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Article de revue

Robert Musil ou les voies de la mystique diurne

Pages 73 à 80

Notes

  • [1]
    P. Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, Paris, Gallimard, nrf, 1998, p. 108.
  • [2]
    R. Musil, L’Homme sans qualités (trad. P. Jaccottet), vol. II, Paris, Le Seuil, 2004, p. 53 (abréviation Hsq, suivie du volume et de la page).
  • [3]
    À l’inverse de la mystique traditionnelle, la mouvance néomystique ne se réfère pas à un Dieu ni à une quelconque transcendance, mais à un principe immanent, qu’il s’agisse de la « vie », de la « nature » ou de l’« âme ». Cf. U. Spörl, Gottlose Mystik in der deutschen Literatur um die Jahrhundertwende, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1997, p. 25-27.
  • [4]
    Cf. W. Amthor, H. R. Brittnacher, A. Hallacker (sous la direction de), Profane Mystik ? Andacht und Ekstase in Literatur und Philosophie des 20. Jahrhunderts, Berlin, Weidler Buchverlag, 2002, p. 12.
  • [5]
    R. Musil, Essais (trad. P. Jaccottet), Paris, Le Seuil, 1984, p. 73 (abréviation E). La démarche de Rathenau, sur ce point, est diamétralement opposée à celle de Michel de Certeau, lequel fait, en introduction à La Fable mystique, l’aveu suivant : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être. » Musil aurait probablement salué cette lucidité d’un penseur qui se sait d’emblée séparé de ce qu’il examine et qui refuse de cultiver l’illusion fusionnelle. M. de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 9.
  • [6]
    Dans sa pièce Les Exaltés (1921), le personnage Anselme cultive ainsi avec ostentation la ferveur mystique tout en restant très soucieux de ses intérêts, ce qui lui vaut la réputation d’imposteur. Sur ce personnage, cf. N.C. Wolf, « “Einfach die Kraft haben, diese Widersprüche zu lieben.” Mystik und Mystizismuskritik in Robert Musils Schauspiel Die Schwärmer », Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, vol. 27-2, 2002, p. 132-141. Voir également N.C. Wolf, « Salto rückwärts in den Mythos ? Ein Plädoyer für das “Taghelle” in Musils profaner Mystik », Profane Mystik ?, p. 255-268.
  • [7]
    A Karl Baedeker, 9 juillet 1934, Lettres (trad. P. Jaccottet), Paris, Le Seuil, 1987, p. 218.
  • [8]
    Brigitte Spreitzer décrit Agathe comme le « prototype d’une mystique » (578). Comme les mystiques, Agathe se décrit comme ignorante et indigne, qualités investies d’une dimension positive en tant que signes d’inspiration et d’élection divines. En outre, certains éléments de sa biographie la rapprochent des mystiques : le fait qu’elle soit tombée mystérieusement malade dans son enfance et sa tendance à faire taire tout désir. Agathe entretient par ailleurs un rapport privilégié avec la mort, qu’il s’agisse de la capsule de poison qu’elle porte sur elle, ou de son mépris de l’existence. B. Spreitzer, « Meister Musil. Eckharts deutsche Predigten als zentrale Quelle des Romans Der Mann ohne Eigenschaften », Zeitschrift für deutsche Philologie, vol. 119-4, 2000, p. 578-581.
  • [9]
    Musil s’inspire ici de la distinction que Ludwig Klages établit dans De l’Éros cosmogonique entre la « fureur déchaînée » et le « transport cristallin ». Cf. L. Klages, Vom kosmogonischen Eros, München, Georg Müller Verlag, 1922, p. 38, p. 49.
  • [10]
    Sur l’importance de la pensée de Maître Eckhart dans la réflexion musilienne, cf. B. Spreitzer, art. cit., p. 564-588. Cf. également M. Wagner-Egelhaaf, Mystik der Moderne : die visionäre Ästhetik der deutschen Literatur im 20. Jahrhundert, Stuttgart, Metzler, 1989, p. 1-19. Cette influence a été également relevée par Philippe Jaccottet : « Les mystiques cités par Ulrich ne sont pas de ceux en qui l’amour sacré est une sublimation de l’amour profane : à l’élan quasi voluptueux de leurs poèmes, qu’il juge presque gênant, Ulrich préfère la rigueur de Maître Eckhart », Éléments d’un songe, Paris, Gallimard, 1961, p. 32.
  • [11]
    E. M. von Hornbostel, « Über optische Inversionen », dans Psychologische Forschung, 1922, vol. 1, p. 130-156. Pour une étude détaillée de ce texte et de son influence sur la conception musilienne de l’autre état, cf. P. Berz, « I-Welten », dans Robert Musil, Dichter, Essayist, Wissenschaftler, éd. H.-G. Pott, Musil-Studien, vol. 8, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1993, p. 171-192. Cf. également F. Vatan, Robert Musil et la question anthropologique, Paris, puf, 2000, p. 187-195.
  • [12]
    Hsq, II, 26. Hornbostel apparaît de manière cryptée dans le texte puisque Ulrich dit devoir l’idée de ce dualisme à un ami « psychologue, auquel il était personnellement attaché » (ibid.).
  • [13]
    Robert Musil, Nachlaßmappe, 2-3-53.
  • [14]
    Nachlaßmappe 7-8-159.
  • [15]
    Sur l’exigence thomiste d’une « cognitio dei experimentalis » cf U. Spörl, 1997, p. 10. Cf également M. Wagner-Egelhaaf, op. cit., p. 7-13.

