Notes
-
[*]
Frédéric Yvan, professeur de philosophie, Lille, architecte dplg.
-
[1]
J. Lacan, Le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 162.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974 ; 2000 pour la nouvelle édition ; « Prière d’insérer »
-
[7]
Ibid., p. 10.
-
[8]
Ibid., p. 13.
-
[9]
H. Michaux, Nouvelles de l’étranger, Paris, Mercure de France, 1952, p. 91.
-
[10]
G. Didi-Huberman, La Demeure, la souche, Paris, Minuit, 1999, p. 22.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Le dessin est reproduit en page 20 de l’ouvrage de G. Didi-Huberman.
-
[14]
Ibid., p. 23.
-
[15]
P. Convert, « La lumière des choses. Entretiens avec Didier Arnaudet », Art Press, n° 132, janvier 1989, p. 43.
-
[16]
G. Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 30. Les reconstitutions sont reproduites dans l’ouvrage de G. Didi-Huberman.
-
[17]
Ibid., p. 33.
-
[18]
Ibid., p. 25.
-
[19]
Jorge Luis Borges, L’Aleph (1962), Paris, Gallimard, L’Imaginaire/Gallimard, 1993, p. 204-205.
-
[20]
Ibid., p. 201.
-
[21]
Ibid., p. 205-207.
-
[22]
« Donc, dis-je, l’intérêt pour l’anamorphose est décrit comme le point tournant où, de cette illusion de l’espace, l’artiste retourne complètement l’utilisation, et s’efforce de la faire entrer dans le but primitif, à savoir d’en faire comme telle le support de cette réalité en tant que cachée – pour autant que, d’une certaine façon, il s’agit toujours dans une œuvre d’art de cerner la Chose. »
J. Lacan, Le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 162. Pour Lacan, l’anamorphose est une manifestation de la Chose, comme l’est plus radicalement le vide de l’architecture primitive. Si le vide situe la Chose du point de vue du réel, l’anamorphose la situe du point de vue de la représentation. « L’idée d’un objet impossible […], d’un point dans lequel sont tous les points de l’espace […]. Ce sont en réalité les mêmes histoires […]. »
J.L. Borges, Entretiens sur la poésie et la littérature, Paris, Gallimard, 1990 pour la trad. française, p. 83. -
[23]
Jean-Pierre Mourrey, « De la représentation des espaces impossibles », Espace et représentation, actes réunis par Alain Renier, Les Éditions de la Villette, 1989, p. 278.
-
[24]
Ibid., p. 263.
-
[25]
P. Hamon, Expositions, Paris, José Corti, 1989, p. 29.
-
[26]
Ibid., p. 30.
-
[27]
Ibid., p. 30-31.
-
[28]
B. Goetz, La dislocation, Paris, Éditions de la Passion, 2001, p. 24.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
P. Hamon, Expositions, op. cit., p. 41.
-
[31]
P. Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 209.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Ibid., p. 210.
-
[34]
M. Foucault, « La pensée du dehors » (1966), Dits et Écrits, t. I, Gallimard, 1994, p. 524.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
M. Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 13.
-
[37]
M. Blanchot, L’arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1948.
-
[38]
M. Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, 1953, p. 59.
-
[39]
Ibid., p. 31-32.
-
[40]
Ibid., p. 98-99.
-
[41]
M. Blanchot, Le dernier homme, Paris, Gallimard, 1957, p. 103-104.
1Si on ne peut pas dégager de la théorie lacanienne un système des beaux-arts, l’architecture – l’architecture primitive – apparaît cependant dans L’éthique de la psychanalyse comme le moment premier de l’art. En effet, dans ce séminaire, l’art est déterminé par Lacan comme fondamentalement configuration autour du vide et l’architecture primitive, qui « peut être définie comme quelque chose d’organisé autour d’un vide [1] », comme sa manifestation originelle. Ensuite, comme le décrit Lacan en une sorte de bref procès historique, après l’architecture primitive « on se contente de faire des images de cette architecture, on apprend à peindre l’architecture sur les murs de l’architecture – et la peinture est d’abord quelque chose qui s’organise autour d’un vide [2]. » Et l’élaboration même de la perspective est à saisir comme effort de restitution de ce vide : il s’agit « de retrouver le vide [...] de l’architecture, on essaie de faire quelque chose qui y ressemble de plus en plus, c’est-à-dire que l’on découvre la perspective [3] ». Finalement, la perspective s’est appropriée l’architecture : en se soumettant aux lois de la perspective, l’architecture « joue avec elles, en fait sa propre règle, c’est-à-dire les met à l’intérieur de quelque chose qui a été fait dans la peinture pour retrouver le vide de l’architecture primitive [4] ».
