Notes
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[*]
Mercedes Blanco, professeur d’espagnol à l’Université de Lille III.
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[1]
Par exemple dans la préface à la traduction du « Cimetière marin » de Paul Valéry par Nestor Ibarra (1932), repris dans Prólogos con un prólogo de prólogos (1975), Obras Completas, IV, Barcelona, Emecé, 1996, p. 151-152. Pour la traduction française de ce texte, Œuvres complètes, éd. de J.-P. Bernès, Gallimard, Bibliothéque de la Pléiade, 1993 et 1999, tome II, p. 440-443 (désormais abrégé en oc ). Sur Borges et la traduction, voir Efraín Kristal, Invisible Work. Borges and Translation, Nashville, Vanderbilt University Press, 2002.
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[2]
Cette notion est assez souvent maniée par Borges, en particulier à propos de la métaphore. Voir par exemple « La esfera de Pascal », dans Otras inquisiciones (1952), Obras completas, ed. cit., II, p. 14-16 (en fr. oc , I, p. 676-679). J’approfondis ce point dans mon étude « Borges y la metáfora », Variaciones Borges 9/2000, p. 5-39.
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[3]
« An autobiographical Essay », in Critical Essays on Jorge Luis Borges, ed. by Jaime Alazkari, Boston, G.K. Hall & Co, 1987. L’essai, rédigé en anglais et cosigné par Thomas Norman de Giovanni, apparut d’abord dans le New Yorker, septembre 1970.
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[4]
Cette opposition apparaît souvent dans des textes épars et dans les très nombreux entretiens avec des journalistes tenus vers la fin de sa vie. Mais son élaboration la plus raffinée se trouve dans la nouvelle « El otro », El libro de arena, Obras completas, ed. cit., III, p. 11-16 (en fr. oc , 2, p. 481-488).
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[5]
Voir sur ce point l’ouvrage de Daniel Balderston, ¿Fuera de contexto? Referencialidad histórica y expresión de la realidad en Borges, Rosario, Beatriz Viterbo (Tesis/ensayo), 1996, et l’article d’Annick Louis, « Borges y el nazismo », Variaciones Borges 4/1997, p. 117-136. Annick Louis a développé ses idées sur le même sujet dans un livre inédit intitulé Les fictions du contemporain, présenté pour l’habilitation à diriger les recherches à l’ehess en décembre 2004.
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[6]
Parmi les travaux à ce sujet, le plus complet reste celui d’Edna Eizenberg, The Aleph Weaver : Biblical, Kabbalistic and Judaic Elements in Borges, Potomac, Scripta Humanistica, 1982.
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[7]
Je remercie Ivan Almeida, directeur du Borges Center (Aarhus, Danemark) de m’avoir aidée à repérer les quelques textes de Borges qui font allusion à la psychanalyse.
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[8]
« También hay gigantes en estos cuentos: ciudadanos universales de los cuentos de hadas y que, según los otros ocurrentes cuentos de hadas del psicoanálisis, se originaron de los recuerdos de la niñez y de la diferencia de tamaño entre las personas grandes y el niño. ».
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[9]
« Sus cuentos sobrenaturales rehusan con igual decisión la justificación alegórica y la científica. No propenden a Esopo ni a H. G. Wells. Tampoco aspiran al examen solemne de los charlatanes del psicoanálisis. ».
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[10]
« Michael Innes, “psicólogo”, no incurre en charlatanerías de psicoanálisis ».
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[11]
« Algún perverso lector interrogará : ¿Se trata de un símbolo? Yo, apasionadamente, juzgo que no. Nada en el mundo es incapaz de una interpretación simbólica; ni siquiera los sueños (cf. el almanaque de los mismos y la tesis de Freud), ni aun aquellas rocas imitativas que procuran distraer al espectador con el perfil de Napoleón o de Lincoln. ».
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[12]
Sur un mode à vrai dire plutôt hâtif et condescendant, comme par exemple dans la phrase suivante : « … mucho después, el suizo Jung, en encantadores y, sin duda, exactos volúmenes, equipara las invenciones literarias a las invenciones oníricas, la literatura a los sueños. » (« Nathaniel Hawthorne », Otras inquisiciones, Obras Completas, ed. cit., II, p. 48 ; en fr. oc , I, p. 709.)
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[13]
Voir les chapitres intitulés « L’importance des rêves » et « La fonction des rêves » dans l’ouvrage de Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, Paris, Laffont, 1964.
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[14]
Voir Die Traumdeutung, VI, E. « Die Darstellung durch Symbole im Träume » (Fischer Taschenbuch Verlag, 1980, p. 290 et ss.).
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[15]
« Zeitgemäßes über Krieg und Tod », S. Freud, Gesammelte Werke, X, S. Fischer Verlag, 1942, p. 339.
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[16]
Cela apparaît de manière évidente dans tous les discours de Borges qui relèvent de l’autobiographie. Ils composent un ensemble formellement éclaté et très allusif mais, du point de vue des thèmes abordés et de la manière de les traiter, aussi structuré et cohérent qu’une bonne mythologie. Voir à ce propos Lorena Amaro Castro, « La imposible autobiografía de Jorge Luis Borges », Variaciones Borges 17/2004, p. 229-252. Il existe de nombreuses biographies de Borges, de valeur très inégale. Toutes, bien entendu, dédient un espace important au père de Borges. Sont particulièrement recommandables les biographies d’Emir Rodríguez Monegall et d’Alejandro Vaccaro.
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[17]
La sentence connaît plusieurs modulations et variations, « paternité » peut y être remplacé par « copulation ». Elle apparaît, en deux formes différentes, dans l’une des nouvelles les plus célèbres de Fictions, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » ( oc I, p. 452-453). Une autre variante est attribuée au prophète voilé Hakim de Merv dans Histoire universelle de l’infamie ( oc , I, p. 339).
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[18]
« Le corps et le code dans les contes de Borges », Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 282-332.
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[19]
L’Autobiographical Essay, précédemment cité, contient ce portrait, presque hagiographique, de Jorge Guillermo Borges : « Mon père était très intelligent et, comme tous les gens intelligents, très bon. Un jour il me dit de bien regarder les soldats, les uniformes, les casernes, les drapeaux, les églises, les prêtres et les boucheries, car tout cela allait bientôt disparaître et je pourrais ainsi raconter à mes enfants que j’avais vraiment vu tout cela. La prophétie ne s’est pas encore réalisée, malheureusement. Mon père était un homme si modeste qu’il aurait aimé être invisible. Bien qu’il fût très fier de son ascendance anglaise, il avait coutume d’en plaisanter et il disait d’un air faussement perplexe : “Après tout, les Anglais, qu’est-ce que c’est ? Un groupe de travailleurs agricoles allemands.” Shelley, Keats et Swinburne étaient ses idoles. Deux genres de lectures l’intéressaient. D’abord les livres de métaphysique et de psychologie (Berkeley, Hume, Royce et William James). En second lieu, la littérature et les livres traitant de l’Orient (Lane, Burton et Payne). C’est lui qui me révéla le sens et la portée de la poésie – le fait que les mots ne sont pas seulement un moyen de communiquer, mais aussi des symboles magiques et de la musique. Quand je récite maintenant des poèmes en anglais, ma mère me dit que j’ai ses mêmes intonations. C’est lui aussi qui – bien que je ne m’en rendisse pas compte – me donna mes premières leçons de philosophie. Quand j’étais encore tout petit, il m’expliqua, en se servant d’un échiquier, les paradoxes de Zénon – Achille et la tortue –, le vol immobile de la flèche et l’impossibilité du mouvement. Plus tard, sans mentionner le nom de Berkeley, il fit de son mieux pour m’enseigner les rudiments de l’idéalisme. » (Essai d’autobiographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 236).
