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Article de revue

Je vous aurai(s) tant aimée Transfert et littérature

Pages 87 à 93

1 Cette déclaration d’amour dont la virtualité plus ou moins absolue peut se décliner au futur antérieur ou au conditionnel du passé pourrait-elle figurer au frontispice d’une fresque où la psychanalyse se voile [à] la littérature ? Si l’inconscient leste aussi gravement le texte littéraire, est-ce seulement parce que l’écriture nous déleste de nos refoulements et de nos fantasmes ? N’est-ce pas aussi parce que la littérature, depuis toujours sans le savoir ni même peut-être le soupçonner, s’adresse en amour de transfert, et quelque intérêt thérapeutique parfois y aidant, à la psychanalyse ? Il faudrait supposer alors à la littérature une fonction d’adresse dont l’intensité déborde le cadre convenu de la captatio benevolentiae et porte à un au-delà sans représentation possible la quête d’interlocuteur. Surprise mélancolique, la littérature, et de façon plus incarnée le texte littéraire, et plus incarnée encore et contingente, le sujet d’écriture, se déprenant – dans l’ignorance de ce qu’ils font – d’une matière toute poissée de souvenirs, de réminiscences et de désirs, se tournent dans l’espoir d’une connivence, d’une entente, d’une écoute, d’une compréhension ou d’une reconnaissance qui les sauveraient du temps et les rachèteraient à la mort vers un au-delà à jamais imploré par l’écrit et que l’on pourrait aussi bien appeler Dieu ou la Psychanalyse. Est-ce bien le terme qui convient ? Aucun terme ne convient à ce vide ou à ce miroir troué, qu’à travers ses mots et entouré de ses fantômes, l’innocent croit contempler. Pour peu que, s’illusionnant, il s’imagine y déceler quelque assentiment ou en recevoir une discrète approbation, détournant la tête de ce lieu béant il persévérera et se livrera doucement à l’appel de l’au-delà en enchaînant les phrases, en acceptant, par souci d’être aimé, le travail de la littérature.

2 Se replongeant dans la lointaine légende de l’enfance et faisant parvenir à la présence ses fantômes, la pensée rêveuse invente une modalité du temps inconnue. « Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur ses jambes flageolantes […] et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers […]. Je m’effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin. » C’est cette place prolongée sans mesure dans le Temps, tellement plus considérable que la place si restreinte qui nous est réservée dans l’espace, que l’œil sans regard de l’au-delà ou de la psychanalyse nous donne la force d’assumer et de célébrer dans l’œuvre. Il ne vous a pas échappé que j’ai dit « l’œil sans regard de la psychanalyse » et non pas « du psychanalyste » afin de ne pas mettre le psychanalyste à la place de Dieu. Tentation dont je m’exempte seulement en parole, tant il est difficile de ne pas mettre un visage sur Dieu. Pour cela aussi je préfère parler d’au-delà sachant bien que d’autres mots ou d’autres noms plus vivants mais moins beaux pourraient être prononcés. L’innocent a bien droit à l’œil vide de l’au-delà (et non du psychanalyste) car seul cet œil distant, désincarné, l’allégera de son narcissisme sans lui infliger une infirmité rédhibitoire.

