Notes
-
[1]
Il s’agit d’un résultat mathématique obtenu par J. Radon en 1916 et que je n’expose pas ici. Voir par exemple [Israel-Jost 2015].
1 Le domaine des sciences biomédicales consiste en l’exploration des organismes, de leurs physiologies et pathologies, ainsi que des réactions à certaines conditions extérieures ou à l’administration de traitements. On s’y intéresse particulièrement à l’homme et à la connaissance accrue que peuvent apporter les méthodes de la biologie en médecine. L’organisme humain y est étudié en comparaison avec celui d’animaux-modèles, ou en groupes soumis à des conditions différentes, par exemple avec traitement ou placebo. Il s’agit donc d’un domaine qui repose sur l’expérimentation, et sur les moyens techniques d’évaluer les effets des conditions expérimentales mises en œuvre. C’est ce deuxième aspect qui fera principalement l’objet des analyses proposées dans cet article : le fait que pour valider les effets d’une expérimentation, il faille disposer d’instruments permettant de mettre en évidence ces effets.
2 Parmi l’ensemble des techniques qui sont à la disposition des chercheurs en sciences biomédicales, qui couvrent l’observation à l’œil nu, la biopsie, les analyses sanguines et bien d’autres, je me concentrerai ici sur les moyens permettant l’exploration ciblée des organismes par l’imagerie fonctionnelle. Il s’agit d’un ensemble de techniques par lesquelles les praticiens peuvent obtenir des images qui les renseignent non pas tellement sur la morphologie des organes (leur résolution spatiale est assez faible), mais sur la manière dont ils accomplissent certaines fonctions. De tels examens peuvent s’inscrire dans une démarche expérimentale au long cours pour évaluer, par exemple, l’efficacité d’un traitement médicamenteux sur un échantillon significatif de patients. Ils sont également largement utilisés pour le diagnostic, dans une démarche individuelle d’observation qui apporte une connaissance singulière. La manière dont ces techniques s’inscrivent dans la démarche expérimentale sera analysée à partir de la discussion que Bernard entreprend dans la première partie de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [Bernard 1865] sur la distinction entre « expérience » et « observation ». Cependant, en me concentrant sur les moyens d’accès à la connaissance expérimentale, je ferai un pas de côté par rapport à Bernard, mon objet d’investigation n’étant plus tant le vivant que le dispositif d’exploration du vivant. Mon but est de montrer comment l’acte de voir ou d’observer, c’est-à-dire d’enregistrer un phénomène isolé, s’entrecroise toujours avec l’expérimentation dans le contexte biomédical.
3 Dans la première section de cet article, je présenterai l’imagerie fonctionnelle en prenant l’exemple de la scintigraphie en médecine nucléaire. Dans la deuxième section, je convoquerai les sens restreints établis par Bernard des notions d’expérience et d’observation pour les appliquer à trois types d’exploration : l’examen de routine à visée diagnostique, l’examen à visée expérimentale et la mise en place d’une nouvelle méthode d’investigation ou d’un nouveau protocole pouvant à terme être utilisé pour l’expérimentation ou le diagnostic. Dans la troisième section, je montrerai que le sens général, englobant, du raisonnement expérimental que Bernard établit permet de comprendre en quoi l’observation, en ce qu’elle a de plus singulier et relatif à un phénomène particulier, est néanmoins toujours liée à l’expérience du praticien et, partant à une forme d’expérimentation. J’entends revenir d’une part sur les connaissances qui ont été acquises au sujet de l’organisme par la voie expérimentale, et qui sont nécessaires à l’instruction de l’observation, mais aussi à l’expérimentation qui a permis le développement d’une technique d’investigation. Ce faisant, je tisserai un lien entre le cadre de Bernard, et celui de la philosophie de la connaissance et de la philosophie des sciences du xxe siècle, au sein duquel s’est joué le débat sur l’autonomie de la connaissance observationnelle, le fondationnalisme et la charge théorique de l’observation. Dans la quatrième section, je montrerai que des difficultés d’ordre méthodologique, éthique et politique imposent un travail en sciences humaines venant compléter celui relevant des sciences de la nature.
1 Présentation du champ : l’imagerie fonctionnelle en médecine nucléaire
4 L’exploration du vivant, comme par ailleurs celle des autres domaines de phénomènes, a été profondément modifiée par les développements des instruments, notamment d’imagerie. L’imagerie médicale se décline désormais en de nombreuses techniques parmi lesquelles la radiographie, le scanner, l’échographie, l’IRM ou encore la médecine nucléaire (Tomographie par Émission de Position, TEP, ou Tomographie par Émission Mono-Photonique, TEMP). C’est cette dernière technique, appelée aussi scintigraphique, que je vais présenter maintenant et qui servira de support aux analyses qui suivront.
5 Le propre de la médecine nucléaire est d’utiliser des traceurs radio-pharmaceutiques, c’est-à-dire des produits alliant une molécule-vecteur, ayant un certain parcours dans l’organisme, et un isotope radioactif. Ces deux aspects sont cruciaux pour la TEMP : d’une part, l’affinité que présente la molécule-vecteur avec une certaine fonction détermine la distribution du traceur radio-pharmaceutique dans l’organisme. D’autre part, l’isotope radioactif qui lui est attaché est une source de rayonnement qui rend possible la détection du produit. Sans le premier aspect, le ciblage fonctionnel serait impossible, et sans le second, on ne pourrait accéder à la distribution du traceur radio-pharmaceutique dans l’organisme. En scintigraphie, le radio-isotope émet un rayonnement gamma et c’est ce rayonnement qui est détecté pour former une image. L’instrument utilisé est la gamma-caméra, un détecteur plan du rayonnement gamma émis depuis l’intérieur de l’organisme.