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[20]
Elena Canto, dont Borges semble avoir été très amoureux dans les années 1940, dans son livre Borges a contraluz.
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[21]
Voir Marcos Ricardo Barnatán, Borges : Biografía total. Madrid, Ediciones Temas de Hoy, 1995.
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[22]
Obras Completas, IV, éd. cit., p. 499. Une traduction française de ce texte est insérée dans l’introduction de Jean-Pierre Bernès à l’édition de la Pléiade. Voir oc I, p. xxv-xxviii.
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[23]
Otras inquisiciones, Obras Completas, éd. cit., II, p. 107-110 (en fr. oc I, p. 771-774).
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[24]
« Otra especie del género son los eufemismos pomposos […] Un ciego (yo lo soy) es un no vidente. Una cuadrilla de parientes y de pistoleros es ahora un séquito. Un plagio es una reminiscencia. A los maestros se los llama docentes ; a los psicoanalistas, psicólogos ; a los porteros, encargados; a los basurales, cinturón ecológico […]. ».
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[25]
« El pragmatismo, gracias a él, alcanzó a principios de nuestro siglo un auge no menor que el del bergsonismo congénere y que el auge presente del psicoanálisis. No sin prodigio, James logró que un sistema en que prevalecen hipótesis tranquilas fuera no menos atrayente que las más fanáticas invenciones de la razón. ».
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[26]
« La novela característica, “psicológica”, propende a ser informe. Los rusos y los discípulos de los rusos han demostrado hasta el hastío que nadie es imposible : suicidas por felicidad, asesinos por benevolencia ; personas que se adoran hasta el punto de separarse para siempre, delatores por fervor o por humildad. Esa libertad plena acaba por equivaler al pleno desorden. Por otra parte, la novela “psicológica” quiere ser también novela “realista” : prefiere que olvidemos su carácter de artificio verbal y hace de toda vana precisión (o de toda lánguida vaguedad) un nuevo rasgo verosímil. Hay páginas, hay capítulos de Marcel Proust que son inaceptables como invenciones : a los que, sin saberlo, nos resignamos como a los insípido y ocioso de cada día. La novela de aventuras, en cambio, no se propone como una transcripción de la realidad : es un objeto artificial que no sufre ninguna palabra injustificada. ».
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[27]
« La postulación de la realidad », texte paru dans la revue Azul, 10 juin 1931 (repris dans Discussion, oc 1, p. 224-228) ; « El arte narrativo y la magia », paru dans Sur, été 1932 (repris dans Discussion, oc 1, p. 229-236).
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[28]
« Nathaniel Hawthorne », (conférence donnée en mars 1949, reprise dans Autres inquisitions, oc 1, p. 709-726) ; « Kafka y sus precursores » (texte paru dans La Nación en août 1952, et repris dans Autres inquisitions, oc 1, p. 751-752).
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[29]
Ivan Almeida, « De Borges a Schopenhauer », Variaciones Borges 17/2004, p. 103-141.
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[30]
On trouve cependant dans certaines nouvelles de Borges (par exemple dans celle intitulée « Les théologiens », recueillie dans L’Aleph) des exemples d’emploi de ces techniques, dont l’effet est peut-être d’autant plus fort qu’il n’y recourt que ponctuellement, et pour ainsi dire en raccourci.
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[31]
« Anotación al 23 de Agosto de 1944 », Otras inquisiciones, Obras completas, éd. cit., II, p. 105 (en fr. oc 1, p. 769).
1 Jorge Luis Borges (1899-1986) a soutenu ici ou là que la grande littérature se reconnaissait à sa résistance aux traductions, même approximatives, et il a rejeté comme pure superstition l’idée que les traductions seraient nécessairement inférieures à l’original [1]. Et pourtant, l’expérience montre que les lecteurs hispanophones entretiennent avec Borges un rapport plus intime que ceux qui le connaissent à travers des traductions. Ceux qui le lisent en espagnol peuvent être plus ou moins intéressés par les idées ou les histoires qu’ils y rencontrent, mais, pour peu qu’ils soient poètes, ils seront sensibles à ce que Borges lui-même appelait l’intonation [2], autrement dit à une certaine manière de faire vivre et de faire résonner la langue.
2 Cette voix ou cette intonation ne se forme que progressivement au cours des années 1930 pour se fixer au tournant de 1940, peu après un accident qui a failli être mortel et dont Borges fit après coup, dans son Essai d’autobiographie [3], l’occasion de l’avènement à une nouvelle identité d’écrivain, celle de l’auteur de nouvelles, de fictions brèves. Pour un lecteur familiarisé avec l’œuvre canonique, celle écrite à partir de 1935 ou à peu près, les essais des années 1920, et en partie encore ceux des années 1930, semblent déroutants et dissonants. Leur chamarrure lexicale, les gestes verbaux de la pétulance, de la véhémence, de l’ostentation « baroque », contrastent avec la discrète magie stylistique du Borges de la maturité ou de la vieillesse. Leurs idées politiques et esthétiques contredisent également les opinions de ce Borges canonique, mais cela est beaucoup moins net et surtout moins important. L’opposition entre le Borges jeune et le Borges mûr, que lui-même a élaborée comme une pièce apte à structurer son mythe d’écrivain [4], sa biographie littéraire, se situe entre des idées véhémentes et dogmatiques dans leur énonciation mais floues ou variables dans leur énoncé, et des idées stables, et même rigides, présentées de manière modeste, hésitante, ironique, ou tranquillement contradictoire.
3 Borges jeune, dans les textes des années 1920, semble parler en tant que membre d’une communauté, celle des jeunes gens pour qui la littérature est une affaire vitale, celle qui se réunit dans les cafés, s’exprime dans des revues à l’existence éphémère, et dans des livres confidentiels, à compte d’auteur, conçus pour être admirés et discutés par les proches, par les amis et les ennemis littéraires. C’est cette rumeur de cénacle littéraire, parfois propre à Buenos Aires, parfois étendue à l’Espagne ou à l’Europe, qui fait bruit autour de sa voix, un bruit sur lequel elle doit s’imposer à coups de gueule et d’effets de manche. Le Borges de la maturité, je parle naturellement de celui dont les textes suscitent l’image, n’a plus du tout, autour de lui, cette rumeur du cénacle ou de la chapelle : c’est maintenant contre le silence du cabinet ou de la bibliothèque que la voix se profile, une voix qui par conséquent apparaît comme sans rivale et qui peut être accueillie comme si la bibliothèque elle-même avait pris voix. Qu’il écrive des essais, des poèmes ou des fictions, Borges écrit désormais d’une manière ostensiblement inactuelle, soit qu’il choisisse des thèmes anciens ou exotiques, soit que le traitement de thèmes brûlants tels que le nazisme trouve un angle d’approche à la fois intime, privé, et comme détaché des contingences, moral ou philosophique [5]. À partir de cette position inactuelle, non tributaire d’une institution, d’un groupe ou d’une cause, il mobilise une immense culture qu’il n’a cessé de développer, à des rythmes et sur des modes différents, tout au long de sa vie. Cette culture est aimantée par tout ce qu’il y a en lui d’individuel, de sorte qu’il la porte comme un vêtement à sa mesure ; elle est aussi suffisamment profonde et diverse pour donner l’illusion de coïncider avec la culture universelle. Il n’y a rien de plus séduisant, pour quelqu’un de jeune et de doué d’appétits intellectuels, que la manière dont Borges donne le sentiment d’une culture livresque mais habitée, une culture à l’intérieur de laquelle on est chez soi.
