Notes
-
[*]
Bruno Nassim Aboudrar, maître de conférences, Esthétique, université de Paris III-Sorbonne.
-
[1]
Ces quelques remarques partent d’un dossier instruit par Hubert Damisch au début de son livre Le jugement de Pâris, Paris, Flammarion, 1992, dont je connais les pièces freudiennes non pas de seconde main, mais d’après lui.
-
[2]
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, tr. Th. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, « Folio », p. 67.
-
[3]
Ibid., p. 66.
-
[4]
S. Freud, Malaise dans la culture, tr. P. Cotet, R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris, puf, 1984, « Quadrige », p. 26.
-
[5]
Ibid., p. 22.
-
[6]
S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, tr. J. Altounian, A. & O. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Paris, Gallimard, 1991, « Folio », p. 93.
-
[7]
R. de Piles, Cours de peinture par principes, (1708), Paris, Gallimard, 1989, p. 65.
-
[8]
H. Damisch, Le jugement de Pâris, op. cit., p. 27.
-
[9]
S. Freud, Le malaise dans la culture, op. cit., p. 42, n. 1.
-
[10]
D. Diderot, Essai sur la peinture, Paris, Hermann, 1984, p. 14.
-
[11]
J. Lichtenstein, La couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1989, « Champs », p. 162 passim.
-
[12]
Ch. Blanc, Grammaire des arts du dessin, (1867), Paris, ens b-a, 2000, p. 53.
-
[13]
E.J. Delécluze, Louis David, son école et son temps (1855), Paris, Macula, 1983, p. 316.
-
[14]
E. Laurent, « Observations sur quelques anomalies de la verge chez les dégénérés criminels », dans Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, 7, 1882, p. 27.
-
[15]
Ibid., p. 29.
-
[16]
Ibid., p. 30.
-
[17]
Ibid., p. 30.
-
[18]
A. Corbin, « La rencontre des corps », dans Histoire du corps, Paris, Le Seuil, 2005, p. 183.
-
[19]
A. Tardieu, Études médico-légales sur les attentats aux mœurs, Paris, J.-B. Ballières, 1873, p. 240.
-
[20]
Ibid., p. 241.
-
[21]
E. Laurent, Les habitués des prisons de Paris, Paris, Masson, 1890, p. 363.
1Dans une note ajoutée en 1915 au premier des Trois essais sur la théorie sexuelle, (1905) et ouverte précisément au chapitre intitulé « Toucher et regarder », Freud écrit [1] : « Il me paraît incontestable que le concept du “beau” a ses racines dans le terrain de l’excitation sexuelle et qu’il désigne à l’origine ce qui est sexuellement stimulant (les “attraits”). Ceci est en relation avec le fait que nous ne pouvons jamais proprement trouver “belles” les parties génitales elles-mêmes, dont la vue provoque l’excitation sexuelle la plus intense [2]. »
2En 1915, cette note vient se greffer sur un texte déconcertant et d’interprétation difficile. Freud y affirme le primat de la vue dans le processus d’excitation sexuelle et enchaîne par une remarque phylogénétique – ou « téléologique », selon sa propre expression dans une précision de 1915, en forme de prétérition – selon laquelle « la sélection naturelle compte sur la praticabilité de cette voix […] lorsqu’elle favorise l’évolution de l’objet sexuel vers la beauté. » On serait tenté de comprendre que l’évolution des espèces, ou leur maintien, admet une raison d’ordre esthétique ; thèse encore reconnue aujourd’hui par l’éthologie contemporaine. Mais à cet horizon naturaliste l’évocation de la pudeur et des réinvestissements érotiques du vêtement que celle-ci engendre apporte une rupture culturaliste, où l’on décèle les signes avant-coureurs d’une réflexion qui mènera Freud aux thèses de Malaise dans la culture, et cela d’autant plus volontiers que le passage des Trois essais est aussi celui où figure pour la première fois, sous la forme encore furtive d’un participe passé entre guillemets et parenthèses, lui-même enchâssé dans une proposition en incise, l’idée de sublimation, centrale dans l’essai de 1929/1930 :
« La dissimulation progressive du corps qui va de pair avec la civilisation tient en éveil la curiosité sexuelle, laquelle aspire à compléter pour soi l’objet sexuel en dévoilant ses parties cachées, mais peut-être aussi détournées (“sublimées”) en direction de l’art, lorsqu’il devient possible de détacher des parties génitales l’intérêt qu’elles suscitent pour le diriger vers la forme du corps dans son ensemble [3]. »
4C’est, en effet, dans Le Malaise dans la culture que Freud revient sur ce lien qui prive les organes génitaux de beauté tout en affirmant que la beauté elle-même prend sa source dans l’excitation que leur vue procure :