6 La TEMP se rapproche de la radiographie dont elle est évidemment dérivée. Les deux techniques ont en commun de produire des images qui reposent sur la détection d’un rayonnement ionisant ayant interagi avec l’organisme. Mais tandis que pour la radiographie, les rayons X sont émis depuis une source extérieure au patient, traversent celui-ci, et enfin sont détectés, la source de rayonnement est ici à l’intérieur du patient. Ce n’est pas son atténuation par les structures plus ou moins opaques de l’organisme qui est mesurée mais sa présence, la manière dont elle est distribuée, que l’on sait indicative d’une certaine fonction. Par exemple, un traceur myocardique (thallium ou technécium) est administré par voie veineuse. Emmené par le flux sanguin, le traceur se distribue graduellement dans l’organisme et met particulièrement en évidence la paroi du myocarde et son irrigation sanguine. Cette paroi n’est pas toujours irriguée normalement car la maladie coronaire peut obstruer partiellement (ischémie) ou complètement (infarctus) une artère. L’obstruction partielle ou totale sera révélée par l’examen puisqu’elle empêche l’acheminement normal du traceur dans certains territoires du myocarde. En outre, un second examen durant lequel le patient est soumis à un effort physique peut révéler une faiblesse de la perfusion myocardique là où l’examen au repos semblait normal (Figure 1).
Figure 1 : Scintigraphie cardiaque montrant différentes coupes du myocarde chez un patient. La ligne du dessous correspond à l’examen au repos et indique une perfusion normale (couleur homogène). Sur la ligne du haut, lorsque le patient est mis à l’effort, cela révèle un défaut de perfusion vers la pointe du myocarde (région antéro-apicale) : la distribution du traceur parvenant dans cette région paraît amincie sur l’image.
Figure 1 : Scintigraphie cardiaque montrant différentes coupes du myocarde chez un patient. La ligne du dessous correspond à l’examen au repos et indique une perfusion normale (couleur homogène). Sur la ligne du haut, lorsque le patient est mis à l’effort, cela révèle un défaut de perfusion vers la pointe du myocarde (région antéro-apicale) : la distribution du traceur parvenant dans cette région paraît amincie sur l’image.
8 Comme toutes les techniques d’imagerie médicale qui permettent de voir à l’intérieur du corps, la superposition des structures sur une seule image peut nuire à son interprétation, notamment lorsqu’il s’agit de détecter des phénomènes assez fins. Ici intervient alors un autre type de développement qui justifie le nom de la technique tomographique (qui signifie que l’on peut voir tranche par tranche). Au lieu de limiter l’examen à une seule image, prise sous un seul angle, la gamma-caméra est montée sur un support rotatif qui permet de prendre de nombreuses images autour du patient. En multipliant ces points de vue, on obtient suffisamment d’information [1] pour pouvoir reconstruire en trois dimensions la distribution du traceur et visualiser tranche par tranche des images qui nous font pénétrer à différents niveaux de profondeur dans l’organisme. Les calculs sont assez lourds pour cela mais la mise en œuvre de cette idée, qui correspond au passage de la radiologie classique au scanner dans les années 1970 et qui s’est naturellement perfectionnée depuis, a profondément changé le champ médical puisque l’opacité du corps n’est désormais plus un obstacle. Dans la suite de ce texte, je m’appuie sur les deux moments de discussion proposés par Bernard au sujet de l’observation et de l’expérience pour évaluer le statut des images produites avec la TEMP.
2 Expérience et observation au sens restreint chez Bernard
9 Les images biomédicales produites à l’aide d’un dispositif d’imagerie complexe tel que la TEMP sont devenues omniprésentes autant dans la pratique clinique que dans l’expérimentation humaine et animale. Cependant, leur statut épistémique mérite discussion. D’un côté, leur utilisation massive suggère qu’elles participent d’une routine d’observation relativement peu problématique, qui permet d’identifier des phénomènes bien répertoriés. D’un autre côté, la complexité même de ces dispositifs d’imagerie, la chaîne de production d’images dans laquelle ils s’inscrivent, la manière dont ils montrent les phénomènes, placent plutôt les images médicales du côté de l’expérimentation. Que pouvons-nous alors conclure à partir de cette tension ? Y a-t-il des cas où les images TEMP relèvent de l’observation et d’autres où elles relèvent de l’expérimentation ? Ou bien les contextes d’utilisation divers ne font-ils que masquer le fait que la TEMP s’inscrirait toujours dans l’observation ou dans l’expérimentation ? Ou encore devrait-on plutôt parler d’un statut intermédiaire ?
10 Plusieurs corpus pourraient être convoqués ici pour traiter ces questions, mais l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [Bernard 1865] semble particulièrement pertinente pour les aborder. C’est en premier lieu la discussion que Bernard entreprend sur la distinction entre observation et expérience qui est intéressante pour étudier les images scientifiques puisqu’il dégage les sens classiquement admis de ces deux notions. Ce sont là les sens que nous pouvons qualifier de « restreints » qui émergent et qui seront utilisés dans cette section pour mieux cerner différents cas d’utilisation de la TEMP. Cette discussion s’enrichit ensuite d’un sens beaucoup plus englobant qui sera abordé dans la section suivante, et qui constitue l’une des articulations fondamentales chez Bernard pour démontrer le caractère expérimental de la médecine. Reprendre Bernard nous permet donc de soulever la question du statut des images scientifiques actuelles et de l’appréhender dans une perspective large, celle de la médecine en général. Enfin, Bernard anticipe d’importants débats qui animeront toute l’histoire et la philosophie des sciences au xxe siècle, sur l’évolution du concept d’observation, entre pure réceptivité au monde et construction informée du monde.