3 Réversible en œuvre, la perte du narcissisme est semblable à la perte du manuscrit trouvé à Saragosse (Potocki) ou dans la poche (Cortázar) ou dans une malle (Pessoa, Muñoz Molina) ou au Marché juif (l’Alcaná) de Tolède (Cervantès) où – comme on sait – le parâtre de Don Quichotte, anxieux de connaître la suite des aventures de son héros, la découvre par hasard dans de vieux papiers écrits en caractères arabes qu’un gamin était venu vendre à un marchand de soieries pour servir à envelopper sa marchandise. Cette fiction, certainement la plus étonnante de toutes, met entre les mains d’un auteur juif qui n’est qu’un auteur de seconde main l’histoire, rédigée en caractères arabes par l’historien arabe Cide Hamete Benengeli, d’un citoyen manchego « de pura cepa » (d’un franc cru), vieux chrétien épris des récits anciens de chevalerie qui lui firent perdre la tête et le jetèrent sur les chemins de la Mancha à l’imitation de la chevalerie chrétienne de la Table Ronde et de la Chanson de Roland. Et la seule objection, selon Cervantès, que l’on puisse apporter à la véracité de cette histoire insensée de Don Quichotte, c’est que son « véritable » auteur ait été un arabe et qu’il ait donc été enclin au mensonge. Encore que, dans ce cas, on doit le soupçonner d’avoir péché plutôt par la parcimonie que par l’excès, étant donné le peu d’amitié que cette nation a pour les chrétiens. On supposera donc (c’est toujours Cervantès, le second auteur ou auteur par procuration qui parle) que la vérité de Don Quichotte et de ses prouesses chevaleresques n’est pas déformée par l’éloge, l’exubérance et l’enthousiasme égotiste mais bien plutôt rétrécie et diminuée par un esprit mal disposé à l’endroit du Manchego et tout enclin à donner à son sujet le moins d’héroïsme et de grandeur possible. L’ironie ici est bien faite pour masquer un fait grandiose qui n’est pas sans rapports avec la bien nommée Espagne des trois religions, mais qui dépasse le cadre national et régional auquel le texte nous contraint. Ce fait est d’ordre métaphysique. Il s’agit en effet de savoir (mais ce savoir est inaccessible) quelle loi divine l’écriture doit honorer pour devenir de la littérature. Le héros de l’histoire est un reste croulant à la fois pitoyable et magnifique d’une catholicité défaite par le mahométisme, mais qui se rêve encore aux temps évangéliques des conversions, des prêches, des martyrs et des chevaliers de la foi. Son double, l’auteur Cervantès, n’est pas son père de sang, seulement son parâtre qui l’adopte pour sien et qui se grise de ses aventures avec la distance ironique de sa judaïté implicite. Mais lui-même n’est rien d’autre qu’une figure de lecteur avec laquelle délicieusement nous nous confondons. L’auteur parâtre nous donne à lire ce que lui-même d’abord a lu : pendant les huit premiers chapitres, l’histoire des aventures de ce fou de lectures qu’était Don Quichotte. Reste à savoir qui a écrit la narration contenue dans les huit premiers chapitres, puisque Cervantès feint de n’en être point l’auteur.

4 Il faut admettre ici comme vraisemblable la fiction d’un auteur pluriel ou d’une pluralité d’auteurs dont l’anonyme auteur des premiers chapitres s’est tour à tour inspiré pour écrire sa narration. Lorsque nous commençons à lire le livre, nous n’y prêtons pas outre mesure attention, peu nous chaut l’identité controversée de l’auteur, son métissage avec le lecteur, puisque ce qui nous meut c’est Don Quichotte. Force nous est de nous intéresser malgré tout à ce problème, lorsque fort malencontreusement, au milieu d’une aventure croustillante, le papier écrit faisant défaut, l’auteur Cervantès s’adressant enfin à nous directement et par sa voix propre, nous apprend que sa lecture, et par effet simultané la nôtre, ici s’arrêtent. Pendant quelques paragraphes, l’auteur Cervantès enfin s’exprime et nous raconte sa propre aventure à la recherche d’une suite des aventures de son héros. Lorsque enfin le morisque « aljamiado » qu’il débusque a fini (cela lui prend un peu plus d’un mois et demi) sa traduction du manuscrit arabe au castillan, l’auteur Cervantès reprend sa lecture et à sa suite nous reprenons la nôtre. L’auteur Cervantès ne se sera donc exprimé que l’espace de quelques lignes, laissant toute la place au récit, d’abord à celui d’un auteur anonyme qui puise ses sources dans des récits oraux et dans les archives de la Mancha, ensuite à celui, beaucoup plus long, de l’historien arabe que traduit conformément à sa promesse bien et fidèlement le morisque trouvé par Cervantès sur le marché juif de Tolède et payé par lui en raisins secs et en blé. La grande humilité avec laquelle s’efface l’Auteur Cervantès sous les figures enchâssées du traducteur morisque (qui a bien pu introduire quelque événement de son invention et quelque ornement stylistique de son cru), puis de l’historien arabe et, en amont, d’annales de la Mancha et de récits de tradition orale, est bien venue pour nous persuader de la perte du narcissisme, dont je me plais à penser qu’elle accompagne en littérature le travail d’écriture, quand celui-ci se fait sous l’œil sans regard de l’au-delà. L’érudit local compilateur d’archives et de récits oraux, le héros vieux chrétien aliéné par son désir de chevalerie, l’historien arabe, le traducteur morisque et bien sûr la figure conjonctive de l’auteur-lecteur-Cervantès, que sa judaïté rend ironiquement distant tant de Mahomet que du Christ, laissent concevoir l’opération secrète, dans le livre, d’une absence subjective. Cette absence subjective suscite des métaphores et des sentiments très divers dont on ne parviendra jamais à répertorier toutes les gammes.