« Un seul point semble assuré : c’est que la beauté dérive du domaine de la sensibilité sexuelle ; ce serait un domaine exemplaire d’une motion inhibée quant au but. La “beauté” et l’“attrait” sont originellement des propriétés de l’objet sexuel. Il est remarquable que les organes génitaux eux-mêmes, dont la vue a toujours un effet excitant, ne sont pourtant presque jamais jugés beaux, en revanche un caractère de beauté semble s’attacher à certains signes distinctifs sexués secondaires [4]. »
6Cette fois, le mécanisme psychique de la sublimation forme explicitement le contexte de la proposition freudienne touchant la beauté. Le Malaise dans la culture est en partie consacré à en mesurer le coût et l’impact. Le plaisir pris à la beauté est introduit dans le texte de Freud comme résultant d’une « autre technique de défense » à laquelle « la sublimation des pulsions prête son aide. » En effet :
« On obtient le maximum si l’on s’entend à élever suffisamment le gain de plaisir provenant des sources du travail psychique et intellectuel. […] Les satisfactions de cette sorte, telles que la joie de l’artiste à créer, à donner corps aux formations de sa fantaisie, celles du chercheur à résoudre des problèmes et à reconnaître la vérité, ont une qualité particulière qu’un jour nous pourrons certainement caractériser métapsychologiquement [5]. »
8Cette double direction, artistique et scientifique, est, comme on sait, celle que prend le plus volontiers, selon Freud, la sublimation. C’est notamment celle explorée par Léonard de Vinci, dont le cas exceptionnel offre à Freud, dès 1910, l’occasion de préciser le mécanisme de la sublimation :
« L’observation de la vie quotidienne des hommes nous montre que la plupart d’entre eux réussissent à détourner des parties très considérables de leurs forces pulsionnelles sexuelles vers leur activité professionnelle. La pulsion sexuelle est tout particulièrement propre à fournir de telles contributions puisqu’elle est douée de la capacité de sublimation, c’est-à-dire est en état d’échanger son but immédiat contre d’autres non sexuels, éventuellement placés plus haut sur l’échelle des valeurs [6]. »
10La satisfaction esthétique (tant celle tirée du spectacle de la beauté naturelle que de celle que procure l’œuvre d’art ; tant celle de la création que celle de la contemplation), tout comme le plaisir de l’investigation scientifique résultent donc du détournement de la pulsion de son objet sexuel vers un autre, plus acceptable ou de meilleur aloi. Les organes génitaux eux-mêmes, qui ne peuvent faire l’objet d’un tel détournement, sans doute parce qu’ils imposeraient visuellement leur caractère sexuel, tandis qu’ils seraient ontologiquement inséparables de leur fonction, se refusent donc aux satisfactions sublimatoires. Ils ne peuvent être jugés beaux, demeurant excitants.
11Mais qu’advient-il alors lorsque l’objet de l’investigation scientifique, ou celui d’une représentation artistique dont la visée principale est la satisfaction du goût (et éventuellement la poursuite concomitante d’autres visées tout aussi « haut placées sur l’échelle des valeurs », comme la connaissance de l’histoire, ou encore l’édification morale ou politique) en passe à la fois nécessairement et incidemment par la représentation et l’étude des organes génitaux ?
12Cette inquiétude à propos de la composition esthétique, ce que Roger de Piles, pour la peinture appelait « Tout ensemble [7] », qui risque à tout moment d’être anéantie par l’évidence du sexe génital ; ainsi que la question d’une possible investigation scientifique qui aurait le sexe pour objet, se trouvent caractérisées par une remarque de Freud dans une note du Malaise dans la culture. Freud y propose une explication que H. Damisch a qualifiée de la « paléontologique [8] » au primat de la vue sur l’odorat dans l’excitation du désir sexuel humain :
« Le passage à l’arrière-plan des stimuli olfactifs semble lui-même résulter du fait que l’être humain s’est détourné de la terre, s’est décidé à la marche verticale, par laquelle les organes génitaux jusque là recouverts deviennent visibles et ont besoin de protection, et qui ainsi suscite la honte [9]. »
14Cette remarque est, à bien des égards, déconcertante, et d’abord pour cette raison qu’elle ne semble vérifiée que par la moitié de la population humaine : la moitié masculine. En effet, si l’homme debout laisse voir plus et mieux son appareil génital que l’homme à quatre pattes, il n’en va évidemment pas ainsi de la femme, qui découvre le sien couchée ou accroupie, mais que la station debout protège.