11 Dans cette section, je vais établir une distinction entre trois cas principaux de l’utilisation d’un dispositif d’imagerie complexe tel que la TEMP. Ces cas vont être construits selon le contexte, expérimental ou de routine, appliqué respectivement à l’organisme et à l’instrumentation. Ainsi, nous pouvons avoir un dispositif d’imagerie très bien au point (on peut parler d’un contexte de routine pour l’instrument) mais que l’on peut utiliser, soit dans un contexte expérimental (par exemple, déterminer l’effet d’un traitement sur une population souffrant d’une même pathologie), soit dans un contexte de diagnostic qui relève de la routine. Le troisième cas est celui où le dispositif fait lui-même l’objet d’une investigation et de développements expérimentaux, indépendamment des utilisations futures qui en seront faites (expérimentales ou de routine).
12 Commençons par le premier cas, celui où le dispositif instrumenté est au point et peut être utilisé de manière fiable, régulière et bien comprise. Intéressons-nous alors aux approches expérimentales que l’on peut mener sur le vivant avec un tel dispositif. Comme je l’ai présenté dans la section précédente, l’examen scintigraphique révèle des informations fonctionnelles sur les organes. Reprenons alors l’exemple de l’examen cardio-scintigraphique grâce auquel on obtient une image de perfusion myocardique, et supposons que des chercheurs s’attèlent à étudier l’efficacité d’un traitement médicamenteux de l’ischémie. Le phénomène étudié ici est donc l’ischémie, l’obstruction partielle d’une artère, et l’on va tenter de modifier systématiquement ce phénomène par un traitement. La variable sera par exemple la quantité de principe actif administrée quotidiennement et l’imagerie pourra révéler l’état de l’artère après trois mois, puis six mois. Je reviendrai par la suite sur certaines des difficultés méthodologiques liées à ce genre d’expérimentations. Pour le moment, contentons-nous d’en mentionner l’aspect statistique. Sur un seul patient, ni un résultat parfaitement positif, ni un résultat parfaitement négatif ne sauraient être concluants. Le premier pourrait n’être dû qu’à une récupération du patient causée par un mode de vie plus sain, par exemple un changement de régime alimentaire ou le retour à une pratique sportive. Le second pourrait être dû à une non-réceptivité du traitement par le patient, à un stade trop avancé de sa maladie devenue irréversible, ou encore là aussi à un mode de vie devenu plus sédentaire. Seule l’évaluation sur un échantillon significatif de patients nous renseignera sur l’efficacité du traitement et rendra donc l’expérimentation concluante.
13 Nous sommes ici très précisément dans ce que Bernard discute comme étant l’expérience (l’expérimentation ou expérience de laboratoire) au sens restreint, et ce pour tous les angles qu’il discute. Le premier d’entre eux, celui de Cuvier & Zimmermann, repose sur la distinction entre actif et passif et peut être appliqué ici puisqu’une action est entreprise contre la maladie, à l’opposé d’un examen qui serait à visée uniquement diagnostique. De même, la proposition de Bernard selon laquelle l’expérience implique une variation, un trouble intentionnellement apporté par l’investigateur, s’applique parfaitement ici, sous l’action du traitement qui a pour but d’améliorer l’état du patient, tandis que le simple diagnostic constaterait sans les troubler les phénomènes. Enfin, il y a la comparaison que l’esprit veut faire, troisième angle de Bernard, et qui s’applique également à notre cas. Ce que nous voulons ici, c’est comparer l’état du patient soumis à un traitement à celui du patient non traité. Il se pourrait, comme Bernard le mentionne, que la variation en question procède d’un accident et non d’une intention, et que l’on se rende compte fortuitement, par exemple, que des patients qui partent vivre en Crète se retrouvent, par la grâce d’un régime fondé sur l’huile d’olive et les légumes frais, aller beaucoup mieux. Cependant, la véritable entrée dans l’expérimentation prendrait ici la forme d’un contrôle sur l’envoi des patients en Crète et, comme le relève Bernard, d’une comparaison que l’esprit entreprendrait d’effectuer entre les patients soumis à deux régimes bien différents. Sous ces trois angles différents, le sens restreint de l’expérience s’applique aussi bien au cas qui nous intéresse.
14 Le deuxième cas est celui où un dispositif instrumenté bien maîtrisé est utilisé à des fins diagnostiques. Ici, il s’agit de faire subir à chaque patient un examen pour évaluer sa fonction cardiaque. Des interventions ne seront pas exclues si l’examen révèle une maladie, mais en lui-même, il n’a d’autre visée que diagnostique pour orienter dans un second temps le patient vers un possible traitement. Cet examen ne procède donc pas d’une intention de modifier le phénomène. Bien au contraire, il s’agit d’évaluer la fonction exactement telle qu’elle est. Ainsi, la réalisation d’un double examen au repos et à l’effort, décrite dans la section précédente, ne devrait pas être comprise comme relevant de l’expérimentation, bien qu’une perturbation semble entreprise entre l’état au repos et à l’effort. En réalité, l’épreuve d’effort ne vise pas à perturber le phénomène mais au contraire à le révéler tel qu’il est et qu’il ne s’était pas manifesté au repos. C’est en cela que nous sommes ici dans le cas d’une observation que l’on peut qualifier de passive puisque rien n’est entrepris pour modifier le phénomène. On constate quelque chose et l’on tente de rapporter cette chose à des pathologies bien répertoriées.
