par des tribunaux parce qu’ils avaient interrompu leur traitement médicamenteux, ce qui les rendait responsables de leurs actes… On sait ce qu’il peut en être avec des psychotiques qui sont dans le déni de leur pathologie.
10La « santé mentale » et la médicalisation des problèmes sociaux – ancrées dans la conception individuelle de la vie sociale – constituent l’une des réponses de notre société à la question de la souffrance psychique et, au-delà, à celle de la maladie mentale. Or, malgré les efforts pour la noyer dans la première, cette dernière n’en a pas pour autant disparu et reste à « gérer » en tant que telle, malgré tout. Cette « gestion » repose sur une double démarche.
11La première consiste à faire face au risque que représente la folie. Cela n’a rien de nouveau et il est vrai que celle-ci a toujours inquiété la société. Mais, à mon sens, il ne s’agit pas seulement de la « stigmatisation » dont seraient victimes les fous, quasiment naturellement. Là n’est pas, selon moi, le fond de l’affaire. Ceux qui pensent qu’il suffirait d’une bonne campagne de « communication » pour résoudre ce problème se trompent et nous trompent… Je pense qu’il faut revenir un instant à la « gestion » de l’inutilité sociale produite par le système libéral. L’une des réponses apportées par celui-ci réside dans la répression. Au versant libéral du système s’ajoute un versant pénal – voir à ce propos les livres du sociologue Loïc Waquant, dont Punir les pauvres. Pour ne donner qu’un exemple, la population pénale en France a été multipliée par deux de 1975 à 1995, alors que la population générale n’a augmenté que de 10 %. Aux États-Unis, la population pénale a été multipliée par quatre en vingt-cinq ans… Et que l’on ne s’y trompe pas : ce sont les pauvres qu’on emprisonne, tous les psychiatres de prison que j’ai pu rencontrer me l’ont confirmé. Une étude de la direction des statistiques du ministère de la Santé réalisée sur les entrants en prison en 2001 le confirme également : 10 % sont « sdf », 50 % chômeurs, 57 % ont travaillé deux ans dans les cinq dernières années, 11 % perçoivent le rmi [1], 4 % les allocations de chômage, 4 % l’allocation pour handicapés, 2 % une pension d’invalidité.
12Dès lors comment s’étonner que les fous soient de plus en plus nombreux en prison ? Selon une étude non rendue publique, menée par les psychiatres Frédéric Rouillon et Bruno Falissard pour les ministères de la Santé et de la Justice : 40 % des détenus souffrent de dépression, 33 % d’anxiété, 20 % de névrose traumatique, 7 % de schizophrénie, 7 % de psychose hallucinatoire chronique [2]. Le service psychiatrique des prisons du nord de la France, dirigé par Evry Archer, a conservé 25 000 dossiers d’entrants. 40 % d’entre eux sont dépressifs (critères internationaux, pas seulement tristes), 14 % de psychotiques dont la moitié sont schizophrènes – alors que la prévalence de la schizophrénie dans la population est d’environ 1 %. La prison est en train, sans bruit, de se substituer à l’asile d’antan, pire : à l’hôpital général de Louis XIV, décrit par Michel Foucault.
13Deux exemples suffisent à montrer dans quelle direction on entend se diriger. Une loi dite « de prévention de la délinquance » proposée par M. Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, adoptée ensuite par le Sénat, donne des pouvoirs accrus aux maires, qui pourront entre autres demander aux juges d’autoriser l’intervention de la police au domicile de malades refusant de se soigner. Ils pourront également refuser une autorisation de sortie « à l’essai ». En cas d’hospitalisation sous contrainte, on va pouvoir désormais garder la personne en observation durant 72 heures, le temps « d’affiner les diagnostics », mais surtout « d’améliorer la prise en compte des critères de sécurité, en permettant au maire d’agir sur un champ de compétence élargi, c’est-à-dire à l’égard des personnes dont les troubles mentaux compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte de façon grave à l’ordre public ». Le directeur d’hôpital verrait également ses pouvoirs renforcés, par exemple celui de l’obligation de soins, alors qu’aujourd’hui cette mesure est d’ordre judiciaire. Il pourrait saisir le préfet – c’est-à-dire le représentant de l’État dans le département – afin de demander la transformation d’une hospitalisation libre en hospitalisation sous contrainte. Le préfet, de son côté, pourrait exiger une contre-expertise, s’il juge que l’avis des médecins ne va pas dans le sens de la garantie de la sécurité publique. On propose désormais la création d’« unités pour malades agités et perturbateurs », ce qui constitue un retour à peine déguisé aux anciens pavillons de force. On va créer un fichier national des patients hospitalisés sous contrainte. Il serait trop long ici d’énumérer toutes les mesures envisagées qui constituent un véritable retour à l’asile.
