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Article de revue

Le choix du crime

Pages 85 à 91

Notes

  • [1]
    Voir Judith Butler, « Burning acts : injurious speech », dans Deconstruction is/in America, éd. Anselm Haverkamp, New York, nyu Press, 1995. Voici un cas exemplaire de l'ambiguïté caractérisant le point de vue de Butler : « Si ces propos entraînaient des poursuites judiciaires, quand commencerait cette procédure et quand prendrait-elle fin ? Cela ne risquerait-il pas d?apparaître comme une tentative de faire le procès d?une affaire qui, de par sa temporalité même, ne peut être jugée en cour ?? Il ne s?agit pas d?empêcher que des individus soient poursuivis pour leur propos injurieux ; je suis d?avis qu?il existe sans doute des cas où ils devraient l'être. Mais que signifie d?être poursuivi si ce sont des propos injurieux qui sont mis en procès et y a-t-il ici finalement, ou véritablement, matière à procès ? » (p. 156).
  • [2]
    Words that Wound : Critical Race Theory, Assaultive Speech and the First Amendment, éds. Mari J. Matsuda, Charles R. Lawrence III, Richard Delgado et Kimberle Williams Crenshaw, Boulder, Westview Press, 1993.
  • [3]
    La destruction du fantasme par la guerre est abordée au chapitre 1 de l'ouvrage de Renata Salecl, The Spoils of Freedom : Psychoanalysis and Feminism after the Fall of Socialism, London, Routledge, 1994. Voir également Elaine Scarry, The Body in Pain, Princeton, Princeton University Press 1989, où la « destruction » par le tortionnaire des paroles de la victime est abordée de manière originale et perspicace.
  • [4]
    Cf. L. Althusser, « Ideology and ideological state apparatuses », dans Louis Althusser, Lenin and Philosophy And Other Essays, London, New Left Books, 1971.
  • [5]
    Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568 (1942).
  • [6]
    Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568, 573 (1942).
  • [7]
    J.-J. Lecercle, The Violence of Language, London, Routledge, 1990.
  • [8]
    J.-C. Milner, For the Love of Language, trans. Ann Banfield, London, Macmillan, 1990, p. 101.
  • [9]
    J. Lacan, Television, ed. Joan Copjec, trad. Denis Hollier, Rosalind Krauss et Annette Michelson, New York, Norton, 1990.
  • [10]
    J. Lacan, On Feminine Sexuality, The Limits of Love and Knowledge (Séminaire XX, Encore, 1972-1973), trad. Bruce Fink, New York, Norton, 1998, p. 139.
  • [11]
    J.-C. Milner, For the Love of Language, trans. Ann Banfield, London, Macmillan, 1990, p. 40. « Le langage est matériel non pas parce qu?il existe une physique de la parole, mais parce que les mots menacent en permanence de retourner aux cris, car ils portent l'expression violente des sensations du corps du locuteur sur lequel ils peuvent s?inscrire et avec lequel ils se confondent? » (p. 105).
  • [12]
    A Human Rights Watch Policy Paper : « Hate Speech » and the Freedom of Expression, March 1992, p. 22 « Le code criminel indonésien stipule que quiconque exprimera publiquement et délibérément des propos hostiles ou injurieux, ou commettra un acte hostile, humiliant ou violent envers une religion pratiquée en Indonésie est passible d?une peine d?emprisonnement pouvant aller jusqu?à cinq ans. Cet article permit de poursuivre Arswendo Atmowiloto, éditeur de Monitor, journal d?appartenance chrétienne, suite à la publication des résultats d?un sondage de ses lecteurs classant onzième le prophète Mahomet (juste derrière Arswendo) parmi les chefs de file les plus respectés. Arswendo commença à purger une peine de cinq ans de prison le 8 avril 1991. »
  • [13]
    Hegel Political Writings, trad. T.M. Knox, ed. Z.A. Pelczynski, Oxford, Oxford University Press, 1964.
  • [14]
    C. Taylor, Hegel, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 376.
  • [15]
    Ibid., p. 382.
  • [16]
    La Constitution est interprétée de manières diverses par les différents groupes politiques. Non seulement le discours politique influence-t-il fortement la notion de libre expression, dont l'interprétation varie considérablement selon les époques, mais en outre, le sens même de la Constitution provient des luttes générées par la course au pouvoir qui n?a jamais de cesse dans la société américaine. Traditionnellement, la gauche soutient qu?il faut interpréter la Constitution en tenant compte du contexte historique dans lequel elle fut instaurée, tandis que la droite privilégie une interprétation littérale des articles de cette charte. Mais au sein des luttes politiques contemporaines, il arrive que la gauche prenne la Constitution à la lettre, déclarant essentiel de s?en tenir aux mots des Pères fondateurs sans trop chercher à remettre la Constitution dans son contexte ni de chercher une explication historique à ses préceptes. Et c?est la droite qui insiste pour analyser le contexte d?origine de la Constitution et qui souligne à quel point l'interprétation peut varier selon les circonstances historiques. C?est ce qui se produisit au milieu des années 1990, lors des débats sur la proposition 487 qui limitait en Californie les droits des immigrants, parce que ceux-ci n?étaient pas citoyens des États-Unis. Quand des avocats de gauche voulurent faire obstacle à cette proposition, ils affirmèrent que les Pères fondateurs n?avaient pas fait emploi du mot « citoyens » mais avaient utilisé les termes « le peuple américain » (« the people of the United States »). On a donc pu affirmer que limiter les droits des non-citoyens était inconstitutionnel, puisque c?est le peuple qui est concerné dans la Constitution.
  • [17]
    Comme le souligne Kenneth Lasson : « Les Suédois vivent en corrélation encore bien plus étroite avec leur gouvernement (parfois jusqu?à la dépendance) que les Américains. Ils semblent avoir une grande confiance dans leur système démocratique et comptent dessus pour la sauvegarde de leurs libertés civiles? Par conséquent, les lois suédoises interdisant la discrimination raciale peuvent sembler bien anodines à ceux qui s?y soumettent, surtout en regard du joug terrifiant que l'Allemagne nazie imposa à toute l'Europe au nom de la supériorité raciale. L?histoire, tout comme la philosophie, détermine le degré de tolérance aux lois d?une société. » Kenneth Lasson, « Group libel versus free speech : when big brother should butt in », Duquesne Law Review 23, 1, p. 89. « On [David Riesman] a suggéré que la discrimination est plus importante en Amérique que dans les autres démocraties occidentales parce que la réputation d?un individu s?y rapproche de la valeur de propriété. De la même façon, le rôle du groupe dans le schéma social américain est soumis au rôle de l'individu. » Ibid., p. 117.
  • [18]
    A. Zupancic, Kant with Lacan : Towards the Ethics of the Real, London, Verso (à paraître).