4 Le refus d’une perspective historienne, pratiqué et parfois proclamé par les textes de Borges, permet un libre mouvement traversant les époques, les langues les plus diverses, offrant dans le jeu de l’érudition les mêmes plaisirs iconoclastes qu’offre habituellement la simplicité de l’ignorance. La maîtrise de l’écrivain se traduit par la liberté qu’il affiche de choisir ses propres contemporains, et de rendre contemporain de lui-même, et donc de ces lecteurs, tout ce qu’il touche. La culture de Borges mérite le qualificatif de cosmopolite parce qu’il a lu énormément et pendant une bonne partie de sa vie à la fois en espagnol et en anglais, et pendant quelques dizaines d’années en français et en allemand. Il a en outre traduit de nombreux textes de ces différentes langues, obéissant toujours à ses choix personnels. Tout se passe comme si la position périphérique de l’Argentine lui avait évité la tentation de s’adosser à une tradition nationale (tradition dont pourtant il recycle une partie considérable) et l’avait incité à construire un monde avec des matériaux librement choisis dans la culture universelle. À la lumière de l’éclatement culturel de la seconde partie du xx e siècle, où l’on a vu s’estomper la prééminence des capitales de la culture, sa position, de ce point de vue, apparaît comme un prototype de l’évolution de la modernité.
5 D’où la stature de classique vivant, et, pour le dire, dans les termes que choisirait Borges, d’auteur inévitable et fatal, qui est reconnue à son œuvre. D’où son empreinte profonde sur les générations d’écrivains et d’intellectuels venues après lui, surtout dans les pays de langue espagnole et d’abord, bien entendu, en Argentine. Pour ces générations, Borges fait figure de maître et de père fondateur avec tout ce que cela implique de passion et aussi d’ambivalence.
6 Or ces générations ont été également à un haut degré réceptives à la psychanalyse, à Freud surtout, mais aussi, pour ne nommer qu’eux, à Mélanie Klein et à Jacques Lacan. Apparemment, entre ces deux traits de la culture hispanique, et plus spécifiquement argentine, il n’y aurait aucun rapport si ce n’est de simple balancier. S’intéresser de près à Freud, manifester d’une façon ou d’une autre que l’on tient compte des découvertes de la psychanalyse, exhiber son « transfert littéraire », ce serait pour les Argentins, entre autres choses, une manière de dépasser Borges, un sursaut d’indépendance, voire l’expression d’une révolte. Et c’est qu’en effet, dans cette appropriation impériale de la culture propre au grand écrivain, la psychanalyse est l’une des lacunes les plus frappantes. On est forcé de la sentir comme telle, précisément parce que la stratégie de Borges, dont on vient de rappeler les caractéristiques, porte les lecteurs à lui demander compte de tout ce qui, au cours de son siècle, a bouleversé le paysage épistémologique et culturel. Cela sans prendre égard à d’autres raisons plus particulières, comme sa prédilection pour la culture juive [6], avec laquelle l’œuvre de Freud a des liens si étroits.
7 Or, ni les déclarations de Borges ni le parcours de ses œuvres ne permettent de spécifier exactement ce qu’il connaissait de Freud. Une seule certitude : les rares références à la psychanalyse qu’on peut cueillir tout au long de ses écrits sont sommaires et désinvoltes, et très majoritairement méprisantes. Elle permettent néanmoins d’établir une sorte de cahier des charges, expliquant par diverses accusations le refus de respect et même de discussion.
8 La plus ancienne dont j’ai connaissance [7] date de l’année 1926 et elle apparaît dans un article de critique journalistique où Borges recommande avec fougue la lecture d’un livre de contes de Turkestan. Dans ces contes, écrit-il, on trouve aussi des géants, qui font partie du mobilier universel des contes de fées, et qui, d’après « ces autres ingénieux contes de fées que forge la psychanalyse, ont leur origine dans les souvenirs d’enfance et dans la différence de taille entre les enfants et les adultes [8] ». Cette boutade sarcastique impute manifestement à la psychanalyse d’être une fantaisie, un enfantillage, autrement dit, de n’avoir aucune crédibilité scientifique. Cette même critique ressurgit épisodiquement dans des textes de diverses époques, et de manière presque grossière dans deux notes de lecture de l’année 1937, où il est question des charlatans de la psychanalyse. Dans l’un des passages, il est dénié à ces charlatans le droit de soumettre à interprétation, à leur solennel examen, les inventions fantastiques d’un écrivain [9]. Dans l’autre, Borges congratule un auteur, Michael Innes, parce que sa psychologie ne doit rien « aux boniments de la psychanalyse [10] ».
9 Cette imputation d’imposture scientifique n’est pas à proprement parler raisonnée. Quelques textes cependant esquissent une argumentation qui consiste à nier le bien-fondé de la méthode d’interprétation symbolique. Trouver du sens dans les rêves au moyen d’une interprétation symbolique apparaît comme un jeu inepte, car tout dans le monde, même les formes les plus fortuites, celles des nuages ou des rochers, ou des lignes de la main, peut être interprété symboliquement [11]. Il est possible que Borges fasse ici écho à Jung, qu’il semble avoir lu et dont il fait occasionnellement l’éloge [12].
10 Jung conteste en effet la méthode d’interprétation des rêves que pratique Freud, le déroulement des associations libres du rêveur à partir de chaque élément du rêve. Il objecte à cette méthode que le réseau formé par les associations rencontrera les mêmes complexes infantiles et les mêmes traumatismes personnels en partant d’un quelconque message dépourvu de sens pour le sujet, une liste de mots prélevés au hasard dans un dictionnaire, où des affiches en alphabet cyrillique pour quelqu’un qui ignore cette écriture. Il en déduit que la méthode freudienne ne fait pas justice au rêve, car les complexes infantiles et les pulsions sexuelles, que certes on peut retrouver en interprétant le rêve mais aussi en suivant le fil des associations libres à partir d’un objet quelconque, ne sont pas l’essentiel du rêve. La mission véritable du rêve, d’après Jung, est de restituer un mode d’expérience archaïque, moins borné que celui du rationalisme, un mode d’appréhension du monde propre à nous rendre plus sages et moins malheureux, et dont l’homme moderne serait privé par l’éclipse des mythes et de l’expérience religieuse [13]. C’est peut-être cet argument que reprend Borges, d’une manière à vrai dire étourdie et confuse, lorsqu’il objecte à Freud qu’il n’est rien dans le monde qui ne soit susceptible d’interprétation symbolique. En outre, en mettant sur le même plan les thèses de Freud et l’« almanach des rêves », il semble attribuer à l’inventeur de la psychanalyse une méthode de déchiffrement du rêve fondée sur un code de correspondances fixes entre symbolisant et symbolisé à la manière des clés des rêves, ou de celui que Freud lui-même critique chez Wilhelm Stekel [14]. Or même la lecture la plus distraite de la Science des rêves interdit une telle méprise.