1Lorsqu’il traduisait L’Homme sans qualités, Philippe Jaccottet a noté l’observation suivante : « Musil : conversations sacrées. On arrive enfin au cœur des choses [1]. » Les conversations sacrées, série de chapitres de la seconde partie du roman, font suite aux retrouvailles entre le héros Ulrich, l’homme sans qualités, et sa sœur Agathe après la mort de leur père. Dans ces chapitres, le frère et la sœur s’entretiennent longuement de l’amour et de l’expérience mystique. Le trouble résultant de ces conversations et du plaisir d’être ensemble incitent Ulrich et Agathe à abandonner leurs préoccupations mondaines pour emménager ensemble et former ce qu’ils appellent une « famille à deux [2] ».

2Il peut paraître à première vue paradoxal d’associer à l’univers de la mystique et de l’extase un romancier comme Robert Musil qui passe avant tout pour un ironiste hors pair et pour un virtuose de l’intellect. Pourtant, Philippe Jaccottet voit juste. L’expérience extatique est au cœur des préoccupations musiliennes, et ce, dès la parution de son premier roman Les Désarrois de l’élève Törless. Elle atteint un point culminant avec l’aventure d’Ulrich et d’Agathe que Musil décrit comme un « voyage aux confins du possible, qui leur faisait frôler les dangers de l’impossible, de l’anormal, du scandaleux même » (Hsq, II, 99). Cette aventure, qui constitue pour de nombreux lecteurs l’un des sommets du roman, en a été également la pierre d’achoppement. Musil s’est en effet heurté à des difficultés de conception et de rédaction qui ont contribué à l’inachèvement de son œuvre. Ces difficultés ont partie liée avec la nature même de l’extase : comment en effet rendre compte d’une expérience placée sous le signe de l’illimité et de l’immédiat avec les instruments nécessairement finis que sont la pensée et le langage ? Par quelles voies et par quels détours s’approcher de ce registre d’expérience sans le dénaturer ? Musil relève ce défi dans une démarche à la fois critique et exploratoire qui reste hautement paradoxale.

3L’exploration musilienne de l’extase est indissociable d’une réflexion critique sur les discours et les rhétoriques de l’extase. Sa critique vise en particulier la mouvance néomystique qui se développe en Allemagne au début du xxe siècle avec la philosophie de la vie et autour de figures comme Stefan George, Ludwig Klages et Walther Rathenau [3]. Alors que le néomysticisme se définit sur un mode polémique par son opposition à la science et à la raison, Musil revendique une « mystique diurne » – ou mystique clairvoyante – qui s’appuie sur la pensée rationnelle. Il fait de l’écriture non pas le théâtre d’une fusion mystique ni d’un culte fasciné de l’ineffable, mais plutôt le site d’une réflexion expérimentale sur l’extase. Cette réflexion mobilise son expérience personnelle, les témoignages extatiques ainsi que les apports de la psychiatrie et de la psychologie expérimentale. L’expérimentation musilienne aboutit à l’utopie d’une société extatique dont Musil explore le potentiel et les limites dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les sentiments.

La critique du néomysticisme

4Robert Musil (1880-1942) écrit à une époque marquée par un sentiment de perte des valeurs et des repères. À la mort de Dieu proclamée par Nietzsche succède une mise en cause du sujet souverain réduit à une illusion ou à un mirage grammatical. L’évanescence du moi devient un thème récurrent en littérature et en philosophie. Par ailleurs, le développement du savoir positif et des innovations techniques s’accompagne du sentiment que des registres fondamentaux de l’expérience restent inaccessibles au langage et à la raison. Le désenchantement du monde, le malaise de la civilisation et le nomadisme transcendantal du sujet sont autant d’expressions traduisant un désarroi face à un monde privé de sens et victime de son ardeur rationaliste [4]. Les discours néomystiques se développent en réaction à ce qui est perçu comme une mécanisation croissante de l’existence et un triomphe inquiétant du positivisme scientifique. Leurs représentants font valoir l’immédiateté de la vie, la force créatrice de l’intuition et les mystères insondables de l’âme contre le pouvoir desséchant de l’intellect.