14Le deuxième exemple que je voudrais donner, c’est celui du rapport remis aux ministères de la Santé et de la Justice par M. François Burgelin, ancien procureur de la Cour de cassation, qui propose la création d’une juridiction pour fous – afin que les victimes puissent faire leur « deuil » ! – et celle de « centres fermés de protection sociale », sorte de « Guantanamo » dans lesquels seraient détenus des prisonniers ayant purgé leur peine ou des malades mentaux jugés dangereux par des « experts ». Au final, il s’agirait d’enfermer des gens qui n’ont rien fait.
15Mais faire face au risque que représente la maladie mentale ne passe pas seulement par la prison. Cela passe également par l’hôpital. La société, pour se protéger d’une folie perturbatrice, voire dangereuse, doit faire face aux périodes de crise. Pour cela, on a renforcé le rôle de l’hôpital et notamment celui des urgences conçues sur le modèle des urgences somatiques. Inutile de préciser que ce traitement passe avant tout par l’utilisation de médicaments et par des hospitalisations les plus courtes possible. Une fois la crise maîtrisée, reste que le patient n’est pas guéri, et qu’il faut trouver une solution pour faire face à la chronicité. L’asile assurait les deux aspects de la maladie, mais désormais, il ne remplit plus ce rôle. On fait donc appel au « social » pour qu’il prenne en charge la maladie dans le long terme. Durant l’enquête, j’ai pu me rendre compte de ce que cela signifiait : des malades à l’abandon confiés à des associations caritatives qui ne savent comment les accueillir et les aider. En d’autres termes, la fermeture massive de lits dans les hôpitaux n’a pas été compensée par la création de structures d’accueil pouvant se substituer à eux dans une optique de soins. Le résultat, c’est que de plus en plus de malades sont confiés à leur famille, qui se trouvent souvent dans une situation désespérée, parfois au médico-social (et l’on pourrait d’ailleurs s’interroger sur la nature des soins qui y sont prodigués) et à la charité, lorsqu’ils ne sont purement et simplement abandonnés, à la rue. 30 % des sdf aujourd’hui sont des malades mentaux.
16Enfin le contrôle social de la folie passe aujourd’hui par la mise en place de réseaux, le plus souvent entre grandes institutions – hôpital, services sociaux, police… – qui n’ont rien à voir avec les liens qui devaient se créer, dans l’optique des désaliénistes, dans le quartier, au fil du temps entre une équipe soignante et une population. Ce contrôle social a en fait une double fonction : maîtriser la folie dès lors qu’elle est sortie de l’asile où on l’avait enfermée, et mutualiser les moyens disponibles et revus sans cesse à la baisse.
17C’est le deuxième aspect que je voulais aborder après celui de la limitation des risques : notre société entend alléger la charge que la folie représente. En fait, le maximum de ressources doit être consacré à la folle compétition que se livrent les entreprises au niveau mondial. Comme le dit un sociologue que j’ai rencontré au cours de l’enquête, « c’est toute la société qui est ainsi mise sous tension ». C’est dire que, par l’effet conjugué de l’individualisation et de cette mise sous tension, tout ce qui relève du bien commun est sacrifié, accusé de coûter cher : la santé, l’éducation, la culture, la justice, le travail, les retraites… La situation de la psychiatrie relève de cette logique. Je ne m’attarderai pas longuement sur les manques de postes de soignants, la baisse des budgets… que plus personne ne nie en France. Mais, par exemple, l’instauration d’une tarification à l’acte [3] – dans le cadre d’une réforme de l’hôpital visant à rendre celui-ci plus « compétitif » –, la mise en concurrence des établissements, la fermeture massive de lits, le retour de l’offre de soins par pathologies, la mise en place progressive d’une inter-sectorialisation [4] qui éloignent les équipes des patients au lieu de les en rapprocher, la mise aux normes des établissements, avec en fait des objectifs de productivité et la bureaucratie galopante que cela entraîne, le renvoi des malades vers le social et la charité, tout cela constitue les pièces d’un puzzle, dont l’unique objectif est d’alléger la charge financière, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec l’intérêt des malades. Il faut aujourd’hui neutraliser la folie, au moindre coût, et non l’accompagner, la soigner.
