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Article de revue

‪L’intériorité n’est-elle qu’un mythe ?‪

Pages 123 à 138

1La critique du dualisme cartésien au xxe siècle a été conduite principalement à partir de deux positions : d’une part le réductionnisme physicaliste identifiant un état de conscience à un état cérébral connaissable à partir de ses propriétés physiques et chimiques et, d’autre part, la critique wittgensteinienne voyant dans le dualisme spiritualiste le résultat d’une erreur grammaticale conduisant au mythe de l’intériorité, c’est-à-dire à la croyance que nous avons un accès privilégié à nos propres états mentaux inaccessibles à une observation à la troisième personne, contrairement à nos comportements qui sont publics.

2Le rejet du dualisme cartésien n’offre-t-il pas d’autre alternative ? Nous faut-il choisir entre un monisme matérialiste aux conséquences difficilement acceptables et une critique grammaticale qui voit dans la question des relations entre le cerveau et la conscience l’exemple type d’un problème voué à disparaître par une utilisation correcte du langage ?

3Si l’on considère que le monisme matérialiste, quelles que soient les formes qu’il revêt, n’explique pas réellement les propriétés essentielles des états mentaux et qu’il aboutit plutôt à la négation de ce qu’il prétend expliquer et si, d’autre part, une critique grammaticale du langage philosophique ne nous semble pas faire disparaître le mystère des relations entre le cerveau et la conscience, alors la philosophie de Ruyer nous offre une troisième voie, celle d’un monisme non matérialiste permettant de rendre compte de l’accès privilégié que nous avons à nos propres états mentaux sans pour autant nous faire retomber dans un dualisme cartésien dont les faiblesses ont été à juste raison dénoncées.

4La critique de la position réductionniste de Dennett, telle qu’il la développe dans son ouvrage La Conscience expliquée [Dennett 1993], me conduira à montrer pourquoi Ruyer, qui avait pourtant développé une conception mécaniste de la conscience dans sa thèse de doctorat, a été amené par une réflexion rigoureuse sur la notion de forme, à un monisme non matérialiste identifiant état de conscience et état cérébral. Ce monisme non matérialiste conduit-il à un retour au mythe de l’intériorité ? Ne relève-il pas, tout autant que le matérialiste moniste, d’une erreur de catégorie qui fait du cerveau l’organe de la pensée ? J’essaierai de montrer que le philosophe wittgensteinien partage le même présupposé que le matérialiste moniste, ce qui le conduit à refuser de faire du cerveau l’organe de la pensée.

1 Ruyer et la solution au problème de la conscience selon Dennett

5Le problème des qualia est au centre de l’ouvrage de Dennett et c’est certainement ce problème qui justifierait le titre de cet ouvrage si Dennett avait réellement donné une solution satisfaisante à cette question.

6Rappelons pourquoi les qualia semblent devoir résister à toute explication réductionniste. Il semble y avoir un fossé entre l’expérience subjective de la couleur, la pure sensation de rouge, et ce que peut décrire un neurologue au moment où le sujet a cette sensation de rouge. Wittgenstein parle à ce propos de l’infranchissable abîme entre la conscience et les processus cérébraux. C’est cet abîme que conteste Dennett mais sans faire de cet abîme une illusion prenant sa source dans une erreur grammaticale. Ainsi les sensations de malaise à la vue des serpents peuvent être identifiées à la somme totale des réactions inhérentes à mon système nerveux qui résultent de ma confrontation avec un certain schéma de stimulation. Cette réduction du quale à un ensemble de réactions cérébrales et comportementales permettrait selon Dennett d’éviter le cercle vicieux dans lequel tombe le dualisme. En effet la thèse dualiste semble condamnée à une explication semblable à celle qui fait appel à la vertu dormitive de l’opium pour rendre compte des effets de l’opium. Pour rendre compte de notre réaction face aux serpents, le dualiste devrait proposer l’explication suivante : les serpents évoquent en nous un quale particulier d’envie de vomir et notre sentiment de malaise est une réaction à ce quale. D’où le cercle vicieux dénoncé par Dennett : pourquoi éprouvons-nous ce sentiment de malaise ? Parce que les serpents nous dégoûtent. Pourquoi nous dégoûtent-ils ? Parce qu’ils provoquent en nous un sentiment de malaise. Ce cercle vicieux peut être dénoncé dans la plupart des cas : pourquoi aimons-nous telle personne ? Pour la beauté de ses yeux. Et pourquoi aimons-nous ses yeux ? Parce qu’ils font naître en nous un sentiment d’amour.

7La réduction des qualia aux réactions adaptatives de mon système nerveux a des conséquences et le mérite de Dennett est d’en tirer toutes les conséquences même si, pour rester cohérent, il lui faut refuser d’admettre ce qui nous paraît être une réalité impossible à récuser. C’est cette conséquence que nous voulons mettre en lumière parce qu’elle nous semble être le noyau de l’argumentation de Dennett, c’est-à-dire ce qu’il nous faut accepter si nous admettons la thèse matérialiste de l’identité telle que la définit Dennett. Si la sensation n’est pas un état de conscience distinct de l’état cérébral, il semble alors que l’on puisse définir les propriétés de cet état de conscience en termes neurologiques. Ma sensation de rouge, c’est ce que peut observer le neurologue quand il observe les réactions cérébrales résultant du stimulus. C’est donc la connaissance scientifique qui permet de connaître en quoi consiste cet état de conscience identique à mon état cérébral. Il nous semble que la conséquence inévitable de cette position, de ce primat accordé à la connaissance à la troisième personne, c’est la négation du phénomène en tant que phénomène, de l’apparence en tant qu’apparence et c’est d’ailleurs ce que reconnaît Dennett dans un passage clef de son ouvrage La Conscience expliquée. Dennett imagine un dialogue avec un disciple de Descartes refusant d’admettre que sa sensation se réduit à un ensemble de réactions neurologiques observables par le neurologue. Prenons l’exemple d’une illusion d’optique qui nous fait voir sur une page un anneau rosâtre là où il n’y a pas physiquement d’anneau rosâtre. Dennett cherche à convaincre le cartésien que non seulement il n’y a pas d’anneau rosâtre sur la page du livre mais qu’il n’y a pas non plus d’anneau rosâtre dans le monde intérieur de la conscience. Il nous semble certes voir un anneau rosâtre mais du fait qu’il nous semble voir un anneau rosâtre, Dennett refuse de conclure à la réalité, à l’être de l’apparence de l’anneau rosâtre :