15On ne se préoccupera pas ici des représentations du sexe féminin – de la vulve – (tout le monde connaît L’origine du monde de Courbet depuis que le tableau a déménagé de quelques numéros dans la rue de Lille) dont la visée érotique ou pornographique – et en tout cas infra-sublimatoire – est difficile à contester, ni, pour les mêmes raisons, de celles de la verge en érection qui relève toujours volens nolens de l’art licencieux. Mais qu’en est-il de la figuration du sexe masculin, à la fois nécessaire et incidente dès lors que l’artiste a pour projet de faire une figure virile nue ?
16En effet, l’art occidental a intimement lié son sort, jusque dans ce que celui-ci a pu avoir, historiquement, de plus institutionnel, de plus établi – de moins intime ou secret, précisément – à la pratique du nu ; au point que l’usage de dessiner celui-ci debout, au titre d’une étude, d’un entraînement, d’un apprentissage ou d’une démonstration de savoir-faire, épreuve d’une probité artistique, prend le nom de l’institution qui en promeut l’usage : l’Académie.
17Si elle n’a pas pu d’emblée offrir aux étudiants d’apprendre « selon le modèle », le projet du dessin d’après un modèle vivant, posant nu sur une estrade au milieu de la salle, se trouve à l’origine de l’Académie et apparaît comme un des éléments justifiant sa fondation.
18Le nu académique se trouve donc dès son principe confronté à une exigence contradictoire, inhérente à l’imitation qui fonde les arts du dessin, mais que la représentation nécessaire des organes génitaux fait passer à un stade critique : elle doit être à la fois conforme à la nature et offrir les traits d’un beau qu’on dira « idéal ». Le corps humain se prête (non sans des difficultés sur lesquelles Diderot attire l’attention dès les premières pages de L’essai sur la peinture, évoquant le « pauvre diable gagé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur [10] ») à l’idéalisation de ses formes, à leur amendement par la toise et le canon de proportion, à leur élévation à la beauté. Mais l’appareil génital ?
19Au repos, l’appareil génital de l’homme n’a pas de forme fixe, et sa forme est intimement singulière. La représentation réaliste d’un sexe masculin ne trouble pas seulement l’ordre académique en raison de son caractère éventuellement obscène, mais pour des raisons d’ordre esthétique : il ne relève pas du dessin, avec son projet de fixation des formes dans un ordre immuable – donc beau, d’un point de vue néoplatonicien, et vrai – mais de la couleur ou encore de la tache (sombre) dont l’instance, comme l’a montré Jacqueline Lichtenstein [11] à partir de Roger de Piles, subvertit la norme académique. Inversement, si le dessin fixe ses formes, il les fixe selon leur singularité et l’obscène fait alors retour avec l’évidence d’un appareil génital qui ne peut être que celui du modèle. Or le dessin, s’il faut en croire un ouvrage, la Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc, qui formule d’une manière au sens propre définitive la conception et le savoir académique, a lui-même partie liée, dans ce qu’il en serait d’une sexualité de l’art, au sexe masculin. « Le dessin, écrit-il, est le sexe masculin de l’art, la couleur en est le sexe féminin. » Et il poursuit : « La supériorité du dessin sur la couleur est écrite dans les lois mêmes de la nature ; elle a voulu en effet que les objets nous fussent connus par ce qui les dessine et non par ce qui les colore [12]. »
20Voyons comment procède, en cette matière, Jacques Louis David. (Voir hors-texte, p. 2 : Jacques Louis David, Académie d’homme, dite Hector)
21Il peint à Rome cette Académie dite « Hector », en raison de la position du personnage qui pourrait être accroché par le pied à un char, mais pose sur ce qui semble être une pierre carrée. Il est nu. Mais un retour de l’étoffe pourpre sur laquelle il repose cache son sexe – exactement son sexe, non la toison pubienne – tout en en étant boursouflé. Le dispositif est rendu encore plus étrange, et gênant, du fait que les testicules sont parfaitement moulés par l’étoffe, tandis que la verge est suggérée informe, un pan du voile opaque s’achevant, plat et triangulaire, sur l’aine du modèle. Dans ce cas, le dessin et la couleur se trouvent dans une sorte de conflit à l’endroit précis de la représentation des organes génitaux, conflit accru par le choix délibéré d’un tissu rougeoyant, dont l’éclat conventionnel ne va pas sans rappeler la pigmentation du pénis. Il est vrai que la position imposée au mannequin, déployant le sexe au repos dans ses faces les plus secrètes, est sans doute intrinsèquement obscène, raison pour laquelle Lucian Freud la choisit pour un portrait de l’acteur Leigh Bowery, son modèle, tombé d’un grabat dans le tas d’immondices de l’atelier. On peut douter que L. Freud, quoiqu’il doive à l’académisme, ait beaucoup compté sur l’élévation à l’idéal pour assurer les « légères narcoses » que son grand-père attendait de la contemplation des œuvres d’art. Toutefois, son dessin est d’une rigueur telle que le corps entier est entrepris dans l’ordre mimétique du portrait – de la reproduction trait pour trait – en sorte que le pénis qu’il nous est donné de voir est ici aussi singulier, individuel, que toute autre partie du corps ou du visage de l’acteur.