2Que l’architecture apparaisse comme la manifestation originelle, et la plus fondamentale peut-être en ce sens, de ce rapport au vide, permet alors d’envisager l’architecture comme objet et procès privilégiés d’élucidation de ce vide ; élucidation qui peut permettre de saisir parallèlement le sens de l’acte architectural. Plus radicalement, si cette organisation autour du vide est « le vrai sens de toute architecture [5] », alors le lieu, et par extension le monde comme système de lieux, est organisation autour du vide. Autrement dit, c’est l’habiter même qui est structurellement arrangement autour de ce vide ; vide que Lacan nomme autrement Réel. Aussi, notre hypothèse est que la défaite de l’architecture dévoile ce Réel en révélant simultanément le sens de l’architecturalité. Dès lors, il s’agit d’élucider la déréliction architecturale comme manifestant non pas l’antériorité du process architectural mais son négatif ; manifestation du Réel comme l’envers – et l’intime – de l’architecture.
3Dans Espèces d’espaces Georges Perec élabore une réflexion théorique – ou plus précisément critique – concernant l’espace et l’architecturalité – la genèse, le sens et l’ordre des lieux. Cependant, « journal d’un usager de l’espace [6] », Espèces d’espaces est aussi un récit, et un récit qui (s’)élabore (selon) un ordre des lieux. En articulant questionnement, récit et procès architectural, Espèces d’espaces est simultanément projet original d’arpentage, configuration architecturale et détermination de l’architecture. Mais cet effort d’arpentage apparaît plus fondamentalement, comme en contrepoint, effort de saisir en un même acte ce dont procède le lieu et qui constitue son fondement : l’espace. L’organisation structurelle d’Espèces d’espaces – son plan – est déjà configuration et représentation d’un ordre des lieux. Ce système des lieux est celui, à la manière des poupées russes, d’un emboîtement successif des différentes sphères locales envisagées par Perec ; emboîtement dont la page constitue le centre :
« Mais enfin, au départ, il n’y a pas grand-chose : du rien, de l’impalpable, du pratiquement immatériel : de l’étendue, de l’extérieur [8] […]. »
5Et ce vide – qui est le centre commun des sphères locales emboîtées, autour duquel s’ordonne l’architecture, participe alors simultanément d’un dehors de l’architecture : si ce vide est non-lieu autour de quoi s’organisent les lieux, il est aussi hors-lieu. Autrement dit, ce vide constitue précisément l’en-dehors de l’architecture en tant qu’il échappe à la localité : excès ou transgression de la localisation – dedans/dehors, champ/hors champ ; l’inhabitable. Insaisissable localité qui n’est pas sans rappeler un vers d’Henri Michaux dans son poème en prose L’espace aux ombres :
« L’espace, mais vous ne pouvez concevoir, cet horrible en dedans-en dehors qu’est le vrai espace [9]. »
7Où et comment pouvons-nous alors penser, saisir ou repérer la manifestation de cet en-dehors de l’architecture ? La défaite de l’architecture – comprise comme sa transgression, sa dissolution ou son effondrement – nous apparaît en ce sens comme le moment ou l’événement au plus près de ce surgissement de cet en-dehors ou de ce Réel. Et la ruine, le lieu ruiné, peut se donner ou apparaître comme l’objet privilégié de leur manifestation.