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Tu sembles penser qu’il y a une différence entre le fait de penser (juger, décider, croire du fond du cœur) que quelque chose te semble être rose et le fait quelque chose te semble réellement être rose. Mais il n’y a pas de différence. Il n’existe pas de phénomène tel que le sembler réel qui vienne s’ajouter au phénomène de juger comme ceci ou comme cela que quelque chose est le cas. [Dennett 1993, 449]

9Dennett reconnaît bien qu’il nous semble voir un anneau rosâtre et enregistre fidèlement nos dires sans les mettre en doute (ce qu’il appelle faire de l’hétérophénoménologie). L’erreur que dénonce Dennett consiste à penser que, puisqu’il me semble voir un anneau rosâtre, alors il existe réellement une apparence d’anneau rosâtre accessible uniquement au sujet cartésien. Dennett doit donc refuser l’existence phénoménale de l’apparence de l’anneau rosâtre pour ne pas retomber dans le dualisme cartésien. Comme il le dit :

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Il n’y a pas de chose telle qu’un anneau rosâtre qui semble simplement exister. [Dennett 1993, 449]

11Ce qui reste vrai, c’est que j’ai pensé ou dit qu’il me semblait voir un anneau rosâtre. Avoir la sensation d’un anneau rosâtre se réduit donc à penser ou dire qu’il me semble voir un anneau rosâtre. Il n’y a pas à admettre en plus de ce jugement, de cet acte linguistique, l’existence d’une apparence d’anneau rosâtre, apparence qui serait à l’origine de mon jugement. Le stimulus sur la page du livre vous a seulement conduit à dire que vous perceviez un anneau rosâtre. Dennett se voit donc obligé de refuser toute existence à l’expérience subjective faite à la première personne. Il refuse l’existence de ce qu’il prétendait pouvoir expliquer. Cette position est cohérente par rapport à ses présupposés matérialistes mais elle a un prix que même un philosophe non dualiste n’est peut-être pas prêt à payer. Son principal argument est que si l’on ne paye pas ce prix, on retombe inéluctablement dans le dualisme.

12C’est ce même souci de cohérence que l’on retrouve dans la manière dont Dennett répond à une expérience imaginaire censée prouver l’impossibilité de réduire l’état de conscience à l’aire cérébrale telle qu’elle est connue et enregistrée par le neurologue. L’expérience imaginée par Jackson et reprise sous différentes formes, est celle d’un neurologue enfermé dans une chambre noire dès sa naissance. Il a acquis la connaissance de toutes les réactions qui se produisent dans le cerveau d’un homme percevant les couleurs et il connaît donc la réaction cérébrale correspondant à la perception d’une banane jaune. La question est de savoir si, n’ayant jamais eu auparavant de sensations de couleur, il découvrira quelque chose de nouveau pour lui lorsqu’on le mettra pour la première fois de sa vie devant une banane jaune. Tout dualiste doit répondre que ce neurologue fait une expérience nouvelle puisqu’il refuse d’identifier la sensation de jaune à un état cérébral. Dennett ne peut accepter cette position parce que son monisme matérialiste l’oblige à considérer qu’une connaissance objective à la troisième personne de l’état cérébral peut en principe être complète et ne rien laisser en dehors d’elle. Il doit donc être possible au neurologue enfermé dans sa chambre noire de savoir en quoi consiste l’expérience de la sensation de jaune à partir de l’observation de l’état cérébral de celui qui fait cette expérience. Il semble en effet que si l’on considère que la connaissance à la troisième personne n’équivaut pas à l’expérience subjective, au fait d’éprouver la sensation de jaune, on soit inéluctablement reconduit à une position dualiste. C’est tout l’intérêt de la philosophie de Ruyer de montrer qu’il est possible de reconnaître une distinction fondamentale entre la connaissance neurologique de l’état cérébral et l’expérience subjective de la sensation de jaune. Refuser la primauté de la connaissance objective à la troisième personne ne conduit pas inéluctablement à adopter une position dualiste. Comme le montrera Ruyer dans La Conscience et le Corps [Ruyer 1937], la thèse de l’identité entre l’état cérébral et l’état de conscience ne nécessite pas que l’on admette l’auto-suffisance de la connaissance objective à la troisième personne.

13Pourtant, Ruyer, dans sa thèse de doctorat avait développé des thèses et des arguments proches de ceux de Dennett et que l’on pourrait rapprocher du courant fonctionnaliste. Sans entrer dans le détail de cette thèse, nous voudrions mettre l’accent sur les deux points que nous pouvons mettre directement en rapport avec l’argumentation de Dennett pour comprendre ensuite ce qui a amené Ruyer à refuser la possibilité d’une explication mécaniste de la conscience.