15 Le dernier cas considéré ici s’abstrait de l’intention vis-à-vis du patient (expérimentation ou diagnostic) pour considérer le dispositif d’investigation. Celui-ci repose, on l’a vu, sur l’administration d’un traceur, une molécule ayant un certain parcours dans l’organisme et qui sert de support à un atome radioactif, mais aussi sur l’utilisation d’un instrument détecteur, la gamma-caméra, et d’un protocole d’utilisation qui indique le dosage du traceur, le positionnement du patient, la durée d’examen, les algorithmes appliqués aux données pour les reconstruire et les afficher, etc. Ce qui est en jeu ici, c’est la compréhension des effets d’une variation quantitative ou qualitative de l’une des dimensions du dispositif d’investigation. Il peut s’agir du développement d’un nouveau traceur sur lequel on fonde l’espoir qu’il révèlera une fonction de manière plus précise ou avec un plus faible dosage, ou encore à moindre coût pour sa fabrication. Une équipe peut aussi recevoir une nouvelle gamma-caméra ayant un meilleur taux de détection ou une meilleure résolution spatiale mais qui nécessitera néanmoins de réaliser toute une série de tests. C’est ce cas que je vais présenter rapidement. Pour plus de détails, je renvoie au dernier chapitre de [Israel-Jost 2015].
16 L’arrivée d’un nouvel instrument dans un laboratoire biomédical ne marque pas l’emploi direct et immédiat de celui-ci en vue d’obtenir des résultats expérimentaux et d’observation tels que ceux qui viennent d’être évoqués. L’instrument a certes déjà été testé par le constructeur, mais il s’agit de machines tellement complexes et fragiles que leur transport dans un autre endroit aux conditions différentes (température et hygrométrie par exemple) peut modifier leur performance. Un défaut peut aussi avoir échappé aux tests standards ou peut évoluer au gré du temps comme nous le verrons plus précisément dans la section 3.
17 Il est utile, pour saisir le travail de calibrage entrepris pour rendre un nouvel instrument utilisable en routine, de se concentrer sur un unique aspect du dispositif. Cet aspect doit être précisément caractérisé et éventuellement rectifié si nécessaire. Prenons pour exemple l’homogénéité spatiale du détecteur, c’est-à-dire sa propriété d’avoir des performances identiques en chaque point de sa surface. Bien que le détecteur d’une gamma-caméra ne compte pas tous les photons gamma qui parviennent à sa surface mais un certain ratio d’entre eux, on attend un ratio identique sur toute la surface de détection. Sans cela, les variations de performance viendraient interagir avec les variations de signal dues au phénomène et nous ne saurions plus séparer le phénomène de cet artefact. Dans notre cas de l’examen de perfusion myocardique, des variations d’intensité pourraient apparaître sur la paroi du myocarde, qui ne révèleraient pas une variation de la perfusion, une ischémie par exemple, mais un défaut d’homogénéité du détecteur. Pour s’assurer que ce défaut n’est pas là, ou pour le détecter puis le corriger, on procède sans patient, à l’aide d’une source homogène de rayonnement. Cette source étant placée face au détecteur, une image homogène devrait être obtenue. C’est ici que la comparaison qui fonde l’expérience a lieu : on va comparer l’image effectivement obtenue (Figure 2) à celle qu’elle devrait être, c’est-à-dire parfaitement homogène. Si l’homogénéité n’est pas obtenue, on déplace la source latéralement. Si l’inhomogénéité était due à la source, elle devrait être déplacée sur l’image. Si elle reste stable, c’est bien le détecteur qui porte le défaut. En menant ce test, une caractérisation précise du défaut est obtenue et peut directement servir à le corriger. Il suffira désormais de multiplier point par point les images obtenues par l’inverse de l’image de test qui a révélé l’inhomogénéité pour obtenir des images rectifiées sur ce plan.
18 On le voit, ici aussi, l’expérience qui a cours, marquée par « la comparaison que l’esprit veut faire » peut également être lue sous les deux autres angles discutés par Claude Bernard. Il y a celui de la variation, puisque nous avons placé une source devant conduire à l’obtention d’un certain phénomène (une image homogène) et que nous pouvons déplacer pour vérifier que la cause de l’inhomogénéité est dans l’instrument. Et il y a celui de l’activité, contre la passivité, interprétée ici comme un refus de considérer le dispositif instrumenté comme étant transparent, sans le questionner, passivement. Nous entreprenons une investigation pour caractériser cet instrument, en identifier les défauts. Nous demeurons en alerte devant cet instrument.
Figure 2 : Une source radioactive placée face au détecteur émet du rayonnement gamma de manière homogène dans toutes les directions. La partie du rayonnement qui atteint le détecteur est représentée par les flèches de la Figure (a). L’image de détection obtenue Figure (b) peut montrer des motifs d’inhomogénéité qui révèlent un défaut systématique du détecteur qu’il convient de corriger.
