Couverture de SCIE_221

Article de revue

‪L’édition française à l’heure de la science anglaise dans la deuxième moitié du xixe siècle : Thomas Henry Huxley‪

Pages 63 à 80

Notes

  • [1]
    Voir le tableau récapitulatif en annexe. La liste des ouvrages a été établie à partir du catalogue de la BnF, croisé avec le dépouillement systématique de la Bibliographie de la France et du Catalogue général de la librairie française de Lorenz.
  • [2]
    Pour une partie des textes édités en France, notamment les articles, le nom du traducteur n’a pu être retrouvé. Ce chiffre de 15 est donc une estimation basse.
  • [3]
    Il faut noter la grande diversité des textes publiés dans les huit recueils : articles scientifiques ; essais sur l’histoire et la philosophie des sciences et sur l’éducation ; comptes rendus d’ouvrages ; essais sur l’éducation scientifique et technique ; discours prononcés à des réunions ou sociétés savantes ; conférences données à des publics populaires et parfois déjà publiées dans des revues britanniques.
  • [4]
    C’est Henri Milne-Edwards, responsable de la partie zoologique de la revue, qui a proposé à son homologue de lui en ouvrir les colonnes [Huxley 1990-1995, vol. 22, fo 245].
  • [5]
    Voir tableau en annexe, dernière colonne.
English version

1 Naturaliste emblématique de la science victorienne et du darwinisme, Thomas Henry Huxley connaît un certain nombre de traductions de ses ouvrages en France, où quelques naturalistes convertis à la théorie de l’évolution entreprennent de diffuser ses textes et trouvent des relais parmi les éditeurs scientifiques. Grâce à l’étude de la correspondance de Huxley et des sources paratextuelles, cet article vise à reconstituer les réseaux éditoriaux de cette circulation anglo-française des savoirs et à comprendre les modalités du travail d’édition, notamment les enjeux de la traduction et des illustrations des ouvrages. À partir du Dépôt légal et de catalogues de bibliothèques, il tente également d’évaluer la plus ou moins grande réussite de cette entreprise éditoriale.

2 ‪A number of Thomas Henry Huxley’s books, essays and articles were translated into French during the second half of the 19th Century. These translations were carried out by a few French scientists who wanted to promote Darwinian theories in France. They relied on publishers who were more or less well-established in the scientific publishing market. By means of a study of Huxley’s letters and paratext elements like prefaces, this article aims to study the editorial networks allowing these publications, and to understand why and how they were done – in particular the issues of translation and illustration of the books. Lastly, it tries to quantify the dissemination of Huxley’s texts, through some circulation figures coming from registration of copyright, and public and private library catalogues.‪

3 Dans la salle de la National Portrait Gallery de Londres consacrée au domaine « Science and Technology », le visiteur averti pourra constater que se tiennent côte à côte, dans deux portraits d’à peu près égale dimension, les deux naturalistes Charles Darwin et Thomas Henry Huxley. Cette égalité de traitement muséographique entre deux des premiers défenseurs de la théorie de l’évolution biologique, si elle est significative de la place majeure qu’ils ont tous deux occupée dans le monde savant britannique du xixe siècle, pourra cependant surprendre le visiteur français, bien plus familier du nom de Darwin que de celui de son voisin de musée, dont le patronyme reste surtout connu pour l’œuvre dystopique de son petit-fils Aldous. Bien-sûr, Thomas Henry Huxley (1825-1895) est connu du monde scientifique actuel [Lecourt 1999, 571], [Tort 1996, 2311–2314]. Mais il n’y a pas d’études approfondies, en français, sur cette « figure emblématique de la science victorienne » (Gérard Molina). Il occupe pourtant une place de premier plan dans les milieux naturalistes de la deuxième moitié du xixe siècle : membre d’une quinzaine de sociétés au Royaume-Uni, il fut également honoré par une cinquantaine de sociétés étrangères, dont l’Académie des sciences de Paris [Bibby 1972, 4]. Auteur de plus de 250 articles publiés entre 1845 et 1895 et couvrant des domaines variés (zoologie, biologie, paléontologie...), il apporta aux sciences naturelles une contribution importante pour les hommes de sa génération. Il représente surtout une figure emblématique de l’histoire institutionnelle et socio-culturelle de la science victorienne ; il occupa en effet les plus hautes fonctions dans des institutions savantes britanniques, joua un rôle non négligeable dans la réforme de l’éducation et de la recherche, et contribua par ses conférences à la vulgarisation des savoirs [Barr 1997, 2].

4 Tous ces éléments sont aujourd’hui relativement bien connus. Pourtant la notoriété de Huxley ne semble pas avoir survécu, en France, à la Grande Guerre. La publication récente de son récit de voyage sur le H.M.S. Rattlesnake traduit par André Fayot [J. Huxley 1935] ne doit pas tromper : cette traduction en français intervient 80 ans après sa publication en Angleterre, en 1935. Et surtout, aucune édition ou réédition d’un livre de Huxley n’avait plus paru de ce côté-ci de la Manche depuis 1911. Cette absence est complémentaire d’un certain désintérêt de l’historiographie. Ni les historiens des circulations culturelles franco-anglaises, ni ceux de l’édition scientifique, ni enfin ceux du darwinisme et de sa diffusion ne s’y sont vraiment intéressés. Les premiers se sont peu penchés sur la question des sciences et sur le rôle des savants dans les échanges culturels [Aprile & Bensimon 2006], [Cooper-Richet & Rapoport 2006, 2014]. Les deuxièmes ont étudié certains de ses éditeurs et noté ponctuellement des éditions de son œuvre, sans se pencher plus avant sur ces publications [Tesnière 2001], [Gourevitch & Vincent 2006]. Les derniers ont beaucoup étudié les débats scientifiques, moins les conditions concrètes de la diffusion des savoirs par le biais de l’imprimé [Grimoult 2001]. Quant aux biographes anglais de Huxley, ils ont évidemment beaucoup étudié son œuvre scientifique, mais assez peu sous l’angle d’une histoire de l’édition [Desmond 1994, 1997].