14Dans son premier livre Esquisse d’une philosophie de la structure [Ruyer 1930], Ruyer considérait que la sensation pouvait être définie comme une sorte de clef déclenchant dans le cerveau une réaction, à la manière dont une clef ouvre une serrure. Considérons un arbre et la perception qu’un homme a de cet arbre. Un arbre constitue une forme. Cette forme objective existe par la liaison des éléments qui la constituent à la manière dont la forme triangulaire n’existe que par la liaison des lignes. L’homme qui perçoit cet arbre en a une image consciente au niveau de son cerveau. Cette image de l’arbre peut être définie comme une forme cérébrale qui existe donc spatialement. Il ne s’agit évidemment pas d’une image photo reproduisant l’arbre. Lorsqu’il emploie le terme d’image cérébrale, Ruyer veut dire que les liaisons des différents éléments nerveux constituent une forme. Ces liaisons sont de nature différente des liaisons qui constituent la forme de l’arbre dans la forêt mais elles constituent elles aussi une forme cérébrale résultant de l’action des ondes lumineuses sur la surface rétinienne. Les qualités sensibles qui sont les éléments constitutifs des formes perçues, sont définies elles-mêmes comme des formes, même s’il ne nous est pas possible de les décomposer en leurs éléments sans les faire disparaître. L’image cérébrale de l’arbre est faite de points qualités de couleur de même qu’une mélodie est constituée de sons élémentaires que notre cerveau relie pour constituer cette forme temporelle qu’est la mélodie. Tout est donc forme : l’arbre tel qu’il existe extérieurement à moi, de même que les sensations de vert et de brun à partir desquelles le cerveau va constituer une image de l’arbre. Mais la forme, quelle qu’elle soit, est un mécanisme et elle agit sur d’autres formes, comme un mécanisme agit sur un mécanisme. Ainsi la forme arbre agit sur le cerveau par l’intermédiaire des ondes lumineuses, et l’image cérébrale qui en résulte agira sur d’autres formes cérébrales qui produiront une réaction organique. Ruyer, pour expliquer ce mode d’action des formes les unes sur les autres se réfère donc à l’action d’une clef sur la serrure. La clef permet d’ouvrir la serrure grâce à sa forme qui est en harmonie avec celle de la serrure, d’où son efficacité. Le cerveau

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[...] est un organe récepteur d’une forme, selon la nature de laquelle un mouvement se déclenchera. Le mécanisme qui nous paraît le mieux répondre à cette définition est celle d’une clef ouvrant une serrure. L’arbre de la biologie fonctionne selon sa forme, se nourrit, croît, respire. L’image de l’arbre implique que toutes les parties de l’arbre ont été unies entre elles par des liaisons d’un autre ordre fournies par des conducteurs nerveux, de façon à pouvoir agir sur l’organisme par la forme même de l’arbre comme une clef avec, comme serrure, le cerveau. [Ruyer 1930, 142]

16Ruyer conclut de cette analyse du mode de fonctionnement du système nerveux, que « si l’on pouvait construire un appareil physique reproduisant toutes les liaisons physiques du système nerveux, cet appareil serait conscient » [Ruyer 1930, 169].

17On retrouve chez Dennett cette référence au mode d’action d’une clef pour rendre compte du fonctionnement cérébral. Voulant définir l’intentionnalité en termes simples, il se réfère au rapport entre la clef et la serrure :

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[...] une clef et une serrure manifestent la forme d’intentionnalité la plus grossière ; il en va de même pour les récepteurs optiques qui se trouvent dans les cellules du cerveau. C’est à partir de cet élément premier, le rapport grossier qui existe entre une clef et une serrure, que la nature a construit donc des sous- systèmes plus perfectionnés qui méritent davantage le titre de systèmes représentationnels. [Dennett 1998, 56-57]

19Ruyer, dans Esquisse d’une philosophie de la structure, se réfère à ce même modèle pour expliquer l’adaptation de l’organisme à son milieu par un processus aveugle de type darwinien et donc sans recourir à une explication de type finaliste :

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L’harmonie d’une forme organique avec son milieu, fonctionnant comme un barrage à propriétés définies, comme l’harmonie de la clef et de la serrure, est une raison pour que cette forme organique existe. C’est ce qui explique que la finalité paraisse dominer l’ordre du mécanisme. [Ruyer 1930, 149]

21Il faut souligner qu’il y a un lien direct entre cette réduction des sensations et des états de conscience à des mécanismes et le rejet de l’explication finaliste en biologie. Puisque tout est forme et que toute forme agit causalement par ses propriétés propres à la manière d’un mécanisme, la finalité intention ne peut être qu’une illusion.