5Musil décèle dans cette mouvance néomystique un mode de pensée illusoire et réactif qui relève bien souvent de la simple posture, voire de l’imposture, tant par sa méthode que par les idées qu’elle véhicule. Du point de vue de la méthode, l’erreur de ses représentants est de croire qu’il suffit de renoncer aux instruments de la raison pour se retrouver, comme par magie, dans un état de participation mystique. Tel est par exemple le piège dans lequel est tombé Walther Rathenau dans son livre La Mécanique de l’esprit. Rathenau a sacrifié les « vertus de méthode et de précision » sans pour autant se retrouver dans un état de transe et ne parvient à donner ainsi qu’un aperçu décharné et pauvre de l’extase, se contentant d’« accroche[r] aux étoiles la dépouille morte de l’expérience [5] ».

6Sur le plan des idées, les promesses de régénération spirituelle et la critique de la pensée analytique sont un symptôme de « romantisme intellectuel » et témoignent, selon Musil, de la tendance régressive à aller chercher dans un passé imaginaire la « fleur bleue d’une sécurité perdue » (E, 346). Ces mots d’ordre obéissent à une stratégie compensatoire de fuite qui élude les problèmes au lieu de les affronter.

7Musil dénonce par ailleurs l’instrumentalisation paradoxale de l’extase. Cet état qui suppose l’abolition de tout calcul se voit mis au service de stratégies personnelles ou d’idéologies collectives, avec notamment la célébration de ces « fétiches mystiques » (E, 148) que sont la nation et la race. Le culte de l’irrationnel se révèle un fond de commerce florissant et ouvre la voie à des abus que Musil tourne en dérision dans son œuvre [6].

8Musil situe son exploration de l’extase aux antipodes de cette mystique à bon compte. Il reconnaît l’importance d’étudier l’expérience extatique, mais veut le faire avec les ressources de la raison. Au lieu d’écrire dans la posture de l’illuminé ou du créateur livré à sa seule intuition, il explore l’extase en gardant la maîtrise de ses moyens et en mobilisant un vaste éventail de savoirs. Son roman L’Homme sans qualités devient le lieu d’une rencontre insolite et érudite entre les témoignages mystiques et la connaissance scientifique.

9Musil élabore un dispositif expérimental centré autour du frère et de la sœur. Ulrich – que Musil présente comme un « affectif exact [7] » – est le pôle cérébral du couple. Il entend explorer le royaume des émotions « aussi froidement que possible » et regrette que les « maîtres des sciences exactes n’aient pas de visions » (Hsq, II, 92) : « J’examine la voie de la sainteté en me demandant si l’on pourrait y circuler en automobile », explique-t-il à sa sœur (Hsq, II, 88). Agathe, à l’inverse, est plus impatiente et plus spontanée que son frère. Plus audacieuse aussi, car elle veut traduire ses idées et ses désirs en acte, au lieu de s’en tenir à de simples conjectures. Certains de ses traits de comportement la rapprochent par ailleurs des figures mystiques : le fait par exemple qu’elle se qualifie d’« idiote » – en faisant ainsi écho au lien entre le mysticisme et la simplicité d’esprit – ou bien son indifférence vis-à-vis de la réalité ordinaire ainsi que sa conviction selon laquelle la vraie vie est ailleurs [8].

10Non seulement le frère et la sœur se livrent à de longs entretiens sur l’extase, mais vient également le moment où Ulrich et Agathe basculent dans l’état extatique. Cette extase, Musil la détache délibérément de tout relais spirituel et religieux : « Agathe et Ulrich étaient tombés sur un chemin qui évoquait souvent les préoccupations des possédés de Dieu, mais ils le suivaient sans être pieux […] ; ils étaient tombés sur ce chemin en hommes de ce monde, et ils le suivaient en tant que tels : tout l’intérêt de l’aventure était là » (Hsq, II, 99).

Phénoménologie de l’extase

11Musil considère l’extase comme une manifestation extrême de ce qu’il appelle « l’autre état », à savoir un état marqué par une abolition des frontières entre le moi et le non-moi et par une participation et une correspondance accrues avec le monde environnant. Il s’agit d’un « état particulier d’accroissement de la réceptivité et de la sensibilité […], état d’où l’on retire le sentiment d’être lié à toutes les choses comme dans le fluide miroir d’une étendue d’eau » (Hsq, II, 102). Dans cet état de pleine et entière motivation, on ne peut rien faire d’insignifiant.