1Que se passe-t-il quand quelqu?un profère des paroles d?incitation à la haine ? Qu?espère celui qui injurie les membres d?un autre pays ou d?une autre ethnie, qui accuse les juifs de toutes sortes de complots, traite les homosexuels d?inadaptés ou déclare publiquement que les femmes sont des êtres inférieurs ? Ceux qui accusent de tous les maux de la société les juifs, les Noirs, voire les mères célibataires, seraient-ils vraiment plus heureux si ces engeances venaient, tout simplement, à disparaître ? Bien sûr que non ! On sait parfaitement que l'on rencontre l'antisémitisme le plus virulent dans les pays où vivent très peu de juifs, comme ce fut le cas dans les provinces d?Autriche avant la Seconde Guerre mondiale. Si donc le but de l'incitation à la haine n?est pas de changer un état de fait, quelle est son intention ? Et comment contrôler ses effets ?

2La théorie de Lacan implique une appréhension du problème de la violence et du discours très différente de celle des structuralistes et des post-structuralistes, d?abord parce qu?elle ne vise pas à répondre à la question de la responsabilité. D?autre part, la psychanalyse nous permet de repenser le dilemme du relativisme culturaliste qui appréhende différemment la violence, et les universaux, tels que les droits de l'homme, d?égalité et de liberté, qui motivent sa lutte contre cette violence. Ce qui est préoccupant avec ces relativistes, c?est qu?ils ne voient pas que leur tolérance de la différence n?est jamais qu?une forme différente de tolérance et qui permet à leur gouvernement de prétendre gérer les conflits ethniques et sociaux des autres pays en fonction de leurs propres intérêts.