5 Pourtant le « bouledogue de Darwin », ainsi qu’il est surnommé, joua, on le sait, un rôle majeur dans la défense et le succès des thèses évolutionnistes. La France n’échappe pas à son influence. Seize titres de livres y sont publiés entre 1868 et 1911, ce qui représente 21 ouvrages avec les rééditions et réimpressions [1]. Il faut y ajouter une petite trentaine d’articles publiés dans la Revue scientifique, les Annales de zoologie et celles des Sciences naturelles. Sept éditeurs et quinze traducteurs ont été mobilisés pour diffuser son œuvre auprès du public français [2]. Autant d’éléments statistiques généraux qui témoignent d’un réel intérêt des contemporains pour ses travaux – emblématique, est-il nécessaire de le rappeler, du goût pour la science et du débat autour des théories darwiniennes.

6 On peut donc tenter de rendre compte de l’œuvre traduite en français de Thomas Henry Huxley, comme élément de la diffusion internationale des savoirs dans le dernier tiers du xixe siècle, des circulations scientifiques, par le biais de l’imprimé et des traductions, entre l’Angleterre et la France, et plus particulièrement de la diffusion du darwinisme par-delà le Channel – à une époque qui suit le déclin des relations scientifiques franco-anglaises [Tort 1996, 914]. Le caractère limité du corpus ne doit cependant pas cacher les difficultés d’un tel travail. Ainsi, tous les livres recensés ne correspondent pas totalement à des ouvrages équivalents en anglais. Sept des seize publications sont des recueils de textes, articles, essais, discours, qui ne reprennent pas exactement les quelques recueils équivalents préalablement publiés outre-Manche. Ce qui nécessite un travail d’enquête pour remonter la trace des textes traduits en français et trouver leur original anglais [3]. Quant aux sources, elles sont décevantes. Les archives des maisons d’édition concernées sont inaccessibles ; la correspondance de Huxley, heureusement disponible dans sa quasi-intégralité, ne laisse que des indices épars ; les registres du Dépôt légal sont lacunaires. Seules les sources paratextuelles, les préfaces notamment, constituent un corpus qui, systématiquement exploité, donne de nombreux renseignements.

7 L’objet de cet article sera donc de reconstituer les réseaux d’acteurs (et actrices) de cette circulation culturelle d’un bord à l’autre de la Manche, d’étudier les enjeux éditoriaux spécifiques de cette circulation et d’évaluer la plus ou moins grande réussite du projet éditorial et scientifique sur lequel repose cet ensemble de publications.

1 Des réseaux éditoriaux au service d’une circulation internationale des savoirs

8 Étudier les diffuseurs français de l’œuvre de Huxley, c’est plonger au cœur des milieux scientifiques et éditoriaux du xixe siècle français. Les éditeurs concernés ont fortement marqué l’édition scientifique, et largement contribué à l’introduction en France des travaux étrangers [Chevrel, D’Hulst et al. 2012, 956] ; les traducteurs et préfaciers des ouvrages sont en général liés aux relais français de l’école darwinienne. De ce point de vue, l’œuvre de Thomas Henry Huxley est assez emblématique des débats et des cercles qui structurent la science française en cette deuxième moitié du siècle. Notons cependant le rôle quasi-nul joué par la maison Masson. C’est dans les Annales des sciences naturelles, qu’elle édite, que paraissent en 1850 et 1851 les deux premiers articles traduits en français de Huxley qui ont pu être identifiés [Huxley 1850, 1851] [4] ; mais la société Masson ne publiera aucun ouvrage de Huxley. Citons également pour mémoire deux éditeurs mineurs, qui ne publieront qu’un seul ouvrage de Huxley : la librairie Octave Doin, dont la « Bibliothèque biologique internationale » est emblématique de ces collections visant à diffuser en France les savoirs étrangers, et la veuve Adrien Delahaye et Cie, vers laquelle se tourne Alfred Giard (le professeur de la faculté des sciences de Lille connu pour ses prises de position en faveur de l’évolutionnisme), peut-être parce que le traducteur des Éléments d’anatomie comparée des animaux invertébrés [Huxley 1877a], Darin, y a déjà publié trois ouvrages. À part des ouvrages ponctuels de Saporta, Marey ou Bouchut publiés dans les années 1860, cette maison n’est pas réputée pour jouer un rôle majeur dans l’édition de sciences naturelles, et elle n’éditera pas d’autres ouvrages de Huxley.