22Revenons à David. De retour de Rome, il projette dès 1790 une immense toile pour commémorer le Serment du jeu de Paume, événement moral et politique moderne. C’est sans doute parce que le dessin, dans l’ordre académique, assume cette fonction rectrice pour la peinture, dont il détiendrait la vérité, l’exactitude voire, comme le voulait Ingres, la « probité », que l’usage apparaît, dans le contexte de l’Académie française des Beaux-arts, au cours de xviiie siècle, de dessiner nues jusqu’aux figures que les exigences de la peinture d’histoire imposeront de vêtir. Usage qui n’était pas, au xviie siècle, celui de Poussin, mais que Vien (1716-1809) imposait paraît-il à ses pensionnaires de l’Académie de France à Rome, au nombre desquels fut David. Conformément à cet usage, ses esquisses pour le Serment du jeu de Paume présentent les figures contemporaines entièrement nues. Dans ce cas, le sexe est réduit à sa plus simple expression : il s’agit seulement de la notation graphique de la plus complète nudité. Il n’en reste pas moins que le nu charge les groupes des représentations morales et fantasmatiques que le spectateur et sans doute l’artiste y mettent nécessairement, et qui donnent aux figures définitives quelque chose de l’ordre de l’inconscient, ou du moins du refoulé. Ainsi peine-t-on à reconnaître, dans ces trois hommes enlacés Dom Gerle, l’abbé Grégoire et le pasteur Rabaud-Saint-Etienne, qu’ils sont pourtant déjà dans le projet de l’artiste ; mais l’on y reconnaît l’expression classiquement érotisée de l’amitié virile. (Voir hors-texte, p. 2 : Jacques Louis David, Trois hommes nus se tenant par la main.)
23Dans une version postérieure et beaucoup plus élaborée (il s’agit déjà d’une immense toile), ce même groupe nu hérite tout à la fois des Trois âges de l’homme et des Trois grâces. De ces dernières, il ne semble pas tant être un commentaire ironique (des corps virils âgés dans la posture des trois jeunes femmes) que le déplacement de l’harmonie des charmes à celle des vertus, puisque le groupe représente l’accord du clergé catholique régulier et séculier ainsi que du pastorat protestant entre eux et dans la République.
24Si, dans les esquisses du Serment, le sexe n’a d’autre fonction que d’attester la vérité anatomique complète des nus académiques, il n’en va plus exactement de même à la fin de la carrière de David, dans son Léonidas aux Thermopyles. Le sujet, stoïcien, est l’élévation morale à la conscience du sacrifice. David insistait sur le fait que Léonidas et son armée sont dépeints au moment où ils savent qu’ils vont se faire massacrer par les armées de Xerxès, et où le sachant, ils l’acceptent. Mais à cette ambition morale s’ajoute la volonté esthétique d’une peinture « grecque », c’est-à-dire nue. « Il revint, écrit Delécluze de David, à son goût naturel, aux études de toute sa vie, à la peinture qui a le nu et le beau pour objets, et se remit, avec une ardeur toute juvénile, à son tableau des Thermopyles [13]. » L’œuvre se divise en deux moitiés à peu près égales dans le sens de la longueur. Le haut, traité en grisaille, montre le défilé des Thermopyles et un chemin escarpé qu’emprunte le convoi de l’intendance, désormais inutile. Le registre inférieur est celui de l’istoria proprement dite, c’est-à-dire les diverses et courageuses attitudes des Spartiates face à une mort imminente. Au centre de la toile, Léonidas, inconfortablement juché sur une souche d’arbre, méditant sur sa destinée, regarde vers le ciel. Le centre exact de la composition sur lequel, les dessins préparatoires le montrent, Léonidas est de trois-quarts, est le sexe du héros.