La violence des mots

3Le sujet dont le discours blesse une minorité ethnique ou raciale est-il responsable de son acte ? S?appuyant sur la doctrine déconstructiviste, Judith Butler a proposé une réponse à cette question : le sujet qui profère un discours injurieux cite avant tout le corpus des discours existants. Il ne fait que répéter des fragments du discours environnant, des raisonnements et des habitudes de sa communauté. Le sujet que l'on tient pour l'auteur du discours injurieux n?est donc que l'effet, le résultat d?une citation. Que le sujet apparaisse comme l'auteur de l'événement ne fait que déguiser ce fait.

4Pour les déconstructivistes, la question est donc : qui faut-il punir pour ces injures ? Devrait-on faire un procès à l'Histoire elle-même plutôt qu?à l'individu ? Le sujet, en tant qu?auteur fictif du discours, a été enterré avec sa responsabilité, en sorte que l'Histoire est masquée. Et puisqu?on ne peut attaquer en justice ou punir l'Histoire elle-même, le sujet devient son bouc émissaire. Si ceux qui profèrent des injures ne font que citer un contexte social et linguistique préexistant et, par là, se logent dans la communauté historique des orateurs, la société a tort de faire porter la responsabilité de l'injure à un seul sujet [1].

5On serait tenté de dire que, dans un tel abord du discours de l'injure, il n?y a pas de place pour la responsabilité individuelle. Mais en fait, la position déconstructiviste n?est pas si tranchée car, de plus en plus, elle marche de concert avec le « politiquement correct », insistant sur ce qu?il faut changer le langage pour qu?il ne reflète plus de préjugés raciaux, sexuels ou ethniques. On n?aurait pas tort de réduire cette insistance sur le « politiquement correct » à l'exigence qu?un sujet, quel qu?il soit, doive se sentir coupable et interroger constamment, avec la plus grande vigilance, son identité et ses motivations. La position critique la plus courante à l'heure actuelle prend un cours bizarre et voué à l'échec : elle affirme, d?une part, que le contexte détermine absolument le sujet, mais d?autre part, que le sujet doit prendre ses distances avec ce contexte en s?excusant constamment d?user de termes inappropriés. Les défauts et les inconsistances d?une telle position conduisent à se rafraîchir les idées avec la psychanalyse.

L?Autre et la souffrance de la victime

6Mais avant d?aborder la question de la responsabilité du point de vue de la psychanalyse, voyons celle de l'intention du sujet qui attaque verbalement un membre d?une minorité religieuse, raciale, etc. On pourrait dire que celui qui inflige un affront raciste cherche une réponse en retour et qu?il existe deux sortes de réponses possibles. Comme le relèvent avec justesse ces théoriciens de la critique raciste qui encouragent la législation du discours d?incitation à la haine, la principale intention de l'injure est de provoquer chez celui qu?on insulte une interrogation sur son identité et de faire en sorte qu?il se considère comme inférieur [2]. Mais l'auteur de l'injure cherche aussi une autre réponse : la confirmation de sa propre identité. À cet égard, en tentant de surmonter son incertitude, il engage la lutte des races afin de pouvoir se définir lui-même comme membre de la communauté raciste qui garantirait sa stabilité.

7Dans les paroles d?incitation à la haine, nous retrouvons la même logique que celle qui est à l'?uvre dans toute forme de violence, qui vise toujours à désintégrer le scénario fantasmatique qui soutient l'identité de celui qu?on blesse ou qu?on torture [3]. La cible de la violence est le noyau non symbolisable chez l'autre : l'objet a, l'objet cause du désir. C?est en effet autour de cet objet que le sujet organise son fantasme, soit le scénario d?une totalité provisoire. Dans l'incitation à la haine, nous avons affaire à un attaquant qui exige de sa victime qu?elle remette en question ce sentiment de totalité, ce sens de l'identité. Et comme l'identité d?un sujet a ses racines dans l'objet a, la personne ou la race qu?on diffame ne peuvent avoir recours à la vérité ou à une critique de l'idéologie, qui ne feraient qu?étayer l'attaque du diffamateur. Si les discours d?incitation à la haine sont en effet si insidieux, c?est qu?ils sont destinés à profiter de l'incapacité structurale de la victime à se défendre.