5 À la fin du Temps retrouvé c’est ce sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout le temps vécu, pensé et sécrété par moi et qui était moi-même me propulsait moi au sommet vertigineux de son incommensurable stature, indissociable de cette dimension énorme que je ne savais pas avoir, attachée à moi qui me trouvais pourtant à des lieues de hauteur au-dessus d’elle. Cette façon douloureuse d’être à la fois attaché à moi et à mille lieues au-dessus de moi, de me sentir, sans pouvoir y contrevenir, en même temps au-dehors et au-dedans de ce qui constitue ma matière vivante, m’amène à éprouver un trouble mortel. L’idée de la mort alors assombrit l’écriture, mais l’écriture aide aussi à ne pas craindre la mort. « Après la mort, nous dit le narrateur, le temps se retire du corps. » Mais ce temps vécu par moi et qu’il m’en coûte tant de maintenir attaché à moi lorsque, juché à son sommet vertigineux et regardant au-dessous de moi, j’éprouve combien ma marche est rendue difficile et périlleuse, je ne cesse, dans le livre que je lui consacre et qui l’incarne, de m’en séparer déjà, comme à l’heure de ma mort, et mon œuvre accomplie, aussi je ferai. C’est alors que l’idée du sacrifice apparaît : il faut sacrifier, pour faire œuvre, son amour du moment, il ne faut pas penser à son goût mais à une « vérité » qui ne vous demande pas vos préférences et qui vous interdit d’y songer. Sur cette « vérité » le texte de Proust demeure énigmatique ; nous apprenons que seulement si on la suit on a quelque chance de rencontrer, écrits autrement et comme miraculeusement de sa propre main, les livres qu’on a le plus chéris et adorés, les Mille et une nuits ou les Mémoires de Saint-Simon. Sacrifier à la vérité est une métaphore pudique, sans religiosité excessive et qui convient assez bien, ici, pour évoquer cet œil sans regard, distant, ce miroir troué que l’innocent, entouré de ses fantômes et persuadé qu’il devra s’en séparer, sollicite. Le narrateur vivra, jusqu’au terme que la narration lui imposera, dans l’anxiété de ne pas savoir si ce maître de sa destinée voudrait bien, le matin, quand forcé par la fatigue il interromprait son récit de la nuit, lui accorder un prochain soir. Le Sultan Schéhriar des Mille et une nuits est requis au terme du Temps retrouvé pour évoquer l’au-delà auquel la littérature aspire. Le narrateur Schéhérazade offre son récit au Sultan (l’au-delà) et c’est dans la figure morale de cette offrande que s’inscrit la littérature, puisqu’au matin on s’apercevra qu’on a écrit les « Contes arabes » et les « Mémoires de Saint-Simon » d’un autre temps.

6 D’où vient cette puissance d’arrachement qui fait que le sujet est à la fois si proche et si éloigné de lui-même ? Si impliqué dans un énigmatique projet : être Amadis de Gaule, être Roland, être Schéhérazade, être Saint-Simon et, à la fois, si étranger à toute revendication identitaire, dilué dans la figure et le nom de l’historien arabe ou éparpillé dans la masse de souvenirs et d’impressions d’un passé indéfiniment grandissant comme une montagne qui me hisse (tremblant, ahuri, défait) à son sommet, à la fois moi et séparé de moi-même ?

7 Il est vrai que l’historien arabe porte le nom de Cervantès (« Benengeli » comme Clemencín dans son commentaire au chef-d’œuvre nous l’explique signifie « fils du cerf », cervier (« cerval », « cervanteño », cervantin). La dilution du moi dans l’autre n’est donc pas absolue, le moi est repérable ou crypté mais il y a bien métamorphose cependant, le moi judaïque se fondant par dérision ou par amour dans la figure apocryphe de l’historien arabe, seule façon (semble-t-il) d’accéder au monde chevaleresque et façon paradoxale s’il en est, puisqu’un chevalier chrétien avait pour mission (comme le Cid) de combattre les infidèles. La dilution du moi cervantin dans l’historien n’empêche pas qu’il soit dans son texte perceptible. Ce déni d’autorité cervantine, bien que contredit par le montage d’un auteur arabe sémantiquement cervantin, introduit dans tout le Quichotte un bâillement entre l’un et l’autre. Ce bâillement est l’espace du murmure poétique au lecteur adressé. La confusion entretenue entre premier auteur et second auteur, l’énigme du premier auteur (celui qui écrivit les huit premiers chapitres), le feuilletage du second (celui qui au marché juif de Tolède tombe sur les vieux manuscrits, l’auteur arabe de ces vieux manuscrits, le traducteur morisque) produisent un effet de miroitement auctorial qui est tissulairement lié à la fonction d’adresse et dont la fonction d’adresse (au début du prologue du Quichotte) accentue encore l’instabilité. Il semble ne faire aucun doute, quand on ouvre le livre des aventures de l’ingénieux hidalgo, que son héros est le fruit du cerveau dérangé et desséché de l’auteur Cervantès, qui pour cette raison et compte tenu des conditions de sa création (le livre fut écrit en prison), plus que la qualité de père de son hidalgo, revendique celle de parâtre. Les incertitudes subjectives où nous place ce livre prodigieux, même si elles paraissent aménagées pour accroître encore notre plaisir de lecture, sont du plus grand intérêt au moment de nous questionner sur le transfert littéraire.