22Pourquoi Ruyer est-il passé de ce modèle mécaniste de la conscience et du vivant à une conception qui s’efforcera de montrer que toute explication mécaniste de la conscience équivaut à sa négation ? Il nous semble que c’est une réflexion sur les conditions d’existence d’une forme qui a conduit Ruyer à abandonner son premier modèle mécaniste. Tout est forme et toute action est celle d’une forme sur une autre forme et le cerveau est lui aussi un ensemble de formes cérébrales. Une forme peut être définie comme un certain type de liaisons entre les éléments qui constituent cette forme. Mais quel est le mode d’existence de ces liaisons ? Puisqu’une forme est une unité d’une diversité d’éléments, il faut rendre compte de cette unité si l’on veut rendre compte de l’existence des formes. Expliquer par l’action d’une forme sur une autre forme sans s’interroger sur le mode d’existence des formes, équivaudrait à ne rien avoir expliqué. Le mécanisme ne rend pas compte des formes, c’est-à-dire de ce qui fait d’une forme une forme. C’est ce que montrera Ruyer dans La Conscience et le Corps et c’est dans cet ouvrage que Ruyer développe la notion qui permet de rendre compte de l’existence des formes, c’est-à-dire de la conscience et, au-delà de la conscience, des formes organiques. En effet, pour Ruyer, le problème de la conscience et le problème du vivant, de la finalité organique, ne font qu’un. Reprenons l’exemple de la perception d’un arbre. Pour que je puisse percevoir cet arbre, il faut qu’existe sous une forme ou sous une autre, dans mon cerveau une forme cérébrale d’arbre. Mais pour qu’il y ait perception, il faut que cette image cérébrale soit perçue sinon il n’y aurait pas plus de perception qu’il n’y en aurait si personne n’était placé devant l’écran de télévision. D’où la question que pose Ruyer : « Qui perçoit l’image cérébrale ? » Si on refuse de recourir à l’œil de l’esprit cartésien et si on n’accepte pas de considérer que la caméra perçoit réellement la scène qu’elle enregistre au sens où je perçois cette même scène, alors il semble qu’il ne reste plus qu’une solution, même si cette solution implique un bouleversement radical de la conception de la conscience et du corps et donc de leurs « relations ». C’est cette solution que développera Ruyer dans toute son œuvre et qui se trouve condensée dans la notion de survol absolu ou de surface absolue. Il nous faut admettre que c’est la surface cérébrale qui se perçoit elle-même par ce que Ruyer appelle un survol absolu, c’est-à-dire un survol sans distance. Il n’y a pas de sujet de la perception, transcendant à cette surface cérébrale et distinct de cette surface cérébrale. C’est cette surface cérébrale qui est sujet et objet de la perception par cette propriété inhérente à tout champ de conscience de se survoler lui-même. Tout se passe ici comme si un texte était capable de se lire lui-même, comme s’il n’y avait plus besoin d’un lecteur placé devant le texte et distinct du texte pour que le texte soit lu. Si la surface cérébrale n’était, comme la page du livre, qu’un pur objet, si les éléments de la surface cérébrale étaient simplement juxtaposés les uns à côté des autres, partes extra partes, comme le sont les lettres sur la page, il n’y aurait pas lecture. La page cérébrale se lit elle-même. Comme l’écrit Ruyer :

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Il est de la nature de toute forme de paraître se survoler elle-même. Chaque fois qu’un ensemble vrai, une vraie forme, un vrai domaine de liaisons existe, un point mythique de perspective est virtuellement créé. [Ruyer 1937, 64]

24C’est cette propriété qui permet de rendre compte de l’existence des formes. Puisqu’une forme n’existe que par la liaison de ses éléments, il est possible d’en rendre compte par ce survol sans distance qui permet à la surface cérébrale de se voir elle-même, de s’auto-posséder et d’être donc une forme cérébrale. Cette synthèse des éléments n’est donc pas opérée de l’extérieur par un sujet métaphysique mais par la surface cérébrale elle-même et en ce sens, la solution de Ruyer demande qu’on abandonne le dualisme cartésien, l’opposition entre l’étendue et la pensée, sans pour autant retomber dans un monisme matérialiste. En effet, les mécanismes ne possèdent pas cette propriété d’auto-survol et il n’est donc pas possible de rendre compte de l’unité d’une forme par des mécanismes. Dans notre champ de perception, tous les éléments qui y figurent, tout en étant divers et distincts, appartiennent à un seul et même champ de conscience et cette unité fondamentale par auto-survol doit donc être attribuée aux éléments cérébraux qui constituent cet état cérébral. Cette propriété appartient à tout champ de conscience et par conséquent la conscience ne saurait être réduite à des mécanismes cérébraux.

25Il nous faut donc faire une distinction essentielle entre l’état cérébral tel qu’il est donné au neurologue comme pure substance étendue et ce même état cérébral tel qu’il est donné à lui-même par auto-survol absolu. La connaissance objective de cet état, son observation à la troisième personne, ne saurait donc être équivalente au fait d’être dans cet état ou d’être cet état. B, qui perçoit l’état cérébral de A au moment où A a une sensation de jaune, n’éprouve donc pas cette sensation. Évidemment dira Dennett, puisque B n’est pas A. Mais ce qui fait problème pour le monisme matérialiste, c’est que A éprouve quelque chose quand il est dans cet état cérébral. Ce dont il faut rendre compte, c’est que cet état est ressenti. Lorsqu’une table peinte en vert est ensuite peinte en bleu, on pourrait dire qu’elle change d’état et que cela lui fait quelque chose puisqu’elle n’est plus dans le même état. Mais le fait de changer d’état n’implique pas que la table a éprouvé quelque chose en changeant d’état. C’est l’observateur extérieur qui a éprouvé quelque chose en voyant la table changer de couleur. Nous voulons dire que cela ne fait rien à une table d’être une table parce qu’elle n’est pas dotée de ce survol absolu et par conséquent, à supposer qu’une connaissance objective parfaite de la table soit possible, cette connaissance ne laisserait aucun résidu. Rien de l’être de la table ne lui échapperait. Par contre, la connaissance neurologique de l’état cérébral de A, si complète soit-elle, laisse quelque chose d’essentiel en dehors d’elle, c’est-à-dire ce que cela fait d’être dans cet état.