8Le plasticien Pascal Convert a engagé une série de travaux sur le vide à partir de la découverte et de l’expérience d’un désastre de lieux – trois maisons en ruine. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman, cette expérience de la ruine est apparue à l’artiste expérience du « cadre […] d’un spectacle vide, un spectacle du vide [10]. » Et c’est très précisément cette expérience d’un « plan vide [11] », d’un vide « sans aucun effet de perspective [12] » que Pascal Convert a cherché à mettre en œuvre. Un croquis pour Découpe, Villa Itxasgoïti (1986) [13] apparaît ainsi effort de dévoilement du vide dans et par « l’inscription optique réversible (en positif ou en négatif), l’inscription rémanente d’un profil perdu [14] » ; du profil disparu de la maison. Mais cette inscription optique est finalement moins réversible qu’irréversible puis qu’elle échappe à la réversibilité ou la réversion. En effet, Pascal Convert s’efforce de révéler le vide par un dépassement de la vision, par, comme il le dit lui-même, « une possibilité de voir hors champ tout en restant dans le champ [15] », c’est-à-dire en faisant surgir ou en déployant le hors lieu du lieu. Et il ne faut pas se méprendre : le plasticien ne s’attache pas ici à ce qui précéderait l’architecture – à l’espace d’avant tout acte architectural – mais à son envers, c’est-à-dire à ce hors-scène que l’architecture abrite et supporte dans sa propre présence. Si les Reconstitutions d’intérieurs de la Villa Itxasgoïti semblent au premier regard des dessins architecturaux – des reconstitutions en perspectives de fragments d’intérieur de la villa, ces reconstitutions ne pas moins celles de lieux ruinés : les lieux représentés ne participent pas, certes, d’une dégradation opérée par la durée, le climat ou le saccage, mais sont ruines par effort de réduction du lieu à son épure, réduction du lieu au moment de son surgissement ; ruine idéale et spectre de la ruine qui hante tout lieu.
« […] la neutralité du trait, qui tranche à peine dans le blanc de la surface, produit par son abstraction même un renversement constant des distances et des sensations d’espaces (extérieurs ou intérieurs). Une perspective se construit, certes, mais avec tant de réserves – d’ellipses et de blancs – que la frontalité du mur tend à fragiliser les distances. Alors, le lieu représenté, de lointain qu’il était, devient obsidional, proche et presque haptique, si on veut se laisser envahir par l’effet de densité et de « surexposition » du mur lui-même. Tous ces dessins représentent bien des murs, mais avec une telle présence du blanc, que les murs représentés s’effacent ou plutôt se diluent en transparences derrière l’avancée frontale de la cimaise réelle, de la cimaise “vide” [16]. »
10Pascal Convert travaille finalement à dégager le lieu de la localité, à faire surgir, plus radicalement, le hors scène intime à la scène architecturale ; manière de manifester le réel : « Nous ne sommes donc ni dans l’extérieur, ni dans l’intérieur exactement, mais dans un espace d’étrangeté [17] […]. » Et c’est plus précisément en occupant ce qu’il nomme des seuils visuels qui ouvrent sur la dimension d’un « hors site [18] » que le plasticien permet cette manifestation.
11Seuil visuel par où se manifeste l’envers ou le dehors de la scène architecturale – c’est-à-dire de la scène du monde – Jorge Luis Borges en élabore une version radicale et exemplaire dans sa nouvelle L’Aleph. Retournant à la maison de la rue Garay où vivait la femme dont il fut amoureux, le narrateur de L’Aleph fait la rencontre de Carlos, le cousin de la jeune femme. Carlos fait alors le récit de la découverte qu’il a faite dans la cave de la maison.