9 Tout autre est le rôle joué à partir du milieu des années 1860 par Gustave-Germer Baillière [Tesnière 2001, 37–52]. L’éditeur lance en 1863 la Revue des cours scientifiques ou « Revue rose » et, dix ans plus tard, la « Bibliothèque scientifique internationale » ; toutes deux sont placées sous la direction du juriste Émile Alglave. Ce dernier n’hésite pas à ouvrir les pages de la revue aux textes de Huxley refusés par d’autres éditeurs. Il en va ainsi du recueil des American Addresses que le naturaliste suisse Carl Vogt se proposait de traduire, sans trouver d’éditeur [Huxley 1990-1995, vol. 28, fo 79] – mais dont un texte seulement finit par paraître le 30 mars 1878. La revue accueille en tout 23 articles de Huxley entre 1866 et 1888. C’est également Henri de Lacaze-Duthiers qui propose en janvier 1879 à Huxley de publier dans les Archives de zoologie expérimentale et générale qu’il dirige chez Baillière [Jeanblanc 1987, 135–136], un article sur les écrevisses qu’il lui avait envoyé [Huxley 1990-1995, vol. 21, fo 20], et que se charge de traduire le futur sociologue et biologiste fameux Patrick Geddes, qui travaille alors aux côtés de Lacaze-Duthiers, sur la recommandation de Huxley lui-même [Huxley 1879-1880, 79], [Meller 1990, 31]. Peut-être est-ce le même Geddes qui se charge de traduire L’Écrevisse, paru à la « Bibliothèque scientifique internationale » en 1880. Baillière fait paraître trois autres traductions de Huxley en 1880-1882, en recourant aux services d’auteurs déjà publiés chez lui, comme Gabriel Compayré, dont le cours sur le darwinisme prononcé à Toulouse en 1874 avait également paru dans les pages de la Revue scientifique [Tort 1996, vol. 1, 632], ou Henry Gravez, l’un de ces ingénieurs qui alimentent la « Bibliothèque utile », collection populaire où paraît sa traduction des Premières Notions sur les sciences. La fin de carrière peu glorieuse de Gustave-Germer Baillière en 1883 et la reprise de son entreprise par son associé Félix Alcan signent pour cette dernière la fin des éditions françaises de Huxley : aucun volume nouveau n’y paraîtra, Alcan se contentant de rééditer deux d’entre eux.

10 L’oncle de Gustave-Germer, Jean-Baptiste Baillière, joue un rôle encore plus important pour Huxley : il met dès 1868 à son catalogue la première traduction française d’un de ses livres, De La Place de l’homme dans la nature, et sa maison représente la moitié des éditions en français de ses ouvrages – Huxley la désigne d’ailleurs en 1891 de façon significative : « mes éditeurs MM. Jean-Baptiste Baillière et Fils » [Huxley 1891, vii]. Pourtant cette maison d’édition, qui domine le marché du livre scientifique, n’est pas particulièrement marquée par un parti pris darwinien. Certes, la traduction de La Place de l’homme dans la nature est due à un darwinien convaincu, Eugène Dally, qui bataille au sein de la Société d’anthropologie de Paris pour imposer la théorie de l’évolution biologique [Tort 1996, 764–765], [Grimoult 2001, 42–43, 193–195]. Mais Baillière publie également des ouvrages de savants hostiles à Darwin comme Flourens, Blanchard, ou Quatrefages de Bréau. Charles Robin appartient aussi à cette tendance [Canguilhem, Lapassage et al. 1985, 54–55], ce qui ne l’empêche pas de parrainer et de préfacer la traduction des Éléments d’anatomie comparée des animaux vertébrés par Pauline Brunet ; c’est même lui qui annonce à Huxley qu’elle a entrepris ce travail, et qui se fait ensuite l’intermédiaire entre Baillière, Huxley et ses éditeurs anglais pour négocier les conditions de la parution de l’ouvrage, auquel il donne une préface tout à fait positive [Huxley 1990-1995, vol. 25, fo 121–123], [Huxley 1871, viii]. Baillière continue sur sa lancée en 1877 avec Les Sciences naturelles, recueil d’essais traduits par le docteur Sarazin, un médecin militaire présenté à Huxley par Thomas Arnold en 1870 [Huxley 1990-1995, vol. 10, fo 151]. En janvier 1878, il est en pleine traduction du volume de Huxley sur les Invertébrés et envisage de traduire une nouvelle série des Lay Sermons [Huxley 1990-1995, vol. 26, fo 25]. « I feel confident I can manage to have it taken by one of the Paris publishers », s’avance l’auteur, de façon quelque peu imprudente : le contexte difficile semble en effet condamner ces deux projets, dont aucun ne voit le jour.

11 Cet échec de Sarazin, contemporain de la vaine tentative de Carl Vogt de publier en 1878 les American Addresses, rappelle que la diffusion des idées darwiniennes en France n’a pas toujours été facile. La période de l’Ordre moral constitue ainsi un moment de tensions politiques et religieuses, dont Alglave avait été victime, perdant en 1874 son poste de professeur de droit à Douai [Chambost 2011]. Au-delà des risques politiques et de l’opposition religieuse, le contexte scientifique est difficile pour les évolutionnistes, alors que les fixistes français conservent dans la deuxième moitié des années 1870 leur suprématie [Grimoult 2001, 196–199]. Lorsque Vogt écrit à son homologue anglais que les éditeurs parisiens ne croient pas « devoir entreprendre la traduction du livre par le temps qui court », ses propos font écho à ceux des correspondants de Darwin qui, à peu près au même moment, lui font part de leurs réticences et de leurs craintes [Engels & Glick 2008, 370-371]. Parmi ces correspondants, et parmi ces éditeurs qui ont opposé à Vogt une fin de non-recevoir, se trouve son ami Carl Reinwald, connu pour être l’un des éditeurs les plus impliqués dans l’introduction en France des idées darwiniennes [Jeanblanc 1987], [Tesnière 2001, 34–35]. Un an après la publication de son premier ouvrage de Darwin, il a fait paraître en 1869 le deuxième ouvrage de Huxley publié en français, les Leçons de physiologie élémentaire [Huxley 1866], traduit par Eugène Dally. Reinwald refuse donc en 1878 de publier un nouvel ouvrage de Huxley, ce qui ne l’empêchera pas de continuer par ailleurs à éditer des livres de Darwin, Haeckel, Vogt... Mais lorsqu’il meurt en 1891, il n’y a toujours qu’un ouvrage de Huxley au catalogue de sa maison d’édition. Ses petits-neveux et successeurs, Auguste et Charles Schleicher, feront paraître un autre ouvrage en 1911, Du Singe à l’homme. Titre très darwinien pour un recueil de douze textes, dont huit inédits, traduits par deux inconnus, G. Roeder et J. Molitor, à partir d’un recueil publié à Londres en 1908. Cet ouvrage est le dernier des livres de Huxley à paraître en France avant un siècle.