12L’extase peut se manifester sous une double forme, dionysiaque et séraphique. Sous son versant dionysiaque, elle apparaît comme une abolition exaltée des limites du moi, comme une quête orgiastique de l’illimité et comme une plongée aveugle et fusionnelle dans l’indifférencié [9]. Musil donne un tour pathologique à cette extase violente à travers le personnage de Clarisse qui tente de donner corps à l’idéal du surhomme nietzschéen et finit par sombrer dans la folie. Le lien entre extase et pathologie est suggéré à plusieurs reprises dans L’Homme sans qualités. Ulrich et Agathe se demandent si leur « famille à deux » n’est pas en réalité un « délire à deux ». Ulrich a par ailleurs le sentiment de s’approcher d’« une frontière d’une minceur vertigineuse entre le plus grand bonheur et un comportement pathologique » (Hsq, II, 624). Musil, toutefois, refuse de verser dans les facilités scientistes consistant à réduire l’extase à un trouble pathologique. S’il laisse entendre – contre le pathos néomystique – que de l’extase au délire et à la dérision il n’y a qu’un pas, il signale également que ce type d’assertion risque de passer à côté de l’essentiel.

13Il existe en effet un autre versant de l’extase – moins emphatique et moins spectaculaire – qui est fait d’abandon et de détachement. Musil décrit cette extase contemplative comme un « ondoiement d’émotions » (Hsq, II, 100), comme « quelque chose d’infiniment tranquille et d’infiniment vaste » (Hsq, II, 101), comme « un entrelacement de soi et d’autrui, illimités » (Hsq, II, 103). Cette seconde forme d’extase, proche d’un dépouillement extrême, fait écho à la théologie mystique de Maître Eckhart et à son expérience du divin comme détachement vis-à-vis de soi-même, du monde et des représentations [10].

14Musil s’intéresse en priorité à cette extase contemplative. Il la décrit à rebours des représentations conventionnelles qui mettent l’accent sur l’abolition euphorique des différences et la quête fusionnelle d’une plénitude perdue. Musil, pour sa part, souligne les paradoxes, les tensions et les contradictions inscrits au cœur même de l’expérience extatique. Premier paradoxe : l’extase s’épanouit dans l’absence et dans l’éloignement ; elle se nourrit de l’inaccessibilité de son objet. Lors de sa passion de jeunesse pour la femme d’un major, Ulrich finit par se réfugier sur une île déserte loin de sa bien aimée. Son amour libéré de tout désir de possession atteint alors son plein rayonnement. L’amour entre Ulrich et Agathe doit son intensité à l’impossibilité de se traduire en acte et porte à son paroxysme cette dialectique du proche et du lointain : le frère et la sœur, attirés l’un vers l’autre, tirent « d’une impossibilité, d’une impuissance et d’une inertie un sentiment de force extrême ; il leur manquait l’acte qui eût été un pont conduisant vers le monde et en ramenant » (Hsq, II, 624).

15Second paradoxe : l’extase est un état où les extrêmes se touchent. Seule la figure de l’oxymore semble en mesure d’en rendre compte : la plénitude côtoie le vide, l’aveuglement est visionnaire, le mouvement s’allie à l’immobilité, l’effervescence à la stupeur, le silence alterne avec la volubilité, l’angoisse se conjugue à l’euphorie, le temps se dilate ou se coule dans la fulgurance d’un instant, l’adéquation est déchirement, la béatitude, douleur. À son plus haut degré d’incandescence, l’extase conduit à un état d’indifférence. Dans une ébauche des années vingt, Musil évoque cette béatitude extatique en ces termes : « C’était presque une souffrance. Ils étaient tout à fait égarés, loin d’eux-mêmes, transportés dans un espace où ils se perdaient. Ils voyaient sans lumière et entendaient sans aucun son. Leur âme était aussi démesurément tendue qu’une main qui perd toute sa force, on aurait dit que leur langue était tranchée. Mais cette souffrance était douce comme une merveilleuse et vivante clarté » (Hsq, II, 668).

16Musil s’appuie dans sa description de l’extase sur un corpus de textes particulièrement riche, comprenant entre autres les Confessions extatiques de Martin Buber, les thèses de Lucien Lévi-Bruhl sur la « loi de participation » mystique régissant la mentalité dite « primitive », les analyses du psychiatre Konstantin Oesterreich, et surtout les travaux de l’école berlinoise de la psychologie de la forme. La réflexion musilienne sur l’extase doit beaucoup, en particulier, aux recherches du psychologue Erich Moritz von Hornbostel sur les phénomènes d’inversion optique. Hornbostel, l’un des représentants de l’école berlinoise de la psychologie de la Gestalt, était un ami personnel de Musil. Tous deux ont fait leurs études à l’Institut psychologique de Berlin sous la direction de Carl Stumpf. Hornbostel a publié en 1922 dans la revue Psychologische Forschung un article sur les inversions optiques où il propose à ses lecteurs un petit traité d’initiation aux inversions [11]. Lui-même organisait à son domicile des séances d’inversion auxquelles Musil a vraisemblablement participé.