8 Au-delà du lecteur réel auquel l’auteur sans fards s’adresse (le « desocupado lector », le lecteur oisif) on supposera en effet un lecteur tout-puissant dont le jugement est ménagé et dont l’agrément est recherché. Que ce lecteur soit la postérité et pas seulement les contemporains ne fait aucun doute. Mais qu’est-ce que la postérité ? Ne peut-on y voir quelque chose comme le jugement de Dieu ou sa grâce ? Celle-ci ne saurait être refusée au chevalier chrétien qui se révèle dans le marché juif, après avoir séduit une plume arabe qu’on peut supposer convertie. Si nous postulons Dieu, ce n’est pas une commodité absolue. Comment nommer au début du xvii e siècle cet au-delà de l’écriture quotidienne, cet œil vide ou ce miroir troué auquel le moi s’adresse par-delà la foule de ses occasionnels lecteurs réels, d’une manière présomptueuse peut-être mais parcourue de tremblements qui effritent son existence. Car l’écriture littéraire désunifie le moi qui s’offre fissuré, innommable et confus à un au-delà de l’écriture dont aucune métaphore rassurante ne rendra jamais raison. Cet au-delà qui nous fait trembler et qui nous effrite c’est ce à quoi jamais nous ne pourrons nous habituer, ce que nous ne pouvons penser ni connaître : le silence infini de l’espace qui nous entoure, Dieu, la Mort. La psychanalyse, à qui on suppose un savoir absolu sur les âmes, a pu occuper cette place. Elle qui est censée comme Dieu sonder les rêves et les cœurs. Pendant tout le xx e siècle, la psychanalyse, en particulier depuis les années 1920, s’est imposée comme un lieu métaphysique dans une société de plus en plus laïcisée. Même si le xxi e siècle voit le retour en force des religions, la psychanalyse continue pour beaucoup à tenir lieu de spiritualité. Une spiritualité exigeante avec ses rites, ses protocoles, ses codes et ses impasses.

9 Une chose est sûre, quel que puisse être l’avenir de la psychanalyse (et je n’ai nulle compétence pour en augurer) elle aura en tout cas imposé un concept majeur : le transfert, concept suffisamment opaque (ou résistant) et enchanteur pour éclipser de son mystère le transport amoureux ou pour remplacer l’extase mystique. Clef de voûte de l’expérience analytique, sa fonction est thérapeutique. Sa puissance affective, dont la décharge ne peut être que symbolique, s’apparente bien à l’extase mystique mais sans la fusion sublime de l’âme et de Dieu, chantée par les poètes (Thérèse d’Avila, Jean de la Croix). La psychanalyse, censée guérir l’analysant de ses symptômes ou de ses phobies, de ses maladies névrotiques, ne le guérira qu’au terme d’une ascèse transférentielle que de toute façon elle lui impose. Le silence infini de l’espace qui nous entoure, la mort, puissance d’arrachement suprême, grande nuit à laquelle nous nous savons voués, espace vide au terme d’un cheminement plus ou moins long, sont seuls comparables au transfert ; l’exigence d’écriture, la position que l’écriture assigne à son sujet, le caractère sacré qui s’attache au moi sacrifié (diffracté, effrité), les incessants mouvements que décrit le sujet autour de l’objet de son désir sont en littérature la réponse transférentielle qui est faite à ce pur dehors dont la psychanalyse nous offrit au xx e siècle une variante à visée scientifique et à but thérapeutique.