8Mais le but de ces discours n?est pas simplement d?humilier l'autre, de mettre celui qu?ils attaquent en position d?infériorité, ils veulent aussi donner à celui qui les profère une place particulière. Ici, la théorie althussérienne de l'interpellation vient à point pour nous éclairer. Quand un agent de police interpelle un individu dans la rue, son intention n?est pas seulement de le mettre en position d?infériorité (de l'interpeller, comme l'indique Althusser, en tant que sujet idéologique), mais aussi de définir sa propre position vis-à-vis de l'interpellé [4]. Par l'acte d?interpellation, le policier démontre qu?il représente l'autorité et qu?il peut forcer celui qu?il interpelle à admettre ce fait. La violence du performatif ne se définit donc pas seulement par ce qu?il fait à son destinataire, par le fait qu?il lui assigne telle ou telle place dans la structure symbolique, mais aussi par la façon dont il le force à reconnaître l'autorité de celui qui le profère. En prononçant un énoncé performatif, son auteur exprime d?abord un désir de reconnaissance. Aussi, lorsque, en tant que sujet, je suis blessé et humilié par une remarque dégradante, par ma souffrance même, j?assigne l'autorité à mon accusateur.

9Cependant, il nous faut être plus précise sur cette autorité que celui qui envoie le message injurieux veut que le destinataire sanctionne. D?où émane cette image de l'autorité ? Ici, nous nous trouvons à nouveau en présence de l'Autre de Lacan, la structure symbolique sociale, puisque c?est de l'Autre que le sujet reçoit son identité symbolique. En effet, le sujet cherche sans cesse le point de l'univers symbolique d?où se voir comme aimable. Or, dans le racisme, cette identification symbolique joue un rôle essentiel. La structure symbolique sociale dans laquelle le racisme est à l'?uvre est toujours déjà en place, sinon, celui qui tient un discours raciste ne pourrait jamais avoir l'idée que les mots ont le pouvoir de blesser. On peut donc accorder aux critiques déconstructionnistes que le sujet ne fait jamais que citer le vaste corpus historique du vocabulaire raciste et que ce n?est jamais le sujet individuel qui invente le discours raciste. Mais, faut-il ajouter, avec chacune de ses phrases racistes, le sujet installe à nouveau son espace symbolique, car l'existence de l'Autre est radicalement dépendante du sujet.

10En tenant un discours raciste, le sujet cherche et trouve l'Autre censé confirmer son identité et garantir son autorité. Et paradoxalement, c?est le destinataire qui joue le rôle de médiateur entre l'auteur de ce discours et l'Autre : en se reconnaissant comme le destinataire des paroles énoncées, il occupe réellement, dans la structure symbolique, la place d?où l'énonciateur reçoit confirmation de son identité et de son autorité.

11Le raciste vise chez la victime le noyau traumatique autour duquel elle a construit son identité. Les mots ne peuvent blesser que si, et seulement si, la victime en est si touchée qu?elle est incapable d?y répondre dans l'instant, soit qu?elle reste absolument muette, soit qu?elle réagisse par la violence. En somme, la violence verbale la plus horrible s?exerce quand la victime ne peut y répondre rationnellement, quand les mots touchent le noyau même de son être. Le fameux cas américain Chaplinsky contre New Hampshire[5] de 1942, qui a introduit la notion de « paroles d?incitation à l'agressivité », propose une lecture quasi lacanienne de cette locution. La Cour a jugé que les « paroles d?incitation à l'agressivité » n?étaient pas protégées par le premier amendement parce qu?elles avaient tendance à causer directement des actes de violence de la part de la personne à qui elles étaient adressées. La Cour a aussi explicitement déclaré que les mots valaient comme « paroles d?incitation à l'agressivité » s?ils étaient « dits sans un sourire désarmant [6] ».

12Quand ses paroles blessent tellement leur victime que la seule réponse possible est la violence, quand son discours touche l'objet traumatique de l'autre, le raciste obtient la preuve de l'existence de l'Autre. Pour le raciste, la souffrance de sa victime constitue la preuve ontologique de l'existence de l'Autre. Quand elle est si touchée qu?elle ne peut répondre, il est convaincu que l'injure était justifiée. Le paradoxe est qu?il a d?abord besoin d?une théorie (raciste) qui lui permette de considérer son assaut verbal, non pas comme une méchanceté injurieuse, mais comme un acte justifiable. Néanmoins, c?est la souffrance de la victime qui lui donne la validation qu?il cherche. En somme, il faut toujours que l'Autre reste strictement à sa place pour que le raciste puisse soutenir son fantasme pervers d?être au service de la jouissance de l'Autre.