17L’une des expériences à laquelle Hornbostel convie son lecteur, consiste à faire tourner sur son axe un cube en fil de fer de 6 cm de côté, fixé sur une tige métallique et placé sur la pointe. Lorsqu’on tient le cube à bout de bras devant un miroir, on obtient « un cube plus petit, fait d’un […] matériau moins robuste, [qui] flotte à l’intérieur du [cube que l’on tient] et qui tourne dans le même sens que lui » (131). Le reflet du cube a été inversé. Ce cube inversé n’est pas le symétrique du cube non inversé : il n’a pas tout à fait la forme d’un cube et ses côtés semblent par ailleurs « fantômatiques » (133). Pourtant, insiste Hornbostel, ces objets inversés ne sont pas de simples illusions : ce sont des « objets que nous percevons dans certaines conditions » (143).

18Outre les objets, Hornbostel inverse également les ombres et les lumières en prenant par exemple une carte à jouer pliée en deux et éclairée d’un seul côté. Les surfaces éclairées deviennent alors plus sombres et les surfaces à l’ombre plus claires. Lorsque l’inversion est totale, l’objet inversé semble luire de lui-même ou bien il devient diaphane comme s’il était éclairé simultanément de l’intérieur et de l’extérieur.

19Sur la base de ces expériences, Hornbostel développe l’hypothèse d’un « monde inversé » où l’espace, la lumière et les objets auraient été inversés et où l’observateur renoncerait à son système de coordonnées habituel pour s’orienter dans ce nouvel univers. Il tente lui même de tester la possibilité d’un tel monde en se faisant construire un cube de deux mètres sur deux aux arêtes fluorescentes. Après s’être installé au milieu du cube, il se livre dans le noir à des inversions. L’idée est de transformer une expérience initialement optique en expérience psycho-sensorielle totale. L’expérience est un échec, mais Hornbostel n’en théorise pas moins l’opposition entre l’état non inversé et l’état inversé qu’il nomme respectivement état « convexe » et état « concave ». L’état « convexe » se réfère au monde des objets, à ce qui se ferme à nous et nous oppose une résistance. L’état « concave », au contraire, se rapporte à l’espace qui nous enveloppe, nous inclut et « s’ouvre à nous » (154). L’inversion consiste à transformer le convexe en concave, et inversement. Elle désigne à la fois le passage de l’état ordinaire à l’état inversé, et l’état inversé proprement dit.

20Musil reprend dans L’Homme sans qualités la distinction entre le « convexe » et le « concave » en y voyant un « très ancien dualisme de l’expérience humaine », antérieur à la religion et à la différenciation sexuelle [12]. Le « convexe » et le « concave », qu’il appelle aussi la « vision prenante » et la « vision donnante », constituent selon lui deux modalités fondamentales de notre rapport au monde. Dans l’autoportrait qu’il dresse de lui-même, Ulrich s’inspire de cette opposition en se décrivant tour à tour sous ses aspects convexe et concave : « À son sentiment, il était grand, large d’épaules, sa cage thoracique était comme une voile gonflée à son mât et les articulations du corps prolongaient ses muscles comme de fins membres d’acier, dès qu’il s’irritait, se querellait ou serrait [sa maîtresse] Bonadea contre lui […] ; en revanche, il était mince, tendre, sombre et souple comme une méduse flottant dans l’eau quand il lisait un livre qui l’empoignait ou lorsque l’effleurait le souffle du grand amour sans patrie dont il n’a jamais pu comprendre l’Être-dans-le-monde » (Hsq, I, 190).

21D’une manière générale, Musil décrit le passage de l’état ordinaire à l’autre état ou à l’extase comme un phénomène d’inversion. Dans un feuillet évoquant Ulrich et Agathe au seuil de l’autre état, Musil fait la remarque suivante : « Cela signifierait donc bien : à la frontière du convexe et du concave [13] ! » Les descriptions qu’il propose de l’extase rejoignent celles de Hornbostel : vacillement des objets, présence d’une lumière diaphane, d’une obscurité lumineuse, contours fluctuants. Comme le souligne Ulrich, « Tout est si lumineux que l’œil ne croit saisir que de l’obscurité, et sur la rive, de l’autre côté, les choses paraissent n’être plus sur terre, mais flotter dans l’air avec une netteté exceptionnelle et subtile, presque douloureuse, presque troublante » (Hsq, II, 89). Agathe – lors d’une conversation avec son frère – observe que « même l’espace, ce cube vide toujours semblable à lui-même, avait changé » (Hsq, II, 422).