« Alors je vis l’Aleph. […] À la partie inférieure de la marche, vers la droite, je vis une petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable [19]. »
13Laissé seul, le narrateur se rend dans la cave pour observer l’Aleph. En occupant une position particulière, le narrateur observe ce « lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus sous tous les angles [20]. »
« Chaque chose […] équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l’univers. […]. Je vis la mer populeuse, l’aube et le soir, les foules d’Amérique, une toile d’araignée argentée au centre d’une noire pyramide, un labyrinthe brisé (c’était Londres), je vis des yeux tout proches, interminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta, […], je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d’eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacun de leur grains de sable, […], je vis la nuit et le jour contemporain, […], je vis dans une devanture de Mirzapur un jeu de cartes espagnol, je vis les ombres obliques de quelques fougères sur le sol d’une serre, des tigres, des pistons, des bisons, des foules […], je vis toutes les fourmis qu’il y a sur la terre, un astrolabe persan, […], je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph, et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige […], car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural […] : l’inconcevable univers [21]. »
15C’est déjà comme anamorphose [22] que se présente l’Aleph, c’est-à-dire précisément comme un seuil visuel. L’observation du narrateur est le moment d’une description constituée d’une phrase-liste de tout ce qui est présent simultanément à son regard. Cette description – composée d’une série de groupes nominaux – permet de déployer et manifester un espace absolument ouvert et illimité. Le procédé de la liste, « degré zéro de la narration [23] », c’est-à-dire « agencement textuel le moins agencé [24] », est un procédé peu configuratif en lui-même. L’illimitation est d’autre part démultipliée en de nombreux objets de la liste qui constituent, en plusieurs points de la série, soit un ensemble, une collection, soit un multum in uno. Enfin, l’emploi privilégié d’oppositions sémiques – de matrice oxymorique – et du chiasme opère une confusion des limites et des partages. L’oxymore (« délectables »/ « atroces », « chaque »/« infinité », « nuit »/« jour », « atroces »/« délicieusement »…) est fondamentalement transgressive en ce qu’elle associe et confond des champs lexicaux et sémantiques incompatibles ; dans la rencontre improbable, l’oxymore déploie un espace d’envahissement réciproque de lieux opposés, et déjoue donc toute délimitation, toute configuration différentielle. Le chiasme redoublé (Aleph/terre, terre/Aleph, Aleph/terre) opère également une dissolution des lieux par leur inclusion réciproque alors qu’ils sont pourtant exclusifs l’un de l’autre. Inclusion réciproque d’ailleurs reproduite au travers du jeu énonciatif (« je vis mon visage » / « je vis ton visage ») qui inclut le lecteur au récit et à l’Aleph. L’effort continu de dissolution et de disparition des lieux est surgissement d’un atopique : c’est l’en-dehors de l’architecture qui se manifeste par la défaite ou l’annulation du procès architectural. C’est alors en ce sens le Réel même qu’anamorphose l’Aleph. La prolifération des objets donnés au regard de l’observateur ne masque pas la vacuité dans laquelle ces objets apparaissent et la brillance de l’Aleph est brillance du vide : l’Aleph est anamorphose du vide et scintillement du Réel. Si Borges parvient à mettre en œuvre ce Réel c’est en dissolvant finalement le sens et le fondement même de l’architecturalité, c’est-à-dire précisément en transgressant les trois fonctions de l’objet architectural.
16Dans Expositions, Philippe Hamon dégage à travers une analyse de l’architecture dans la littérature, le sens et les trois fonctions de l’objet architectural. L’objet architectural est d’abord objet herméneutique, « dans la mesure ou un dedans (toujours plus ou moins caché) s’y distingue nécessairement d’un dehors (plus apparent, plus exposé, plus visible) [25] ». D’autre part, en tant qu’il « ouvre ou obstrue, distingue un conjoint d’un disjoint, accueille, repousse ou filtre, […] cloisonne, distribue, range, classe, sépare […] et organise [26] », l’objet architectural peut être compris comme un objet discriminateur. Enfin, l’objet architectural peut être envisagé comme objet hiérarchisé, « système de contraintes définissant des emboîtements, des organisations comportant corps principaux et dépendances, […] des espaces servis et des espaces servants, des niveaux et des paliers, des englobés et des englobants, des contenants régissant des contenus [27] ». Si ces trois objets signifient des fonctions différentes, ils n’en sont cependant pas moins déterminés par une même fonction primitive : par/dans le geste de limiter, de séparer, instituer un système différentiel de lieux ; et c’est précisément cet événement de la limite que déjoue l’Aleph borgésien. Cet événement, en architecture, c’est la muralité qui le matérialise comme élément primordial : le « mur est essentiel à l’architecturalité dans la mesure où il institue physiquement un envers et un endroit, un dedans et un dehors [28] » ; autrement dit, « la muralité est instauratrice du partage de l’espace [29] ». Mais, que l’événement de la limite – et la différenciation – signifie l’architecturalité ne doit pas cacher que, d’une part, la limite échappe à la différenciation qu’elle institue et que, d’autre part, la limite est l’endroit du passage ; seuil.