12 Entre-temps cependant, la société J.-B. Baillière et Fils avait repris la publication, interrompue en 1877, de textes de Huxley, au sein de sa nouvelle collection créée en 1887, la « Bibliothèque scientifique contemporaine ». Les Sciences naturelles traduites par Sarazin sont réimprimées pour y être intégrées (1889), et une nouvelle série de traductions est programmée, toutes dues à un seul et même homme, Henry Crosnier de Varigny : entre 1891 et 1893, il fait paraître six ouvrages, dont quatre préfacés par Huxley. Il y propose 55 essais du savant anglais, dont 28 n’avaient jamais été traduits en français. Beaucoup datent des années 1850-1860, mais le volume Science et Religion reprend, lui, presque in extenso, les Essays upon Some Controverted Questions, publiés par Macmillan en 1892 et contenant des textes des années 1885-1890. Ces six volumes représentent la plus grande collection de textes de Huxley jamais réunie dans l’édition française, et préfigurent en quelque sorte la publication en Angleterre, immédiatement après, en 1893-1894, des neuf volumes de Collected Essays qui regroupent une grande partie des articles non-purement scientifiques publiés par Huxley. Celui-ci, qui approche alors des 70 ans, semble vouloir mettre en ordre l’ensemble de sa production, et il est à noter qu’il le fait autant en Angleterre qu’en France, en suivant de près le travail de Varigny. Il meurt d’ailleurs peu de temps après ces publications, en 1895.

2 Passer la Manche : un enjeu éditorial pour l’image et pour le texte

13 En dépit de l’impression que peut laisser l’étude du caractère foisonnant des initiatives aboutissant à des traductions d’ouvrages de Huxley, ce type de circulation rencontre des difficultés. Celles-ci peuvent être politiques, on l’a vu. Elles sont également purement éditoriales : le passage du texte et de l’image d’un bord à l’autre de la Manche ne se fait pas, en effet, sans complications.

14 Dans sa lettre à Huxley où il lui annonce que les éditeurs parisiens qu’il a sollicités ont refusé de publier ses American Addresses, Carl Vogt fait référence aux exigences jugées par eux « exorbitante[s] » imposées par les éditeurs londoniens de ses ouvrages : il s’agit, comme nous l’apprennent d’autres échanges de Huxley avec des savants français, des conditions de reproduction des gravures figurant dans les ouvrages originaux. Ainsi, en 1873, sollicitée par Pauline Brunet, la société J.-B. Baillière et Fils prend contact avec les éditeurs anglais, la maison J. & A. Churchill, à propos de la reproduction des illustrations du livre qu’elle est en train de traduire [Huxley 1990-1995, vol. 25, fo 123]. Celles-ci, au nombre de 110, sont pour les deux-tiers d’entre elles des œuvres originales, le tiers restant étant des reproductions de dessins parus dans d’autres ouvrages de naturalistes comme Agassiz ou Quatrefages. Pour cette centaine de gravures, les éditeurs londoniens réclament 39 £, soit quasiment un millier de francs de l’époque. Un prix jugé trop important par Baillière : la maison Churchill cherche peut-être à profiter de sa position dominante sur le marché anglais de l’édition médicale, surtout dans un contexte de débats en Angleterre sur la question des droits d’auteur – l’année précédente a été fondée la Copyright Association [Mc Kitterick 2009, 227]. Robin demande en tout cas à Huxley de réclamer « une modération sur le prix demandé ». La négociation semble avoir abouti puisque la traduction française comporte bien les illustrations figurant dans l’édition originale, complétées par d’autres gravures, ce qui monte le nombre d’images dans le livre à 122. Que Churchill ait accepté de diminuer son prix, ou que Baillière ait cédé à ses exigences, il semble essentiel à tous les acteurs de la diffusion des œuvres, qu’ils soient éditeurs ou traducteurs, que les ouvrages soient illustrés. Sur les 15 livres de Huxley publiés en France, seuls six ne comportent aucune illustration. Dans les neuf autres, on trouve en moyenne 81 figures, leur nombre allant de 20 à pas moins de 156 pour les Invertébrés, qui comptent quasiment une illustration toutes les deux pages. Cette place importante de l’illustration n’est guère étonnante : les techniques de reproduction de l’image ont depuis le milieu du siècle largement facilité l’illustration des imprimés, et le domaine des sciences est de ceux où le phénomène est le plus important [Renonciat 2011, 65]. Les raisons pédagogiques en sont évidentes, comme le rappellent d’ailleurs certains traducteurs, à l’instar d’Alfred Giard [Huxley 1877a, ii]. Sur les auteurs de ces illustrations, peu d’informations sont disponibles. Les cartes proposées par Lamy dans Physiographie [Huxley 1877b] ont été dressées par lui-même, et sont gravées par Erhard. Huxley rend hommage dans L’Écrevisse à Coomb, « exact et habile dessinateur » qui s’est chargé des « sujets les plus difficiles », ainsi qu’au « démonstrateur de [son] cours de biologie », Parker, et au graveur Cooper [Huxley 1877a, xi].