22Musil poursuit l’expérimentation de son ami Hornbostel, en utilisant les ressources du laboratoire romanesque. Au lieu d’un cube fluorescent de deux mètres sur deux, il imagine un jardin séparé du monde extérieur par une grille, dans lequel il ne place pas un seul expérimentateur, mais un frère et une sœur amoureux l’un de l’autre. Dans une ancienne ébauche, l’expérience a lieu au bord de la mer, sur le balcon d’un hôtel où Ulrich et Agathe vivent un phénomène d’inversion : les limitations se « retournent », et eux-mêmes ainsi que les choses cessent d’être « des corps fermés en lutte les uns contre les autres » pour devenir des « formes ouvertes et liées » (Hsq, II, 668).

23Sur la base de ces expériences, Musil développe l’utopie d’une société extatique en se demandant à quoi pourrait ressembler une telle société. Cette société serait placée tout entière sous l’égide d’un sentiment indéterminé, diffus et sans limite qui imprégnerait toute chose et aurait le pouvoir « de modifier le monde avec l’indifférence et le désintéressement du ciel modifiant ses couleurs » (Hsq, II, 525). Dans cet état d’indétermination, de présence dans les choses et de disponibilité de cœur et d’esprit, tout mode de relation au monde instrumentalisé, finalisé et centré sur l’individu serait exclu : « Inversion – prédicats sans sujet » ; « démolir la forteresse du moi. Ne pas travailler à la constitution du soi mais communiquer librement avec les autres [14]. »

24L’une des questions soulevée par Musil est celle de la viabilité d’un tel monde extatique. À l’image des phénomènes d’inversion, l’extase est un état instable et imprévisible : elle « présuppose une disposition déterminée du cœur et chavire à la moindre rupture d’équilibre » (Hsq, II, 948). On peut certes se disposer à l’extase, mais son apparition de même que sa disparition échappent à tout contrôle. Sur ce point, Musil rejoint les conclusions expérimentales de Hornbostel : quel que soit son degré d’entraînement, l’expérimentateur maîtrise difficilement les inversions. Elles surgissent à l’improviste et la moindre perturbation peut les faire disparaître. L’autre état n’est pas viable dans la durée ; on ne peut habiter dans l’extase.

25Par ailleurs, une vie selon les préceptes de l’extase contemplative serait menacée d’inertie en raison de son absence d’activité motrice. L’extase, qui représente pour Ulrich et Agathe le summum de la réalité et de la signification, les transforme également – selon les propres métaphores de Musil – en natures mortes et en figures de cire. La vie à son apogée entretient une parenté troublante avec la mort. Ulrich ne peut s’empêcher de constater que ses sentiments pour Agathe étaient dominés « par une inquiétante absence de volonté, un éloignement ou un détournement évident vers la région du sommeil, de la mort, de l’image, de l’immobile, d’un impuissant emprisonnement » (Hsq, II, 625).

26La psychologie expérimentale, comme on le voit, aide Musil à affiner et à motiver sa description de l’extase. Lui permet-elle de briser le cercle du ressassement descriptif et de faire du « convexe » et du « concave » autre chose que des images venues s’ajouter à la légion des métaphores existantes ? La question que soulève la démarche musilienne est celle de la valeur heuristique du détour par la science. N’est-ce pas là une coquetterie d’écrivain savant, soucieux de se démarquer de l’irrationalisme ambiant ?

Extase et connaissance

27Le parti pris expérimental de Musil participe d’un projet cognitif à part entière. En recourant au savoir scientifique, Musil poursuit trois objectifs. Il s’agit tout d’abord de mieux comprendre l’extase. L’immense travail d’écriture et de réflexion qu’il entreprend est lié à son impatience face au peu d’avancées dans la compréhension de ce phénomène. L’un des problèmes majeurs de son époque tient selon lui à la disproportion entre les progrès du savoir positif et le caractère rudimentaire de la connaissance des émotions. Les témoignages se sont accumulés depuis des siècles sans aucun gain de connaissance. On en est encore au Moyen Âge sur la question de l’autre état, « toujours décrit avec autant de ferveur que d’imprécision » : « Récemment encore, nous ne le connaissions pas mieux qu’on ne connaissait le monde aux environs du xe siècle » (E, 194). Le second objectif est de dépouiller l’extase de son halo religieux et spiritualiste pour l’examiner en marge de toute transcendance. Débarrassés des « vieilles rengaines pieuses » (Hsq, II, 92), les témoignages mystiques font signe vers un socle d’expérience commun qu’il est possible d’étudier par des voies expérimentales.