11 Ce témoignage suffit à conclure que si Borges avait lu quelque chose de Freud, ce quelque chose n’était vraisemblablement pas la Traumdeutung. D’autre part, il n’y a rien de bien original à accuser la psychanalyse d’imposture scientifique. Non seulement Borges exprime ainsi un préjugé courant, qui ici ou là semble dépassé, et qui cependant est toujours prêt à ressurgir, mais en outre il adopte la position dans laquelle Freud lui-même repère son principal adversaire, son interlocuteur polémique.
12 Nous sommes surpris, peut-être même vaguement désappointés, de voir Borges opter pour l’attitude du philistin qui, se reposant sur le sérieux de la science, paraît contester toute action efficace au langage et à la fonction symbolique. Plutôt que d’en rester à cette impression, il vaudrait peut-être mieux en déduire que, malgré sa banalité apparente, le fait mérite qu’on l’examine de plus près. Comme le suggère Freud dans ses Considérations sur la guerre et sur la mort, nous avons toujours tort de nous sentir déçus. Ces considérations commencent pourtant par exprimer la déception qu’a infligée la guerre (celle de 1914-1918) aux esprits sensibles et cultivés, qui s’éprouvaient comme citoyens du monde, non seulement en mettant à nu la barbarie de l’homme prétendument civilisé, mais aussi en manifestant la crédulité de tant d’intellectuels et d’hommes de science qu’on aurait cru immunisés contre l’aveuglement du nationalisme. Mais l’expression sympathique de cette déception est teintée d’ironie, et Freud recommande d’y voir la destruction salutaire d’une illusion [15]. Après tout, l’homme le plus intelligent n’est intelligent que par moments, lorsque les différents intérêts où son désir l’engage se neutralisent suffisamment les uns les autres pour ne pas infléchir son jugement, ou lorsque ces mêmes intérêts se trouvent par hasard du côté de la neutralité. De même, Borges qui était ordinairement tout sauf un positiviste dogmatique, pouvait à l’occasion l’être, en particulier là où il s’agissait de juger les découvertes freudiennes. J’inclinerais à penser que cette contradiction pourrait se rattacher, comme tant d’autres traits de la personnalité de Borges, à la mémoire de son père.
13 Quiconque s’intéresse même de loin à Borges, ne peut pas éviter d’apprendre que son père a eu sur lui l’action la plus déterminante [16]. L’identification au père comme phénomène infantile à peu près universel se traduit chez lui par un faisceau de traits perceptibles à l’œil nu, par des faits massifs et patents qui conditionnent tout le développement de la personnalité et du destin, de sorte que Borges apparaît à première vue comme une sorte de réédition ou de double de son père. On peut difficilement ne pas entendre un écho de cette situation dans la « sentence » inspirée par la pensée gnostique qu’il attribue, à maintes reprises, à divers « hérésiarques » : les miroirs et la paternité sont abominables, car ils multiplient le nombre des humains [17]. La relation étroite entre Borges et son père a été abondamment commentée par biographes et exégètes, qui ont suivi l’exemple de l’intéressé dans ses propres aperçus autobiographiques ; naturellement les quelques études psychanalytiques de son cas, à commencer par celle de Didier Anzieu [18], n’ont pu que partir de cette évidence.
14 Le père de Borges, Jorge Guillermo Borges, de mère anglaise, appartenait par son père, de même que sa femme, Leonor Azevedo, à une lignée de militaires de haut rang, bâtisseurs présumés de l’histoire de l’Argentine. Mais il était lui-même, à en croire son fils, un « anarchiste » et en tout cas un intellectuel, lecteur vorace et passionné, amateur d’échecs, de problèmes logiques et de paradoxes mathématiques, écrivain à ses heures [19]. Borges partage la plupart de ces attributs, ainsi d’ailleurs que la maladie responsable d’une cécité presque totale survenue à la cinquantaine. On sait qu’il a accepté sans amertume l’héritage biologique de cette cécité. Cette invalidité avait manifestement un caractère fatal, allait avec tout le reste, avec l’héritage symbolique, avec la bibliothèque du père d’où Borges, ainsi qu’il le répète volontiers, n’est jamais sorti, avec le goût précoce de la spéculation métaphysique, avec l’amour des lettres anglaises, avec les amitiés littéraires comme celle de Macedonio Fernández, avec la mythologie familiale et le rapport ambigu, composé d’attachement et d’ironie, à la vie héroïque et violente menée par les ancêtres militaires. Cette cécité corroborait l’identification avec le père, et elle permettait, à travers lui, de se hisser jusqu’à la hauteur mythologique d’Homère ou de Milton.
15 En outre, le père de Jorge Luis, Jorge Guillermo, aurait établi avec lui un pacte, en vertu duquel le jeune homme pourrait s’employer à devenir écrivain, sans se soucier d’entreprendre une carrière, son père se chargeant de son entretien. Le père aurait donc apporté à Borges non seulement la direction à la fois spéculative et imaginative que prendrait son activité intellectuelle, non seulement les fondements matériels de sa culture, son bilinguisme et sa bibliothèque, mais la volonté d’être écrivain, moins autorisée par lui que confiée comme un legs ou une mission. En outre, Borges, après la mort de son père, survenue en 1938, a continué à vivre, jusqu’à la mort de sa mère en 1975, dans une étroite intimité avec sa mère, ne quittant le domicile maternel que pendant les trois années de son premier mariage, de 1967 à 1970. Par ailleurs, d’après le témoignage d’une des femmes qu’aima Borges [20], témoignage confirmé par un psychiatre qui le traita au début des années 1930 [21], lui-même rattachait son impuissance à un épisode de son adolescence, objet d’une allusion très voilée dans une de ses fictions tardives. Lorsque la famille vivait à Genève, Jorge Guillermo Borges, apprenant que son fils, encore adolescent, n’avait jamais fait l’amour, l’aurait envoyé chez une prostituée. Or le fils, Jorge Luis, expliquait sa totale inhibition à cette occasion, et le malaise durable laissé par ce souvenir, au fait d’avoir vu dans cette femme la partenaire de son père.
16 Ce père, que Borges n’évoque jamais qu’avec le ton du respect le plus tendre, avait délaissé précocement sa profession d’avocat à cause de son infirmité, et, au cours de ses dernières années, il enseignait la psychologie dans une école anglaise de Buenos Aires. Il est instructif de lire à ce propos la note biographique rédigée par Borges en 1974, à titre d’épilogue de ses œuvres complètes. Cette esquisse de biographie, qui se présente sur un mode plaisamment fantastique, comme citation d’un article figurant dans une Encyclopédie sud-américaine de 2074, commence ainsi :
« borges, José Francisco Isidoro Luis : Auteur et autodidacte, né dans la ville de Buenos Aires, alors capitale de l’Argentine, en 1899. On ignore la date de sa mort puisque les journaux, genre littéraire de cette époque, ont disparu pendant les grands conflits que les historiens locaux recensent aujourd’hui. Son père était professeur de psychologie. Il fut le frère de Norah Borges. Ses prédilections allèrent à la littérature, à la philosophie et à l’éthique [22]. »
18 À la manière du rêve et du mot d’esprit, ces lignes semblent calculées comme une médiation entre une exigence du moi, qui s’exprime dans la rhétorique de l’humour et de la modestie, et l’accomplissement d’un désir qui, à son tour, peut en cacher un autre ou plusieurs autres. Le désir, presque avoué sur un mode bouffon, est peut-être celui de placer sa mort dans un moment indéterminé entre 1974 et 2074, ce qui laisse un siècle de répit. Dans ce contexte d’enjouement parodique, remarquons que de ce père à la riche personnalité, dont tant de traits auraient pu être cités, et des plus importants pour l’identité du fils, seule la qualité de « professeur de psychologie », d’espèce secondaire et épisodique, a été retenue. Si l’on avait demandé à Borges le pourquoi de cette description de son père, certes véridique mais d’une partialité un peu mesquine, il aurait dit probablement que l’entreprise de définir quelqu’un par un prédicat unique ou majeur est toujours dérisoire, car, tout homme ayant vocation à être tous les hommes, la réduction de l’un d’entre eux à une qualité ne peut qu’être le résultat d’une opération arbitraire. Il écrit en effet, dans un passage célèbre de son essai sur le Vathek de Bedford [23], que la biographie d’un homme, même très abusivement simplifiée, consiste en quelques dizaines de milliers de faits, et que par conséquent un observateur omniscient pourrait rédiger un nombre astronomique de biographies du même personnage, toutes composées de faits exacts, et néanmoins si parfaitement disjointes qu’on devrait en lire beaucoup avant de comprendre qu’elles parlent du même homme.