15 Si les images ont pu avoir du mal à franchir la Manche, le texte ne sort pas non plus indemne de cette traversée. Les difficultés de traduction de l’anglais au français sont bien connues [Duris 2008, 7], [Glick & Vincent 2014, 397], et Huxley lui-même les évoque dans une lettre à Varigny du 17 mai 1891 :

16

‪I am quite conscious that the condensed and idiomatic English into which I always try to put my thoughts must present many difficulties to a translator. ‪[L. Huxley 1900, 291]

17 Ce qui ne l’empêche pas de le féliciter non sans humour pour la qualité de sa traduction :

18

‪It fits so well that I feel almost as if I might be a candidate for a seat among the immortal forty! ‪[L. Huxley 1900, 290–291]

19 Il faut dire qu’avec Henri de Varigny, il a affaire à quelqu’un d’expérimenté, qui pratique la langue de Shakespeare depuis l’enfance, et qui a déjà traduit des ouvrages de Darwin [Carton 2008, 53, 71–74]. Qu’en est-il des autres traducteurs, dont la maîtrise des deux langues est évidemment essentielle pour la qualité de leur travail ? Geddes est anglophone de naissance, et Pauline Brunet « a habité l’Angleterre et connaît parfaitement la langue anglaise » [Huxley 1990-1995, vol. 25, fo 121], ce qui vient compenser le fait qu’elle n’a encore traduit aucun ouvrage. Elle partage cette inexpérience avec tous les autres traducteurs recensés, à l’exception de l’ingénieur Henry Gravez. Huxley pourrait donc à bon droit s’inquiéter du résultat de leurs traductions. Heureusement, la plupart sont plus ou moins spécialistes des questions qu’ils traitent – ce qui est là encore assez courant dans le domaine de l’édition scientifique [Chevrel D’Hulst et al. 2012, 948–949]. Gabriel Compayré est bien placé pour traduire l’ouvrage de Huxley sur Hume : c’était le sujet de sa thèse [Bourdeau 1917, 5, 12]. Patrick Geddes travaille aux côtés de Huxley et de Lacaze-Duthiers. Pauline Brunet fait de même auprès de Charles Robin, et est d’après ce dernier « depuis longtemps familière avec les travaux de laboratoire, avec les études embryogéniques autant qu’avec les dissections comparatives ordinaires » [Huxley 1871, viii]. Sarazin, Darin, Dally, Varigny sont docteurs en médecine, comme René Benoît, lui-même fils de médecin, qui soutient ses thèses en 1873 mais a fait déjà paraître chez Germer Baillière des Études spectroscopiques sur le sang en 1869, l’année où il commence à traduire des articles de Huxley pour la Revue des cours scientifiques. Georges Lamy, quant à lui, est maître de conférences de géographie lorsqu’il traduit Physiography [Caplat 1986, 438].

20 Mais au-delà du problème de la compétence scientifique et linguistique des traducteurs, se pose celui du rythme de la traduction. La nécessaire rapidité de la diffusion des savoirs, en ce temps de progrès scientifiques soutenus, impose aux traducteurs de travailler vite. La presse, de ce point de vue, permet de raccourcir les délais, notamment dans le domaine des sciences naturelles [Chevrel, D’Hulst et al. 2012, 956, 961, 999]. Prenons l’exemple, assez parlant, de la Revue des cours scientifiques de Baillière et Alglave. En moyenne, hors deux articles publiés plus de neuf mois après leur sortie en Angleterre, les textes de Huxley en mettent moins de cinq à être disponibles en français. Les délais peuvent même être beaucoup plus rapides : le discours sur « Les Rapports des sciences biologiques avec la médecine », prononcé au Congrès médical international de Londres le 9 août 1881, est publié trois semaines plus tard dans la revue. Pour les livres, les délais sont évidemment plus longs, certains ouvrages paraissant jusqu’à neuf ans après leur sortie en Angleterre.

21 En fonction de ces diverses contraintes, maîtrise de l’anglais et qualification scientifique des traducteurs, rythme des traductions, celles-ci présentent-elles des problèmes ? Sur cette question qui mériterait une étude approfondie, on se contentera ici de donner quelques éléments, identifiables grâce au souvenir qu’en ont laissé les sources. Huxley prend soin en général dans ses préfaces de remercier ses traducteurs. Une fois seulement, il reproche à l’un d’eux, Eugène Dally, une erreur, bien légère au demeurant, liée à une « formule obscure et à peu près intraduisible » [Huxley 1863, v–vi]. Varigny aussi rencontre quelques difficultés, butant sur des expressions qui renvoient à des références littéraires ou historiques peu connues en France, comme Solomon Eagle, un Quaker réputé pour avoir lancé des imprécations pendant le grand incendie de Londres de 1666, ou Sludge, héros d’un poème de Browning [Huxley 1990-1995, vol. 28, fo 67].

22 S’il ne semble donc pas à première vue y avoir eu d’erreurs ou de problèmes graves de traduction pour Huxley, ni de désaccord avec ses traducteurs quant à l’interprétation de ses écrits – on est loin des différends entre Darwin et Clémence Royer – le passage de la Manche n’en signifie pas moins quelques libertés prises çà et là avec les textes originaux. La pratique est ici encore courante dans les traductions de l’anglais au français au xixe siècle, en sciences comme en littérature [Chevrel, D’Hulst et al. 2012, 935–938], [Cooper-Richet & Rapoport 2014, 56–58]. Pauline Brunet opère ainsi une refonte du plan initial, passé de sept à huit chapitres organisés selon une logique différente de celle de Huxley. Georges Lamy, lui, souhaite faire correspondre sa traduction « non pas seulement au goût, mais aux connaissances des lecteurs français, en lui donnant dans la traduction la couleur locale qu’il possède dans l’original » [Huxley 1877b, x], et remplace pour cela deux chapitres sur la Tamise par deux autres sur la Seine. Ces libertés prises avec le texte original ne remettent pas plus en cause la pensée de Huxley que les quelques erreurs de traduction évoquées, et aboutissent moins à une trahison de son œuvre qu’à la servir, en la rendant plus accessible aux lecteurs. En la matière, les traducteurs rejoignent les impératifs commerciaux des éditeurs, dont la fonction est évidemment de faciliter l’appréhension des ouvrages par le public, pour faciliter la réussite commerciale des publications.