Figure 2 : Une source radioactive placée face au détecteur émet du rayonnement gamma de manière homogène dans toutes les directions. La partie du rayonnement qui atteint le détecteur est représentée par les flèches de la Figure (a). L’image de détection obtenue Figure (b) peut montrer des motifs d’inhomogénéité qui révèlent un défaut systématique du détecteur qu’il convient de corriger.
3 L’expérience au sens englobant
20 L’ambition de Bernard est double dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Il entend d’une part démontrer que la médecine s’appuie sur des méthodes expérimentales, dépassant ainsi l’ancien paradigme selon lequel la médecine, comme la physique, devraient essentiellement s’appuyer sur des observations bien menées. D’autre part, c’est le statut de science de la nature qui est en jeu pour la médecine. En montrant que les méthodes de la médecine se rangent du côté de celles des autres sciences de la nature, Bernard engage une voie qui ne sera plus démentie, et qui relève aujourd’hui de l’évidence. Or pour ouvrir cette voie, et se détacher du paradigme de la médecine comme science fondée sur l’observation, un mouvement d’inflexion est opéré par Bernard dans sa discussion élargie des notions d’observation et d’expérience. Cette discussion est rendue nécessaire selon lui parce que les sens classiquement admis des deux notions d’observation et d’expérience lui semblent manquer de clarté et de généralité. Ce reproche ne nous saute pas aux yeux puisque nous avons pu retrouver des catégories assez bien distinguées chez les praticiens en usant des définitions d’observation et d’expérience discutées par Bernard dans leur sens restreint.
21 Pourtant, Bernard évoque un cadre trop circonscrit. En effet, les notions d’observation et d’expérience appartiennent selon lui à une catégorie plus générale, celle du raisonnement expérimental. Observation et expérience en marquent même les extrêmes, la première montrant les faits tandis que la seconde les instruit. Quel sens faut-il attribuer à cette nouvelle distinction entre montrer et instruire ? Selon Bernard, on peut en revenir à l’usage courant du mot expérience qui signifie, d’une manière générale et abstraite, l’instruction acquise par l’usage de la vie. Il poursuit en ciblant cette fois le médecin pour définir son expérience comme l’instruction qu’il a acquise par l’exercice de la médecine. Dès lors, il nous est permis de fonder la distinction entre montrer et instruire les faits sur cette conception de l’expérience : l’instruction que tout praticien d’un domaine acquiert dans la pratique même de son domaine. Or que permet cette instruction ? Que change-t-elle par rapport à celui qui ne la possède pas ? Précisément ceci que l’on peut montrer la même chose au praticien et au non-praticien, mais que seul le premier sera capable de donner non seulement une caractérisation précise, mais aussi et surtout du sens à la chose vue. Lorsque Bernard évoque le physiologiste qui coupe le nerf facial pour en connaître les fonctions, il faut se mettre dans la peau, successivement, du novice qui ne voit et ne comprend qu’une scène insoutenable qui lui est montrée, puis du physiologiste qui perçoit, lui, le sens de ce geste parce qu’il l’instruit. Pour le premier, pas de raisonnement, on s’arrête aux faits bruts de l’observation quasi-indicible. Pour le second, cette opération s’inscrit dans un raisonnement. Il sait pourquoi elle est faite et ce qu’elle pourra montrer. Alors l’observation montre les faits, certes, mais pour aller jusqu’au bout et conclure sur un rapport d’observation qui nous apprend quelque chose, il faut de toute façon instruire l’observation en y faisant jouer l’expérience déjà acquise. D’où un rapprochement qui s’opère entre l’observation et l’expérience. La première n’est pas tellement passive puisqu’elle est instruite par l’expérience-instruction, et cela la déplace vers l’expérience de laboratoire, définie comme nous l’avons rappelé précédemment comme une entreprise active. C’est ainsi que Bernard aboutit à deux niveaux de vocabulaire concernant l’expérience : concret et abstrait. L’expérience de laboratoire, celle que l’on fait, est concrète, tandis que l’expérience de la vie ou d’un domaine, celle que l’on acquiert, est abstraite. Mais sans cette expérience-instruction, il n’est pas de réelle connaissance, ni observationnelle ni expérimentale, nous dit Bernard.
22 Le cadre englobant étant posé, que modifie-t-il à notre compréhension des exemples d’images médicales scintigraphiques ? La frontière entre observation et expérience s’en trouve déplacée ou plus exactement, elle devient beaucoup moins nette. Rappelons que dans le cadre restreint de Claude Bernard, nous n’avons identifié qu’un seul cas d’observation (passif, sans trouble intentionnellement apporté au phénomène, sans qu’une comparaison soit entreprise par l’esprit), celui de l’utilisation en routine du dispositif d’imagerie à des fins diagnostiques. Il s’agissait d’une pure constatation et non d’une expérience comme les deux autres cas. Or cette constatation, nous devons maintenant reconnaître qu’elle doit être instruite si nous espérons en tirer des éléments d’intérêt pour le patient. Ne pas l’instruire revient à se placer à nouveau dans la peau du novice, et à interpréter les images de la Figure 1 à un niveau élémentaire qui ne peut rien déceler d’autre que des formes et des couleurs dénuées de sens. Pour en arriver à une interprétation encore peu élaborée, il a fallu au minimum une courte section présentant les principes de la technique et l’on peut supposer que leur analyse plus détaillée exigerait encore davantage d’expérience-instruction, tandis que l’exercice quotidien de la médecine nous mettrait face à toutes sortes de cas ambigus, complexes et problématiques qui requerraient encore bien davantage d’expérience. Dès lors, nous ne pouvons plus considérer un sujet passif, purement récepteur des faits. Si observation il y a, elle est maintenant incluse dans le raisonnement expérimental, c’est-à-dire dans la même catégorie que l’expérience. Elle appelle chez le sujet des capacités tout à fait similaires à celles qui sont requises dans l’expérience de laboratoire.