19 Le père de Borges, professeur de psychologie, serait donc la mise en relief par exagération à peine caricaturale, de cette parfaite vanité de l’acte d’écrire des biographies, de ce non-sens qu’il y aurait à mentionner tel fait vécu, tel trait d’une personne, de préférence aux milliers d’autres possibles. Cette information devrait provoquer le même étonnement amusé que le fait de voir le célèbre Borges, le grand écrivain mondialement connu, épinglé comme le frère de sa sœur, le frère de Norah Borges. Et pourtant cette définition de Borges comme le frère de Norah est une opération qui n’a probablement rien de gratuit, trace peut-être d’une très ancienne rivalité, et peut-être manière ironique de triompher de la sœur, tout en lui rendant hommage.
20 Borges fait vivre en fait de nombreux textes de la présence concomitante de deux affirmations contradictoires. D’une part celle que l’on vient de voir, et qui est une variante de l’idée humaniste de l’homme microcosme : la personnalité humaine est infiniment riche et plastique, un homme est tous les hommes et personne, et par conséquent tous les destins sont équivalents, ou même il n’y a pas de destin du tout ; d’autre part, l’idée tragique d’après laquelle chaque homme a un destin tout tracé, un destin de fer, et que dans ce destin un seul acte, un seul moment compte, celui qui le définit à jamais et que l’éternité ne suffit pas à effacer. Ce versant déterministe ou fataliste de ses ruminations l’aurait forcé à admettre que la plaisanterie tombe d’autant plus juste qu’elle semble plus gratuite, et que l’enseignement de la psychologie par le père était, en effet, une définition de son identité, et du moins de la partie de cette identité que le fils avait choisi de retenir au moment où il entreprenait, par un épilogue, de parachever le monument de ses œuvres complètes et de graver sa stèle funéraire. « Professeur de psychologie » porte peut-être la trace d’une agressivité envers le père qui pourrait s’exprimer aussi dans l’erreur cocasse attribuée à l’Encyclopédie lorsqu’elle transforme le nom du fils, Jorge Luis, en José Luis, supprimant ainsi la partie commune aux deux prénoms Jorge Guillermo et Jorge Luis.
21 Dès lors peut-être est-on fondé à voir un sens dans le fait que plusieurs de ces références méprisantes à Freud et à la psychanalyse, qu’on peut glaner dans les écrits de Borges, opposent la psychanalyse et la psychologie, la psychologie apparaissant toujours comme le pôle positivement marqué du couple. Par exemple, selon un texte tardif, désigner les psychanalystes comme psychologues serait un de ces « euphémismes pompeux » propres à l’hypocrisie moderne, du même type que d’appeler, par exemple, mal voyant un aveugle [24]. Mais là encore cet exemple, qui est entouré de beaucoup d’autres, n’est sans doute pas le fruit d’un aveugle hasard. Selon notre hypothèse, la psychologie, domaine du père, a été placée par Borges dans une position inattaquable, à l’abri de l’hostilité qui se donne libre cours à l’encontre de la psychanalyse. D’où la nécessité de dénoncer la confusion entre les deux dont le vulgaire se rendrait coupable.
22 Étant donné ses goûts intellectuels et son intérêt pour la psychologie, Jorge Guillermo Borges, qui en outre vécut quelques années en Suisse dans les années 1910 et 1920, s’était sûrement fait une idée des doctrines de Freud et de celles de Jung, et avait une opinion à leur sujet, élaborée ou superficielle. Gageons que le rejet de la psychanalyse freudienne et probablement la sympathie pour celle de Jung, avant d’avoir été assumés par le fils, ont caractérisé l’attitude du père. Nous savons que son enseignement de la psychologie était d’orientation philosophique et qu’il privilégiait les doctrines de William James. Dans une note critique parue dans les années 1940 à propos d’une traduction de Pragmatism de William James, Borges fait rapidement l’éloge de l’auteur et signale qu’au début du xx e siècle sa doctrine jouissait d’autant de succès qu’en eut par la suite la psychanalyse [25]. Ce rapprochement qui n’apporte rien à l’article trahit sans doute une passion purement privée, et indiquerait dès lors que la psychanalyse était sentie par Borges, probablement à l’exemple de son père, comme une imposture théorique et clinique ayant indûment usurpé dans les faveurs du public la place de la vraie psychologie, de la noble discipline philosophique enseignée par Jorge Guillermo Borges.
23 L’agressivité envers Freud, si nous voulons accepter ces conjectures, serait une typique formation de compromis : d’une part elle serait un moyen de donner raison au père, et de rester tendrement fidèle à ses choix intellectuels et même à ses préjugés ; d’un autre côté, elle permettrait d’exprimer l’hostilité envers ce même père, le psychanalyste n’étant qu’un travestissement ou une déformation du psychologue, et Freud, cible d’injures et ‘de sarcasmes, un avatar de la figure paternelle, objet d’une rancune qui aurait été inavouable envers un père infiniment bon et pieusement vénéré. Si le psychologue est au psychanalyste ce que le mal voyant est à l’aveugle, comme on le lit dans ce passage sur l’euphémisme, où l’on trouve d’ailleurs après le mot aveugle la parenthèse « moi-même je le suis », il ne paraîtra pas invraisemblable de voir dans cette élucubration tardive et mineure un témoignage du lien entre l’envahissant complexe paternel et la question de la psychanalyse. Jorge Guillermo Borges, psychologue, se placerait dès lors du côté des mal voyants, et son fils, l’aveugle Jorge Luis, irait rejoindre le camp des psychanalystes, et aussi celui du voyant Tirésias et d’Œdipe le parricide.