Jacques Louis David
Jacques Louis David
Première pensée pour Léonidas aux Thermopyles,25Toutes les esquisses montrent ce sexe nu, stylisé et petit, comme le veut le canon grec. Évidemment, David a d’abord voulu trouver pour son héros une posture qui, tout en étant centrale, évite cette coïncidence. La solution classique consistait à cacher l’organe par le profil de la cuisse. Mais David perdait alors toutes les valeurs associées à la frontalité (simplicité, courage – « faire front » –, etc.) ainsi que le puissant face à face entre le général et le dieu qu’il prend à témoin. La solution frontale est donc préférée, mais alors toute la composition converge sur l’appareil génital du héros. Dans une première idée, le héros n’avait que sa javeline à l’épaule, sa main droite reposant sur le tertre où il est assis. Dans une étape ultérieure de sa réflexion, David dote Léonidas d’une épée nue, et d’un baudrier qui ceint son torse puissant, mais laisse toujours son sexe découvert. Ce n’est que dans le tableau définitif que David s’est résolu à cacher les organes génitaux de son héros. Mais, dans sa banalité apparente, la solution adoptée ne laisse d’être surprenante. En effet, le fourreau fonctionne à un double titre comme un lapsus. D’abord parce que sa forme et sa posture évoquent un phallus symbolique dont l’érection viendrait contrarier le calme, l’ataraxie, du pénis réel ; ensuite et surtout parce que, l’épée en étant sortie, c’est bien le fourreau, et le fourreau seulement, qui assume cette image phallique, fourreau dont il est difficile, dans le contexte archéologique voulu par David, d’oublier que le latin le nommait vagina. L’évidence inesthétique – mais serait-elle excitante ? – des organes génitaux de Léonidas fait donc place au rébus visuel d’une bi-sexuation symbolique autrement plus problématique.
26La représentation nécessaire des organes génitaux de l’homme semble poser aux arts du dessin le problème du statut esthétique de leur forme changeante, comme celui de la tension entre l’élévation à l’idéal et la probité exigée du dessin. Ces conflits sont ceux de l’art académique en général (cette expression entendue sans jugement de valeur, et surtout pas dépréciatif), mais d’avoir à représenter le nu masculin doté de son sexe les porte à un degré plus élevé d’évidence. La résolution esthétique de ces conflits peut provoquer – et provoque souvent – des manifestations « symptomatiques », tels que des lapsus visuels, mais aussi sans doute des formes de déplacements ou de rébus. À une certaine médecine – la médecine légale, notamment –, la forme changeante des organes génitaux a posé un problème de sens.
27L’idée selon laquelle la forme des organes génitaux masculins devrait être porteuse de sens, indicatrice des caractères psychologiques ou des aptitudes à la délinquance est portée en profondeur par les engagements de l’épistémè médicale au xixe siècle.
28Elle se trouve, en effet, au carrefour, de la théorie de la dégénérescence telle qu’un aliéniste comme Morel la théorise au milieu du siècle, de la relève de celle-ci dans la morphopsychologie que l’école italienne, sous l’influence déterminante de Cesare Lombroso, introduit en criminologie dans toute l’Europe, et enfin de ce qui constitue en propre le domaine de la médecine légale, à savoir l’établissement des preuves somatiques de lésions d’origine criminelle.