17Philippe Hamon montre d’ailleurs comment le seuil est absolument nécessaire aux systèmes de lieux ; garantissant les trajets et les déplacements, il assure et supporte le mouvement qui est actualisation d’un monde. Philippe Hamon nomme « technème » – porte, vitre, fenêtre, mur, miroir – ces seuils qui permettent et de produire un système de lieux et à ce système de fonctionner à partir de deux axes sémantiques : « Celui de la mobilité, qui définit des objets plus ou moins mobiles ou immobiles, fixes ou pivotants, et celui de la transitivité, qui définit ces objets comme clapets [30]. » Dans Du descriptif, Philippe Hamon étudie la nature et le fonctionnement de cette transitivité. Il montre notamment comment la fenêtre, dans le poème Paysage de Baudelaire, est « la thématisation de la barre paradigmatique (A/A’) ou du vs de la structure élémentaire (a vs a’) de la signification, qui permettent de commencer à organiser tout espace rationalisé [31] […]. »
« En effet, […], on constate que cette fenêtre fait partie d’un ensemble thématique plus vaste, ensemble composé d’un lieu souvent fermé, clos A (chambre, salon, mansarde, boudoir, habitacle quelconque), d’un lieu intermédiaire B (la fenêtre, une porte, une porte-fenêtre, un balcon, un no man’s land, un seuil, un perron, une frontière, un rivage, une limite, un hublot, une embrasure ou ouverture quelconque…), et d’un lieu couvert C (rue, paysage, panorama urbain, site quelconque [32]…). »
19Opérateur logique, le technème :
« […] à la fois articule le réel en un espace vraisemblable, et distribue les éléments de ce réel dans une structure qui permet de ventiler, dans des aires textuelles différenciées, des aires lexicales différenciées et des contenus qui peuvent entretenir toutes sortes de relations logiques […]. Ce topos est, au sens propre, un lieu de rangement du réel, et donc une structure paradigmatique […], permettant à la fois d’organiser un énoncé descriptif, de fixer et de bloquer des contenus et des lexiques différenciés [33] […]. »
21Opérant une différenciation de/en lieux, le technème n’est pas soumis à la différenciation : le technème ne participe lui-même d’aucun lieu. Autrement dit, si le technème architecture, il n’est pas soumis à l’architecturalité. Le technème est seuil-en-dehors inscrit négativement dans l’acte et l’événement architectural. Il est ce Réel qui n’est pas antérieur au procès architectural, mais envers qui procède du process architectural lui-même. En ce sens, la suspension du technème ou la paralyse du seuil est déréliction architecturale.