24 Ces considérations s’exposent au reproche de hasarder des interprétations sur des fondements minimes et sur des contacts purement verbaux, mais le reproche ne saurait les atteindre pour peu qu’on accepte les bases les plus élémentaires de la doctrine freudienne. Pour éviter toutefois qu’on nous accuse de rester à la périphérie de l’œuvre et de faire notre miel de textes presque imperceptibles, ébauchons une idée complémentaire touchant à l’essentiel de l’œuvre de Borges, bien que cela nous oblige à croiser une fois de plus les lieux communs de la critique borgésienne. Pour peu qu’on prenne au sérieux la caractérisation du père de Borges, aux yeux de son fils, comme professeur de psychologie, on pourra voir comme expression d’une hostilité envers le père le fait que l’invention majeure du fils, un certain mode de fiction brève dite fantastique, soit présentée par lui, nommément, comme issue du refus du roman et de sa caractéristique majeure, la psychologie. La nouvelle courte telle que la pratique Borges, ou sa variante plus étendue, le roman d’intrigue et d’aventures, est défendue par Borges dans les termes suivants, dans sa préface bien connue à L’invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares :
« Le roman le plus caractéristique, « psychologique », tend à être informe. Les Russes et les disciples des Russes ont démontré jusqu’au dégoût que rien n’est impossible : des suicides par bonheur, des assassins par bienveillance, des personnes qui s’adorent au point de se séparer à jamais, des délateurs par ferveur ou par humilité. Cette pleine liberté finit par rejoindre le plein désordre. D’autre part, le roman « psychologique » veut être aussi roman « réaliste » : il préfère nous faire oublier son caractère d’artifice verbal et fait de toute vaine précision (ou de toute indétermination languissante) un nouveau trait de vraisemblance. Il y a des pages, il y a des chapitres de Marcel Proust qui sont inacceptables comme inventions ; auxquels, sans le savoir, nous nous résignons comme au lot d’insipidités oiseuses qu’apporte chaque jour. Le roman d’aventures, à l’inverse, ne se propose pas comme une transcription de la réalité ; il est un objet artificiel qui ne tolère pas un seul mot inutile [26]. »
26 Ces lignes écrites en 1953, date à laquelle Borges avait déjà fait paraître ses nouvelles les plus connues, ont avant tout une valeur tactique, puisqu’elles servent la promotion du livre d’un ami qui est justement un roman d’intrigues et d’aventures, un peu à la manière de Wells. Mais elles s’inscrivent plus largement dans une stratégie de revendication de genres dits mineurs, tels que le policier ou le roman d’aventures, face à la tyrannie des instances qui prétendent détenir le monopole de la grande culture, celle des cercles intellectuels parisiens. Il s’agirait de faire l’apologie de la belle et bonne intrigue, qui distingue la littérature anglo-saxonne et le film américain, et de dégonfler la baudruche du sérieux, en fait prétentieux et ennuyeux, du grand roman psychologique et réaliste, russe, allemand ou français, ainsi que des films européens, français en particulier. Cette défense du mineur s’appuie sur un retour à la poétique d’Aristote, retour dont Borges a été probablement l’un des artisans les plus influents, qui consiste à placer l’essentiel de l’invention littéraire dans le tissage d’une bonne histoire, une bonne intrigue, soumise à des lois d’économie et à la rigueur de l’enchaînement logique. Mais ces propos font aussi écho à une série de réflexions plus précoces et plus riches que l’on peut glaner dans les essais de Borges sur « la postulation de la réalité », sur l’« art narratif et la magie [27] », sur Kafka, sur Hawthorne [28], essais rédigés dans le moment fécond qui va du début des années 1930 au début des années 1950. Les exégètes de Borges ont perçu depuis longtemps que dans cette constellation d’essais il met en place la théorie du récit, des finalités et des moyens de la représentation littéraire, dont il a besoin pour conduire et pour justifier ses propres expériences comme créateur de fictions.
27 Si l’on prend ces textes programmatiques dans leur ensemble, sans tenter d’entrer dans le dédale de chacun d’entre eux, on pourra les résumer en disant qu’ils défendent et illustrent la parenté entre les produits de l’art narratif, d’une part, le rêve et le mot d’esprit de l’autre. Les récits construits selon les vœux de Borges et dont lui-même donne l’exemple se caractérisent par la brièveté, la condensation, l’ouverture allusive, la motivation « de type magique », c’est-à-dire fondée sur la contiguïté et la ressemblance, des moindres motifs de l’intrigue et des moindres inflexions de l’écriture. Bien sûr, ces produits d’un art consommé n’ont pas l’incohérence du rêve, ils doivent se présenter au contraire comme des fantaisies raisonnées, de précieux artifices d’une cohésion sans faille. Néanmoins cette cohésion irréprochable, cette rigueur transparente doivent côtoyer l’abîme du non sens, et laisser le sentiment d’une étrangeté énigmatique. La fiction idéale se présente comme le parcours d’un labyrinthe, comme un problème fait pour être résolu et dont la solution est présentée avec un brio époustouflant, de telle sorte que par-delà cette solution satisfaisante pour l’esprit, et flatteuse pour les désirs du lecteur, on devine un monstre ou une question insondable. Ce sont des beaux rêves à la surface sans défaut, où l’on doit cependant sentir affleurer quelque chose dont la présence directe serait intolérable. Autrement dit, le réel dans ce type de fictions ne se présente pas comme cette réalité qui nous environne, cette réalité offerte à l’observation et dont l’écrivain n’a qu’à ordonner fidèlement l’inventaire, comme il arrive dans la littérature réaliste, du moins selon la vulgate du réalisme. Il apparaît plutôt comme ce qui ne peut pas être représenté, mais qui est à l’affût derrière la façade imaginaire fascinante et la grille symbolique impeccable que dresse le texte.
28 Cette théorie et cette pratique de la fiction ne sont donc pas si éloignées de la doctrine freudienne des formations de l’inconscient, pour autant qu’on veuille bien admettre que le récit fantastique serait non pas l’équivalent d’un rêve nocturne mais plutôt celui, difficilement pensable, d’un rêve qui aurait intégré son interprétation et même sa théorie, un rêve qui donnerait à la fois le rébus et le message où il se traduit, de sorte que le rapport astucieux et spirituel entre les deux niveaux devienne perceptible. Ainsi cette espèce de formation para-onirique, contrairement à celle du rêve, n’aurait rien d’hermétique, ne nécessiterait pas pour son interprétation l’aide des associations du rêveur, mais elle serait au contraire grosse d’interprétations multiples, et en quelque sorte inépuisables. Ce jeu inépuisable de l’interprétation paraît la conséquence du fait que chaque lecture, suivant les voies fleuries et pleines de promesses offertes par le texte, doit renouveler les tours et les détours propres à éviter un noyau de réel d’espèce traumatique. Le texte met en scène la rencontre du réel. Il a souvent d’ailleurs pour propos de raisonner sur ce que pourrait être cette rencontre, tout en ne la représentant jamais.
29 Si l’on veut bien admettre que cette description des fictions de Borges, dont j’accorde qu’elle demeure très vague, n’est pas tout à fait injustifiée, on pourra en déduire que l’aversion pour la psychanalyse freudienne qu’il affichait n’était pas dépourvue d’ambiguïté et d’arrière-pensées. On n’a évidemment pas besoin de soutenir l’idée extravagante qu’il lisait Freud en cachette et en faisait ses délices ; il est fort probable au contraire que son antipathie très sincère, dont on n’a entrevu qu’une partie des motifs et des prétextes, l’ait empêché de se faire de la doctrine freudienne une idée autre que caricaturale. Mais le propre d’un artiste est de ne pas avoir besoin d’en savoir long pour inventer, ou réinventer ce qui se prête au mieux à ses desseins. Peu importe que l’inspirateur du fantastique de ses fictions soit bien davantage Schopenhauer que Freud, comme l’a montré brillamment un article récent d’Ivan Almeida [29]. Il se trouve que de Schopenhauer il a adopté justement, du moins en ce qui concerne sa pratique d’écrivain, des aspects où ce métaphysicien visionnaire préfigure certains aspects de la pensée freudienne, ainsi l’idée d’une culpabilité indéracinable et antérieure à toute faute qu’on puisse nous imputer, ou celle d’après laquelle tous nos actes sont volontaires, de sorte que l’erreur, l’oubli, la méprise, le hasard heureux ou malheureux qui semblent survenir du monde extérieur tiennent en fin de compte à l’expression cachée de l’aveugle volonté, ou, en termes plus freudiens, à l’obstination aveugle du désir.