29La théorie de la dégénérescence qui est, il faut insister sur ce point, la grande certitude médicale du xixe siècle, en même temps que le fer de lance de l’annexion à la médecine de vastes domaines sociaux et judiciaires, est surtout connue pour sa conception de l’hérédité des caractères acquis. Mais à partir du moment où elle élabore une réflexion sur l’hérédité, la dégénérescence enveloppe une curiosité à l’endroit de la génération. Les organes de la génération devraient donc, c’est l’hypothèse introduite par un certain nombre de praticiens à l’époque, être prioritairement – et surtout significativement – affectés par la dégénérescence. En outre, comme le fait remarquer le Dr Émile Laurent dans une étude parue dans les Annales d’anthropologie criminelle en 1892, on ne peut pas simuler une anomalie de la verge. L’étude de la conformation des organes génitaux est donc particulièrement recommandée dans les prisons, parce que les délinquants sont des dégénérés, et parce que ce sont des simulateurs que l’aspect de leur pénis peut contribuer à confondre.
30D’où la construction médicale d’une figure du délinquant propre à la fin du xixe siècle et que l’on trouve également dans la littérature de l’époque (Huysmans l’évoque par exemple au cinquième chapitre d’À Rebours, elle apparaît dans le recueil de poèmes que Verlaine consacre aux garçons, les amants de Charlus seront faits à son image), le jeune voleur ou prostitué androgyne :
« On rencontre très souvent dans les prisons des infantiles et des féminisés. Ces individus à 18 ou 20 ans en paraissent à peine 14 ou 15 : petits, maigres, fluets, le visage imberbe, le pubis glabre, la verge et les testicules comme ceux d’un enfant, la voix aiguë, ce sont des êtres indéfiniment juvéniles sur lesquels on ne saurait mettre un âge précis [14]. »
Émile Laurent
Émile Laurent
Portrait de R…, « Observations sur quelques anomalies de la verge chez les dégénérés criminels »,32Dès lors, le « portrait » de sa verge peut compléter ou même se substituer au portrait du visage de l’individu, et fournir, comme lui, les indices d’une dégénérescence criminogène. Ainsi :
« R… est fils d’un alcoolique, âgé de 16 ans et demi, avec son joli visage frais et imberbe, son pubis glabre, son bassin élargi, ses cheveux fins, ses yeux ombragés de longs cils, sa voix douce et flûtée, il ressemble à une gracieuse fillette de 12 ou 13 ans. Il a été poussé au vol par deux récidivistes plus âgés que lui [15]. »
34Ou encore :
« J’ai vu un sujet particulièrement remarquable dont la verge ne mesurait que deux centimètres de longueur et une circonférence de sept centimètres ; pendant l’érection elle pouvait acquérir cinq ou six centimètres de longueur. Le gland était petit comme une noisette, bien recouvert par un rudiment de prépuce qu’on pouvait relever [16]. »
36Comme il est d’usage en médecine, le cas dans sa singularité ne suffit toutefois pas à fonder une entité clinique. L’inscription nosologique en passe par le constat d’une fréquence statistique :
« Enfin chez un autre gynécomaste, la verge était courte, peu volumineuse, mais renflée en massue à son extrémité. Cette anomalie se rencontre en effet assez fréquemment chez les dégénérés criminels. Elle est constituée par un développement exagéré du gland par rapport à la verge ainsi que l’indique le schéma reproduit ici [17]. »
Émile Laurent
Émile Laurent
Verge, « Observations sur quelques anomalies de la verge chez les dégénérés criminels »,38Cette affaire de verge « en massue » ou encore « en battant de cloche » qu’auraient possédé un nombre assez considérable de repris de justice au dernier quart du xixe siècle semble avoir impressionné les médecins légistes. On en trouve déjà les descriptions dans un contexte plus nettement positiviste, les Études médico-légales sur les attentats aux mœurs d’Ambroise Tardieu. Il faut souligner l’importance de cet ouvrage, de nombreuses fois réédité pendant une trentaine d’années et qui a beaucoup œuvré pour l’autopsie des viols, et donc pour la judiciarisation