13La psychanalyse a toujours tenu le sujet pour responsable de sa jouissance, en commençant par Freud, qui parlait du choix de la névrose. Relisons, par exemple, le cas Dora. Bien qu?il soit exact qu?elle vivait dans une famille et dans des conditions sociales problématiques ? son père n?avait aucun principe, monsieur K, l'ami de la famille, était un homme plutôt lubrique, sa femme avait des goûts sexuels un peu bizarres et sa propre mère était étrangement absente ? la psychanalyse nous oblige à constater qu?aucune de ces circonstances objectives ne peut expliquer que Dora se soit tant investie dans l'affaire. La question demeure de savoir ce qu?elle gagnait à être la victime de ces circonstances : quelle sorte de jouissance la liait à ce groupe de déplaisants personnages ? Si cette question n?avait pas été posée, l'analyse aurait été définitivement bloquée et la situation serait simplement restée incompréhensible.

14Ce qui distingue la théorie lacanienne du structuralisme comme du déconstructivisme, c?est précisément l'affirmation que le sujet est responsable de sa jouissance. On peut tout à fait admettre que le sujet soit déterminé par une structure symbolique sociale et qu?en proférant des paroles d?incitation à la haine, il ne fait que citer la longue histoire du racisme. Il n?en reste pas moins qu?il choisit de parler. Bien que ses paroles puissent dépasser ses intentions, qu?il en dise plus qu?il ne veut, dans un lapsus ou entre les lignes, il ne peut échapper à la responsabilité, même si cette responsabilité ne prend en compte que le simple fait qu?il est un sujet.

Le reste

15Bien entendu, on ne peut pas déterminer ce qui est en jeu dans les paroles d?incitation à la haine sans éclaircir leur rapport au langage en général. La psychanalyse est fondée sur le fait que quelque chose, dans le langage, nous échappe. Un élément incalculable y est toujours à l'?uvre, qui émerge à l'improviste pour saper ce qu?on essaye de dire. Lacan appelle cet élément « lalangue » et Jean-Jacques Lecercle [7], le reste. Le reste est ce quelque chose dans le langage qui échappe non seulement au contrôle de celui qui parle mais aussi à la recherche scientifique.

16La science linguistique s?efforce inlassablement de décrire lalangue, de donner au langage une forme cohérente par une série de propositions universalisantes, afin qu?en dernière instance il soit capable de tout dire. En s?appuyant sur L?étourdit de Lacan, Jean-Claude Milner a montré que, pour que cette possibilité se réalise, il faut que quelque chose soit laissé hors du langage : « Pour que soit dit un Tout, une limite est nécessaire qui, en le suspendant, le garantirait comme un Tout constructible d?une façon déterminée [8]. » La limite qui totalise le langage et encourage la croyance que « tout peut se dire » est ce qui exclut lalangue ? reste ou surplus ? qui insiste dans le langage.

17Mais chez Lacan, le but essentiel de lalangue n?est pas la communication et, par conséquent, il fait de l'inconscient l'exemple princeps de cette lalangue. La communication en effet implique la référence, ce dont l'inconscient manque, ce que montre clairement le fait que les effets de l'inconscient morcellent le corps, tout comme l'âme [9]. L?inconscient témoigne d?un savoir qui échappe à l'être parlant. Aussi Lacan l'a-t-il défini comme un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu?on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage.

18Lalangue nous affecte d?abord par tout ce qu?elle comporte comme effets qui sont affects. Si l'on peut dire que l'inconscient est structuré comme un langage, c?est en ceci que les effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l'être qui parle est susceptible d?énoncer [10]. On peut donc dire le sujet capable de comprendre les mots d?esprit, les lapsus, etc., non pas à cause du langage mais à cause de lalangue.