3 Pourquoi traduire Huxley ?

23 On possède peu d’éléments permettant de connaître de manière systématique ce qui motive les différentes publications. Notons d’ailleurs tout de suite que l’initiative en revient le plus souvent non pas aux éditeurs, mais aux réseaux scientifiques : c’est une pratique courante dans ce secteur de l’édition [Chevrel, D’Hulst et al. 2012, 948]. La lecture de la correspondance de Huxley est significative : aucune lettre d’éditeur n’y figure et, de la même manière, parmi les 750 lettres de/à des savants contenues dans les archives de la maison J.-B. Baillière, aucune n’est de/adressée à Huxley [Clavreuil, Clavreuil et al. 2001]. Bien sûr, cette absence de lettres ne veut pas dire qu’elles n’ont jamais existé, mais l’hypothèse du caractère limité, sinon nul, des relations directes entre Huxley et les éditeurs français est nourrie par la façon dont la correspondance de celui-ci permet de reconstituer de quelle manière ont été lancées certaines des traductions de ses livres. Pour Sarazin, Brunet, Vogt, Darin, on a la preuve écrite que l’initiative vient d’eux, qu’ils entreprennent d’abord la traduction ou s’adressent à Huxley avant même de s’enquérir d’un éditeur [Huxley 1990-1995, vol. 10, fo 151 ; vol. 25, fo 121 ; vol. 28, fo 78], [Huxley 1877a, 1–2]. Les motivations semblent donc être au départ purement scientifiques, et liées d’ailleurs, comme nous l’apprennent les préfaces des ouvrages, à trois impératifs clairement identifiés.

24

Tous nos traités élémentaires, dit Giard, sont [...] pour cette partie de la zoologie d’une insuffisance regrettable, et l’on peut affirmer que le meilleur d’entre eux est en retard d’une vingtaine d’années sur l’état actuel de la science. [Huxley 1877a, i]

25 Il s’agit donc tout d’abord de combler les lacunes du marché éditorial français en matière de sciences en le faisant bénéficier des plus récentes avancées de la recherche étrangère. Eugène Dally justifiait de la même façon en 1868 la traduction de La Place de l’homme dans la nature : « il résume fidèlement, sur des questions presque entièrement modernes, l’état actuel du savoir et des conceptions », disait-il à propos du livre de Huxley [Huxley 1863, xiv]. Et Charles Robin trouve lui aussi en 1875 en préfaçant Les Éléments d’anatomie comparée des animaux vertébrés que c’est « un livre qui non seulement n’existait pas en France, mais qui manquait dans d’autres pays » [Huxley 1871, vii].

26 Derrière cette volonté de diffuser les avancées les plus récentes de la science, et qui plus est de la science étrangère, se cache une deuxième motivation : le militantisme scientifique, particulièrement fort dans le monde savant lorsqu’il s’agit de soutenir des idées nouvelles [Chevrel, D’Hulst et al. 2012, 954–955], et d’autant plus significatif qu’il est question ici de promouvoir des idées polémiques, celles liées à la théorie de l’évolution biologique. Des darwiniens convaincus comme Vogt, Reinwald, Dally, Giard, ne sauraient cacher de telles motivations. Ce dernier est on ne peut plus clair à ce sujet, qui veut « donner aux jeunes étudiants français une connaissance sommaire des grands principes introduits par Lamarck et Darwin dans les sciences naturelles, principes qui ont provoqué un mouvement si considérable dans toutes les branches du savoir humain », et permettre leur « dissémination » qui est un enjeu pour « l’honneur de notre pays » [Huxley 1877a, iii].

27 Derrière cette idée de « dissémination » se trouve un troisième et dernier impératif : celui de diffuser les savoirs scientifiques de la façon la plus claire et la plus compréhensible, en un mot participer à leur popularisation. Au-delà des spécialistes, les ouvrages s’adressent en effet au cercle des amateurs éclairés que sont les étudiants et, dans un second temps, à un public plus large, ainsi que l’explique encore Giard ; aussi sa traduction comporte-t-elle en plus du texte de Huxley des éléments devant favoriser sa compréhension, comme un glossaire et des notes complémentaires. Eugène Dally vise ce même public des étudiants, mais aussi les « professeurs des classes élémentaires », et espère ainsi « servir [...] la cause de l’enseignement populaire » [Huxley 1866, iii–iv]. De fait, Huxley est réputé pour mettre ses hautes compétences au service de l’éducation populaire, et il insiste d’ailleurs sur cet élément dans certaines de ses préfaces. « Je me suis efforcé de faire participer le grand public à mes pensées en les revêtant d’un langage simple et dépourvu de termes techniques », écrit-il ainsi [Huxley 1870, vi]. Les lecteurs français peuvent d’ailleurs découvrir quelques considérations d’ordre didactique dans la préface traduite de sa Physiographie, où le traducteur Georges Lamy exprime lui-même que « l’enseignement d’un grand savant n’est jamais si précieux que quand il descend jusqu’à la jeunesse et revêt une forme élémentaire » [Huxley 1877b, x–xv].