2 Ruyer face à la tentation d’un retour à l’épiphénoménisme

26C’est ce fossé entre la connaissance à la troisième personne et l’expérience subjective dont n’arrivent pas à rendre compte des auteurs tels qu’Edelman, J. Proust ou Jeannerod, alors même qu’ils reconnaissent, contrairement à Dennett, que la connaissance objective n’est pas équivalente à l’expérience phénoménale. Ainsi, le neurologue Edelman [Edelman 2004] considère que les qualia résultent de ce qu’il appelle une « transformation phénoménale » de l’activité neurale. L’expérience phénoménale est occasionnée par l’activité neurale et elle est une propriété de cette activité. L’efficacité causale appartient aux voies neurales. Mais il reconnaît que « nulle expérience scientifique de ces voies et de leur activité ne peut donner naissance à un quale spécifique dans l’esprit du lecteur » [Edelman 2004, 97]. Mais pourquoi la transformation phénoménale n’est-elle pas accessible à l’observation scientifique ? Pourquoi cette propriété des états neuraux n’est-elle pas donnée au neurologue comme le sont les autres propriétés ? Il ne devrait pas s’agir d’une question secondaire pour un neurologue qui prétend expliquer la conscience à partir des propriétés physico-chimiques du cerveau.

27La même critique peut être adressée à J. Proust. Elle remarque que nous pouvons savoir beaucoup de choses des expériences sensorielles ressenties par des animaux différents de nous. Ainsi,

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Nous pouvons apprendre à quoi il est sensible et quelle différence dans le stimulus provoque une différence de sensation. En bref on peut construire un espace pour toute modalité perceptive de cet organisme. [Proust 1997, 337]

29Mais elle reconnaît « que nous ne pouvons rien savoir de la sensation brute qui forme l’expérience de l’animal du fait de nos différences de constitution » [Proust 1997, 337]. Or la différence de constitution est observable. Pourquoi donc son effet, c’est-à-dire l’expérience phénoménale, ne l’est-elle pas ?

30M. Jeannerod affirme, dans La Nature de l’esprit [Jeannerod 2002], qu’un état mental possède un côté public et un côté privé, ce côté privé concerne le sujet dans sa particularité, dans son histoire individuelle. Il pourrait s’agir d’un type de douleur ou de chagrin que n’aurait jamais connu l’observateur extérieur. Mais le problème demeure : si l’aspect privé de l’état mental est bien identique à la surface cérébrale observable, pourquoi cet aspect privé n’est-il pas aussi accessible que son aspect public lui aussi identique à un mécanisme cérébral ? Pourquoi l’observateur a-t-il besoin de reconstruire cet aspect privé alors qu’il n’a pas besoin d’une telle reconstruction pour l’aspect public ? Pour un physicaliste, le type d’être des deux aspects est semblable : dans les deux cas, il s’agit de phénomènes neuraux offerts à une observation à la troisième personne. Dira-t-on enfin que l’expérience phénoménale est une propriété émergente à partir des propriétés neurales comme les propriétés de la molécule d’eau émergent à partir des propriétés des atomes d’hydrogène et d’oxygène ? Mais c’est oublier que les propriétés nouvelles de l’eau sont données à une observation extérieure. Pourquoi donc l’expérience phénoménale, le quale, n’est-il pas observable par le neurologue comme le sont les propriétés de l’eau ?

31Chalmers, contrairement aux auteurs que nous venons de citer, prend au sérieux l’expérience phénoménale. Selon lui, l’expérience phénoménale n’est pas une propriété physique ni fonctionnelle car elle ne survient pas logiquement sur le physique puisqu’on peut concevoir sans contradiction un monde dans lequel existerait un zombi, identique à nous physiquement, qui ne vivrait pas d’expérience phénoménale. Cependant, la conscience, dans notre monde, surviendrait naturellement sur le monde physique à partir d’une propriété physique, fonctionnelle. Ainsi, dans notre monde, un robot doté de l’état fonctionnel adéquat, d’un programme informatique, aurait accès comme nous aux expériences phénoménales et serait donc conscient. La conscience serait donc l’effet de l’organisation fonctionnelle de notre cerveau sans être pourtant une propriété physique fonctionnelle comme le soutient Dennett. Mais Chalmers, tout en insistant sur la réalité et l’irréductibilité de l’expérience phénoménale, lui refuse pourtant tout rôle explicatif puisque tous nos comportements, y compris nos jugements sur nos états de conscience, peuvent être expliqués fonctionnellement :

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[...] quoi que puisse être la métaphysique de la causalité, il paraît assez clair que l’on peut donner une explication physique du comportement qui ne fasse pas appel à la conscience et n’implique pas davantage son existence. [Chalmers 2010, 257]

33Certes, Chalmers fait la distinction entre l’absence de rôle explicatif et l’absence de rôle causal, mais si le monde physique est causalement clos, il paraît difficile d’envisager un rôle causal de la conscience, de l’expérience phénoménale. Il s’agit donc d’un épiphénoménisme et d’un dualisme des propriétés. Les propriétés phénoménales sont alors des propriétés étranges : ce sont des propriétés non physiques mais naturelles, dépendantes cependant de propriétés physiques, sans pouvoir, semble-t-il, exercer d’action en retour sur ces propriétés puisque le monde physique est causalement clos. Ces propriétés émergent de propriétés physiques sans pouvoir être expliquées à partir des lois de la physique. La théorie de la conscience qu’il envisage pourra seulement énoncer des lois psychophysiques gouvernant les relations entre les expériences phénoménales et « des états informationnels », c’est-à-dire des états fonctionnels. Il envisage donc un fonctionnalisme non réductionniste. Mais il nous faut alors admettre avec Chalmers qu’une propriété non physique, non observable à la troisième personne, puisse être dépendante d’une propriété physique. L’évolution aurait donc engendré une propriété naturelle mais ne servant à rien, puisqu’un zombi non conscient pourrait agir exactement comme moi et prononcer les mêmes jugements. Le paradoxe le plus important de cette position est que Chalmers tout en prenant au sérieux la conscience phénoménale, l’expérience subjective, lui refuse pourtant un rôle explicatif. Or, selon mon expérience phénoménale, c’est ma sensation de soif qui est à l’origine de mon geste vers le verre d’eau, et mes actes, selon le point de vue à la première personne, sont finalisés, justifiés par des raisons d’agir. Or si la causalité n’est que physique, tout ce contenu phénoménal ne serait qu’illusion. En quelque sorte, Chalmers reconnaît la certitude du cogito, de la pensée consciente radicalement distincte du corps, mais paraît envisager la possibilité qu’elle ne joue aucun rôle causal dans l’existence.