22Chez Blanchot, les fictions, comme le remarque Foucault, sont, « plutôt que des images, […] l’intermédiaire neutre, l’interstice [34] » ; d’où la récurrence des lieux de passage, des chambres d’hôtel, des couloirs ou encore des escaliers : « Lieux sans lieux, seuils attirants, espaces clos, défendus et cependant ouverts à tous vents [35]. » Se tenant, pour ainsi dire, dans le seuil, les récits de Blanchot déploient l’en-dehors. Dans ces récits, le seuil n’est pas la fin d’un lieu en même temps que le début d’un autre mais leur envahissement réciproque. Ainsi, Thomas, dans Aminadab, alors qu’il vient d’entrer dans la maison observe précisément la porte :
« Cependant un détail au moins livrait la pensée de l’artisan : au dessus du loquet s’ouvrait un petit guichet, peint en rouge vif, qu’une charnière de fer, tordue et disproportionnée, semblait enfoncer dans l’épaisseur du bois. […] Thomas se prépara à reconnaître ce qu’il en était. Il essaya de soulever la lame de fer en la faisant sortir de son cadre de bois, mais il rencontra une forte résistance : le guichet s’ouvrait du dehors, et l’ouverture était destinée au visiteur qui désirait regarder de l’extérieur dans la maison sans pousser la porte. Il y avait encore une autre bizarrerie. En ouvrant le guichet, on fermait la porte au verrou ; […] de sorte que, voulait-on regarder dans la maison, l’on devait aussi renoncer momentanément à y entrer [36]. »
24Ce dispositif, confondant le (de)dans et le (de)hors, inaugure la ruine du lieu et la déréliction de Thomas. Dans L’arrêt de mort [37], les clefs – n’actionnant plus le mécanisme de la serrure des portes de l’hôtel – ne garantissent plus la division du dehors et du dedans et permettent leur prolongement indifférencié. Cette déréliction, qui opère par déploiement du seuil, se manifeste dans le récit blanchotien par une paralysie du procès descriptif : « M’en tenir à cet instant de la description, le maintenir vide coûte que coûte [38] » ; ainsi le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas, fait l’expérience de l’indescriptible :
« […] et après un instant qui marqua comme son hésitation devant un seuil : “Est-ce que la maison ici n’est pas agréable ?” Je répondis brièvement : “Oui, elle l’est.” Ma sécheresse ne l’empêcha pas de vouloir creuser le terrain, et creuser exprimait exactement, je crois, ce qu’il désirait : chercher sur quelles fondations nous étions établis : “Elle l’est ! dit-il. Est-ce que cela vous ennuierait de me la décrire […] ?” Je dois l’avouer : bien que comprenant quelle extraordinaire assistance il était en train de m’apporter, je fus mis en éveil par ses derniers mots qui, presque mécaniquement, m’imposèrent ma réponse : “Je ne le puis” [39]. »
26Suspension de la description, et dissolution du lieu dans la forte modalisation du récit blanchotien. Par exemple, l’utilisation cumulative de modalisateurs déploie un lieu absolument incertain, insensé et désorienté. L’emploi privilégié et accumulé des figures d’indécision, d’un point de vue stylistique, sape tout fondement et toute fondation. La comparaison, dans le récit blanchotien, est toujours déceptive : comparer des éléments approximatifs et instables est stratégie de ne pas décrire. L’antinomie, aussi, exposant successivement des propositions contradictoires, subvertit toute tentative de sens. Suspension de la description à travers des interrogations, réitérées elles aussi, qui ne reçoivent jamais de réponses : l’espace du récit se révèle alors l’espace d’une attente ininterrompue ; aucun terme, en effet, ne venant fixer, localiser la présence en un lieu. Dérivations et paronomases, enfin, par le martèlement répété de mêmes substrats morpho-lexicaux et de sonorités proches, signifient et rythment un déplacement continuel, mais continuellement sur place ; piétinement.
27Le récit blanchotien ouvre et déploie donc un lieu confus et instable, un lieu qui tend vers l’indifférenciation ; et cette atopie est tout autant celle du récit lui-même – l’incertitude, l’opposition ou la contradiction provoquent une sorte d’effondrement des limites, une confusion et une corruption des aires lexicales et textuelles –, que celle dans laquelle les personnages sont plongés ; personnages, narrateur et lecteur sont simultanément déboussolés ; égarés parce que tenus dans l’en-dehors des lieux.
« Qu’il me fallût demeurer à cette place, c’est ce qui m’apparut aussitôt. Peut-être cette révélation ne m’apprenait-elle pas plus que je ne savais déjà. Peut-être, en me montrant le point unique par lequel je me tenais à quelque chose de vrai, resserrait-elle seulement sur moi l’anxiété du vide, comme si, ces mots étant les seuls où je demeurais encore, je les avais senti se défaire comme le dernier séjour d’où je pouvais arrêter le va-et-vient errant. Je comprenais bien à présent, il me semblait le comprendre, pourquoi je devais m’en tenir là. Mais, ici, où étais-je [40] ? »
29Par ce processus de dédifférenciation, le lieu se neutralise, s’homogénéise et, finalement, tend à son effacement.