18J’aimerais souligner encore deux aspects préoccupants de la situation actuelle. La première concerne la transformation de certains pans de la psychiatrie en un véritable business. Comme le dit M. Cléry-Melin, « les Français sont prêts à dépenser beaucoup pour leur santé, il s’agit donc d’un secteur où les affaires peuvent être florissantes ». Inutile de préciser que dans sa magnifique clinique de Garches, en région parisienne, il ne reçoit que les riches dépressifs, et jamais les pauvres psychotiques, qui sont renvoyés dans un service public exsangue ou carrément à la rue. Inutile de dire que M. Cléry-Melin n’a rien contre la tarification à l’acte, lui qui pratique entre 1 500 et 2 000 électrochocs par an dans sa clinique de Meudon-la-Forêt, dans la région parisienne.
19Le deuxième aspect concerne finalement le regard que l’on porte sur la folie. Il est loin le temps de la révolution désaliéniste d’après-guerre qui reposait sur une idée elle-même révolutionnaire : celle que le fou est un être humain, que la folie fait partie intégrante de l’humanité, de son essence même. Aujourd’hui – et je le dis sans vouloir m’immiscer dans un débat interne à la psychiatrie pour lequel je n’ai aucune compétence –, on considère le fou, de nouveau, comme un objet, ou comme un problème qu’il faut traiter. Les conceptions biologistes – centrées uniquement sur le cerveau ou la génétique, niant la dimension sociale et psychopathologique de la folie – permettent, sur le fond, ce qui est en train de se passer, c’est-à-dire le tri et l’abandon des fous. Ces conceptions, qui croisent la rapacité des firmes pharmaceutiques et les idéologies managériales et technocratiques dominantes, sont à mes yeux très dangereuses. En niant de fait la dimension du sujet, en niant la rencontre, elles permettent le tri, l’exclusion, l’abandon. Cela me permet de revenir à l’histoire et au début de mon propos. Il ne faut jamais avoir la mémoire courte. Les conceptions étroitement biologiques de l’homme ont mené directement au camp de concentration, à l’extermination des malades mentaux en Allemagne nazie, à la mort de faim de 40 000 d’entre eux dans la France de Pétain. Nous n’en sommes certes pas encore là, mais déjà des fous meurent physiquement et psychiquement dans nos rues. N’y a-t-il pas là un retour à la barbarie ?
20Pour terminer, j’aimerais dire qu’aujourd’hui nous n’avons pas le choix. Ou nous revenons à une conception humaine de la folie, ou nous nous livrons au retour de l’asile – quelles que soient ses formes – et à l’abandon. Revenir au désaliénisme dans ce qu’il avait de révolutionnaire ne constitue nullement une sorte de position de repli sur un passé aussi mythique que perdu. Mais c’est en s’appuyant sur ses avancées – et sur la critique que l’on peut légitimement porter sur son bilan – que l’on peut réinventer une démarche humaine vis-à-vis de la folie. Cette question ne concerne pas que la psychiatrie, mais la société dans son ensemble. C’est une question politique. À maltraiter les fous, c’est l’humanité elle-même que l’on maltraite.
Notes
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« Revenu minimal d’insertion » destiné aux personnes sans ressources. Environ 430 € par mois.
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[2]
Sur 799 détenus en métropole, une partie de l’enquête.
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[3]
Jusqu’à une période récente les hôpitaux établissaient leur budget en fonction de leurs besoins. Désormais ils sont rémunérés en fonction du nombre d’actes qu’ils réalisent. Cela permet de pouvoir mettre en concurrence, avec les mêmes indicateurs, hôpitaux publics et cliniques privées.
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[4]
On propose de faire un secteur avec plusieurs secteurs existants, et donc de travailler avec des populations plus nombreuses, afin de diminuer les moyens.