34Chalmers envisage pourtant une forme de monisme proche de celui développé par Ruyer. Puisque le même état informationnel, c’est-à-dire le même programme informatique, peut être réalisé physiquement et phénoménalement, c’est-à-dire puisque l’information a un double aspect, un aspect physique et un aspect phénoménal, alors

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Nous pourrions dire que les aspects internes de ces états sont phénoménaux et que leurs aspects externes sont physiques : l’expérience est l’information vue de l’intérieur ; la physique est l’information vue de l’extérieur. [Chalmers 2010, 420]

36La théorie du double aspect, contrairement à la thèse du dualisme des propriétés développée par Chalmers, permet d’éviter les difficultés que nous avons relevées ci-dessus.

37Le monisme non matérialiste de Ruyer nous semble donc plus cohérent et plus en accord avec notre expérience phénoménale puisque, dans ce cas, l’état phénoménal identique à l’état cérébral, joue bien un rôle causal en tant qu’état phénoménal.

38Il nous faut donc affirmer avec Ruyer que la connaissance objective de l’état cérébral n’équivaut pas à l’expérience subjective vécue par celui qui est dans cet état cérébral alors même que l’expérience subjective, c’est-à-dire l’état mental et l’état cérébral ne font qu’un. Il n’est pas nécessaire d’être dualiste pour reconnaître l’irréductibilité des qualia, de l’expérience phénoménale subjective, à la connaissance à la troisième personne. Le cerveau objet du neurologue, la pure substance étendue, n’est que l’apparence que prend une subjectivité quand elle est perçue de l’extérieur.

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L’esprit n’est qu’un nom donné à la différence entre une surface objet et une surface réelle. [Ruyer 1937, 99]

40La surface réelle, c’est la surface cérébrale, la forme cérébrale telle qu’elle est donnée à elle-même par survol absolu.

41Ce que Ruyer découvre donc en 1936 à propos du champ de perception sera généralisé à l’ensemble de l’organisme, non seulement à tous les organismes, donc à l’ensemble du vivant mais aussi à l’ensemble des constituants ultimes de la matière, c’est-à-dire au domaine de la physique quantique. Ce qui fait d’un organisme un être, c’est-à-dire ce qui fait de lui l’unité d’une multiplicité, c’est cette propriété de survol absolu. Il y a identité pour Ruyer entre conscience, vie et être. Il n’y a d’être que là où il y a un être. Dans mon champ de perception, tous les éléments de ce champ constituent un champ de perception. Toutes les cellules de mon corps forment un corps, tous les atomes d’une cellule forment une cellule, tous les constituants d’un atome forment un atome et ceci par survol absolu des constituants. Les êtres sont des formes et une forme ne peut être une forme qu’en étant une.

42Ruyer opposera donc non pas le corps et la conscience mais les êtres individualités et les agrégats qui ne sont pas des êtres au sens strict. Un tas de sable, une montagne sont des agrégats. Ils n’ont pas d’unité, contrairement à un organisme qui est un organisme. Ce qui manque à la montagne pour être, c’est le une. La physique classique n’étudiait que des agrégats, des foules. Lorsqu’elle a étudié les constituants ultimes irréductibles à des agrégats, elle a dû abandonner définitivement le déterminisme de la physique classique. Le déterminisme n’est que d’ordre statistique. Le vivant n’est donc pas plus réductible à un ensemble de fonctionnements de type déterministe que les trajectoires d’une particule ne peuvent être décrites par une loi déterministe. On voit donc que la notion de survol absolu permet à Ruyer de rendre compte non seulement du champ de conscience mais aussi de l’activité, irréductible à un déterminisme, liée à tout champ de conscience, à tout domaine absolu. La conscience n’est donc pas pour Ruyer un épiphénomène sans causalité efficiente. Elle est au contraire la véritable causalité, la causalité de type déterministe n’étant qu’une résultante statistique. L’activité finalisée n’est pas plus réductible à un fonctionnement que les qualia ne sont réductibles à un ensemble de réactions adaptatives. L’expérience phénoménale doit là aussi être prise au sérieux.

3 Ruyer face à la solution grammaticale de Wittgenstein

43Mais invoquer l’expérience phénoménale, ce que Chalmers appelle « la qualité subjective de l’expérience » [Chalmers 2010, 22] et admettre la distinction entre l’apparence de l’état cérébral observé par le neurologue et ce même état tel qu’il est donné à lui-même, n’est-ce pas tomber dans le mythe du monde intérieur dénoncé par Bouveresse ? Critiquer le physicalisme en affirmant que cela fait quelque chose d’être une chauve-souris, n’est-ce pas accorder une primauté au point de vue à la première personne et considérer donc que ce point de vue est inaccessible à l’observation d’autrui ? De plus, faire du cerveau l’organe de la conscience ou plutôt d’une certaine forme de conscience, n’est-ce pas commettre une erreur grammaticale et faire des propriétés intentionnelles d’un état de conscience des propriétés intrinsèques du cerveau ? Cela revient à croire que la valeur fiduciaire du billet de banque est une propriété intrinsèque de ce billet de banque. Dans ce cas, Ruyer tomberait dans la même erreur que les neurologues croyant pouvoir expliquer la pensée à partir du fonctionnement cérébral. Comment répondre à ces objections ?