28Enfin, la psychologie expérimentale lui permet d’explorer méthodiquement un registre d’expériences que la société occidentale moderne soumet à un processus de « négation et [de] raréfaction progressives » (Hsq, II, 104). D’où la tendance de ces expériences à resurgir sous une forme violente, voire pathologique. La Première Guerre mondiale en a été l’une des manifestations les plus extrêmes : la mobilisation, constate Musil, a créé un état d’effervescence et de communion où « les tendances mystiques originelles [étaient] aussi tangibles que les fabriques » (E, 118). Musil tend également à interpréter la ferveur néomystique comme une manifestation déréglée de l’autre état : sous les mots d’ordre de rédemption par la violence et de naufrage de la raison se dissimule la nostalgie d’une vie autre, loin des limitations et des contraintes de l’existence bourgeoise. Or, l’engouement néomystique pour l’extase violente repose sur un paradoxe : il reste tributaire du mode de vie moderne contre lequel il se définit. En effet, l’extase motrice est à l’image de la vie moderne, laquelle privilégie l’action sur la contemplation : « notre époque ruisselle […] d’énergie », constate Ulrich (Hsq, II, 78) ; tout, jusque la vie des sentiments, tend à se calquer sur le modèle d’une action orientée vers un but et tendue vers l’assoussivement.

29De ce point de vue, la démarche musilienne axée sur l’extase contemplative est doublement intempestive. Elle porte en effet sur une possibilité de vie et un mode du sentir qui échappe au cycle tension – action – assouvissement. Cette possibilité du sentiment est, aux yeux de Musil, capitale, car c’est d’elle qu’émane et c’est elle qui entretient le « feu sacré » de l’éthique et de la poésie. À l’inverse de la mystique qui suppose un rapport au monde radicalement autre, l’art « ne perd jamais tout à fait le contact avec le comportement ordinaire ; il apparaît alors comme un état non autonome, comme un pont dont l’arche monte de la terre ferme comme si elle ne doutait pas de trouver dans l’imaginaire son autre butée » (E, 204).

30La filiation que Musil établit entre l’autre état, l’éthique et la poésie éclaire également pourquoi, en dépit de son intérêt pour la science, il s’engage dans une entreprise qui reste en son principe littéraire. L’extase, en effet, ne peut être appréhendée par les seules voies de la pensée conceptuelle. Seule une pensée essayiste et poétique fondée sur le potentiel exploratoire des analogies peut, selon Musil, espérer s’en approcher.

31La mystique diurne revendiquée par Musil est une mystique qui garde les yeux ouverts et les pieds sur terre. Elle tranche fortement avec la vulgate irrationnaliste qui est en plein essor dans la première moitié du xxe siècle en Allemagne. Musil reprend à son compte la conception de la mystique proposée par Thomas d’Aquin, celle d’une « connaissance expérimentale de Dieu [15] », en poussant à l’extrême l’exigence d’expérimentation. En marge des conventions théologiques et de l’occultisme néomystique, il s’achemine vers Dieu en automobile ou bien – pour reprendre une autre de ses métaphores – avec des « ailes de métal » et non des « ailes de cire » (Hsq, II, 103), afin d’inaugurer avec Dieu « de nouvelles relations expérimentales » (Hsq, II, 421). Il se lance sur la route, sans emphase, sans frénésie, ni psychédélisme. Cette retenue et cette sobriété font la force et la grande originalité de sa démarche.