19Il ne faudrait pas non plus négliger le rôle du reste, de lalangue, dans le fonctionnement du discours d?incitation à la haine. Si le sujet le prend pour une injure, ce n?est pas parce qu?il comprend le sens des mots prononcés ou la structure de la langue dans laquelle ils sont dits, mais parce qu?il y a, dans le langage, un reste qui vient disloquer la structure et permet que de nouveaux sens soient attribués aux mots. Lalangue, en tant qu?à la fois manque et excès, est en même temps le point où le système défaille, devient incertain, et celui où ce manque se voile pour devenir un surplus : « La géographie de (lalangue) est celle des points de poésie où se cache le manque, où il devient excès et où ce qui est impossible à dire se dit dans un poème [11]. »

20Et l'incitation à la haine peut s?entendre comme une autre forme de cet excès, comme une poésie violente qui comble provisoirement le manque de la structure symbolique. Il inclut simultanément un certain antagonisme social et une tentative de l'annihiler, bien qu?évidemment cette dernière rate toujours. C?est pourquoi il n?est pas simplement une forme de citation, la répétition de quelque idée reçue ou d?un préjudice historique, mais une nouvelle façon d?affirmer un antagonisme social.

21Prenons-en pour exemple l'attaque raciste qui a eu lieu à Stanford University, où deux étudiants blancs ont accroché à la porte d?un étudiant noir un poster représentant un Beethoven au visage noir. Quel est le message d?un tel acte ? Il pourrait être : « Il n?y a jamais eu d?équivalent noir de Beethoven. » Mais si l'on tient compte des débats qui ont cours dans les universités américaines sur les programmes d?action affirmative, le poster prend un autre sens : « Tu n?as pas ta place ici puisqu?en tant que noir, tu ne seras jamais un génie. » Ce qui s?inscrit dans cet acte raciste n?est donc pas seulement un préjudice historique mais une réponse amère à ce que les étudiants blancs ont pris pour une limitation imposée à leur liberté et à leur pouvoir.

22Mais revenons au problème des discours d?incitation à la haine, qui, comme nous l'avons noté plus haut, touchent de très près au réel, au noyau qui nous fait souffrir quand nous sommes soumis à la violence verbale. Nos sociétés actuelles abordent cette question de façon radicalement différente. La plupart des législateurs nous accorderaient que, d?une façon ou d?une autre, il faut traiter cette question. Mais la législation, et ce qu?elle protège, varie si largement d?un pays à l'autre que les organisations internationales des droits de l'homme ne peuvent fixer aucune règle générale quant aux paroles d?incitation à la haine. À l'exception des États-Unis, la majorité des autres pays, spécialement les États européens, ont un code pénal qui légifère sur l'injure. Cependant, la même législation a des intentions différentes selon le pays. Par exemple, en France et en Allemagne, les lois sur les paroles d?incitation à la haine se focalisent sur l'antisémitisme et le déni de l'Holocauste nazi. Autrefois, dans les pays communistes de l'Europe de l'Est, les lois sur la diffamation servaient essentiellement à protéger l'élite du Parti contre la critique des masses populaires. Aujourd?hui, ces mêmes lois réapparaissent dans quelques pays post-communistes (comme la Roumanie). Mais dans d?autres pays, comme l'Indonésie et l'Inde, les poursuites pour injure tendent à inclure ceux qui critiquent un groupe religieux dominant [12].

23Ce ne sont pas tant les lois existantes qui, aujourd?hui, règlent l'incitation à la haine dans la société, que ce que Hegel appelait la Sittlichkeit[13], la moralité ou système de la vie la plus éthique. La Sittlichkeit est ce qui tient ensemble les membres d?une communauté, ce qui enveloppe la substance de la nation. Mais, ce qui est essentiel, c?est qu?elle reste contingente par rapport à la loi qui ne peut pas renfermer la vie éthique. Elle se soustrait toujours à la légalité mais, en même temps, elle donne la base de la compréhension de la loi, c?est-à-dire de la soumission du public à la loi. Ce qui est crucial dans la Sittlichkeit, c?est qu?elle nous « enjoint d?effectuer ce qui est déjà [14] », soit « les normes [?] d?une société [?] soutenues par notre action et pourtant déjà là [15] ». On pourrait dire aussi que la Sittlichkeit fonctionne comme un idéal du moi, ce point d?où nous nous voyons comme aimable et, par là, gagnons une identité symbolique. Cependant, ce cas n?est pas celui de la loi elle-même.