44Il faut reconnaître avec Wittgenstein que le contenu intentionnel d’un état mental est une propriété extrinsèque de cet état et donc qu’aucune description de cet état en termes d’états neuraux ne saurait nous faire découvrir le contenu intentionnel de cet état. Être marié est une propriété extrinsèque et aucune observation neurologique ne nous permettra de connaître l’état civil d’un homme. Mieux vaut consulter son livret de famille ou se rendre à la mairie. Mais faut-il en conclure que la croyance que je suis marié est, elle aussi, une propriété purement extrinsèque et qu’elle ne peut donc pas être un état cérébral ? Wittgenstein nous dira que cette croyance n’est pas plus un état mental qu’elle n’est un état cérébral : ce n’est pas un état, c’est une capacité, celle de répondre à une question concernant mon état civil.

45Mais considérons alors le moment du mariage, c’est-à-dire le moment où je change de statut et où j’acquiers la propriété extrinsèque d’être marié. Ne faut-il pas comparer ce qui se passe au moment de cette cérémonie à ce qui se passe chez le neurologue qui a pour la première fois la sensation de rouge ? Cette nouvelle expérience phénoménale n’est-elle pas une propriété intrinsèque d’un état cérébral ? Cela fait quelque chose d’avoir une sensation de rouge de même que cela fait quelque chose de se marier ou de devenir père ou champion olympique. C’est le « cela fait quelque chose » qui nous semble constituer une propriété intrinsèque d’un état de conscience. Comme le dit Chalmers :

46

Le contenu d’une croyance phénoménale est constitué par la phénoménologie elle-même. [Chalmers 2010, 295]

47Mais évidemment, et sur ce point Wittgenstein a raison, cette expérience subjective vécue à la première personne ne saurait être décrite en termes neurologiques et ne pourrait être assimilée à un état cérébral si le cerveau était réductible à ce que nous en dit le neurologue, c’est-à-dire au cerveau observé par le neurologue. Pour que cela fasse quelque chose d’être dans cet état cérébral ou plutôt d’être cet état cérébral, il faut que cet état possède cette propriété de survol absolu, qu’il soit une surface absolue. Par conséquent, lorsque Wittgenstein refuse d’admettre qu’une pensée puisse être un état cérébral, c’est qu’il partage le même présupposé que le neurologue ou que le réductionniste, c’est-à-dire que le cerveau et, au-delà du cerveau, l’être vivant tout entier, est cet objet ne possédant que les propriétés que lui attribuent les sciences de la nature.

48Mais reconnaître la réalité de l’expérience phénoménale, n’est-ce pas admettre, pour reprendre la comparaison de Wittgenstein [Wittgenstein 2004], qu’il y a un scarabée dans la boîte, et donc admettre l’existence d’un monde intérieur cartésien accessible uniquement par une observation à la première personne ? Ce serait donc affirmer l’existence d’un monde intérieur.

49Le point essentiel de l’argumentation de Wittgenstein contre la thèse du monde intérieur, consiste à montrer qu’il n’y a pas d’observation des états de conscience par un sujet qui observerait ses états intérieurs comme il observe les objets du monde physique. La conscience de soi ne consiste donc pas en une introspection d’états inaccessibles à une observation à la troisième personne. Être en colère ou ressentir du chagrin ne consiste certes pas à s’observer comme j’observe autrui. Lorsque X dit qu’il a mal, cet énoncé n’est pas un simple énoncé d’observation d’un état de conscience. Il s’agit bien plutôt d’une expression de ce qu’il ressent. Mais ceci ne permet pas de remettre en cause l’existence de l’expérience phénoménale exprimée par cet énoncé ou par un cri. On peut donc accorder à Wittgenstein que la conscience de soi ne consiste pas en une observation d’états intérieurs par un sujet cartésien, analogue donc à une observation à la troisième personne. C’est justement ce que veut dire Ruyer quand il parle de survol absolu, de survol sans distance. L’observation à la troisième personne suppose une distance réelle entre l’observateur et l’objet observé. Par contre, dans le cas d’une sensation ou de n’importe quelle pensée consciente, il y a survol sans distance parce que le champ cérébral est un domaine absolu. C’est ce survol absolu qui définit la conscience et qui fait d’un être un être, et d’une forme une forme.

50D’ailleurs, cette impossibilité d’observer mon propre état de conscience, mon expérience phénoménale, comme j’observe le comportement d’autrui n’est pas propre à mes états mentaux. Ce sont mes propres comportements que je ne peux observer comme j’observe les comportements d’autrui. Quand je manifeste de la colère, j’en suis conscient mais je ne suis pas en train d’observer mon comportement de colère. Pourquoi ? Parce que la conscience de mon comportement suppose un survol sans distance.