23 Ce nouveau cadre ayant été posé par Bernard, on peut s’interroger sur son évolution dans le paysage épistémologique qui s’est dessiné au xxe siècle, et sur son actualité pour analyser la recherche biomédicale telle qu’elle se pratique aujourd’hui. À ce titre, on peut inscrire tout le mouvement post-positiviste qui naîtra autour des années 1960, c’est-à-dire environ un siècle après l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, dans la lignée de Bernard. Il s’agit des auteurs qui s’opposeront aux conceptions empiristes de l’observation pour en nier le caractère autonome, indépendant de la connaissance déjà acquise, c’est-à-dire de l’expérience-instruction. On pense à Hanson et à la « charge théorique de l’observation » [Hanson 1958] et aux autres post-positivistes : Kuhn, Feyerabend ou Toulmin. Tous affirment que l’observation, pour dévoiler quelque chose, doit reposer non pas seulement sur la perception (« ce qui est montré » chez Bernard), mais aussi sur l’instruction, via le langage mais aussi des connaissances plus ou moins spécialisées. Parmi ces connaissances, sur le cas qui nous occupe ici, il y a d’abord celles qui portent sur l’objet d’investigation, le corps humain. À tout le moins, il faut savoir que dans ce corps, le sang circule et irrigue les organes ; ensuite que l’un d’entre eux, le cœur, est irrigué pour fonctionner. C’est un muscle, alimenté en sang. Tout cela est important pour parvenir d’une part à identifier l’organe sur l’image, et d’autre part à comprendre la manière dont il est vu, par le traceur qui y a été apporté.
24 Dès le début des années 1960 avec Maxwell, les considérations sur l’expérience-instruction que doit posséder et faire jouer l’investigateur pour mener ses observations vont s’enrichir d’une nouvelle dimension [Maxwell 1962]. Il ne s’agit plus seulement de mettre en évidence les connaissances qui portent sur le domaine de phénomènes considéré, c’est-à-dire ici la physiologie et la pathologie humaine, il faut compléter cette instruction avec la compréhension des instruments qui sont utilisés. Le texte de Maxwell, comme une vingtaine d’années plus tard celui de Hacking [Hacking 1983], développent un argumentaire visant à montrer que le microscope est un instrument d’observation. Or, puisqu’un microscope montre les phénomènes d’une manière tout à fait particulière qu’il faut d’ailleurs décliner en autant de techniques diverses (microscopie à transmission, à fluorescence, électronique...), il est indispensable que l’utilisateur s’appuie sur une connaissance rigoureuse de son instrument pour instruire ses observations. Ainsi, bien qu’ils défendent le rôle observationnel du microscope, ces auteurs ne présentent plus l’observation dans la perspective empiriste classique. C’est bien une observation instruite, c’est-à-dire incluse dans le raisonnement expérimental, qui a cours chez les praticiens.
25 Ce sont dès lors des questions similaires qui doivent être les nôtres quand nous considérons les instruments apparus depuis. Qu’est-ce qu’une gamma-caméra, que détecte-t-elle ? Les réponses à ces questions se trouvent dans ce que l’on nomme dans la littérature consacrée la « théorie de l’instrument » et que se doit de posséder quiconque fait usage d’un instrument pour produire des images. Ces connaissances sont indispensables pour instruire l’observation, même si la routine et l’aisance, que l’expert dégage dans des situations qui lui sont familières, peuvent masquer cette instruction à l’observateur. Il n’est pas passif mais se sent passif parce qu’il applique des schémas d’instruction de manière quasi-automatique. En soutenant l’idée d’une charge théorique toujours présente dans l’observation, les post-positivistes se sont opposés au courant empiriste qui, notamment dans sa forme positiviste logique, avait proposé une épistémologie fondée sur des connaissances premières, observationnelles. Dans cette épistémologie fondationnaliste développée notamment dans [Carnap 1932], l’observation était conceptualisée comme étant directe, a-théorique ou encore immédiate [Israel-Jost 2015]. Mais aussi attrayante qu’ait pu paraître cette épistémologie qui construit la connaissance de bas en haut, du simple au complexe, de l’expérience pure aux élaborations théoriques les plus sophistiquées, des voix s’élèvent depuis longtemps contre elle, dont celle de Bernard chez lequel sont discutées les deux positions : l’observation passive puis instruite.
26 Le double niveau d’analyse (sens restreint et englobant de l’expérience) de Bernard se retrouve donc à la fois sur le terrain, dans les investigations en imagerie biomédicales, et, on vient de le voir, dans les théories épistémologiques. La discussion qu’il entreprend dans un premier temps au sujet de la distinction entre observation et expérience rend compte de notre phénoménologie de l’observation. Directe, passive, elle est pure réception des phénomènes et s’oppose en cela à l’expérience de laboratoire, au cours de laquelle l’esprit est actif et entreprend des variations et des comparaisons. C’est la compréhension peut-être la plus intuitive que l’on peut avoir de l’observation, au cours de laquelle des processus inconscients ou demandant du moins très peu d’efforts, paraissent absents. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un sens restreint pris par l’observation dans cette discussion, puisqu’il ne tient pas compte d’un raisonnement qui a pourtant bien lieu.