24Le statut de la Sittlichkeit n?est pas le même aux États-Unis, car ils n?ont pas de substance nationale unifiée. Les États-Unis sont un melting pot, une macédoine où le mélange des nationalités qui forme la nation a remplacé la substance nationale uniforme par la Constitution, la parole du Père fondateur. Aux États-Unis, la Constitution fonctionne comme un principe unificateur qui a la même logique que la nation dans les démocraties européennes. Et la façon dont on y exprime l'amour de la patrie et le respect du Père fondateur ne relève pas de l'identification nationale ou du nationalisme mais du patriotisme, de la dévotion au père. La Constitution, spécialement son premier amendement, remplace donc la substance nationale et devient la Chose autour de laquelle se forme la Sittlichkeit américaine [16].

25Pour illustrer ce que devient la Sittlichkeit dans des pays différents, on peut comparer l'attitude de la Suède et des États-Unis face à la violence et à la pornographie sur la télévision publique. La Suède, qui est reconnue comme l'un des pays les plus libéraux en matière de sexe, aborde la pornographie de façon très tolérante, mais elle a aussi des règles très strictes en ce qui concerne la violence à la télévision. Par conséquent, nombre de films américains ne sont pas autorisés sur les chaînes suédoises, où l'on peut néanmoins voir librement des films porno. En Amérique, c?est exactement l'inverse : sur les chaînes facilement accessibles au public, on peut voir des films de violence mais pas de pornographie. Cet exemple nous montre combien les réactions d?une société face à la violence sont contingentes, et qu?il n?existe aucune règle générale qui détermine ce qu?une société appréhende comme sa Sittlichkeit[17]. C?est pourquoi nous n?avons pas de réponse sur la question de savoir comment régler l'incitation à la haine : le langage peut à la fois se contrôler ou non, et quand on le contrôle, on ne peut en prévoir les effets. En fin de compte, le sujet lui-même est moralement responsable de la jouissance de sa parole [18].


Mots-clés éditeurs : jouissance, lalangue, discours de haine

Date de mise en ligne : 23/06/2008.