4 Une réussite éditoriale ?

28 Ces objectifs ont-ils été atteints ? Cette entreprise de diffusion auprès d’un large public des idées évolutionnistes a-t-elle été couronnée de succès ? Les cercles darwiniens français ont-ils trouvé chez les éditeurs des relais efficaces ? On ne reviendra pas ici sur les difficultés de l’évaluation des effets quantitatifs et qualitatifs de la mise sur le marché des ouvrages imprimés au xixe siècle. On se contentera d’un faisceau d’indices assez parlants. Constatons tout d’abord le faible nombre de rééditions des ouvrages : seuls quatre sur quinze sont concernés. On est donc loin des chiffres des versions anglaises des ouvrages de Huxley : si l’on en croit en effet la liste établie par Cyril Bibby, les onze ouvrages originaux qui ont été traduits en français représentent en tout, outre-Manche, 19 éditions et 84 réimpressions, le record étant détenu par les Lessons in Elementary Physiology [Huxley 1866], réimprimées 27 fois entre 1866 et 1885, pour quatre éditions différentes [Bibby 1972, 468–470]. Quant aux tirages des éditions françaises [5], ils sont dans la moyenne des publications du marché des sciences et techniques [Tesnière 2001, 29] : les premiers livres sont tirés entre 1 000 et 1 500 exemplaires, mais à partir de 1881, le chiffre est presque toujours de 2 000 volumes. C’est un chiffre faible pour les Premières notions sur les sciences, publiées dans la « Bibliothèque utile » qui tire plutôt, d’habitude, à 5 000 exemplaires [Tesnière 2001, 59], [Olivero 1999, 176].

29 Quant à la diffusion des ouvrages, on a sur elle fort peu de renseignements. Alfred Giard écrit que les 1 500 exemplaires des Éléments d’anatomie comparés des animaux invertébrés ont été rapidement épuisés, mais on n’en a pas d’autre preuve [Giard 1896, 31]. La correspondance de Huxley nous montre qu’il avait l’habitude d’envoyer des exemplaires de ses ouvrages aux savants français, ce qui explique peut-être qu’on trouve dans la bibliothèque d’Alphonse Milne-Edwards, mise en vente en mai 1901, plusieurs éditions anglaises, mais seulement deux éditions françaises, celle de 1881 de L’Écrevisse et celle de 1875 du livre sur les Vertébrés [Les Fils D’Émile Deyrolle 1901, vol. ii, 80 ; iii, 26 ; iv, 5, 23]. Même la Société d’anthropologie de Paris ne possède à son catalogue de 1891 que deux ouvrages de Huxley en français : La Place de l’homme dans la nature et Hume. On trouve également quelques ouvrages de Huxley dans des bibliothèques d’intellectuels : ainsi dans celles de Maurice Barrès (Les Sciences naturelles et les problèmes qu’elles font surgir) et de Gabriel Tarde (La Place de l’homme dans la nature, L’Écrevisse, l’ouvrage sur les Vertébrés) ou bien encore parmi les 97 ouvrages d’histoire naturelle laissés à sa mort par Ernest Renan (Les Sciences naturelles et l’éducation) [Salmon 2014, 358], [Calmann-Lévy éditeur 1895].

30 À un autre niveau de lectorat, celui des classes non intellectuelles, les ouvrages de Huxley sont plus ou moins accessibles. La consultation systématique des 54 catalogues des bibliothèques municipales de prêt à domicile de Paris pour la Belle-Époque montre que dans 25 d’entre elles, soit moins de la moitié, les abonnés peuvent trouver et emprunter des livres du savant britannique. 21 proposent à leurs lecteurs les Premières Notions sur les sciences, l’ouvrage publié dans la « Bibliothèque utile » dont les volumes ont bien évidemment leur place, au vu des objectifs d’éducation populaire de la collection, sur les rayons des bibliothèques municipales parisiennes. Seuls quatre autres ouvrages sont présents dans plus d’une bibliothèque. La moitié des ouvrages de Huxley traduits en français n’étant pas disponibles dans ces bibliothèques, on peut supposer qu’ils ont dû être fort peu lus par la population parisienne. Ce qui n’est guère étonnant pour des ouvrages d’un certain niveau scientifique, mais l’est davantage pour des textes à vocation vulgarisatrice, comme ses discours prononcés devant des publics ouvriers. Pour les autres ouvrages, leur présence dans les bibliothèques ne dit évidemment rien de leur « consommation », mais permet au moins d’en évaluer l’offre, et de la comparer à d’autres auteurs. Si 25 bibliothèques municipales parisiennes proposent des ouvrages en français de Huxley, elles sont moins nombreuses, 23, à proposer des ouvrages de Darwin (dont 18 pour L’Origine des espèces), et 19 à offrir le Cours élémentaire de zoologie de Milne-Edwards. Les ouvrages de Cuvier ne sont présents que dans 20 d’entre elles, et Huxley fait même jeu égal avec Buffon, présent lui aussi dans 25 catalogues, en dépit de l’énormité bien connue de la diffusion de ses ouvrages, sous toutes leurs formes, au xixe siècle [Levacher 2011, 238–289]. Hors de Paris, les quelques sondages aléatoires effectués dans des catalogues de bibliothèques municipales ne permettent pas de plaider en faveur d’une large diffusion de Huxley : dans les années 1890-1910, on ne trouve aucun de ses ouvrages à Arras, ni à Brest, au Havre, à Lorient, Luçon, Lunéville, Nancy, Orléans, Rodez, Saint-Cloud, Sceaux... On en trouve un seul à Cannes, comme à Belfort, Boulogne-sur-Mer ou Sète, deux à Pau. La bibliothèque de Dijon, qui possède six de ces ouvrages en 1892, fait figure d’exception. Dans aucune de ces bibliothèques, les Premières notions sur les sciences, qui est pourtant l’ouvrage correspondant le plus au modèle de la vulgarisation, ne sont présentes.