27 Au sens général ou englobant, deuxième moment de la discussion de Bernard, l’image doit être instruite par l’expérience. Elle montre, mais pas de manière féconde si l’on ne dispose pas du minimum d’instruction qui permet de saisir le sens profond de ce que l’on voit, instruction qui porte aussi bien sur l’organisme que sur l’instrumentation. Or, même si ce raisonnement expérimental est toujours présent, il est des moments au cours desquels il est rendu manifeste. Un examen d’imagerie qui conduit à un résultat inattendu, bizarre, remet toujours au premier plan l’exigence d’instruction de l’observation. S’agit-il d’un artefact dû à la machine ou d’une anomalie chez le patient ? Et pour l’une ou l’autre possibilité, comment est-elle survenue, quelle en est la cause ? En tentant de répondre à ces questions, l’observateur reprend forcément conscience du raisonnement expérimental.
Figure 3 : Liste des facteurs à contrôler lors des contrôles réguliers, principaux (tableau du haut) et additionnels (tableau du bas). Le premier test (« Uniformity ») est celui qui a été présenté à la fin de la section 2 (voir Figure 2) et est indiqué comme devant être réalisé quotidiennement. Certains tests requièrent l’utilisation de divers objets appelés « fantômes » (Jaszczak phantom et bar phantom). La conception de ces objets est adapté à la technique qui repose sur l’usage d’un produit liquide radioactif. Ils sont creusés pour recevoir le traceur et permettent ainsi de tester la résolution spatiale du système.
Figure 3 : Liste des facteurs à contrôler lors des contrôles réguliers, principaux (tableau du haut) et additionnels (tableau du bas). Le premier test (« Uniformity ») est celui qui a été présenté à la fin de la section 2 (voir Figure 2) et est indiqué comme devant être réalisé quotidiennement. Certains tests requièrent l’utilisation de divers objets appelés « fantômes » (Jaszczak phantom et bar phantom). La conception de ces objets est adapté à la technique qui repose sur l’usage d’un produit liquide radioactif. Ils sont creusés pour recevoir le traceur et permettent ainsi de tester la résolution spatiale du système.
4 Au carrefour des sciences de la nature et des sciences humaines : épistémologie et éthique de la recherche biomédicale
29 Si l’expérience est toujours convoquée dans l’acte d’observer, il reste à en tirer les conséquences au-delà de la simple qualification des images biomédicales comme relevant d’une démarche expérimentale. L’inscription de l’observation dans un raisonnement expérimental donne un éclairage sur la manière d’aborder un certain nombre de problèmes rencontrés dans la pratique expérimentale. Puisqu’une image est un complexe qui témoigne de l’état du patient et de celui de l’instrument, et que de nombreux facteurs contribuent à l’image, l’expérience-instruction du chercheur joue à plein pour démêler ces facteurs. Il émerge une certaine figure du scientifique qui doit être en phase avec ces difficultés de l’expérimentation : il n’est pas question de se limiter à être pur récepteur passif de la connaissance délivrée par l’instrument ; c’est au contraire un scientifique en alerte, à l’affût de tout nouvel élément qui le renseignerait mieux sur son dispositif, qui saura le mieux démêler ces facteurs qui contribuent à la production d’une image. À l’éthique du scientifique neutre, restreignant toute subjectivité, et décrite notamment par Daston & Galison comme accompagnant une certaine conception de l’objectivité dite mécanique [Daston & Galison 2007], répond une autre éthique qui met en avant la responsabilité des scientifiques et les qualités qu’ils auront à déployer pour résoudre les problèmes posés par les pratiques instrumentées.
30 Les aspects technologiques ne sont cependant pas les seuls à convoquer un travail d’évaluation critique. Si l’on élargit la focale pour s’intéresser à d’autres aspects de la recherche en sciences biomédicales, on constate que les aspects épistémologiques, méthodologiques et éthiques sont fortement mêlés et que ce champ appelle un travail constant de détection des problèmes qui affectent la qualité de la recherche. En effet, la recherche biomédicale s’inscrit dans un complexe qui mêle une préoccupation de soin à des considérations de rentabilité. Dès lors, son succès est partagé entre les effets bénéfiques des traitements pour la population et le profit financier qui est espéré par des laboratoires pharmaceutiques. Or il est courant que le profit passe au premier plan et que la méthodologie scientifique soit utilisée comme caution pour prétendre à une recherche objective. Il s’agit pourtant seulement des apparences de l’objectivité puisque ces firmes cherchent à montrer, souvent abusivement, que les molécules développées sont efficaces pour soigner une maladie sans avoir d’effets secondaires trop sévères par rapport au bénéfice avéré. Les scandales successifs de ces dernières décennies (Dépakine, Mediator, Vioxx, Requip...) rappellent les défaillances d’un système dans lequel les bénéfices sont surévalués et les risques sous-évalués. Dans de nombreux cas qui sont désormais bien documentés, tout est ainsi fait pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché en optimisant les résultats positifs et le processus de publication.