10 « La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers, forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il sent. […] Incertain dans mes inquiets désirs, j’espérai peu, j’obtins moins, et je sentis dans des lueurs mêmes de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher, je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide, sans en savoir démêler l’objet. » Dans la contemplation, la solitude et l’écriture, le promeneur solitaire, que vous avez reconnu au rythme envoûtant de sa phrase, quitte le monde et ses pompes, déracine de son cœur les désirs qui en renforçaient l’attrait, et entreprend de soumettre son « intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de [sa] vie tel qu’[il voulait] le trouver à [sa] mort ». L’ouvrage entrepris par Rousseau, qu’il ne peut exécuter que dans une retraite absolue, exige non pas l’accroissement des connaissances utiles à la conscience et à la raison mais celui des vertus nécessaires à son état. La rédaction de l’ouvrage testamentaire (Les rêveries) consiste donc à enrichir et à orner l’âme du rêveur d’un acquis qu’elle puisse emporter avec elle à l’heure de sa délivrance des contraintes et des souffrances du corps. L’amélioration de soi, de son état mental, sortir de sa langueur, de l’appesantissement de son esprit, échapper à l’agression, à la cruauté morale, à l’animosité des persécuteurs sont les bienfaits que l’on attend d’une vie désormais consacrée à écrire : dans un dépouillement de tout intérêt égotiste, afin de redresser ses erreurs et d’apprendre à sortir de la vie plus vertueux qu’on n’y est entré, plus sage, plus vrai, plus modeste, plus juste et moins présomptueux.

11 Écrire pour devenir meilleur, loin des soucis mercantiles, gagner à grands pas la campagne ou le livre où l’on se confie et s’édifie, suppose un retour sur soi et un examen de soi dont tout homme n’est pas capable. Ce retour sur soi occasionne des désagréments, on rencontre des mauvais souvenirs, des fautes, des faiblesses et on revoit des bonheurs perdus que la distance rend doux et cruels à la fois. Pour entreprendre cet examen sévère et sincère, converser avec son âme, réfléchir sur ses dispositions intérieures dans ces méditations dont l’écriture nous offre et l’occasion et l’espace, il ne faut pas seulement avoir du loisir, il faut avoir un solide idéal, croire en un au-delà, croire par exemple que l’âme, une fois le corps devenu dépouille, sera mieux préparée à franchir le seuil. La psychanalyse tient lieu de cette foi ; l’inconscient est l’au-delà que nous croyons atteindre et qui donne à nos vies la certitude qu’elles ne sont pas qu’une suite d’épreuves avec des intervalles d’inquiétude, de doute et de bonheurs ; le transfert est l’énergie de déplacement nécessaire au voyage. La littérature, si on la considère comme les milliers de feuilles où les hommes et les femmes depuis si longtemps laissent aller leurs rêveries, suppose une pareille énergie. L’espoir, qui l’éveille et qui la déplace, a peu à voir avec un public vivant, la vie interne et morale des œuvres littéraires est accrue par la mort des intérêts temporels, elle est accrue par la pensée du temps et de la mort ; l’acte d’écriture qui les traverse désapproprie le sujet qui, à l’instant de signer ses œuvres, plus que jamais devient semblable à l’anonyme lecteur, son frère. Cette force d’arrachement que suppose l’écriture se présente sous un nom d’auteur qui n’a déjà plus lieu d’être au moment où l’œuvre s’achève. Le sujet qui a fructifié entre les pages, qui les a couvertes de ses sentiments, de ses souvenirs, de ses rêves et de ses romans, s’est en quelque sorte oublié lui-même, attiré loin de lui par le fait même de s’écrire, de se réfléchir, acte de s’offrir qui implique un au-dehors, un hors-soi où l’identité (que le nom de l’auteur semblerait confirmer) bascule.