Mots-clés éditeurs : ecstasy, psychologie de la forme, Musil

Mise en ligne 01/11/2007

https://doi.org/10.3917/sc.008.0073

Notes

  • [1]
    P. Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, Paris, Gallimard, nrf, 1998, p. 108.
  • [2]
    R. Musil, L’Homme sans qualités (trad. P. Jaccottet), vol. II, Paris, Le Seuil, 2004, p. 53 (abréviation Hsq, suivie du volume et de la page).
  • [3]
    À l’inverse de la mystique traditionnelle, la mouvance néomystique ne se réfère pas à un Dieu ni à une quelconque transcendance, mais à un principe immanent, qu’il s’agisse de la « vie », de la « nature » ou de l’« âme ». Cf. U. Spörl, Gottlose Mystik in der deutschen Literatur um die Jahrhundertwende, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1997, p. 25-27.
  • [4]
    Cf. W. Amthor, H. R. Brittnacher, A. Hallacker (sous la direction de), Profane Mystik ? Andacht und Ekstase in Literatur und Philosophie des 20. Jahrhunderts, Berlin, Weidler Buchverlag, 2002, p. 12.
  • [5]
    R. Musil, Essais (trad. P. Jaccottet), Paris, Le Seuil, 1984, p. 73 (abréviation E). La démarche de Rathenau, sur ce point, est diamétralement opposée à celle de Michel de Certeau, lequel fait, en introduction à La Fable mystique, l’aveu suivant : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être. » Musil aurait probablement salué cette lucidité d’un penseur qui se sait d’emblée séparé de ce qu’il examine et qui refuse de cultiver l’illusion fusionnelle. M. de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 9.
  • [6]
    Dans sa pièce Les Exaltés (1921), le personnage Anselme cultive ainsi avec ostentation la ferveur mystique tout en restant très soucieux de ses intérêts, ce qui lui vaut la réputation d’imposteur. Sur ce personnage, cf. N.C. Wolf, « “Einfach die Kraft haben, diese Widersprüche zu lieben.” Mystik und Mystizismuskritik in Robert Musils Schauspiel Die Schwärmer », Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, vol. 27-2, 2002, p. 132-141. Voir également N.C. Wolf, « Salto rückwärts in den Mythos ? Ein Plädoyer für das “Taghelle” in Musils profaner Mystik », Profane Mystik ?, p. 255-268.
  • [7]
    A Karl Baedeker, 9 juillet 1934, Lettres (trad. P. Jaccottet), Paris, Le Seuil, 1987, p. 218.
  • [8]
    Brigitte Spreitzer décrit Agathe comme le « prototype d’une mystique » (578). Comme les mystiques, Agathe se décrit comme ignorante et indigne, qualités investies d’une dimension positive en tant que signes d’inspiration et d’élection divines. En outre, certains éléments de sa biographie la rapprochent des mystiques : le fait qu’elle soit tombée mystérieusement malade dans son enfance et sa tendance à faire taire tout désir. Agathe entretient par ailleurs un rapport privilégié avec la mort, qu’il s’agisse de la capsule de poison qu’elle porte sur elle, ou de son mépris de l’existence. B. Spreitzer, « Meister Musil. Eckharts deutsche Predigten als zentrale Quelle des Romans Der Mann ohne Eigenschaften », Zeitschrift für deutsche Philologie, vol. 119-4, 2000, p. 578-581.
  • [9]
    Musil s’inspire ici de la distinction que Ludwig Klages établit dans De l’Éros cosmogonique entre la « fureur déchaînée » et le « transport cristallin ». Cf. L. Klages, Vom kosmogonischen Eros, München, Georg Müller Verlag, 1922, p. 38, p. 49.
  • [10]
    Sur l’importance de la pensée de Maître Eckhart dans la réflexion musilienne, cf. B. Spreitzer, art. cit., p. 564-588. Cf. également M. Wagner-Egelhaaf, Mystik der Moderne : die visionäre Ästhetik der deutschen Literatur im 20. Jahrhundert, Stuttgart, Metzler, 1989, p. 1-19. Cette influence a été également relevée par Philippe Jaccottet : « Les mystiques cités par Ulrich ne sont pas de ceux en qui l’amour sacré est une sublimation de l’amour profane : à l’élan quasi voluptueux de leurs poèmes, qu’il juge presque gênant, Ulrich préfère la rigueur de Maître Eckhart », Éléments d’un songe, Paris, Gallimard, 1961, p. 32.
  • [11]
    E. M. von Hornbostel, « Über optische Inversionen », dans Psychologische Forschung, 1922, vol. 1, p. 130-156. Pour une étude détaillée de ce texte et de son influence sur la conception musilienne de l’autre état, cf. P. Berz, « I-Welten », dans Robert Musil, Dichter, Essayist, Wissenschaftler, éd. H.-G. Pott, Musil-Studien, vol. 8, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1993, p. 171-192. Cf. également F. Vatan, Robert Musil et la question anthropologique, Paris, puf, 2000, p. 187-195.
  • [12]
    Hsq, II, 26. Hornbostel apparaît de manière cryptée dans le texte puisque Ulrich dit devoir l’idée de ce dualisme à un ami « psychologue, auquel il était personnellement attaché » (ibid.).
  • [13]
    Robert Musil, Nachlaßmappe, 2-3-53.
  • [14]
    Nachlaßmappe 7-8-159.
  • [15]
    Sur l’exigence thomiste d’une « cognitio dei experimentalis » cf U. Spörl, 1997, p. 10. Cf également M. Wagner-Egelhaaf, op. cit., p. 7-13.
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