51Le deuxième présupposé commun aux tenants de la critique du monde intérieur et aux matérialistes réductionnistes, est qu’ils accordent un privilège à l’observation à la troisième personne, comme si l’observation à la troisième personne allait de soi, comme s’il n’y avait pas besoin d’en rendre compte et qu’elle ne constituait pas un problème. Il nous semble au contraire que l’observation à la troisième personne présuppose ce que Ruyer appelle le survol sans distance. Si on réduit l’observation à la troisième personne à un processus analysable scientifiquement et assimilable à ce qui se passe dans une caméra et, dans ce cas, l’expression « point de vue à la troisième personne » n’a plus guère de sens. Et dans ce cas, tout phénomène au cours duquel un rayon lumineux part d’un objet et rencontre un deuxième objet, pourrait à la rigueur être considéré comme une observation à la troisième personne. Mais une observation à la troisième personne est elle-même une expérience subjective à la première personne dont le contenu est le comportement d’autrui. Il n’y a pas d’observation à la troisième personne sans expérience phénoménale, subjective, à la première personne. Si l’on refuse tout autant le réductionnisme que le recours à un sujet cartésien, il semble alors que l’observation à la troisième personne présuppose, comme nous l’avons vu, ce que Ruyer appelle un survol sans distance : lorsque j’observe le comportement d’autrui, mon champ de conscience (ici mon champ de perception) doit être conçu comme un domaine absolu doté de la propriété d’auto-survol sans distance. Ce n’est que parce que j’ai bien, en ce sens, un accès privilégié à mon champ de perception, que j’ai accès au comportement d’autrui. L’observation à la troisième personne ne doit donc pas être considérée comme une donnée claire ni comme le moyen de sous-estimer le point de vue à la première personne. Si je ne peux douter de ce que me présente ce survol absolu de mes états de conscience, ce n’est pas pour une question de grammaire mais pour une question d’ontologie.

52On peut donc refuser l’existence d’un œil de l’esprit, d’un pur sujet cartésien, sans réduire l’expérience phénoménale à l’état cérébral connu par le neurologue et sans concéder à Wittgenstein que l’abîme entre le cerveau et la pensée ne résulte que d’une erreur grammaticale, ni que l’intériorité ne soit qu’un mythe dont il faudrait nous débarrasser par une analyse du langage. La distinction entre le langage des causes et le langage des raisons trouve son explication et sa source dans la distinction faite par Ruyer entre le cerveau objet du neurologue et le cerveau surface absolue, doté de cette propriété de survol absolu qui est la marque de l’être individualité. L’intériorité ne semble donc pas être un mythe et il semble donc bien y avoir un scarabée dans la boîte, et d’ailleurs, s’il n’y en avait pas, comprendrions-nous ce à quoi fait référence Wittgenstein quand il emploie cette comparaison ? Le scarabée dans la boîte, c’est l’expérience phénoménale vécue nécessairement à la première personne, le « ce que cela fait » d’avoir une sensation de rouge ; ou de douleur. Certes, comme le dit Chalmers, « nous ne disposons d’aucun langage indépendant pour parler des qualités phénoménales » [Chalmers 2010, 46]. Pourtant, « le problème de la conscience ne saurait s’évanouir pour des raisons linguistiques » [Chalmers 2010, 47]. On doit même reconnaître que l’expérience phénoménale ne peut non seulement pas être décrite en tant que telle, mais qu’elle ne peut même pas être montrée. Or, comme Wittgenstein l’a montré, il en va de même de l’existence du monde. Je ne peux ni décrire le fait de l’existence du monde, ni montrer que le monde existe. L’énoncé « le monde existe » est selon le Wittgenstein du Tractatus sinnlos, sans être unsinnig [Wittgenstein 1961]. Cependant, personne ne remet pourtant en question l’existence du monde (sauf le professeur de philosophie pendant les quelques heures qu’il consacre à l’explication de la première méditation cartésienne). Certes, la certitude de l’existence de l’expérience phénoménologique, comme celle de l’existence du monde, ne relève pas d’un savoir puisqu’il n’y a de savoir que là où le doute est possible. Toutefois cette certitude ne nous semble pas être une question de grammaire, pas plus que l’asymétrie de l’emploi des verbes psychologiques employés à la première personne. Il s’agit plutôt d’une question d’ontologie : si je ne peux douter d’être en colère ou de souffrir, c’est justement parce que mon état de conscience, comme tout état de conscience, m’est donné par survol absolu et non par un sujet qui serait distinct de ce qu’il observe. Le problème de la conscience nous semble donc être celui de l’irréductibilité de l’expérience subjective à la première personne et la solution de ce problème nécessite de remettre en cause tout autant les tentatives de le faire disparaître par une solution grammaticale que par l’éliminativisme matérialiste sous ses différentes formes. Le monisme non matérialiste de Ruyer permet d’abandonner le dualisme cartésien, qui avait le mérite de prendre au sérieux le problème de la conscience, sans chercher à faire disparaître le problème (en identifiant la conscience à ce qu’elle n’est pas ou en le réduisant à une illusion grammaticale).

Bibliographie

    • Chalmers, David [2010], L’Esprit conscient, Paris : Les Éditions d’Ithaque, 1996.
    • Dennett, Daniel [1993], La Conscience expliquée, Paris : Odile Jacob.
    • Dennett, Daniel [1998], La Diversité des esprits, Paris : Hachette.
    • Edelman, Gerald M. [2004], Plus vaste que le ciel, Paris : Odile Jacob.
    • Jeannerod, Marc [2002], La Nature de l’esprit, Paris : Odile Jacob.
    • Proust, Joëlle [1997], Comment l’esprit vient aux bêtes, Paris : Gallimard.
    • Ruyer, Raymond [1930], Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris : Félix Alcan.
    • Ruyer, Raymond [1937], La Conscience et le Corps, Paris : Félix Alcan.
    • Ryle, Gilbert [1949], La Notion d’esprit, Paris : Payot, 2005.
    • Wittgenstein, Ludwig [1961], Tractatus, Paris : Gallimard.
    • Wittgenstein, Ludwig [2004], Recherches philosophiques, Paris : Gallimard, 1re édition 1953.

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