30 Retenons que la fabrique des fictions de Borges, dans sa phase la plus féconde, renonce à l’arsenal des procédés du roman moderne, ou plus précisément de la partie psychologique du roman réaliste du xx e siècle. Elle se passe en particulier des techniques de représentation d’états indécis et fluides de la conscience [30] et retrouve en revanche certaines techniques qui se trouvent déjà à l’état pur dans le roman classique, cervantin et post-cervantin, celles d’un réalisme de la satire, de la vignette caricaturale, du petit fait saisi avec une gracieuse méchanceté. La fameuse nouvelle réputée inaugurale « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », en est un exemple saisissant. Le refus du roman est donc fondamentalement une rupture avec la psychologie, et il prend acte de l’impasse qu’il y aurait à représenter la psyché humaine en simulant la saisie directe, si fine et attentive soit-elle, de ce qui se présente à la conscience, et surtout aux consciences tourmentées des grands pécheurs, des grands ambitieux et des grands idéalistes. Ces simulations, remarque Borges, aboutissent à l’informe parce que la conscience, trop habile à se tromper elle-même, parvient en fin de compte à nous faire croire à n’importe quoi, aux suicides par bonheur ou aux séparations par excès d’amour. Ainsi, dans l’essai intitulé « Annotation au 23 août 1944 », Borges se propose de découvrir l’explication d’un fait dont il se dit étonné au plus haut point, « l’énigmatique et notoire enthousiasme de nombreux partisans de Hitler » à l’annonce de la libération de Paris, fait, ajoute-t-il, qui paraîtra peut-être chimérique mais dont des milliers de personnes à Buenos Aires peuvent témoigner. D’emblée, il renonce à interroger les intéressés eux-mêmes, les « germanophiles » argentins, car « toute incertitude est préférable à un dialogue avec ces consanguins du chaos, que l’inlassable répétition de l’intéressante formule je suis argentin affranchit de l’honneur et de la pitié. En outre, Freud n’a-t-il pas établi, et Walt Whitman n’a-t-il pas pressenti, que les hommes jouissent de peu d’informations sur les mobiles profonds de leur conduite ? [31] »
31 Ce recours à l’autorité de la doctrine freudienne, chez lui exceptionnel, confirme que lorsque Borges envisageait l’impasse d’une psychologie fondée sur l’observation de la conscience, sa pensée était trop en harmonie avec la découverte de Freud pour lui rester tout à fait étrangère. Concluons par conséquent que, malgré ses nombreuses et sincères dénégations, Borges, du moins le Borges des fictions, et plus généralement le Borges le plus libre et le plus inventif, a pris parti pour la psychanalyse contre la psychologie, et a épousé la cause freudienne plutôt que celle de Jung ou celle de son père, Jorge Guillermo Borges. Dès lors l’accueil favorable fait par les Argentins à la psychanalyse, loin d’être en rupture avec la voie frayée par Borges, pourrait traduire au contraire la poursuite de cette voie. Celle-ci passe en particulier par la pratique d’un fantastique dont ils semblent détenir le secret, et dont l’inquiétante étrangeté se dispense de toute allusion, même fugitive ou indirecte, aux fantômes, démons et merveilles qui peuplent les traditions de l’au-delà.
Mots-clés éditeurs : le rêve et le « witz », la culture argentine, psychologie, William James, psychanalyse, Freud, Borges et Jung
Notes
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[*]
Mercedes Blanco, professeur d’espagnol à l’Université de Lille III.
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[1]
Par exemple dans la préface à la traduction du « Cimetière marin » de Paul Valéry par Nestor Ibarra (1932), repris dans Prólogos con un prólogo de prólogos (1975), Obras Completas, IV, Barcelona, Emecé, 1996, p. 151-152. Pour la traduction française de ce texte, Œuvres complètes, éd. de J.-P. Bernès, Gallimard, Bibliothéque de la Pléiade, 1993 et 1999, tome II, p. 440-443 (désormais abrégé en oc ). Sur Borges et la traduction, voir Efraín Kristal, Invisible Work. Borges and Translation, Nashville, Vanderbilt University Press, 2002.
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[2]
Cette notion est assez souvent maniée par Borges, en particulier à propos de la métaphore. Voir par exemple « La esfera de Pascal », dans Otras inquisiciones (1952), Obras completas, ed. cit., II, p. 14-16 (en fr. oc , I, p. 676-679). J’approfondis ce point dans mon étude « Borges y la metáfora », Variaciones Borges 9/2000, p. 5-39.
-
[3]
« An autobiographical Essay », in Critical Essays on Jorge Luis Borges, ed. by Jaime Alazkari, Boston, G.K. Hall & Co, 1987. L’essai, rédigé en anglais et cosigné par Thomas Norman de Giovanni, apparut d’abord dans le New Yorker, septembre 1970.
-
[4]
Cette opposition apparaît souvent dans des textes épars et dans les très nombreux entretiens avec des journalistes tenus vers la fin de sa vie. Mais son élaboration la plus raffinée se trouve dans la nouvelle « El otro », El libro de arena, Obras completas, ed. cit., III, p. 11-16 (en fr. oc , 2, p. 481-488).
-
[5]
Voir sur ce point l’ouvrage de Daniel Balderston, ¿Fuera de contexto? Referencialidad histórica y expresión de la realidad en Borges, Rosario, Beatriz Viterbo (Tesis/ensayo), 1996, et l’article d’Annick Louis, « Borges y el nazismo », Variaciones Borges 4/1997, p. 117-136. Annick Louis a développé ses idées sur le même sujet dans un livre inédit intitulé Les fictions du contemporain, présenté pour l’habilitation à diriger les recherches à l’ehess en décembre 2004.
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[6]
Parmi les travaux à ce sujet, le plus complet reste celui d’Edna Eizenberg, The Aleph Weaver : Biblical, Kabbalistic and Judaic Elements in Borges, Potomac, Scripta Humanistica, 1982.
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[7]
Je remercie Ivan Almeida, directeur du Borges Center (Aarhus, Danemark) de m’avoir aidée à repérer les quelques textes de Borges qui font allusion à la psychanalyse.
-
[8]
« También hay gigantes en estos cuentos: ciudadanos universales de los cuentos de hadas y que, según los otros ocurrentes cuentos de hadas del psicoanálisis, se originaron de los recuerdos de la niñez y de la diferencia de tamaño entre las personas grandes y el niño. ».
-
[9]
« Sus cuentos sobrenaturales rehusan con igual decisión la justificación alegórica y la científica. No propenden a Esopo ni a H. G. Wells. Tampoco aspiran al examen solemne de los charlatanes del psicoanálisis. ».
-
[10]
« Michael Innes, “psicólogo”, no incurre en charlatanerías de psicoanálisis ».
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[11]
« Algún perverso lector interrogará : ¿Se trata de un símbolo? Yo, apasionadamente, juzgo que no. Nada en el mundo es incapaz de una interpretación simbólica; ni siquiera los sueños (cf. el almanaque de los mismos y la tesis de Freud), ni aun aquellas rocas imitativas que procuran distraer al espectador con el perfil de Napoleón o de Lincoln. ».