31 Je renvoie aux travaux de Stegenga pour une discussion approfondie portant sur les méthodes des laboratoires pharmaceutiques pour obtenir des résultats qui sont favorables à leurs produits. L’une d’entre elle consiste à sélectionner les patients de sorte à faire figurer dans l’étude ceux dont la santé est en moyenne meilleure que celle des personnes typiques qui sont affectées par la même maladie. On y trouve des patients plus jeunes, prenant moins de médicaments et ayant moins de maladies que la population moyenne des gens atteints par la maladie que le nouveau traitement est censé soigner [Stegenga 2017, 24]. Il est donc possible de mettre toutes ses chances de son côté, en comptant sur des patients plus solides que la moyenne, aussi bien pour une rémission de la maladie que pour affronter les effets secondaires du traitement. Les essais cliniques sont en outre trop courts et n’impliquent pas assez de patients pour pouvoir détecter des affections rares ou qui apparaissent après des années, dues au traitement [Stegenga 2016].
32 Un autre problème éthique est celui bien connu des méthodes d’optimisation du processus de publication. Les laboratoires pharmaceutiques externalisent souvent la rédaction des articles pour les confier à des structures dédiées qu’on recense désormais par dizaines [Sismondo 2007], à qui les données sont confiées, et qui rédigent un article en optimisant sa rhétorique. Ces structures disposent de l’expertise qui leur permet de publier dans les meilleures revues scientifiques, là où de véritables équipes de chercheurs s’attelant à l’écriture d’articles seraient beaucoup moins efficaces. Mieux, c’est parfois tout le calendrier de la publication qui est prévu bien en amont par ces structures, au point que l’on ne parle plus seulement de ghost writing (c’est-à-dire de rédaction fantôme, en sous-main) mais de ghost management (c’est-à-dire de management ou de gestion fantôme, en sous-main). Ce n’est qu’en bout de chaîne que des scientifiques sont contactés pour leur « aide », leur signature servant de caution scientifique tandis qu’eux-mêmes bénéficient de publications à leur nom dans des journaux prestigieux.
33 Ces stratégies sont autant de problèmes à affronter pour la science. Or leur mise en œuvre, tout comme le combat qui est mené contre elles, relèvent autant des sciences de la nature que des sciences humaines. Les travaux mentionnés ici sont l’œuvre de deux philosophes (Stegenga et Sismondo) mais pourraient aussi bien être ceux de sociologues, anthropologues ou scientifiques. Au-delà de leurs appartenances disciplinaires, l’approche de ces auteurs passe par une compréhension approfondie des méthodes qui ont cours actuellement, pour ensuite mettre au jour la manière dont elles sont détournées. Enfin, leurs visées sont aussi normatives et ils proposent de revoir les normes scientifiques pour prévenir les détournements qu’ils ont observés. Cette approche s’appuie donc sur des éléments scientifiques, par exemple des considérations mathématiques sur le bon échantillonnage d’une population (sa taille, la diversité des individus qui la composent, etc.), mais aussi sur des aspects extra-scientifiques qui relèvent de l’épistémologie et de l’éthique. C’est peut-être une conséquence paradoxale de l’inscription de la médecine et des sciences du vivant dans les sciences expérimentales à laquelle Bernard a tellement contribué. Ces sciences sont comptées parmi les sciences de la nature puisqu’elles en adaptent les méthodes ; mais dans le même mouvement, le caractère expérimental impose un cadre réflexif qui ne relève pas strictement des sciences de la nature. L’évolution de la recherche en sciences biomédicales repose non seulement sur celle des technologies et de la connaissance scientifique, mais aussi sur l’articulation de ces avancées avec un travail mené par des chercheurs en sciences humaines, ou par les scientifiques capables d’élaborer ce cadre épistémologique et éthique, et dont Bernard demeure avec quelques autres (Duhem, Canguilhem, Fleck...) l’une des personnalités marquantes.
Bibliographie
- Bernard, Claude [1865], Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris : J. B. Baillière.
- Carnap, Rudolf [1932], Über Protokollsätze, Erkenntnis, 3(1), 215–228, 10.1007/BF01886421, trad. angl. par R. Creath et R. Nollan,“On Protocol Sentences”, Noûs, 21, 457–470, 1987.
- Daston , Lorraine & Galison , Peter [2007], Objectivity, New York : Zone Books.
- Hacking, Ian [1983], Representing and Intervening : Introductory Topics in the Philosophy of Natural Science, Cambridge : Cambridge University Press.
- Hanson, Norwood Russell [1958], Patterns of Discovery, Cambridge : Cambridge University Press.
- Israel-Jost, Vincent [2015], L’Observation scientifique, aspects philosophiques et pratiques, Paris : Classiques Garnier.
- Maxwell, Grover [1962], On the ontological status of theoretical entities, dans : Scientific Explanation, Space, and Time, Minneapolis : Minnesota for Philosophy of Science, 3–27.
- Sismondo, Sergio [2007], Ghost management : How much of the medical literature is shaped behind the scenes by the pharmaceutical industry ?, PLOS Medicine, 4(9), e286, 10.1371/journal.pmed.0040286.
- Stegenga, Jacob [2016], Hollow hunt for harms, Perspectives on Science, 24(5), 481–504, 10.1162/POSC_a_0220.
- Stegenga, Jacob [2017], Drug regulation and the inductive risk calculus, dans : Case Studies of Values in Science Exploring, édité par K. C. C. Elliott & T. Richards, Oxford : Oxford University Press, 17–36.
Notes
-
[1]
Il s’agit d’un résultat mathématique obtenu par J. Radon en 1916 et que je n’expose pas ici. Voir par exemple [Israel-Jost 2015].