https://doi.org/10.3917/sc.009.0085

Notes

  • [1]
    Voir Judith Butler, « Burning acts : injurious speech », dans Deconstruction is/in America, éd. Anselm Haverkamp, New York, nyu Press, 1995. Voici un cas exemplaire de l'ambiguïté caractérisant le point de vue de Butler : « Si ces propos entraînaient des poursuites judiciaires, quand commencerait cette procédure et quand prendrait-elle fin ? Cela ne risquerait-il pas d?apparaître comme une tentative de faire le procès d?une affaire qui, de par sa temporalité même, ne peut être jugée en cour ?? Il ne s?agit pas d?empêcher que des individus soient poursuivis pour leur propos injurieux ; je suis d?avis qu?il existe sans doute des cas où ils devraient l'être. Mais que signifie d?être poursuivi si ce sont des propos injurieux qui sont mis en procès et y a-t-il ici finalement, ou véritablement, matière à procès ? » (p. 156).
  • [2]
    Words that Wound : Critical Race Theory, Assaultive Speech and the First Amendment, éds. Mari J. Matsuda, Charles R. Lawrence III, Richard Delgado et Kimberle Williams Crenshaw, Boulder, Westview Press, 1993.
  • [3]
    La destruction du fantasme par la guerre est abordée au chapitre 1 de l'ouvrage de Renata Salecl, The Spoils of Freedom : Psychoanalysis and Feminism after the Fall of Socialism, London, Routledge, 1994. Voir également Elaine Scarry, The Body in Pain, Princeton, Princeton University Press 1989, où la « destruction » par le tortionnaire des paroles de la victime est abordée de manière originale et perspicace.
  • [4]
    Cf. L. Althusser, « Ideology and ideological state apparatuses », dans Louis Althusser, Lenin and Philosophy And Other Essays, London, New Left Books, 1971.
  • [5]
    Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568 (1942).
  • [6]
    Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568, 573 (1942).
  • [7]
    J.-J. Lecercle, The Violence of Language, London, Routledge, 1990.
  • [8]
    J.-C. Milner, For the Love of Language, trans. Ann Banfield, London, Macmillan, 1990, p. 101.
  • [9]
    J. Lacan, Television, ed. Joan Copjec, trad. Denis Hollier, Rosalind Krauss et Annette Michelson, New York, Norton, 1990.
  • [10]
    J. Lacan, On Feminine Sexuality, The Limits of Love and Knowledge (Séminaire XX, Encore, 1972-1973), trad. Bruce Fink, New York, Norton, 1998, p. 139.
  • [11]
    J.-C. Milner, For the Love of Language, trans. Ann Banfield, London, Macmillan, 1990, p. 40. « Le langage est matériel non pas parce qu?il existe une physique de la parole, mais parce que les mots menacent en permanence de retourner aux cris, car ils portent l'expression violente des sensations du corps du locuteur sur lequel ils peuvent s?inscrire et avec lequel ils se confondent? » (p. 105).
  • [12]
    A Human Rights Watch Policy Paper : « Hate Speech » and the Freedom of Expression, March 1992, p. 22 « Le code criminel indonésien stipule que quiconque exprimera publiquement et délibérément des propos hostiles ou injurieux, ou commettra un acte hostile, humiliant ou violent envers une religion pratiquée en Indonésie est passible d?une peine d?emprisonnement pouvant aller jusqu?à cinq ans. Cet article permit de poursuivre Arswendo Atmowiloto, éditeur de Monitor, journal d?appartenance chrétienne, suite à la publication des résultats d?un sondage de ses lecteurs classant onzième le prophète Mahomet (juste derrière Arswendo) parmi les chefs de file les plus respectés. Arswendo commença à purger une peine de cinq ans de prison le 8 avril 1991. »
  • [13]
    Hegel Political Writings, trad. T.M. Knox, ed. Z.A. Pelczynski, Oxford, Oxford University Press, 1964.
  • [14]
    C. Taylor, Hegel, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 376.
  • [15]
    Ibid., p. 382.
  • [16]
    La Constitution est interprétée de manières diverses par les différents groupes politiques. Non seulement le discours politique influence-t-il fortement la notion de libre expression, dont l'interprétation varie considérablement selon les époques, mais en outre, le sens même de la Constitution provient des luttes générées par la course au pouvoir qui n?a jamais de cesse dans la société américaine. Traditionnellement, la gauche soutient qu?il faut interpréter la Constitution en tenant compte du contexte historique dans lequel elle fut instaurée, tandis que la droite privilégie une interprétation littérale des articles de cette charte. Mais au sein des luttes politiques contemporaines, il arrive que la gauche prenne la Constitution à la lettre, déclarant essentiel de s?en tenir aux mots des Pères fondateurs sans trop chercher à remettre la Constitution dans son contexte ni de chercher une explication historique à ses préceptes. Et c?est la droite qui insiste pour analyser le contexte d?origine de la Constitution et qui souligne à quel point l'interprétation peut varier selon les circonstances historiques. C?est ce qui se produisit au milieu des années 1990, lors des débats sur la proposition 487 qui limitait en Californie les droits des immigrants, parce que ceux-ci n?étaient pas citoyens des États-Unis. Quand des avocats de gauche voulurent faire obstacle à cette proposition, ils affirmèrent que les Pères fondateurs n?avaient pas fait emploi du mot « citoyens » mais avaient utilisé les termes « le peuple américain » (« the people of the United States »). On a donc pu affirmer que limiter les droits des non-citoyens était inconstitutionnel, puisque c?est le peuple qui est concerné dans la Constitution.
  • [17]
    Comme le souligne Kenneth Lasson : « Les Suédois vivent en corrélation encore bien plus étroite avec leur gouvernement (parfois jusqu?à la dépendance) que les Américains. Ils semblent avoir une grande confiance dans leur système démocratique et comptent dessus pour la sauvegarde de leurs libertés civiles? Par conséquent, les lois suédoises interdisant la discrimination raciale peuvent sembler bien anodines à ceux qui s?y soumettent, surtout en regard du joug terrifiant que l'Allemagne nazie imposa à toute l'Europe au nom de la supériorité raciale. L?histoire, tout comme la philosophie, détermine le degré de tolérance aux lois d?une société. » Kenneth Lasson, « Group libel versus free speech : when big brother should butt in », Duquesne Law Review 23, 1, p. 89. « On [David Riesman] a suggéré que la discrimination est plus importante en Amérique que dans les autres démocraties occidentales parce que la réputation d?un individu s?y rapproche de la valeur de propriété. De la même façon, le rôle du groupe dans le schéma social américain est soumis au rôle de l'individu. » Ibid., p. 117.
  • [18]
    A. Zupancic, Kant with Lacan : Towards the Ethics of the Real, London, Verso (à paraître).
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