des violences faites aux femmes. Aîné de Lombroso, Tardieu ne doit rien à l’école turinoise, et ses raisonnements relèvent plutôt de la recherche déductive de la preuve à partir de l’impact, de la trace. Mais pour que l’empreinte, la marque soit probante, il faut que ce qui empreint soit remarquable. C’est vrai en balistique, ce l’est aussi en matière de violences sexuelles, et singulièrement homosexuelles. Dans ce dernier cas, en effet, le délit est en quelque sorte permanent. Il ne réside pas dans un usage délinquant d’une sexualité normale, c’est la sexualité elle-même qui est délinquante. Aussi, à la raison déductive qui consiste à chercher dans la conformation du corps contondant la cause de la blessure et son étiologie, s’ajoute une raison ontologique qui reconnaît dans la conformation des organes génitaux la prédisposition à l’usage délictueux qu’on peut en avoir, en même temps que le moyen. Aux lésions irréfutables que la sodomie passive provoque dans l’anus s’ajoute donc une conformation particulière [18] du pénis des homosexuels actifs et passifs :
« Je ne crains pas d’affirmer que la conformation du pénis chez les pédérastes présente, sinon toujours, au moins fort souvent, quelque chose de caractéristique. Je sais combien les formes et les dimensions de cet organe sont variables, et pour me mettre, autant que possible, à l’abri des causes d’erreur, j’ai depuis plusieurs années examiné à ce point de vue tous les hommes placés dans le service d’hôpital qui m’était confié [19]. »
40Suit une classification formelle des pénis, polarisée entre deux tendances « excessives dans un sens ou dans l’autre » entre les verges « très-grêles » et les « très-volumineuses », assortie de descriptions extraordinairement précises et imagées, par exemple :
« Lorsque le pénis est très volumineux, ce n’est plus la totalité de l’organe qui subit un amincissement graduel de la racine à l’extrémité : c’est le gland qui, étranglé à sa base, s’allonge quelquefois démesurément, de manière à donner l’idée du museau de certains animaux [20]. »
42On se trouve bien ici dans le cas où la curiosité scientifique, avec la tension sublimatoire qui la fonde, mais qu’elle requiert en retour comme la condition de son énergie, se trouve s’être portée sur cet organe même dont Freud entend qu’il y fait obstacle. Certes, Tardieu fait preuve, presque à chaque ligne, du sentiment que l’on nomme aujourd’hui « homophobie » et dont on a appris à considérer les motivations désirantes, phobiques ou contraphobiques. Mais l’on trouverait difficilement au xixe siècle – et surtout à la fin de ce siècle – un texte à visée scientifique portant sur l’homosexualité qui ne soit marqué de la plus violente homophobie. Qu’en est-il alors de l’excitation censée interdire la voie scientifique de la sublimation ?
43Et bien on la trouve, dès que l’enquête médicale sait ruser pour éviter l’homosexualité. À quoi échoue Tardieu, mais parvient Émile Laurent, qui rapporte, dans son livre Les habitués des prisons de Paris, sans y voir malice cet étonnant dialogue :
« J’ai montré dans le chapitre précédent deux types de souteneurs admirablement musclés ; leurs testicules et leur verge n’étaient pas moins dignes d’admiration et répondaient au reste. J’en ai vu un autre qui, bien qu’âgé de 45 ans savait encore plaire aux filles grâce à la magnificence de ses organes génitaux. Sa verge mesurait à l’état flasque 13 cm de long et 12 cm de circonférence au niveau du gland. « Vous devez être fier, lui dis-je, de posséder un aussi bel organe ! – Ah monsieur, répondit-il avec cynisme, sans cela il y a longtemps que je serais mort de faim [21] ! »
45Contre toute attente, le jugement de goût prend ici pour objet non pas la représentation mais le modèle et non les caractères sexuels secondaires, mais les organes génitaux eux-mêmes. Mais il est vrai que sa formulation esthétique – désintéressée, selon le vœu de Kant – fonctionne peut-être – sans doute – comme le déplacement d’une excitation qui ne trouve autrement à se dire.