« Ce serait ainsi tout le long de ce fameux couloir sur lequel s’ouvraient les portes et les portes, couloir étroit, ruisselant jours et nuit de la même lumière blanche, sans ombre, sans perspective, où, comme dans les couloirs d’hôpital, se pressaient des rumeurs ininterrompues. Toutes les portes se ressemblaient, toutes blanches, de la même couleur blanche que le mur, ne s’en distinguant pas, […] et, quand on y passait, tout y semblait, comme dans un tunnel, également sonore, également silencieux [41] […]. »
31Finalement, en contrariant l’événement architectural, en déjouant l’architecturalité de la scène du monde, l’art peut ouvrir et déployer le dehors de cette scène : révéler ce Réel qui la double intimement. Par cette défaite de l’architecturalité, l’art peut manifester ce vide thématisé par Lacan et confronter à l’envers ou au négatif de la scène du monde.
Notes
-
[*]
Frédéric Yvan, professeur de philosophie, Lille, architecte dplg.
-
[1]
J. Lacan, Le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 162.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974 ; 2000 pour la nouvelle édition ; « Prière d’insérer »
-
[7]
Ibid., p. 10.
-
[8]
Ibid., p. 13.
-
[9]
H. Michaux, Nouvelles de l’étranger, Paris, Mercure de France, 1952, p. 91.
-
[10]
G. Didi-Huberman, La Demeure, la souche, Paris, Minuit, 1999, p. 22.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Le dessin est reproduit en page 20 de l’ouvrage de G. Didi-Huberman.
-
[14]
Ibid., p. 23.
-
[15]
P. Convert, « La lumière des choses. Entretiens avec Didier Arnaudet », Art Press, n° 132, janvier 1989, p. 43.
-
[16]
G. Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 30. Les reconstitutions sont reproduites dans l’ouvrage de G. Didi-Huberman.
-
[17]
Ibid., p. 33.
-
[18]
Ibid., p. 25.
-
[19]
Jorge Luis Borges, L’Aleph (1962), Paris, Gallimard, L’Imaginaire/Gallimard, 1993, p. 204-205.
-
[20]
Ibid., p. 201.
-
[21]
Ibid., p. 205-207.
-
[22]
« Donc, dis-je, l’intérêt pour l’anamorphose est décrit comme le point tournant où, de cette illusion de l’espace, l’artiste retourne complètement l’utilisation, et s’efforce de la faire entrer dans le but primitif, à savoir d’en faire comme telle le support de cette réalité en tant que cachée – pour autant que, d’une certaine façon, il s’agit toujours dans une œuvre d’art de cerner la Chose. »
J. Lacan, Le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 162. Pour Lacan, l’anamorphose est une manifestation de la Chose, comme l’est plus radicalement le vide de l’architecture primitive. Si le vide situe la Chose du point de vue du réel, l’anamorphose la situe du point de vue de la représentation. « L’idée d’un objet impossible […], d’un point dans lequel sont tous les points de l’espace […]. Ce sont en réalité les mêmes histoires […]. »
J.L. Borges, Entretiens sur la poésie et la littérature, Paris, Gallimard, 1990 pour la trad. française, p. 83. -
[23]
Jean-Pierre Mourrey, « De la représentation des espaces impossibles », Espace et représentation, actes réunis par Alain Renier, Les Éditions de la Villette, 1989, p. 278.
-
[24]
Ibid., p. 263.
-
[25]
P. Hamon, Expositions, Paris, José Corti, 1989, p. 29.
-
[26]
Ibid., p. 30.
-
[27]
Ibid., p. 30-31.
-
[28]
B. Goetz, La dislocation, Paris, Éditions de la Passion, 2001, p. 24.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
P. Hamon, Expositions, op. cit., p. 41.
-
[31]
P. Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 209.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Ibid., p. 210.
-
[34]
M. Foucault, « La pensée du dehors » (1966), Dits et Écrits, t. I, Gallimard, 1994, p. 524.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
M. Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 13.
-
[37]
M. Blanchot, L’arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1948.
-
[38]
M. Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, 1953, p. 59.
-
[39]
Ibid., p. 31-32.
-
[40]
Ibid., p. 98-99.
-
[41]
M. Blanchot, Le dernier homme, Paris, Gallimard, 1957, p. 103-104.