31 La traduction en français et la diffusion en France des ouvrages de Huxley ne ressemble donc guère à un phénomène d’édition. Ces traductions passent en effet par les relais habituels de l’introduction et de la circulation des savoirs scientifiques étrangers et notamment britanniques en France dans la deuxième moitié du siècle : ce sont les réseaux darwiniens (Vogt, Dally, Giard, Varigny, Compayré...) qui sont à l’initiative, et trouvent des relais auprès d’éditeurs militants (Alglave, Reinwald) ou plus généralistes (les Baillière), en tout cas tous bien implantés dans l’édition scientifique et/ou médicale grâce à des revues et à des collections emblématiques. Aucun toutefois ne mise vraiment sur le succès de Huxley – les tirages initiaux, moyens, et la faiblesse des rééditions en témoignent. La diffusion de l’œuvre du « bouledogue de Darwin » par les canaux de l’édition et de la lecture publique apparaît ainsi relativement limitée. Bien sûr cette étude mériterait d’être complétée par une analyse plus fine des canaux scientifiques de cette circulation, notamment les comptes rendus de ses ouvrages et l’utilisation de ses textes dans d’autres travaux scientifiques – une étude qui dépasse le cadre de l’histoire de l’édition. En tout état de cause, l’édition française des œuvres de Huxley semble révélatrice de son statut aux yeux des Français : celui, surtout, d’un épigone de Darwin. La place majeure qu’il occupe dans le monde scientifique victorien n’aura ainsi guère trouvé de traduction dans le monde de l’édition française de la deuxième moitié du xixe siècle.


Titre Ouvrage original en anglais (1 re éd.) Parution/ rééd. Traducteur (Préface) Éditeur (collection) Éléments sur la di usion
(a) (b)
De la Place de l’homme dans la nature Evidence to Man’s Place in Nature (1863) ‪ 18681891 Dally (Dally)Varigny(Huxley) J.-B. Baillière et Fils n.c.2000(3)
Leçons de physiologie élémentaire Lessons in Elementary Physiology (1866) 1869 Dally C. Reinwald 1000(0)
Éléments d’anatomie comparée des animaux vertébrés A Manual of the Anatomy of Vertebrate Animals (1871) ‪ 1875 Brunet(Robin) J.-B. Baillière et Fils 1500(0)
Les Sciences naturelles et les problèmes qu’elles font surgir Lay Sermons, Addresses and Reviews (1870) ‪ 18771889 Sarazin(Huxley) J.-B. Baillière et Fils(Bibliothèque scientifique contemporaine) 1500n.c.(1)
Éléments d’anatomie comparée des animauxin vertébrés A Manual of the Anatomy of Invertebrate Animals (1877) ‪ 1877 Darin (Giard) Vve A. Delahaye et Cie 1500(0)
Hume, sa vie, sa philosophie Hume (1878) 1880 Compayré(Compayré) Germer Baillière(Bibliothèque de Philosophie contemporaine) 1500(0)
L’Écrevisse, introduction à l’étude de la zoologie The Crayfish. An Introduction to the Study of Zoology (1879) ‪ 18801896 Geddes ?(Huxley) Germer Baillière(Bibliothèque scientifique internationale) Alcan 1000 ?(c)n.c.(11)
Premières Notions sur les sciences Introductory Science Primer (1880) 1881 Gravez Germer Baillière(Bibliothèque utile) 2000(21)
Physiographie. Introduction à l’étude de la nature Physiography: An Introduction to the Study of Nature (1877) ‪ 188218921896 Lamy(Huxley) Germer BaillièreFélix AlcanFélix Alcan n.c.n.c.n.c.(1)
Cours élémentaire et pratique de biologie ‪[avec H. N. Martin] ‪ ‪A Course of Practical Instruction in Elementary Biology‪ ‪ (1875) ‪ 1884 Prieur(Huxley) Libr. Octave Doin(Bibliothèque biologique internationale) 1100(1)
Les Sciences naturelles et l’éducation [recueil d’essais d’origines éditoriales variées] 1891 SarazinVarigny(Huxley) J.-B. Baillière et Fils(Bibliothèque scientifique contemporaine) 2000(4)
Les Problèmes de la biologie [recueil d’essais d’origines éditoriales variées] 1892 Varigny J.-B. Baillière et Fils(Bibliothèque scientifique contemporaine) 2000(0)
L’Évolution et l’origine des espèces [recueil d’essais d’origines éditoriales variées] 1892 Varigny(Huxley) J.-B. Baillière et Fils(Bibliothèque scientifique contemporaine) 2000(2)
Les Problèmes de la géologie et de la paléontologie [recueil d’essais d’origineséditoriales variées] 1892 Varigny(Huxley) J.-B. Baillière et Fils(Bibliothèque scientifique contemporaine) 2000 ?(d) (1)
Science et religion Essays upon some Controverted Questions (1892) ‪ 1893 Varigny J.-B. Baillière et Fils(Bibliothèque scientifique contemporaine) 2000(1)
Du Singe à l’homme Man’s Place in Nature, and other Essays (1908)‪ 1911Molitor RoederSchleicher frèresn.c.-

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Notes

  • [1]
    Voir le tableau récapitulatif en annexe. La liste des ouvrages a été établie à partir du catalogue de la BnF, croisé avec le dépouillement systématique de la Bibliographie de la France et du Catalogue général de la librairie française de Lorenz.
  • [2]
    Pour une partie des textes édités en France, notamment les articles, le nom du traducteur n’a pu être retrouvé. Ce chiffre de 15 est donc une estimation basse.
  • [3]
    Il faut noter la grande diversité des textes publiés dans les huit recueils : articles scientifiques ; essais sur l’histoire et la philosophie des sciences et sur l’éducation ; comptes rendus d’ouvrages ; essais sur l’éducation scientifique et technique ; discours prononcés à des réunions ou sociétés savantes ; conférences données à des publics populaires et parfois déjà publiées dans des revues britanniques.
  • [4]
    C’est Henri Milne-Edwards, responsable de la partie zoologique de la revue, qui a proposé à son homologue de lui en ouvrir les colonnes [Huxley 1990-1995, vol. 22, fo 245].
  • [5]
    Voir tableau en annexe, dernière colonne.
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