-
[12]
Sur un mode à vrai dire plutôt hâtif et condescendant, comme par exemple dans la phrase suivante : « … mucho después, el suizo Jung, en encantadores y, sin duda, exactos volúmenes, equipara las invenciones literarias a las invenciones oníricas, la literatura a los sueños. » (« Nathaniel Hawthorne », Otras inquisiciones, Obras Completas, ed. cit., II, p. 48 ; en fr. oc , I, p. 709.)
-
[13]
Voir les chapitres intitulés « L’importance des rêves » et « La fonction des rêves » dans l’ouvrage de Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, Paris, Laffont, 1964.
-
[14]
Voir Die Traumdeutung, VI, E. « Die Darstellung durch Symbole im Träume » (Fischer Taschenbuch Verlag, 1980, p. 290 et ss.).
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[15]
« Zeitgemäßes über Krieg und Tod », S. Freud, Gesammelte Werke, X, S. Fischer Verlag, 1942, p. 339.
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[16]
Cela apparaît de manière évidente dans tous les discours de Borges qui relèvent de l’autobiographie. Ils composent un ensemble formellement éclaté et très allusif mais, du point de vue des thèmes abordés et de la manière de les traiter, aussi structuré et cohérent qu’une bonne mythologie. Voir à ce propos Lorena Amaro Castro, « La imposible autobiografía de Jorge Luis Borges », Variaciones Borges 17/2004, p. 229-252. Il existe de nombreuses biographies de Borges, de valeur très inégale. Toutes, bien entendu, dédient un espace important au père de Borges. Sont particulièrement recommandables les biographies d’Emir Rodríguez Monegall et d’Alejandro Vaccaro.
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[17]
La sentence connaît plusieurs modulations et variations, « paternité » peut y être remplacé par « copulation ». Elle apparaît, en deux formes différentes, dans l’une des nouvelles les plus célèbres de Fictions, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » ( oc I, p. 452-453). Une autre variante est attribuée au prophète voilé Hakim de Merv dans Histoire universelle de l’infamie ( oc , I, p. 339).
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[18]
« Le corps et le code dans les contes de Borges », Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 282-332.
-
[19]
L’Autobiographical Essay, précédemment cité, contient ce portrait, presque hagiographique, de Jorge Guillermo Borges : « Mon père était très intelligent et, comme tous les gens intelligents, très bon. Un jour il me dit de bien regarder les soldats, les uniformes, les casernes, les drapeaux, les églises, les prêtres et les boucheries, car tout cela allait bientôt disparaître et je pourrais ainsi raconter à mes enfants que j’avais vraiment vu tout cela. La prophétie ne s’est pas encore réalisée, malheureusement. Mon père était un homme si modeste qu’il aurait aimé être invisible. Bien qu’il fût très fier de son ascendance anglaise, il avait coutume d’en plaisanter et il disait d’un air faussement perplexe : “Après tout, les Anglais, qu’est-ce que c’est ? Un groupe de travailleurs agricoles allemands.” Shelley, Keats et Swinburne étaient ses idoles. Deux genres de lectures l’intéressaient. D’abord les livres de métaphysique et de psychologie (Berkeley, Hume, Royce et William James). En second lieu, la littérature et les livres traitant de l’Orient (Lane, Burton et Payne). C’est lui qui me révéla le sens et la portée de la poésie – le fait que les mots ne sont pas seulement un moyen de communiquer, mais aussi des symboles magiques et de la musique. Quand je récite maintenant des poèmes en anglais, ma mère me dit que j’ai ses mêmes intonations. C’est lui aussi qui – bien que je ne m’en rendisse pas compte – me donna mes premières leçons de philosophie. Quand j’étais encore tout petit, il m’expliqua, en se servant d’un échiquier, les paradoxes de Zénon – Achille et la tortue –, le vol immobile de la flèche et l’impossibilité du mouvement. Plus tard, sans mentionner le nom de Berkeley, il fit de son mieux pour m’enseigner les rudiments de l’idéalisme. » (Essai d’autobiographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 236).
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[20]
Elena Canto, dont Borges semble avoir été très amoureux dans les années 1940, dans son livre Borges a contraluz.
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[21]
Voir Marcos Ricardo Barnatán, Borges : Biografía total. Madrid, Ediciones Temas de Hoy, 1995.
-
[22]
Obras Completas, IV, éd. cit., p. 499. Une traduction française de ce texte est insérée dans l’introduction de Jean-Pierre Bernès à l’édition de la Pléiade. Voir oc I, p. xxv-xxviii.
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[23]
Otras inquisiciones, Obras Completas, éd. cit., II, p. 107-110 (en fr. oc I, p. 771-774).
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[24]
« Otra especie del género son los eufemismos pomposos […] Un ciego (yo lo soy) es un no vidente. Una cuadrilla de parientes y de pistoleros es ahora un séquito. Un plagio es una reminiscencia. A los maestros se los llama docentes ; a los psicoanalistas, psicólogos ; a los porteros, encargados; a los basurales, cinturón ecológico […]. ».
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[25]
« El pragmatismo, gracias a él, alcanzó a principios de nuestro siglo un auge no menor que el del bergsonismo congénere y que el auge presente del psicoanálisis. No sin prodigio, James logró que un sistema en que prevalecen hipótesis tranquilas fuera no menos atrayente que las más fanáticas invenciones de la razón. ».
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[26]
« La novela característica, “psicológica”, propende a ser informe. Los rusos y los discípulos de los rusos han demostrado hasta el hastío que nadie es imposible : suicidas por felicidad, asesinos por benevolencia ; personas que se adoran hasta el punto de separarse para siempre, delatores por fervor o por humildad. Esa libertad plena acaba por equivaler al pleno desorden. Por otra parte, la novela “psicológica” quiere ser también novela “realista” : prefiere que olvidemos su carácter de artificio verbal y hace de toda vana precisión (o de toda lánguida vaguedad) un nuevo rasgo verosímil. Hay páginas, hay capítulos de Marcel Proust que son inaceptables como invenciones : a los que, sin saberlo, nos resignamos como a los insípido y ocioso de cada día. La novela de aventuras, en cambio, no se propone como una transcripción de la realidad : es un objeto artificial que no sufre ninguna palabra injustificada. ».
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[27]
« La postulación de la realidad », texte paru dans la revue Azul, 10 juin 1931 (repris dans Discussion, oc 1, p. 224-228) ; « El arte narrativo y la magia », paru dans Sur, été 1932 (repris dans Discussion, oc 1, p. 229-236).
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[28]
« Nathaniel Hawthorne », (conférence donnée en mars 1949, reprise dans Autres inquisitions, oc 1, p. 709-726) ; « Kafka y sus precursores » (texte paru dans La Nación en août 1952, et repris dans Autres inquisitions, oc 1, p. 751-752).
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[29]
Ivan Almeida, « De Borges a Schopenhauer », Variaciones Borges 17/2004, p. 103-141.
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[30]
On trouve cependant dans certaines nouvelles de Borges (par exemple dans celle intitulée « Les théologiens », recueillie dans L’Aleph) des exemples d’emploi de ces techniques, dont l’effet est peut-être d’autant plus fort qu’il n’y recourt que ponctuellement, et pour ainsi dire en raccourci.
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[31]
« Anotación al 23 de Agosto de 1944 », Otras inquisiciones, Obras completas, éd. cit., II, p. 105 (en fr. oc 1, p. 769).