12 Écrire de la littérature est une entreprise aussi dangereuse que difficile. C’est un langage fou dont les secrets sont des énigmes ou des scandales destinés à un déchiffrement indéfini qui fait l’économie du temps et de la mort. Or c’est bien l’illusion d’un déchiffrement indéfini que nous offre la psychanalyse pour prix de notre abandon à son savoir et à ses soins. Heureux de pouvoir soutenir l’épreuve de la réflexion sans pourtant s’y complaire, l’analysant ne demande pour lui-même à son transfert ni repos ni rétribution d’aucune sorte, seulement d’être, par la continuelle agitation de son cœur et de son imagination, le sujet d’un déchiffrement qui n’aurait pas de fin. L’écoute flottante, le silence, le refus de l’interprétation ou la discrétion interprétative du côté de la psychanalyse satisfont en principe cette demande chez le sujet dont la « folie » réclame pourtant l’instruction et l’éclairement. Mais on pourra toujours supposer que la folie concerne un sujet antérieur à celui du transfert, que ce dernier a le droit de l’oublier et que cette illusion du déchiffrement indéfini qui le soutient concerne seulement la parole transférentielle, intacte, non suspecte de folie (et c’est bien là sa folie), préférant à tout prendre se croire morale (pure ou impure) et obscure, susceptible d’un déchiffrement que seule la mort pourrait interrompre, encore que cela paraisse impossible, puisque la parole transférentielle – comme les récits de Schéhérazade – croit pouvoir éviter l’échéance mortelle. Or, au regard de cette illusion du déchiffrement indéfini qui caractérise aussi bien la demande psychanalytique que l’entreprise littéraire, la mort n’est pas la fin de la vie, mais l’impossibilité où l’on se trouverait d’entretenir chez soi l’illusion et chez l’autre le désir du déchiffrement indéfini.

13 Au-delà de toutes ses incarnations possibles, l’autre de la psychanalyse et de l’écriture, c’est le temps ou c’est Dieu, c’est « Vuestra Merced », c’est-à-dire « Monsieur », cette entité que l’anonyme auteur de La Vie de Lazare de Tormes, le premier des romans picaresques (1554 est la date des éditions les plus anciennes de cette œuvre fondatrice surprenante), met au-dessus de Fortune, pour qui il écrit et à qui il envoie le récit de sa vie, destinataire suprême à l’origine du transfert littéraire (« … puisqu’il vous plaît de me mander par écrit que j’écrive et raconte mon affaire tout au long… »), dont le rôle total (de solliciteur, de producteur, d’entrepreneur, de requérant, d’interrogateur et de précepteur), supérieur à tout autre puisqu’il les englobe tous dans la chaîne de production du discours, est une condition sine qua non de la littérature. Cette « pauvre offrande [de sa personne, écrite] de la main [du] serviteur » anonyme ne voit le jour que parce qu’il y eut requête à laquelle il lui fut impossible de se soustraire, et si quelques-uns, en ayant pris connaissance, y trouvent goût ou y prennent plaisir, c’est bien à monsieur, dont la demande interdit toute dérobade, qu’en reviendra, en définitive, la responsabilité et le mérite. Le prologue à La Vie de Lazare, que je viens d’évoquer, représente la condition idéale dans laquelle on rêverait de « faire » une psychanalyse ou un ouvrage littéraire. Car une demande nous arrive dans des termes qui ne permettent pas de douter de l’intérêt urgent qu’ont éveillé chez l’autre notre folie, notre vie et nos rêves. L’anonymat du sujet au moment de signer son livre indique bien qu’il ne peut plus mourir, qu’il a en quelque sorte réduit le temps au silence, qu’il lui a imposé le déchiffrement indéfini du texte où il s’abîme et s’immortalise. L’arrachement à soi du sujet est consommé ; ce sujet, sujet du transfert, est tout entier aspiré dans le va-et-vient narratif entre les deux instances anonymes de la lettre ou de la confession autobiographique. Il a sa contrepartie, certes, pesante, le personnage de Lazare de Tormes lesté par les fantasmes qui nous le rendent si humain et si proche. C’est ainsi qu’au septième traité le héros se marie et se range définitivement avec la chambrière de l’archiprêtre de Saint-Sauveur qui le prend à son service. S’il fait mine de ne point voir que la chambrière est aussi la maîtresse de l’archiprêtre, c’est sans doute que cette configuration convient à son secret désir. Ce sujet (de l’inconscient) grève d’un poids très lourd le texte pourtant parcouru par le frisson de l’autre sujet, celui du transfert. Ce frisson accompagne de son contrepoint métaphysique les forfaitures du héros. En criant pour finir le vin de l’archiprêtre, Lazare, que nous voyons depuis sa sortie avec l’aveugle au premier traité, courir les routes à la recherche de son pain, réalise discrètement un parcours évangélique qui trace sa voie au sujet du transfert épistolaire et qui matérialise, comme un imperceptible sillage, son élan et sa transe.

14 S’élevant au-dessus du dépôt fantasmatique d’un Lazare de Tormes, matière de la lettre, l’autre sujet est aspiré par l’œil sans regard de monsieur, « Vuestra Merced », Dieu ou la Psychanalyse.


Mots-clés éditeurs : hors-soi, transfert, psychanalyse, littérature, Dieu

https://doi.org/10.3917/sc.006.0087

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