Images présentées au cours de la conférence
46Fig. 1. Lequeu : Lequeu, Jean-Jacques, L’infâme Vénus, avant 1825, Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet des Estampes
47Fig. 2. Léonard de Vinci : Vinci, Léonard de, L’ange incarné, fusain sur papier bleu, 26,8x19,7, 1513-15, col. part. (en dépôt à la Pedretti Foundation, Los Angeles)
48Fig. 3. Parmigianino : Parmigianino, Vulcain, Mars et Vénus, dessin à la plume, 1530, Parme, Galleria Nazionale
49Fig. 4. Picasso : Picasso, Pablo, Dessin
50Fig. 5. Michel-Ange Houasse. Académie de dessin, 1715
51Fig. 6. Atelier de David, Cless, 1804 : Cless, J.H., L’Atelier de David, dessin au lavis, 0,46 x 0, 58 cm, 1804, Paris, musée Carnavalet
52Fig. 7. Atelier de Vienne, E. Schiele : anonyme, Salle d’étude sur le nu, Académie de Vienne, 1907
53Fig. 8. Lequeu, homme : Lequeu, Jean-Jacques, Le dieu Priape, avant 1825, Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet des Estampes
54Fig. 9. Hector : David, Jacques Louis, Académie d’homme, dite Hector, huile sur toile, 123x172 cm, 1778, Montpellier, musée Fabre
55Fig. 10. Bowery : Freud, Lucian, Nude with leg up (Leigh Bowery), huile sur toile, 182x229 cm, 1992, Washington D.C., Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Joseph H. Hirshhorn Purchase Fund, 1993
56Fig. 11. David, dessin de Montauban : David, Jacques Louis, Trois hommes nus se tenant par la main, mine de plomb, 0,273 x 0, 285, s.d., Montauban, musée Ingres
57Fig. 12. Fragment, 1792 : David, Jacques Louis, Le Serment du Jeu de Paume (fragment), toile, 3,58 x 6,48, 1791, Versailles, musée national du château (dépôt du cabinet des dessins du Louvre)
58Fig. 13. Serment du Jeu de Paume : David, Jacques Louis, Le Serment du Jeu de Paume, plume et encre brune, lavis brun et rehauts de blanc, 0,660 x 1,012, 1791, Versailles, musée national du château (dépôt du cabinet des dessins du Louvre)
59Fig. 14. Dessin de Montpellier, Musée Fabre : David, Jacques Louis, Première pensée pour Léonidas aux Thermopyles, mine de plomb, 0,320 x 0,420, 1800, Montpellier, musée Fabre
60Fig. 15. Étude, Louvre : David, Jacques Louis, Étude pour Léonidas aux Thermopyles, mine de plomb, 0,255 X 0, 204, 1810-12, Paris, musée du Louvre
61Fig. 16. Léonidas : David, Jacques Louis, Léonidas aux Thermopyles, toile, 3,95 x 5,31, 1814, Paris, musée du Louvre
62Fig. 17. portrait de R… : Laurent, Émile, « Observations sur quelques anomalies de la verge chez les dégénérés criminels », in Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, cliché bium
63Fig. 18. verge : Laurent, Emile, « Observations sur quelques anomalies de la verge chez les dégénérés criminels », in Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, cliché bium
Notes
-
[*]
Bruno Nassim Aboudrar, maître de conférences, Esthétique, université de Paris III-Sorbonne.
-
[1]
Ces quelques remarques partent d’un dossier instruit par Hubert Damisch au début de son livre Le jugement de Pâris, Paris, Flammarion, 1992, dont je connais les pièces freudiennes non pas de seconde main, mais d’après lui.
-
[2]
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, tr. Th. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, « Folio », p. 67.
-
[3]
Ibid., p. 66.
-
[4]
S. Freud, Malaise dans la culture, tr. P. Cotet, R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris, puf, 1984, « Quadrige », p. 26.
-
[5]
Ibid., p. 22.
-
[6]
S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, tr. J. Altounian, A. & O. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Paris, Gallimard, 1991, « Folio », p. 93.
-
[7]
R. de Piles, Cours de peinture par principes, (1708), Paris, Gallimard, 1989, p. 65.
-
[8]
H. Damisch, Le jugement de Pâris, op. cit., p. 27.
-
[9]
S. Freud, Le malaise dans la culture, op. cit., p. 42, n. 1.
-
[10]
D. Diderot, Essai sur la peinture, Paris, Hermann, 1984, p. 14.
-
[11]
J. Lichtenstein, La couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1989, « Champs », p. 162 passim.
-
[12]
Ch. Blanc, Grammaire des arts du dessin, (1867), Paris, ens b-a, 2000, p. 53.
-
[13]
E.J. Delécluze, Louis David, son école et son temps (1855), Paris, Macula, 1983, p. 316.
-
[14]
E. Laurent, « Observations sur quelques anomalies de la verge chez les dégénérés criminels », dans Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, 7, 1882, p. 27.
-
[15]
Ibid., p. 29.
-
[16]
Ibid., p. 30.
-
[17]
Ibid., p. 30.
-
[18]
A. Corbin, « La rencontre des corps », dans Histoire du corps, Paris, Le Seuil, 2005, p. 183.
-
[19]
A. Tardieu, Études médico-légales sur les attentats aux mœurs, Paris, J.-B. Ballières, 1873, p. 240.
-
[20]
Ibid., p. 241.
-
[21]
E. Laurent, Les habitués des prisons de Paris, Paris, Masson, 1890, p. 363.